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L'œuf du serpent

(Ingmar Bergman / Etats-Unis - Allemagne / 1977)

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oeuf5.jpgL'œuf du serpent (The serpent's egg) titre mal-aimé de la filmographie bergmanienne, est une œuvre impure, soumise à une étonnante série de tiraillements qui nous retiennent de la placer aux côtés des plus grandes mais qui la rendent dans le même temps absolument captivante. Bien que le scénario fut écrit avant l'exil de Suède d'un Bergman poursuivi par l'administration fiscale et traîté sans ménagement par la presse de son pays, le tournage, effectué en Allemagne, sous les auspices généreux du producteur Dino de Laurentiis, permit au cinéaste de faire passer toute l'inquiétude que lui inspirait son déséquilibre mental de l'époque. Jamais il n'avait bénéficié d'un budget aussi conséquent, d'un temps de tournage aussi long et de moyens techniques aussi importants, notamment en termes de décors. En contrepartie, la limite la plus contraignante fut sans doute pour lui de tourner en anglais (et en allemand dans une moindre mesure).

Pour la première fois, Bergman situe très précisément un récit : exactement entre le 3 et le 11 novembre 1923, soit autour de la tentative de putsch menée par Hitler en Bavière. Chaque journée débute par quelques indications données en voix off et fixant le cadre social et économique désastreux dans lequel était alors plongé la République de Weimar. Cependant, L'œuf du serpent n'a pas grand chose du film historique classique. L'histoire n'est que la toile de fond sur laquelle Bergman peint ses tourments habituels. La reconstitution passe au premier abord pour minutieuse et ornementale mais se révèle être à rebours de l'académisme. S'appuyant moins systématiquement sur les gros plans qu'à l'accoutumée, la mise en scène garde toutefois souvent sa frontalité, renvoyant par exemple le spectacle du cabaret vers sa triste vulgarité et sa mécanique morbide. Dans les intérieurs, l'abondance des luminaires, des rideaux de perles et des miroirs exercent une oppression carcérale. Le grand David Carradine ne cesse de se pencher afin d'éviter les lustres et en vient, à l'occasion, à cogner ses poings contre les murs, pris au piège. Cette surcharge intérieure alterne avec la nudité monochrome des décors extérieurs dégageant les mêmes sensations : contrainte, écrasement, oppression. Dans une perspective expressionniste, Bergman montre comment les décors influent sur les personnages.

A cette pression architecturale s'ajoute l'absurdité grandissante des événements jalonnant le parcours du héros, Abel Rosenberg. L'homme est ballotté par le cours du récit, il semble vivre constamment entre ivresse et cauchemars, il est soumis à des accès de violence irréels, le monde qui l'entoure devient poreux (il passe sans transition des hôtels de luxe aux appartements sordides, du cabaret au bordel, de l'hôpital à l'église, d'un sombre bureau à un laboratoire immaculé), les lieux qu'il arpente se font labyrinthes (l'accès à l'hôpital, le sous-sol des archives), la paranoïa le terrasse, les autorités le soupçonnent de méfaits dont il n'a pas idée : le développement de thématiques kafkaiennes est évident. Bergman peint un monde terrifiant, traversé d'éclairs de violence froide.

Le fait historique perd peu à peu de sa véracité pour se charger de fantastique et de mythe : il en va ainsi de la représentation de la politique et de l'antisémitisme. Ce détachement progressif est également dû au passage par le prisme du couple et de tout ce qui y est rattaché chez Bergman, l'altérité, la peur, l'inceste, la religion. Il est étonnant de voir ces thèmes bergmaniens se confronter à une structure historique et plus encore à certains genres cinématographiques. En effet, le récit se drape plus d'une fois des atours de l'enquête policière, voire de ceux de la science-fiction et du film d'horreur. Dans toute la dernière partie du film s'installe par ailleurs un véritable dialogue entre Bergman et un certain cinéma du passé. La stylisation de plus en plus évidente des décors et la mise en scène "à l'ancienne" d'une tentative d'évasion de Rosenberg (mouvements amples et expressifs de Carradine, ruptures de la logique architecturale) semaient les premiers indices d'un retour vers l'expressionnisme allemand. Au final, la découverte d'un dispositif manipulateur à grande échelle, de terribles expériences médicales et de bandes cinématographiques perturbantes nous font soudain réaliser qu'en 1923, l'Allemagne connaissait depuis quelques mois les noms de deux dangereux Docteurs : Caligari et, surtout, Mabuse (celui-là même que poursuivait Gert Froebe dans l'épisode de 1961 et dans le même habit de commissaire de police que l'acteur endosse ici). L'œuf du serpent se termine ainsi par une étrange et puissante illustration de la fameuse thèse du critique Siegried Kracauer qui voyait dans l'expressionnisme la préfiguration du nazisme.

(Chronique DVD pour Kinok)

Commentaires

  • Très belle critique d'un film que j'ai vu, il y a quelques mois, et dont la force expressive me hante toujours. En effet, la pensée de Siegried Kracauer, dans de "Caligari à Hitler" (1946) est omniprésente dans ce Bergman. Comme si l'horreur des faits "pré-nazis" trouvait son climax dans l'hypothèse de Kracauer et que "l'oeuf du serpent" filmait, non pas la réalité allemande de 1923, mais son anticipation dans le cinéma dit "expressionniste" et sa réverbération dans la vision analytique de Kracauer.

  • Merci (et bienvenue) raimbault. Merci, en particulier, d'apporter des précisions sur ce rapprochement. Votre dernière phrase est tout à fait juste.
    Le livre de Kracauer, sans que son importance ait été niée, a, il me semble, souvent été discuté par la suite et ses propos nuancés. Dans "L'oeuf du serpent", c'est comme si Bergman reprenait l'hypothèse en "l'améliorant", en la rendant incontestable (puisqu'on ne conteste pas une fiction, alors que l'on peut le faire d'une analyse esthétique et historique). Et en retour, il la valide ou, pour le moins, il démontre qu'elle est fondamentale dans l'histoire de la pensée sur cet art expressionniste des années 20.

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