(Brian De Palma / Etats-Unis / 2007)
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Redacted se présente comme un assemblage de documents militaires, amateurs ou télévisuels, tous liés, de près ou de loin, au viol d'une Irakienne et à l'assassinat de sa famille par deux soldats américains, faits qui se seraient déroulés courant 2006.
De Palma doit donc faire preuve d'inventivité pour bâtir un véritable récit cinématographique tout en restant fidèle à son principe de départ qui est d'utiliser exclusivement des images supposées d'origine documentaire. Premier des innombrables échecs du film : cette section de G.I. semble, quoi qu'il arrive, sous l'oeil des caméras, aucun des moments cruciaux de l'affaire n'échappant à notre regard. Une équipe de télévision est témoin de la bavure au check point. Le soldat Salazar filme avec son camescope numérique la mort de son supérieur (le plan d'ensemble nous est, de plus, offert sur internet, puisque l'attentat est aussi enregistré par les rebelles), la beuverie de ses camarades qui provoque la décision de l'expédition punitive, le viol et la fusillade. Dans une séquence ridicule, la caméra enregistre même son propre enlèvement dans une rue ! Dans un hangar, les altercations, les échanges en aparté et les revirements des soldats ont lieu devant une caméra de surveillance.
Si au moins cette multiplicité restait cohérente... Mais non. Les reportages télévisés que l'on voit proposent de parfaits champs-contrechamps entre journaliste et témoin et de très beaux plans de coupe sur les mains en cours d'interview (cette chaîne irakienne doit avoir les moyens...). Il y a pire : le mitraillage d'une voiture fonçant vers l'hôpital à travers le barrage est censé être filmé par une équipe de reporters. Pourquoi, après les tirs, la caméra tombe-t-elle par terre, épousant ainsi le regard d'un mourant ? Comment, partant d'un tel postulat de départ, De Palma peut-il être si peu rigoureux dans sa mise en scène ?
Redacted se veut un film audacieux et engagé, un coup de poing, un cri de rage contre la guerre en Irak. Que ne dit-on pas sur la lourdeur des messages dénonciateurs équivalents lancés par d'autres cinéastes tout aussi concernés, qu'ils soient français, anglais ou italiens, mais qui, quelle horreur !, s'entêtent à passer par les voies du récit classique et à peaufiner de vrais personnages... De Palma, lui, réfléchit aux images et à leur réception. On passe donc sous silence le simplisme de son discours.
D'ailleurs, il sait contenter tout le monde. Les cinéphiles sont ravis de retrouver dans Redacted les scorpions de La horde sauvage ou la musique de Haendel utilisée par Kubrick pour Barry Lyndon. Les moins aguerris et les moins réceptifs au questionnement sur la fascination/manipulation qu'engendre l'image cinématographique sont pris par la main : devant le psychologue, le soldat Salazar a sa crise de conscience sur le thème "Filmer engage celui qui tient la caméra". Car ici, tout est surligné : les états d'âmes des soldats s'étalent devant les webcams, une jeune américaine insulte l'armée après avoir pris connaissance des atrocités, le G.I. traumatisé craque et avoue tout à son entourage, le soir même où ses amis fêtent son retour. Le spectateur n'a pas besoin de réfléchir, le cinéaste le fait pour lui.
Le summum est atteint avec les dernières images, série de photographies atroces, bien réelles cette fois-ci, de civils irakiens tués ou mutilés (notons que dans Redacted, l'Irakien n'est qu'un cadavre, au mieux un mort en sursis). Pour faire bonne mesure, elles sont illustrées musicalement et ponctuées, dans une ahurissante confusion, par un plan sur le cadavre de la fille violée dans la fiction. Ari Folman fit le même choix d'un retour brutal au réel pour conclure Valse avec Bachir, provoquant lui aussi la discussion. Cependant, aucune des justifications que l'on peut lui trouver ne sont valables dans le cas de Redacted, film désespérément redondant et définitivement détestable.
Commentaires
Comme quoi, De Palma a réussi son coup, puisqu'il t'a foutu en rogne :-D
Ta détestation paraît si forte, qu'il sera difficile pour moi de te "réconcilier" avec le film. Juste mes impressions après l'avoir vu deux fois ; mais il y a longtemps déjà...
Bon, ce ne sera pas une surprise pour toi : je suis "depalmolâtre" (et tout le bazar :-)... C'est pas que ce soit nécessaire pour apprécier ses films, mais ça aide pas mal.
D'abord, il y a le rapprochement immédiat à faire avec Casualties of war (Outrages). Pour dire, surtout, qu'il veut à tout prix s'en détacher. Le film de 1989 parle d'un fait divers paru en 68-69 (je crois) dans la presse, sur la guerre du Vietman. Et, à vingt ans d'écart avec les faits relatés, le récit est plus "classique" dans le sens d'un cinéma de "divertissement" : des vedettes, des personnages typés (le bon Michael J. Fox, le méchant Sean Penn), intrigue linéaire, un genre dont les codes sont à peu près "respectés"...
Pour Redacted, le projet (et l'ambition) du cinéaste est complètement différent(s). D'une part, du fait des moyens limités (film tourné en numérique, avec 5 millions de dollars). Et aussi de procédés : il s'agira de s'écarter du régime de fiction, et de s'approcher - comme tu le relèves - d'un traitement documentaire (un bon nombre de documents réels, dans une fiction ultra-réduite).
Il ne s'agit pas de parler d'événements lointains (dans le temps), mais de parler (dénoncer) une situation politique (militaire) aberrante (pour ne pas dire plus), qui fait encore l'actualité. Que font ces jeunes gens là-bas ? Quel est leur rapport au monde ? aux autres ?
