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Le grand passage

(King Vidor / Etats-Unis / 1940)

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grandpassage.jpgDevant les abus des autorités et l'intolérance de la bonne société de Portsmouth, Langdon Towne, fraîchement viré de Harvard, et son ami Hunk Marriner partent à l'aventure vers l'Ouest. Ils croisent alors la route du Major Rogers et de son bataillon de Rangers, soutenu par les Anglais. Le militaire a besoin d'un cartographe et prenant connaissance des talents de dessinateur de Towne, les invite à se joindre à eux pour une expédition périlleuse destinée à anéantir une tribu d'indiens alliés aux Français.

Selon la tradition, notre regard épousera donc celui des deux témoins Towne et Marriner (l'excellent Robert Young et l'indispensable Walter Brennan) pour mieux plonger dans la vie des Rangers et admirer la force de caractère de l'homme d'exception placé à leur tête (Spencer tracy, à la fois intransigeant et humain, ferme et accessible). Mais avant toute chose, dans ce Grand passage (Northwest passage), frappe le cadre dans lequel se déroule cette rencontre avec un corps militaire car une fois passée l'introduction, nous serons placé au coeur de la nature immense, protectrice parfois, meurtrière souvent. Dans un prodigieux Technicolor, Vidor capte en extérieurs son incroyable présence, rend toute la vérité d'un terrain et traduit sans détour l'impact physique de celui-ci sur les hommes. S'y fondre ne va pas de soi, l'union se mérite et l'effort est permanent pour y parvenir. Quelques plans magnifiques montrent les Rangers (tout de vert vêtus) au repos, se confondant aux broussailles à flan de colline ou épousant la forme des branches émergeant des eaux d'un marais. Plus douloureusement, titubant en guenilles, ils se mettront à ressembler aux herbes folles brûlées par le soleil qui envahissent le fort désert, là où ils pensaient connaître la fin de leur calvaire. La majeure partie du récit se réduit en fait à une série d 'épreuves : faire basculer d'un flan à l'autre d'une colline une dizaine de canots (comme Fitzcarraldo son bateau), patauger dans un marais infesté de moustiques, former une chaîne humaine afin de traverser un torrent indomptable. Chacune de ces séquences se déploie dans toute sa longueur, Vidor alternant plans d'ensemble situant l'action face aux éléments et plans rapprochés rendant l'effort physique évident (on sent littéralement la densité des matières, comme celle du bois dont sont faits les canots). Le lyrisme ne découle donc pas seulement de la majesté du cadre mais aussi d'une épaisseur concrète des choses. Question de moyens bien sûr, et surtout, de savoir-faire. Le bataillon est constitué de 200 hommes au départ et d'une quarantaine à l'arrivée. On nous le dit et on le voit réellement sur l'écran. L'artifice et la simulation n'ont pas leur place ici.

Cette approche est nécessaire pour faire passer l'éloge de la volonté, de l'endurance et de la résistance. La morale est militaire : l'homme s'élève par l'effort, la mission passe avant tout et les morts laissés derrière ne doivent pas ébranler l'âme. Elle s'accorde aussi parfaitement avec l'idéologie américaine : le chef charismatique guide et galvanise ses troupes, les aidant à trouver des ressources insoupçonnés de courage, mais il peut également se soumettre à un vote de ses subordonnés lorsque les tensions naissent d'une situation extrême qui n'est plus tenable. Toutefois, l'homme providentiel n'est pas Dieu, il ne le remplace pas (le dernier plan, qui en rajoute dans le messianisme, fut semble-t-il tourné dans le dos de Vidor) et Rogers aura son instant d'affaissement, en craquant, bien à l'abri des regards. A l'image de ce dernier personnage, le film de Vidor est moins dirigiste qu'il n'y paraît. Towne, le dessinateur, s'il se trouvera profondément changé par le périple et sa rencontre avec Rogers, n'endossera pas pour autant l'uniforme, restera civil et deviendra peut-être, comme le souhaite sa femme retrouvée (par l'épreuve), un grand peintre, une fois installé en Europe, à Londres.

