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L'armée du crime

(Robert Guédiguian / France / 2009)

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Sorti à la mi-septembre, L'armée du crime a été traité avec une grande négligence par la presse. Passée la sempiternelle remarque préliminaire, reprise par tous ("seul Guédiguian pouvait faire ce film sur le Groupe Manouchian, lui, le communiste d'origine arménienne") et destinée à dédouaner par avance les critiques de leur erreur de jugement (voire à renvoyer Guédiguian vers un "cinéma officiel", comme l'on disait au temps de l'U.R.S.S.), sont tombées les accusations d'amidonnage télévisuel, en vertu de l'équation bien connue : reconstitution historique = académisme. Les journalistes s'étant engagés au-delà se comptent sur les doigts d'une main (De Bruyn, Leherpeur et pas beaucoup d'autres...). Mieux vaut donc se tourner vers les blogs : celui de Pierre Léon ou celui de Griffe, qui a écrit le texte le plus sensible et le plus pertinent sur cette oeuvre magnifique. Avec cette note, je voudrai à mon tour tenter de rendre justice au film le plus émouvant qu'il m'ait été donné de voir cette année.

L'armée du crime s'attache à décrire les activités de plusieurs membres d'un groupe de résistants. Or, il n'use d'aucune des lourdeurs et des facilités sur lesquelles reposent très souvent les films choraux, qu'elles tiennent dans les torsions du scénario ou dans les arabesques stylistiques. Les liaisons entre les séquences consacrées aux divers protagonistes deviennent invisibles car elles se coulent dans un mouvement perpétuel, celui de l'urgence et celui de la jeunesse (la transition la plus belle voit la marche rapide de Virginie Ledoyen, partant du fond du plan, s'enchaîner au regard intense de Robinson Stévenin, comme si ce déplacement lui devait son impulsion). Dans cette première partie où s'accumulent les coups d'éclats isolés et désordonnés, Guédiguian tient à la brièveté des séquences, non pour gagner en vitesse mais pour aller à l'essentiel : à l'action, au geste.

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L'une des grandes idées du cinéaste a été d'insister sur la jeunesse de ces partisans. Par l'imprévisibilité des réactions, leur caractère irréfléchi parfois, nous sommes entraîné. Les personnages sont situés dans leur cadre familial et affectif mais ils ne sont pas pour autant "biographiés" et "psychologisés" comme dans un vulgaire téléfilm : si la liaison amoureuse d'untel est mentionnée, c'est qu'elle a une fonction précise dans le déroulement dramatique. Guédiguian se tient au plus près d'eux. On annonce que les Allemands fusillent dix prisonniers pour un seul de leurs soldats tué mais nous ne voyons sur l'écran que ce que les résistants peuvent voir : un camarade arrêté, abattu ou torturé.

Ainsi, Guédiguian se garde bien, fort heureusement, de crier "Nous sommes tous des juifs arméniens" et de placer les grands idéaux au premier plan. Certes, un homme se souciant peu de liberté et d'éthique est moins susceptible de conduire un mouvement de résistance qu'un autre plus concerné, mais à cette leçon se substitue ici, le plus souvent, la mise à jour d'un mécanisme entraîné par un désir de vengeance personnelle. A cet égard, la façon dont est articulée l'annonce de la déportation du père de Marcel et la série d'assassinat de soldats allemands esseulés par ce dernier est particulièrement parlante. Le plus exemplaire de tous, Manouchian lui-même, convoque un souvenir douloureux au moment de passer à l'acte (ce que visualise une surimpression et un ralenti qui sont peut-être les seuls détails discutables du film). Il ne s'agit pas bien sûr de réduire un combat à une simple histoire de vengeance mais bien, d'une part, d'échapper à l'idéalisation unanimiste et, d'autre part, de rester à la hauteur des personnages. De même, l'évidence de la permanence des enjeux moraux et politiques évoqués par le film vient d'elle-même et non d'un discours d'aujourd'hui qui se retrouverait plaqué sur des événements relativement lointains. Guédiguian n'est pas un propagandiste.

