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Démineurs

(Kathryn Bigelow / Etats-Unis / 2008)

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demineurs.jpgParfait antidote au consternant Redacted du docteur ès images Brian De Palma (*), Démineurs (The hurt locker) se pose là comme le meilleur film de guerre américain réalisé depuis longtemps. Son mérite premier est de proposer une fiction haletante, de se placer à hauteur de personnage, de s'inscrire dans un genre, bref de faire du cinéma avant d'énoncer un discours.

L'entrée en matière est directe et programmatique par la manière qu'a Kathryn Bigelow de nous jeter dans des scènes dont l'exposition s'est faite sans nous et par la répétition d'un schéma simple (répétition qui pourrait aller jusqu'à laisser bouleverser l'ordre des séquences sans changer notre perception). Invariablement, les trois spécialistes du déminage investissent un lieu de passage dans Bagdad ou ses environs, sécurisent tant bien que mal un petit périmètre autour de l'engin suspect repéré, s'en approchent et tentent de le désamorcer (ou de provoquer son explosion si nécessaire). Démineurs n'est finalement que cela : une série de missions très semblables, ne se différenciant que par leur durée, les difficultés spécifiques rencontrées et leur point d'orgue, toujours spectaculaire, qu'il prenne la forme d'une déflagration ou de la découverte d'un dispositif insoupçonné et impressionnant (dans les deux cas, l'efficacité de la mise en scène est bluffante). Cet éternel recommencement crée un fascinant suspense, d'autant mieux ressenti que la cinéaste a pris soin de nous prévenir, lors de la première séquence, que la mort pouvait frapper à tout moment, y compris ceux qui nous sont présentés comme susceptibles de faire un long chemin en notre compagnie.

Ce qui frappe également, dès le début, est l'accent mis sur l'organisation spatiale. Le travail que réalisent les soldats lorsqu'ils arrivent sur le terrain nourrit la mise en scène. La description précise de leur mode opératoire (un au déminage et deux en couverture) permet de rendre compte clairement de la topographie et chaque décor du film acquiert ainsi une présence indéniable. Les regards sont tournés à la fois vers le lointain (les murets, les balcons, les monticules) et vers le proche (la charge à désamorcer) et la mise en scène traduit cette double tension remarquablement, passant sans cesse de la vision d'ensemble au plan de détail (sur le visage poussiéreux, sur la mouche gênante). Elle doit également montrer, dans le même temps, l'omniprésence du danger, qui peut venir de l'extérieur du périmètre comme de son épicentre, d'un sniper embusqué ou de la bombe mise à jour. Au fur et à mesure, une force centripète semble toutefois prendre le dessus, la menace explosive se trouvant de plus en plus près du corps humain, voire à l'intérieur (une séquence saisissante montre le "déminage" d'un cadavre).

On pourrait craindre que les quelques pauses réservées entre les missions ne soient l'occasion d'un déballage psychologique simpliste. Heureusement, il n'en est rien. Démineurs ne sacrifie pas ses personnages sur l'autel de la typologie. Le fait de se concentrer uniquement sur trois protagonistes permet déjà de fouiller quelque peu les caractères et de faire preuve de nuances. Par rapport aux deux autres, la tête brûlée ne l'est pas beaucoup plus, le moins chevronné ne craque pas plus souvent, le plus rigide ne laisse pas échapper beaucoup plus de propos désagréables. Autre écueil évité par les séquences intermédiaires : la baisse d'intensité. Dans la dernière partie, l'une des intrigues adjacentes prend sa source au sein-même de la base militaire. Mais avant cela, sans passer par la mise en route d'un enchaînement dramatique, il a suffit à Bigelow d'instiller un sentiment d'inquiétude dans un simple entretien avec un colonel ou de dérèglement lors d'une baston amicale manquant de déraper pour hausser l'intérêt de ces moments au niveau des autres.

