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allemagne

  • Champ contre champ

    Pour tenter de rassurer sa principale collaboratrice qui s'inquiète du potentiel de scandale se nichant dans certaines réflexions d'Hannah Arendt sur les conseils juifs, le patron du New Yorker, s'apprêtant à publier le travail de la philosophe sur le procès Eichmann, dit : "Mais cela ne représente que dix pages sur trois cents !" Et Margarethe von Trotta de réduire ces dix pages à quatre ou cinq lignes et de passer une heure sur leur retentissement...

    von Trotta,Allemagne,Histoire,2010s

    A partir de mots pesés pour provoquer et ayant donné lieu finalement à des interprétations multiples, dont certaines, certes pas les moins nombreuses, furent excessives et erronées, la cinéaste ne construit son récit, platement pédagogique, que sur un principe d'opposition, sans ambiguïté ni doute. D'un côté, Arendt et ses courageux défenseurs. De l'autre, ceux qui l'attaquent depuis son propre camp, les Juifs bornés qui ne comprennent rien. Entre les deux, rien ni personne.

    Pour faire sentir la force d'une opposition au spectateur lambda, qui demande à être informé et ému mais pas plus, il n'est rien de mieux que le bon vieux champ-contrechamp.

    Un champ-contrechamp, cela peut servir à situer. Dans Hannah Arendt, le procédé sert surtout à nous assigner une place, à nous dire où l'on doit se tenir. Ainsi, nous sommes forcément à côté de Mary, l'amie d'Hannah, lorsqu'elle rabat le caquet des intellectuels de salon dénigrant Arendt. Von Trotta dispose de part et d'autre regards mauvais de la meute et posture féminine fière. La victoire verbale de la femme libre ne tarde pas, et peu importe que les arguments soient aussi bassement personnels des deux côtés. Pour que cette scène soit parfaite, il aurait fallu sans doute la ponctuer d'un coup de pied entre les jambes du salaud.

    Un champ-contrechamp, cela peut servir à montrer quelqu'un en train de réfléchir à l'objet de son étude. Dans Hannah Arendt, la représentation du procès Eichmann, ce sont les images du nazi dans sa cage de verre diffusées sur un moniteur et la philosophe assise en salle de presse qui réagit à ces images. Elle y réagit discrètement. Enfin, discrètement... Il faut quand même que l'on comprenne bien ce qui lui passe par la tête à ces moments-là. On lit donc sur son visage, successivement (et musique à l'appui), la désapprobation devant une faible attaque du procureur, l'intensité de la réflexion naissante à partir d'une réponse déterminante de l'accusé, le sourire ironique face à une défense aberrante de celui-ci...

    Un champ-contrechamp, cela peut servir à émouvoir. Dans Hannah Arendt, le grand final a lieu dans un petit amphithéâtre. Arendt y brise enfin le silence qu'elle s'est imposé jusque là, dans la tempête provoquée par la publication de son texte. Ce sont ses premières paroles publiques, sa première défense. Elle se tient, pugnace, sur l'estrade. Face à elle, se trouvent ses étudiants, jeunes, beaux, silencieux, pénétrés. Est-ce vraiment nécessaire de les convaincre ? On en doute. Dès les premières secondes de la scène, on sait comment elle va finir : tous vont applaudir vivement et seuls les fâcheux, les vieux universitaires qui ont voulu mettre leur brillante collègue à la porte quelques minutes avant, vont quitter piteusement la salle.

    von Trotta,Allemagne,Histoire,2010s

    L'usage simpliste du champ-contrechamp est souvent pointé comme preuve d'académisme ou d'absence de mise en scène. C'est une sorte de cliché critique. Et c'est donc, souvent, une vérité. Que cet usage ait, dans Hannah Arendt, des buts variés ne change rien à l'affaire. Il est un signe, parmi d'autres, de la médiocrité stylistique et narrative d'un banal film de vulgarisation historique, un de plus.

  • Anita G.

    Fondation du nouveau cinéma allemand, Anita G. présente conjointement une autorité, une rigueur toutes germaniques, et une liberté, une invention caractéristiques des vagues ayant déferlées au début des années soixante.