Comme souvent dans le Hollywood classique, il est fort intéressant de se pencher sur la façon dont sont vus les Indiens. Dans les rangs des Rangers, la haine est le moteur de ceux qui ont vécu les massacres de proches et la violence des témoignages surprend (scalps mais aussi éviscérations et autres amabilités, pratiques qui ne sont pas l'apanage des ennemis puisque l'un des militaires ira jusqu'au cannibalisme). Pourtant, le spectre des sentiments envers les Indiens est relativement large (Towne souhaite, au départ, juste aller à leur rencontre afin de les dessiner, d'autres n'y font guère allusion et ne semblent pas être obnubilés par le problème). Vidor ne monte pas de plan de réaction lorsqu'est fait par un soldat l'horrible récit destiné à galvaniser ses camarades et à l'heure de la bataille, certains freineront l'ardeur des plus hallucinés. Le cinéaste cède donc moins à une vision manichéenne qu'il ne traduit l'état d'esprit probable de ces militaires. Le seul épisode guerrier n'advient qu'à la moitié du métrage et il n'a rien d'une glorification par le face à face. La bataille éngagée ne l'est nullement sur un pied d'égalité qui permettrait aux Blancs victorieux de tirer le plus grand bénéfice. L'écrasement de l'ennemi est la conséquence d'une attaque-piège dans laquelle aucune chance n'est laissée, visant jusqu'aux femmes et aux enfants. Vidor, au terme de cette longue séquence au cours de laquelle ne s'entend aucune note de musique, dans un geste réaliste et dérangeant (on voit Towne recharger allègrement son fusil), assume l'image terrible qui change l'affrontement en extermination pure et simple : les derniers Indiens survivants sont encerclés au centre de leur village, désarmés pour la plupart, et sont abattus. Mission accomplie. Guerre nécessaire pour ces soldats, sans doute, sale assurément (au moins deux y laisseront leur santé mentale).

Le grand passage est un film fort, une oeuvre ample qui avance lentement mais sûrement, où chaque élément scénaristique devient une toute autre chose qu'une simple péripétie, transfiguré qu'il est par la mise en scène.

Commentaires

  • Je l'ai sous le coude depuis quelques mois. J'avais vu ce film il y a bien longtemps et j'ai le souvenir d'un film très brutal. Pourtant rompu aux westerns, je me rappelle bien qu'il m'avait impressionné sur ce point. Et puis ça m'amuse toujours, moi qui avait la télé en noir et blanc chez mes parents, d'apprendre que le film était en couleurs. Du coup, me voici remotivé.

  • Alors j'espère que tu vas revoir ça très vite (pour le découvrir dans ce formidable Technicolor) et en parler chez toi.
    Tes souvenirs ne t'ont pas trompé : la brutalité qui s'en dégage par moments m'a également surpris.

  • j'adore Vidor, je ne suis pas du genre à m'offusquer parce qu'une oeuvre est réactionnaire mais je n'aime guère Le grand passage. Parmi les classiques du western, c'est quand même le plus raciste, même si ce racisme, comme vous le signalez, découle d'une absence de jugement de Vidor sur ses protagonistes plutôt que d'un quelconque tract idéologique. Je me souviens d'un moment où Spencer Tracy recueille un gamin dont les parents viennent d'être massacrés et balance "maintenant, tu t'appelleras Billy". Hallucinant. Pour le coup, on pourrait parler d'"irresponsabilité". A une conférence sur le western données dans les années 70 avec également Henry King et je crois Delmer Daves, Vidor exprimera ses regrets sur la façon dont il présentait les Indiens dans Le grand passage.
    En dehors de ça, j'avais trouvé le film assez ennuyeux, la progression dramatique étant quasi-nulle et la mise en scène étant loin d'être aussi flamboyante que dans d'autres films du cinéaste.

  • La mise en scène de Vidor n'a pas ici la même flamboyance qu'ailleurs mais elle n'en a pas non plus les heurts. Cette narration à l'évolution lente, construite par blocs qui permettent aussi de faire passer, comme je l'ai écrit, l'effort et la relation à la nature, est assez à mon goût. Mon intérêt a donc été constant (sur deux heures bien pesées).

    La question du racisme est bien plus épineuse. Je ne sais pas s'il on peut dire de tel film qu'il est "le plus raciste" d'un corpus. Dans ce type d'oeuvre hollywoodienne, le racisme est latent et je pense que s'il on aime l'oeuvre en question, on a tendance, sans bien sûr passer outre, à essayer de "l'expliquer" (peut-être de le déplacer), alors que si le film nous déplaît, cet élément devient une circonstance atténuante.
    La phrase que vous citez (vous avez une très bonne mémoire) ne m'a pas fait sursauter. Je ne sais pas, elle ne s'affiche pas, elle est dit trop vite, parmi plein d'autres, devant trois autres personnages et dans un moment où notre attention est accaparée par tout autre chose (la blessure de Towne).
    En fait, j'ai vu dans le Grand passage, une guerre, un combat, et non une volonté de marquer une supériorité des Blancs sur les Indiens. Il me semble que ces derniers sont vus comme des adversaires debouts. De plus, la sauvagerie des comportements peut aussi toucher les Blancs. C'est vrai qu'il y a une certaine gêne mais je pense que ce regard éventuellement raciste porté par Vidor peut être rabaissé et confondu avec celui de (certains) des personnages, de façon assez réaliste (on décanille les Indiens avec moins de désinvolture qu'ailleurs).