Kathryn Bigelow a placé son récit sous le signe de la dépendance de ces hommes à la guerre, comme d'autres subissent celle de la drogue. Ce postulat pouvait donner lieu à tous les excès et tous les effets, à un festival de regards hallucinés, à un recours au grandiose militaire et horrifique, mais le poison agit bien plus insidieusement. Et comme d'ordinaire le récit guerrier fait souvent côtoyer folie extravagante et héroïsme, cette valeur se voit par conséquent, dans Démineurs, tenue également à distance. La survie au terme d'une embuscade n'est due qu'au professionnalisme et les deux actions individuelles engagées de manière impulsive se soldent par des échecs cuisants. La répétition des mêmes interventions le dit bien : il ne s'agit plus de gagner une guerre mais de rester en vie jusqu'à la prochaine. Sur l'Irak, Démineurs ne répond pas à la question du "pourquoi" mais se borne à décrire le "comment". L'angle choisi permet à Bigelow de faire tenir un récit palpitant tout en évitant quantité de pièges liés à la représentation militaire. Quelques détails comme l'usage d'un camescope par un Irakien, la rencontre avec une troupe de mercenaires américains ou la tentative d'enlèvement, tous parfaitement intégrées à la trame principale améliorent encore la précision de la photographie sans jamais changer le film en listing. Voilà d'où vient la force incroyable de Démineurs : non seulement l'interminable course nocturne d'un soldat américain esseulé sous les regards irakiens tient en haleine mais elle dit tout de la situation.

 

(*) : S'il on a, comme moi, mauvais esprit, on peut voir dans les premières images de Démineurs, celles qui adoptent le point de vue d'un robot télécommandé, une moquerie envers les savants dispositifs aux mille yeux de De Palma.

Rob Gordon aime aussi.

Commentaires

  • Ce que j'aime aussi beaucoup dans ce film, c'est comment la mise en scène tire parti de la quasi invisibilité de l'ennemi, un peu à la manière de "Men in war" d'Anthony Mann (une des grandes influences et références de Malick) qui mettait finalement en scène la bataille de l'homme contre la nature, et incidemment une ivresse d'auto-destruction de la part des humains. Ici, l'homme n'a plus à faire face à la nature, mais à la technologie, d'où ces étonnants duels : un homme contre une voiture, un homme contre un cyborg (le kamikaze ressemble vraiment à un robocop écorché)... Je n'ai pas vu tous les films de guerre récents, mais j'ai vraiment l'impression que cette hybridation de l'homme et de la machine n'a jamais été aussi clairement exploitée. Et puis, comme je l'ai entendu ailleurs, le film est "la meilleure adaptation d'un jeu vidéo qui n'existe pas encore", preuve que sans discours préalable et en restant au ras de "petits sujets", on peut prendre acte de beaucoup de mutations des images contemporaines et rebondir dessus.

  • Il ne m'a pas paru que la "mise en scène" fut en quoi que ce soit remarquable. Plutôt quelconque, même ; du moins, assez conventionnelle. J'ai cru voir une réalisation "correcte", des moments "saisissants", même si souvent ça ne prenait pas beaucoup d'ampleur : typiquement, l'iraquien qui filme du haut d'un toit au moment où le démineur fait cavalier seul pour désarmorcer la bombe dans la voiture. "So what?", est-on tenté de dire !

    Ou dans le même ordre d'idées, bien que j'ai dû probablement manquer d'attention, il ne m'a pas semblé qu'il s'agissait d'un "kamikaze" - ou d'un "attentat-suicide", comme l'indiquaient les sous-titres - puisque le type est marié, a deux enfants, et veut vivre. Ou encore, la séquence avec Ralph Fiennes : bon, et alors, et quoi ?! Idem, avec la (les) scènes avec la copine (épouse ?) du démineur ; etc...

    Un film toutefois intéressant sur le rapport à l'autre (enfin, un non-rapport : Beckham, etc.), sur l'ennemi, sur le danger (la jouissance du danger ; son addiction)...

    Désolé, mais, à mon humble avis, nettement moins "convaincant" que... le "consternant" Redacted :-]

    PS : euh, malgré ses dehors de SF-fantastique, ne pourrait-on pas considérer District 9, de Neill Bloomkamp comme un film de guerre ?

  • A vous deux :

    C'est justement l'une des choses qui m'ont plu, Père Delauche : que Bigelow n'aille pas plus loin que ces signes qui te font dire "So What ?". A mon avis, ils suffisent. Pourquoi devrait-elle nous montrer le trajet futur des images prises par l'Irakien, nous expliquer exactement qui est ce type apparemment contraint à porter ces explosifs, aller au-delà de ces quelques secondes au supermarché ou face au bébé pour nous dire le retour impossible à la stabilité ? (toutes ces choses sur lesquelles De Palma appuyait lourdement) De plus, le projet est bien de circonscrire le récit au seul trio.

    A mon sens, la mise en scène n'est, à la limite, conventionnelle que dans l'introduction (les plans très courts, le cadre instable... pour plonger directement dans l'action), ensuite elle trouve toujours un moyen d'y échapper. J'aime beaucoup le traitement de l'espace dans la séquence de la voiture piégée, ce que les uns voient, les autres pas, ou l'arrivée progressive de tous les Irakiens sur les balcons... (dans toutes les séquences, cette peur d'être débordé ou abattu est fort bien rendue).