    La rigueur en question n'est pas seulement d'origine culturelle. Alexander Kluge est cinéaste, mais également juriste et écrivain. Son écriture n'a donc rien de désinvolte. Si la forme d'Anita G. est celle du portrait éclaté dont les reflets multiples se projettent vers le peuple allemand entier et son histoire, si la déconstruction est de mise et si la première partie laisse penser que l'ordre de ses séquences est aléatoire, la progression du récit, par chapitres introduits par des intertitres, s'avère parfaitement logique et rigoureuse.

    Soit, donc, Anita, 22 ans, célibataire, sans emploi ni domicile, passée récemment de l'est à l'ouest et arrêtée pour vol de pullover. Dès la sortie de sa convocation chez le juge, Alexander Kluge la talonne et rend compte de son existence, de ses rencontres, de ses déboires, de ses errances et de ses emportements, tout cela en fragmentant la représentation. Les séquences se collent les unes aux autres, sans véritable début ni fin, afin de ne donner sa forme au tableau qu'une fois le pas de recul effectué.

    La mise en scène passe par de multiples états puisque l'on y trouve aussi bien de l'expressionnisme que du documentaire, de l'onirisme que du réalisme, du discours que du sensoriel. Elle s'appuie sur la fiction, l'archive, l'écrit, la voix off ou l'animation. Dès lors, bien que centrée sur Anita, d'une part elle n'épuise pas le mystère du personnage, et d'autre part elle peut s'étoiler pour montrer la société ouest-allemande, directement (tel témoignage sur la guerre vient s'intercaler) ou indirectement (à travers les rencontres et les réactions).

    Très vite, nous remarquons que la plupart des gens que croise Anita appartiennent à une institution (justice, université, fonction publique fédérale) ou sont présentés sous l'éclairage de leur métier (patron, éducatrice religieuse). Jamais ils ne représentent directement un système oppressant mais tous tentent d'exercer leur influence, de forger le caractère, d'apprendre "la vie" à Anita, qui désire effectivement apprendre mais à se façon à elle, hors du moule. De cette pression sociétale, Kluge fait ressortir l'individu, le singulier inadapté qui est repoussé. Le parcours d'Anita est en fait clairement dessiné : passage devant le juge, galère et changements incessants de lieux de vie et de travail, tentative d'embourgeoisement et, en désespoir de cause mais en parfaite conscience, entrée en prison.

    Décrit ainsi, Anita G. peut paraître tout à la fois pessimiste, esthétisant et théorique. Pourtant, au-delà de la belle homogénéité donnée à ses matériaux disparates et de son montage stupéfiant, quelque chose le fait tenir éloigné de ces fantômes : ce sentiment de la vie qui le traverse. Celui-ci naît de la convergence de plusieurs facteurs. Tout d'abord, les non-professionnels sont, de manière évidente mais nullement gênante, les plus nombreux devant la caméra. Ensuite, les "institutionnels" qui se succèdent sont avant tout des êtres incarnés. Enfin, raison principale, Anita est jouée par Alexandra Kluge, sœur (et non épouse) du cinéaste. Ses grands yeux ouverts, qui charment de manière très particulière et assez peu conventionnelle, nous forcent à suivre ses avancées perpétuelles, par-delà tous les obstacles, avancées inconscientes parfois, sans doute. Alexandra et Alexander : une belle double découverte familiale.

     

    ANITA G. d'Alexander Kluge (Abschied von gestern, R.F.A., 88 min, 1966) ****

    anitag.jpg

  • Les rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch

    linsel,hoffmann,allemagne,documentaire,2010s

    Le sujet est intéressant : en 2008, Pina Bausch a souhaité reprendre son spectacle Kontakthof, créé en 1978, non pas avec sa troupe, ni avec des personnes agées (comme elle avait pu le faire en 2000), mais avec des adolescents. Anne Linsel, accompagnée du chef opérateur Rainer Hoffmann a filmé le chemin suivi par ces jeunes gens (qui, pour la plupart, ne connaissaient rien au monde de la danse) des répétitions jusqu'à la grande première, évidemment triomphale. Dans le déroulé chronologique de l'aventure s'intègrent des bribes d'entretiens avec eux.