  • oui, la question est épineuse. Et je préfère de toute façon mille fois un film comme Le grand passage qui traite son sujet (qui reste quand même: la colonisation) sans pincette qu'un film bonne conscience de gauche qui tordrait la réalité historique à sa guise.
    Reste qu'on peut quand même comparer à ce qui est comparable. Je regarde Sur la piste des Mohawks, contemporain et dont le sujet est assez similaire et jamais je ne suis choqué. On célèbre bien la colonisation de l'Amérique mais Ford ne se laisse jamais aller à des dérives telles que celle qui m'était restée en mémoire (d'ailleurs, ma mémoire n'est pas si bonne que ça: j'avais oublié la blessure de Towne, elle est juste sélective, comme toutes les mémoires, hop on va revenir à Proust). Sans doute parce qu'il aime et respecte les Indiens.

  • Votre première remarque pourrait ouvrir une sacrée réflexion sur (schématiquement), un regard historique de "droite" et un regard de "gauche", dans ce sens précis où l'un serait dirigé finalement vers ce qui a été, l'autre vers ce qui aurait dû se passer...
    Je regrette de ne pas avoir vu de western de Ford (ou d'un autre) depuis si longtemps pour prolonger votre comparaison. Juste, dans "Le grand passage", je ne pense pas qu'il y ait un manque de respect (j'ajoute que les Indiens servant de guides aux Rangers sont, à un moment donné, renvoyés par Rogers et non passés par les armes, comme le demande certains de ses soldats).

  • Ma curiosité ayant été piquée, j'ai vu le film mardi soir. C'est étonnant comme le même sentiment qu'à l'époque m'est revenu, un sentiment de gène face à la sauvagerie du film. Effectivement, c'est plus un film de guerre, l'attaque du village, par moment j'avais l'impression de voir le Vietnam de Stone ou Cimino. Je n'ai pas eu l'impression d'adversaires "debout", il s'agit quand même d'un massacre organisé et exécuté froidement, par surprise, sur des antagonistes en état d'infériorité (ils sont tous bourrés nous dit-on). On tire même les fuyards comme des lapins. C'est aussi une action de vengeance tout autant que militaire et pour se donner bonne conscience, on décrit par le menu les atrocités de l'autre camp. Bref, tout ceci me laisse une impression de malaise. Curieusement, le film anticipe aussi le film de Walsh sur la guerre du Pacifique, "Aventures en Birmanie" avec la même structure de raid sauvage, les différentes colonnes dont certaines se font massacrer, l'attaque du village...
    Je suis d'accord avec Christophe, chez Ford, ce n'est pas la même chose et si la guerre est cruelle, elle n'a pas ce côté de retour à la sauvagerie (très bien rendu plastiquement et dans le jeu des acteurs). Si tu ne l'as pas vu je te conseille vivement "Sur la piste des Mohawks".
    Le problème du film, qui comme celui de Ford doit se lire dans son contexte (1940, courage des armées, amitié Anglo-américaine, unité nationale) est peut être qu'il fait trop le grand écart entre son côté réaliste et l'envie de magnifier Rogers et le courage de ces hommes, ce qui légitime de fait leur comportement. ça manque de nuance et d'une bonne dose d'humanité malgré les efforts de Tracy. Le dernier plan qui ramène à celui de Fonda à la fin de Young Mr Lincoln, est du coup plus grandiloquent qu'émouvant.
    le technicolor est très beau.

  • Mais moi aussi j'ai trouvé ce massacre dérangeant, seulement il a pour lui une charge de vérité que n'aurait pas un combat chevaleresque dans les règles de l'art (qui peut être, sur le fond, tout aussi gênant). C'est effectivement clairement une extermination.

    J'enlève "debout", mal choisi, disons, "adversaires redoutables" (donc, on ruse pour les avoir).

    J'ai également fait le rapprochement, en le découvrant, avec le film de Walsh. J'ai été étonné de voir que "Le grand passage" semble anticiper sur pas mal de films de guerre violents des deux ou trois décennies suivantes.

    Parmi les Ford que je ne connais pas, "Sur la piste..." est effectivement l'un de ceux qui me tentent le plus.

    La dimension exceptionnelle donnée à Rogers est parfois appuyée (quand il remotive Towne blessé par exemple) mais je trouve que cela reste équilibré avec l'humanité dont fait preuve Tracy. Pour le dernier plan, on l'oublie tout de suite (ou on essaye). J'ai lu quelque part que ça avait été rajouté par le studio et que le plan n'avait pas été tourné par Vidor.

  • Sur l'insistance des détails atroces, il sont faits avant tout pour exciter les soldats,or, comme je l'ai écrit, lors du récit le plus terrible, on a pas la réaction des autres. Je pense donc que c'est un peu plus complexe qu'une histoire de "bonne conscience". C'est un conditionnement des protagonistes qui, à mon sens, ne s'étant pas jusqu'au spectateur.

  • vous faites bien de mentionner Aventures en Birmanie.
    L'autre soir, je cherchais des précurseurs à cette matrice du film de guerre et je n'en trouvais pas dans les films de guerre précédents (sans doute parce que la guerre de 14 induit un autre type de mise en scène) mais je me disais que Le grand passage annonçait déja le film de Raoul Walsh.

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