La reconstitution de ce passé est simple et sobre. Souvent, nous ne voyons que des coins de rue, en accord avec la nécessité de montrer des gens discrets, risquant leur peau à chaque instant (la peur, la brutalité, les éclairs de violence sont remarquablement filmés). Dans les décors, il y a peu de signes ostentatoires, pas de panoramique sur les plaques des rues, pas de réunions autour d'un poste de radio. Il n'y a qu'à comparer avec l'affligeant film de Claude Miller, Un secret, pour comprendre la réussite de L'armée du crime sur cet autre point. Ici, on trouve bien des messages radiophoniques d'époque mais ils recouvrent des images qui ne sont pas "de situation". La radio, chez Miller, servait d'illustration. Chez Guédiguian, elle devient commentaire, comme les tracts et les affiches qui apparaissent en glissant en surimpression.

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La justesse de la reconstitution nécessite également une crédibilité dans les gestes et dans les postures qu'assure parfaitement l'ensemble des comédiens. Les moins attendus, Robinson Stévenin et Grégoire Leprince-Ringuet, ne sont pas les moins remarquables, semblant même être croisés réellement pour la première fois. La performance de Jean-Pierre Darroussin a marqué jusqu'aux esprits les plus chagrins. Cependant, il faut bien préciser ce que celle-ci doit à la mise en scène de Guédiguian. Ce petit officier de police est brutalement confronté à la réalité de la chasse aux juifs au moment où il assiste à une séance de torture dans le sous-sol du commissariat. Un bref gros plan sur le visage, une phrase qui écourte la "visite" et l'accompagnement muet, pendant quelques secondes, dans la rue : voilà qui laisse supposer un prise de conscience... qui sera démentie un peu plus tard. L'ambiguïté du comportement du personnage doit autant à l'interprète (et à son image) qu'à la mise en scène.

Reste à évoquer la plus grande qualité de L'armée du crime : sa capacité à faire naître l'émotion sans en appeler au mélodrame. Jamais nous ne nous sentons tirés vers la grande scène déchirante car chaque séquence est parcourue d'une vibration souterraine. Cette vibration, cela peut-être celle soutenant le retour de captivité de Manouchian : ces gestes magnifiquement tendres de sa femme qui l'assoit et lui ôte ses chaussures, avant qu'il ne l'arrête en disant simplement "Laisse, je suis trop sale". Cela peut-être aussi toutes ces parts "non-négociables" comme le protestent certains résistants : ces attachements à un petit frère, à une femme aimée, aux parents, dont on ne peut s'éloigner malgré les risques encourus.

Comme le classicisme ne se confond pas avec l'académisme, ni le didactisme avec le manichéisme, l'émotion que libère L'armée du crime n'a rien à voir avec un quelconque chantage. Et à propos du carton final, dans lequel Guédiguian explique qu'il a dû faire entrer dans son récit une part d'imagination et bousculer la chronologie au bénéfice de la dramaturgie, à la place de la supposée gêne de l'auteur que certains ont cru déceler, je vois plutôt une ultime marque de politesse et de respect pour le spectateur.

 

Photos : Studio Canal

Commentaires

  • Bonjour Ed, on n'a pas dû voir le même film. Je n'ai pas été émue par ce film. Mais je comprends ce que tu as aimé. Je suis resté en dehors peut-être parce que je connaissais la fin si je puis dire. Et sinon du point de vue purement factuel, il semblerait que c'est une jeune Juive qui a dénonçé en partie le groupe (ce qui est gênant) alors qu'a priori, c'est un dirigeant communiste qui les aurait dénoncés. D'ailleurs, la lettre lue à la fin du film aurait été tronquée, car Manouchian disait bien que c'est un communiste que les aurait dénoncés. Donc, je ne sais pas. A part ça, le fait que cela soit mieux qu'"Un secret", ce n'est pas difficile. Bonne journée.