    Comme le fait finalement Pina Bausch et ses deux principales collaboratrices pour le spectacle, les cinéastes élisent quelques personnalités parmi ces jeunes, les suivent et les font parler plus que d'autres. On remarque que leurs histoires familiales sont relativement "chargées", ce qui rend plus évidents encore, d'une part l'émergence, grâce au projet auquel ils participent, d'une certaine force de caractère, et d'autre part l'attachement du spectateur.

    Certains propos, très personnels, sont forts et émouvants, bien d'autres sont plus banals (et parfois rendus légèrement agaçants par le montage qui peut ne retenir d'une intervention qu'une ou deux phrases). C'est que l'intérêt artistique est tout entier dans la pièce et la démarche de Pina Bausch mais pas vraiment dans le film qui en rend compte. Linsel et Hoffmann ne font que relayer les thématiques du rapport au corps, du passage d'un âge à l'autre, d'une ouverture à un nouveau monde. De plus, ils ne le font pas toujours de manière très fine. Les articulations se font très didactiques : une scène imposant des caresses entraîne des échanges sur la difficile acceptation de son corps et du corps de l'autre ; une scène de larmes annonce l'évocation d'une douleur familiale.

    Sans nier l'apport émotionnel, on peut donc mégoter sur la mise en scène. L'angle choisi est assez original, la focalisation sur les jeunes retardant par exemple l'apparition de Pina Bausch jusqu'à la deuxième moitié du documentaire. En revanche, la forme l'est beaucoup moins. La progression se fait sans heurt, vers un succès programmé comme dans un feel good movie. Les portraits d'adolescents sont bien dessinés mais le travail de la danse a été bien mieux rendu ailleurs. Appréhender ce travail ne semble ici possible qu'en faisant confiance à ce système de champs-contrechamps basé sur les regards attendris que s'échangent danseurs et chorégraphes. Se multiplient ainsi les plans de coupe de connivence, au détriment de la durée nécessaire au partage d'une sensation d'effort et de progrès.

    Une forme conventionnelle s'attache donc à un projet (à une artiste) qui ne l'est pas. Partant de là, je ne comprends pas bien comment on a pu tant vanter la simplicité de ce film estimable pour l'opposer au Pina de Wim Wenders dans le but de rabaisser ce dernier. Au moins, le cinéaste des Ailes du désir a-t-il pris des risques, opéré des choix radicaux de mise en scène, engagé une véritable réflexion sur la façon dont on peut filmer les corps dansants et, ainsi, rendu le meilleur hommage qui soit à Pina Bausch. Ses partis-pris peuvent être discutés mais ils sont assumés. On a par exemple raillé le caractère univoque des témoignages mais au moins étaient-ils mis en forme de manière cohérente, celle de l'hommage à une femme disparue. Chez Linsel aussi, les propos tenus par les danseurs et les collaboratrices de Bausch sont tous révérencieux, mais peu de gens l'ont souligné.

    Pina est un film de Wim Wenders, comme La danse est un film de Frederick Wiseman. Qui peut dire que Les rêves dansants est un film d'Anne Linsel ? C'est un film sur un projet de Pina Bausch. C'est déjà pas mal mais ça ne suffit pas à en faire un grand documentaire.

     

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    linsel,hoffmann,allemagne,documentaire,2010sLES RÊVES DANSANTS, SUR LES PAS DE PINA BAUSCH (Tanzträume)

    d'Anne Linsel et Rainer Hoffmann

    (Allemagne / 90 min / 2010)

  • Du jour au lendemain

    huillet,straub,allemagne,90s

    Que la montée est raide ! On manque plus d'une fois de mettre pied à terre et d'abandonner, ou bien de continuer en marchant, sans effort, la tête ailleurs. C'est qu'il faut vraiment s'accrocher et serrer les dents en attendant que le second souffle vienne pour connaître au final la satisfaction.