    Et pour poursuivre à partir de ta remarque sur "l'hybridation" entre l'humain et la technologie, Joachim, même la scène de l'embuscade, qui semble rompre quelque peu la ligne du récit, trouve une force étonnante dans son étirement et dans la cohabitation de la technique (la lunette, le viseur, le fusil) et du corps (le souffle, l'oeil, la poussière qui s'accumule).

    Sinon, pas vu District 9 (ni tous les films de guerre récents, bien évidemment).

  • merci à toi ed et à tous les autres laudateurs de l'Internet qui m'ont convaincu de me déplacer pour aller voir ce film.
    c'est effectivement génial, cette saisie brute de la guerre, bouleversant de vérité, c'est Aventures en Birmanie réinventé en fonction de la guerre en Irak.
    j'ai trouvé dommage la fin, qui tente d'approfondir la psychologie du héros, qui tente de singulariser le sujet du film, j'ai trouvé que ça raccordait mal avec me reste, je n'ai pas été très convaicu par "la guerre comme adrénaline". vraiment, s'il n'y avait pas eu ce dernier quart d'heure (ainsi que la phrase du début), j'aurais bien crié au chef d'oeuvre. en l'état ça reste excellent, de loin un des meilleurs films que j'ai vus cette année parmi les exclusivités.

  • Je suis heureux d'avoir contribué un tant soit peu à te pousser vers ce film.
    Ce truc sur la guerre comme adrénaline ou comme drogue, je n'en fais pas, moi non plus, l'élément primordial. Après la citation placée en introduction, j'avais un peu peur que le film n'en soit qu'une illustration. Or, ce n'est qu'une des caractéristiques qui, si deux ou trois dialogues n'y faisait pas allusion, passerait presque inaperçue (du moins jusqu'au dernier quart d'heure). C'est une des qualités du film qui (je me répète) ne donne pas l'impression de ne tenir que sur une idée, un discours.
    La fin n'est, effectivement, sans doute pas à la même hauteur que le reste mais procède à une espèce de récapitulation. C'est vraiment une conclusion dans les deux sens du terme : récit et sous-texte. Comme c'est fait assez simplement et que les toutes dernières images jouent bien de l'ambiguïté (sur le personnage, le genre, l'idéologie, le spectaculaire, l'héroïsation etc...), cela ne m'a rien gâché.

  • Sur le rapport addictif à la guerre, je trouve qu'il s'agit d'un élément primordial et non d'un Mc Guffin pour lancer le film. Cet aspect sert sans doute de base à la cinéaste pour interroger plus largement l'ingérence militaire d'un pays sur un autre (je ne sais pas trop) mais reste très présent tout au long du film. Les scènes se répètent et les soldats ont un rapport soit addictif (James mais aussi le personnage de Ralph Fiennes) soit répulsif (les deux soldats qui accompagnent James font une sorte d'overdose). Il y a d'ailleurs une scène ultra-explicative et tout à fait inutile dans laquelle James, qui n’a pas eu sa dose d’adrénaline, entraîne ses hommes dans une virée nocturne à la recherche des responsables de l'explosion d'un camion citerne.

  • Pour la cinéaste, c'est certainement un élément important (qui lui permet aussi de "singulariser" son film) mais je trouve qu'il ne prend pas toute la place et, à mon avis, même sans ça, le film se tient très bien tout seul. Le virée nocturne de James, elle peut aussi s'expliquer par un vague désir de vengeance, dû à son attachement au gosse.
    On pourrait poser la formule : "Démineurs" - cette histoire d'adrénaline = "Aventures en Birmanie", comme dit Christophe plus haut.

  • Alors, il faudra que je vois le film de Walsh !
    La virée nocturne s'explique également comme vous le dites par le vague désir de vengeance. Mais là encore elle arrive après une autre virée nocturne autrement plus réussie et également animée par la vengeance dans laquelle le héros finit par courir dans Bagdad pour rentrer au camp (vraiment un très beau passage dans lequel la confusion mentale de James est à son paroxysme). Mais bon la scène du camion citerne est un bout de film, le reste était vraiment très bien.

  • Nolan, je ne peux que vous recommander en effet le très beau film de Walsh (avec un génial Errol Flynn).
    Sinon, la séquence de "Démineurs" que vous citez (celle de la course pour rentrer au camp), sa force est due au fait qu'elle traduit très bien cette confusion mentale et que, dans le même temps, elle dit tout de la situation générale.

  • Tout à fait d'accord, cette scène dit tout de la situation générale. A bientôt.

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