  • Je suis d'accord avec Dasola : je n'ai pas été ému par le film. En fait, je ne l'ai pas du tout aimé. Cependant ta critique me fait relativiser mon point de vue, notamment des remarques sur chaque personnage, leur différence et ce qui les motive.

    Cependant, là où je diffère, c'est sur la "sobriété" de la mise en scène. Je ne la trouve pas sobre, mais fade, sans caractère ni saveur, trop théâtrale (cf la scène où Virginie Ledoyen apprend à ses amis que Manouchian est capturé, qui a failli me faire quitter la salle)... Bref, cela m'a beaucoup gâché le film malgré le pari réussi de traiter avec justesse cette partie occultée de notre histoire.

  • C'est vrai qu'avoir choisi Ledoyen, c'est déjà une erreur de casting tant l'actrice est mauvaise !

    Sinon, lu sur le Monde Diplo : "suffit-il de haïr les nazis pour être "antinazi" ? Etre antinazi n'exige-t-il pas de défendre, contre la loi du plus fort (loi à laquelle se soumet, en définitive "Inglorious Basterds"), d'autres principes, un idéal ?" et puis : "Le film de Guédiguian propose ainsi tout le contraire du système de Tarantino. Pour ce dernier, le spectacle de la violence est une fin, le contexte historique et l'identité des protagonistes (Juifs-nazis) des moyens. A l'inverse chez Guédiguian la violence n'est qu'un moyen, problématique mais nécessaire : celui de libérer les peuples de leurs bourreaux."

  • Dasola : Je suis désolé d'apprendre que tu n'as pas ressenti la même émotion. Je ne pense pas cependant que cela ait à voir avec le fait que l'histoire soit connue, du moins pour sa fin.
    Quant aux faits et en particulier à la lettre de Manouchian, je viens de trouver un texte intéressant, abordant le problème des différentes versions et retranscrivant l'originale :
    http://www.altersexualite.com/spip.php?article303
    Comme il me semblait, Manouchian ne dit rien de très précis sur celui ou ceux qui les ont trahis. D'après ce que j'ai vaguement entendu à la radio, ce serait la femme de Manouchian qui aurait accusé plus tard l'un des supérieurs communistes de son mari.
    Tu as raison, cette piste n'est pas évoquée par Guédiguian. Il montre tout de même que les relations avec la hiérarchie communiste sont loin d'être simples.

    RomJ : Incliner, même très légèrement un jugement négatif, me donne au moins une petite satisfaction. Jamais je n'ai senti pour ma part une quelconque pesanteur théâtrale. J'ai vu plutôt de la simplicité et de l'évidence, une mise en scène au service des personnages, non au sens de l'effacement mais au sens de la proximité. Guédiguian va à l'essentiel et refuse à la fois le spectaculaire et le détour.

    Julien : Merci pour la citation. Je n'ai pas mis ici en parallèle le traitement historique de Guédiguian et celui de Tarantino, mais j'y ai pensé très fort !
    Quant à Virginie Ledoyen, je m'oppose totalement à ton jugement. Je l'aime beaucoup chez Assayas, Rappeneau, Mouret ou ici. Elle forme avec Simon Abkarian un couple pas évident sur le papier et pourtant très émouvant. Leurs scènes d'intimité, notamment celle dont je parle dans ma note, sont très belles.

  • Hello !
    Bon, je ne suis pas aussi enthousiaste que toi mais Simon peut venir me lire le Lagarde et Michard quand il veut :)

  • C'est beau cette soif de savoir, Frédérique...

  • :D

  • Votre critique est vraiment interessante, elle génère d'ailleurs pas mal de commentaires!
    j'en profite pour vous dire que si cela vous intéresse, StudioCanal organise fin novembre début décembre une rencontre avec des bloggers cinéphiles où votre présence serait très appréciée!
    N'hésitez pas à me contacter à cet égard, pour davantage d'information.
    merci pour cet article!

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