    Le premier plan est magnifique, mouvement lent partant de l'orchestre en train de se chauffer et décrivant un demi-cercle pour aller cadrer les fauteuils vides de la salle de spectacle avant de revenir à la position initiale et laisser ainsi deviner au fond de l'espace la scène éclairée. Le deuxième montre une inscription sur un mur, "Où gît votre sourire enfoui ?", phrase qui, par l'intermédiaire du documentaire du même nom que réalisa Pedro Costa en 2001, est devenue une sorte de formule accolée au cinéma de Straub-Huillet. Ce plan-là dure plus que de raison. Fixe, il ne laisse voir que les effets du vent sur des branches et entendre des bruits indistincts de la rue. Le troisième arrive et nous voilà dans l'appartement d'un couple de bourgeois rentrant de soirée. Nous n'en sortirons pas.

    Du jour au lendemain est un film-opéra réalisé à partir de l'œuvre éponyme composée en 1929 par Arnold Schönberg (dont le Moïse et Aaron fit également l'objet d'une adaptation par les cinéastes, en 1975). La difficulté vient déjà du matériau. Pour qui n'est pas un familier de l'art lyrique, l'opéra selon Schönberg apparaît ardu, dissonant, rugueux. De surcroît, à moins d'être germanophone, l'obligation de suivre les sous-titres perturbe l'effort d'imprégnation totale dans la musique, à la recherche d'une harmonie.

    La mise en scène des Straub ne cherche en rien à aplanir ces rugosités originelles. On admire, certes, le travail sur la lumière de William Lubtchansky, offrant un superbe noir et blanc. On apprécie la forte présence du couple Richard Salter - Christine Whittlesey. Mais les plans généralement longs, le hiératisme des postures et l'impression d'une très faible quantité d'angles de prises de vues différents (alors que tout doit être certainement millimétré et beaucoup plus varié qu'il n'y paraît) mettent à rude épreuve. Trois espaces seulement sont visités, du salon à la cuisine en passant par la chambre, et encore ne font-ils qu'un, sous le coup d'un montage aussi "raide" que les protagonistes. Si parfois cette mise en scène tente de redoubler l'ironie présente dans le livret (l'homme, par exemple, parle de sa perception et la caméra cadre sa tête avec beaucoup d'espace au-dessus d'elle), l'effet est infinitésimal. On s'épuise alors à réfléchir au pourquoi de tel hors-champ ou de tel plein cadre. Le récit semble patiner et nous voilà à deux doigts de l'abandon. A force d'assèchement, le cinéma déserte. Anti-cinéma ?

    Mais de l'anti-cinéma au cinéma absolu, il n'y a, paradoxalement, pas l'épaisseur d'un feuille de cigarette. Ou bien est-ce autre chose... Finalement, peut-être qu'il faut en passer par là, dans la majorité des films des Straub. Par du découragement, de l'ennui, de l'alourdissement de paupières. Pour goûter tout de même à quelque chose de rare qui se dégage de cette durée.

    Cherchant à se raccrocher, il suffit parfois d'un rien, d'une tournure plus dramatique des événements, d'un changement de trajectoire narrative. Ici, c'est l'apparition d'un enfant puis un coup de fil impromptu qui nous dirigent vers un beau final à quatre voix. Les sens sont réactivés. Les plans fixes sur les objets et le mobilier lors des pauses du chant n'agacent plus mais deviennent mystérieux. L'histoire de ce lien refait touche plus que prévu. Et les derniers mots peuvent marquer par l'interrogation malicieuse qu'ils véhiculent à propos de la modernité, qui peut ne plus l'être, du jour au lendemain...

     

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    huillet,straub,allemagne,90sDU JOUR AU LENDEMAIN (Von heute auf morgen)

    de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub

    (1996 / Allemagne - France / 62 min)

  • La grotte des rêves perdus

    Herzog,France,Allemagne,Documentaire,2010s

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    Didactique et poétique, concret et réflexif, abordant simplement des sujets aussi complexes que la connaissance humaine, le mystère des origines, la naissance de la représentation ou le progrès en art, La grotte des rêves perdus est un documentaire qui réussit à s'adresser avec la même intelligence à des publics divers (j'en ai fait l'expérience familiale).