Dès le début du film, il y a beaucoup d'indices : le narrateur filme lui-même son vécu sur le terrain, et on observe le mode de vie de ses compagnons. Et, l'auteur donne à voir d'emblée leur état d'esprit : ce sont des cyniques, et dans l'ensemble des ignares (il n'y a qu'à voir ce qu'ils "lisent").
Puis, à mesure que les incidents arrivent, on est effaré par les proportions que prennent la tournure des événements, même quand on les devine ou les connait déjà. Il ne s'agit pas de jouer sur un suspense narratif, mais d'observer "scientifiquement" des comportements, un processus (programmé) de destruction : les soldats qui oeuvrent pour "l'Empire du Bien" sont des monstres. Et, ce sera le rôle de la propagande gouvernementale (américaine) de maquiller... l'information. Naïf, le moment des aveux devant la caméra ?
A titre de comparaison (sur un sujet équivalent au même moment), le film de Nick Broomfeld (Battle for Haditha) est loin de proposer une réflexion aussi "poussée". Il fait un film honnête sur des buddy men, mais ne va pas au-delà. Dans Redacted, le cinéaste montre clairement qu'avec la multiplicité des sources d'information (et non plus de points de vue - typiquement dans Snake eyes -, même si c'en est une déclinaison), c'est "la mort (généralisée) du point de vue" : il y a des caméras partout, mais personne ne filme, ne regarde, ne réfléchit ce qui est filmé. Ce qui peut répondre à la fois au problème de la "cohérence" (que tu regrettes ne pas trouver), et peut-être aussi à la question : "[le mitraillage d'une voiture fonçant vers l'hôpital à travers le barrage est censé être filmé par une équipe de reporters.] Pourquoi, après les tirs, la caméra tombe-t-elle par terre, épousant ainsi le regard d'un mourant ?"
Ainsi, avec la prolifération des sources (le "mitraillage" par les images), l'esprit des individus (civils, militaires) est complètement "brouillé". Résultat, le spectateur assiste (impuissant) à une sorte de "démocratisation du dérangement mental"...
Euh, ce n'est - modestement - que mon point de vue :-]
Au sujet des séquences qui paraissent fausses (comme celles du documentaire français, avec le fameux plan dans la voiture qui casse toute logique), c'est bien évidemment volontaire. De Palma dénonce ces documentaires qui disent donner la vérité alors qu'ils sont montés, scénarisés, et dramatisés.
De Palma a autrefois fait du pastiche d'Hitchcock, ici il fait du pastiche de documentaire, à mon avis parler de la guerre en Irak ne l'intéresse guère plus que parler de télékinésie dans "Carrie".
Marlo : A mon sens, cette éventuelle volonté de pastiche, si elle existait, n'arrangerait pas les choses.
D'une part, ce "trucage" volontaire du documentaire tendrait à prouver qu'une nouvelle fois, De Palma se couvre des deux côtés, en voulant récolter le beurre et l'argent du beurre : faire croire aux plus attentifs qu'il n'est pas dupe et qu'il dénonce, tout en laissant les autres se repaîtrent de l'efficacité ainsi décuplée de ses images.
D'autre part, si l'on se tient à cette optique du pastiche, comment expliquer que le film soit perçu par nombre de critiques et de cinéphiles comme une date dans l'histoire du cinéma, la promesse d'un énorme changement ? Soit "Redacted" annonce le futur du cinéma en s'appuyant sur les nouveaux supports, soit il les dénonce et se moque de l'utilisation qui est faîte de ceux-ci, mais il ne peut pas faire les deux à la fois...
(Père Delauche : je repasserai plus tard)
Père Delauche : Je suis globalement d'accord avec ce que tu écris mais tout cela ne reste qu'au niveau des intentions et la mise en oeuvre est à mon avis inintéressante et même catastrophique sur certains points.
Je regrette de ne pas pouvoir pousser la comparaison avec "Outrages", l'ayant vu il y a de cela une bonne quinzaine d'années, mais je remarque que dans "Redacted", les personnages sont tout autant stéréotypés, de l'intello à la brute, et l'approche documentaire n'aide en rien à approfondir les caractères. Quant à la narration classique, il fait mine de s'en éloigner mais s'accroche tout de même d'une main à la rambarde... Le récit reste linéaire, il n'y a aucun "trou" puisque, comme je l'ai déjà dit, rien n'échappe à notre regard. Et puis la façon dont est filmée la mort du supérieur, (on montre d'abord le gamin qui pose la bombe en pleine nuit, puis les soldats qui patrouillent le lendemain), n'est-ce pas du "suspense narratif", extrêmement déplaisant d'ailleurs ?
Tu as raison, le drame c'est qu'avec cette prolifération des sources, plus personne ne réfléchit à ce qu'il filme. Mais De Palma participe pleinement au maintien de cette confusion de par sa mise en scène (c'est pour cela, entre autres, que j'estime que le film est redondant). Au lieu de mettre de l'ordre, il provoque encore un brouillage de plus.
Ah ça, oui, il m'a foutu en rogne...
Rhha, je suis désolé de ne pas avoir assez de temps pour entrer dans la bagarre mais je suis évidemment en total désaccord avec toi, mon cher Ed (le contraire t'eut étonné, j'en suis certain :)) et je me range du côté du père Delauche.
Je ne puis donc que te renvoyer, de manière bien immodeste, à la note que j'avais écrite au moment de la sortie de ce grand film (si, si!)
Oh, je sais bien, Doc... Il me semblait bien me rappeler que tu avais adoré ça l'an dernier et j'ai été vérifier dans tes archives après avoir vu le film. Après t'avoir lu, j'aurai pu ferrailler point par point. Laissons passer pour cette fois... :-)
OK ! Faisons une trêve :-)