    L'entrée en matière me semble idéale. Suivant un petit groupe de scientifiques, Werner Herzog et ses techniciens s'approchent puis pénètrent pour la première fois dans la grotte de Chauvet. Avant de s'engager dans les salles principales, leurs accompagnateurs énoncent les derniers conseils et de strictes consignes. Leur matériel et la répartition des tâches qu'imposent les conditions de travail très particulières nous sont décrites. Sans doute ces explications servent-elles avant tout à faire comprendre le caractère exceptionnel de ce tournage, dans un lieu clos, interdit à tout autre regard que ceux de quelques professionnels (n'y ayant d'ailleurs accès que sur une très courte période dans l'année), mais elles passionnent déjà, en mêlant l'éblouissement de la découverte aux démarches pratiques et techniques qui le rendent possible.

    Le temps imparti étant relativement court (une petite poignée d'heures par jour), le naturel des interventions des chercheurs, effectuées le plus souvent à l'intérieur de la grotte, est préservé. On n'y sent jamais la trop grande perfection due à la répétition des prises de vue et aux recadrages des propos que l'on trouve dans la majorité des documentaires pédagogiques télévisés. Les informations sont délivrées de manière vivante, "en direct" à l'équipe et donc au spectateur. Tout au long de son film, Herzog équilibre bien les séquences de discours scientifique et la pure contemplation des joyaux de l'art rupestre ornant les murs de la grotte. Et il y a certes de quoi les admirer, le décor, parois et sols recouverts d'ossements, se révélant de toute beauté.

    Le recours à la 3D se justifie aisément (autant que chez le coreligionnaire d'Herzog, Wim Wenders, inspiré lui aussi au même moment). Ici, elle prolonge l'effet obtenu par cet art préhistorique du dessin qui joue déjà parfaitement du relief du support. Elle permet de s'approcher au plus près des peintures, des stalactites et des crânes d'ours, autant de choses qu'Herzog et ses techniciens n'ont bien sûr pas le droit de toucher mais que l'image 3D rendent presque palpables. Cet art de 30 000 ans, on peut donc l'effleurer, le faire venir à nous et les scientifiques peuvent l'analyser, déduire que ces deux figures ont été tracées par la même main ou préciser un ordre chronologique dans la succession des traces laissées sur les murs.

    Mais comprendre l'Homme du paléolithique est une autre histoire... Pour saisir un surprenant dessin sur une roche conique, si la caméra s'approche, elle ne peut toutefois pas en faire le tour complet. De la même façon, les pensées des ces ancêtres sont inaccessibles. Il nous reste donc à imaginer. Et à nous projeter dans ces temps-là nous voyons vite se confondre imaginaire et spirituel. Herzog est alors en terrain connu. Pour finir (ou presque), il peut nous faire communier et sacraliser dans un dernier hommage ces magnifiques peintures et gravures, les filmant longuement (sur la musique prenante signée par Ernst Reijseger, très importante dans la réussite poétique du film) comme jadis Tarkovski le fit pour Roublev.

     

    Herzog,France,Allemagne,Documentaire,2010sLA GROTTE DES RÊVES PERDUS (Cave of forgotten dreams)

    de Werner Herzog

    (France - Etats-Unis - Canada - Allemagne - Grande Bretagne / 90 min / 2011)

  • Everyone else

    everyoneelse.jpg

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    Un couple de trentenaires allemands se déchire lors de vacances en Sardaigne.

    La mise en scène de Maren Ade est d'une modernité tempérée (longueur des séquences, agencement de blocs, moments sous-dramatisés) et d'une audace mesurée (bavardages existentiels, violence rentrée, crudité sexuelle relative). Ses acteurs sont compétents et tentent de se débrouiller avec ces mots un peu lourds tournant autour du besoin d'être aimé. La lumière naturelle est belle et les maillots de bain sont de sortie. Le film est en fait moins sexy que ne semble l'annoncer son affiche.

    Le problème ne réside pas là mais dans les personnages et dans le propos véhiculé en douce, choses qui font d'Everyone else une œuvre particulièrement déplaisante.

    Lorsque l'on fait l'autopsie d'un couple, l'âge des protagonistes est important. Et c'est un couple dans une situation particulière que Maren Ade choisit de placer sous son microscope : il est en construction, fraîchement formé "officiellement" semble-t-il, comme à l'essai sur cette période de vacances. Ne pas décentrer son regard, se concentrer sur le quotidien, naviguer entre le silence et les grandes phrases, alors que le couple étudié a peu de poids, peu de passé, demande un sacré talent que Maren Ade, manifestement, n'a pas. Les coups bas, volontaires ou pas, que se portent les deux personnages laissent indifférents car ils les engagent si peu, ils viennent de nulle part, ils ne tirent pas toute une vie commune derrière eux. Et ils sont nombreux : mensonges, omissions, tromperies, mesquineries, méchancetés gratuites... Difficile de s'attacher à ces deux enfants gâtés, architecte génial et chargée de relations chez Universal. Deux êtres à vif, deux êtres se sentant à la marge. Et Maren Ade de nous faire un chantage à l'originalité...

    Mais il y a pire : il y a un jugement permanent sur tous les autres (everyone else). Le couple principal est certes montré sous ses mauvais jours mais sa place dans le récit, centrale sinon exclusive, lui permet d'être épargné puisque plus approfondi. Les autres n'ont pas cette chance. Evoqués dans un seul dialogue (les gens au camping-car), absents (les parents), aperçus rapidement (un couple de touristes un peu plus "simples" croisé dans la rue) ou plus déterminants pour la dramaturgie (le couple d'amis "installés" et attendant un bébé), tous voient leurs goûts et leurs modes de vie méprisés plus ou moins ouvertement. Alors que, à voir la tension qui parcourt certaines séquences, nous pouvons nous attendre, à travers cette radiographie du couple, à ce que nous découvrions au final le portrait au vitriol d'une classe, nous sommes au contraire forcés d'épouser ce regard supérieur et dédaigneux, nous restons au même niveau, du même côté.

    Ajoutons que le dernier quart d'heure propage l'idée de manipulation des êtres jusqu'à abuser le spectateur lui-même par une série de coups de force émotionnels, ce qui n'a pas vraiment pour conséquence d'atténuer notre envie de rejeter ce film.

     

    everyoneelse00.jpgEVERYONE ELSE (Alle anderen)

    de Maren Ade

    (Allemagne / 119 mn / 2009)

  • Pina

    wenders,allemagne,documentaire,2010s

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    Dire tout d'abord que les images de la représentation du Sacre du printemps, telle qu'elle est filmée par Wim Wenders, ont constitué la plus stimulante expérience cinématographique qu'il m'ait été donné de vivre ces derniers mois.

    C'est ainsi que débute Pina, le film hommage du cinéaste à la célèbre chorégraphe du Tanztheater Wuppertal, Pina Bausch, décédée en 2009. Et déjà, d'une part, nous sommes plongés au cœur de l'art de la danse tel que l'a conçu cette femme, d'autre part, la pertinence du choix de la 3D éclate sous nos yeux. Le travail sur la profondeur et la netteté des contours des corps, des vêtements et des objets que permettent cette technique la rende particulièrement appropriée à la mise en scène d'un ballet, l'œil passant en effet du groupe au soliste, de l'arrière plan au devant, sans heurt, en captant la même intensité, en bénéficiant de la même définition. Nous pensons alors appréhender le mieux qu'il est possible ce qui se joue sur scène, en chaque endroit et à chaque moment.

    Pina est organisé comme une succession de représentations au théâtre, de séquences dansées en extérieurs et de témoignages de danseurs (ainsi que de quelques images d'archives). A mon sens, la 3D selon Wenders n'est jamais aussi convaincante que lorsqu'elle investit un espace artificiel, celui de la scène, donc, avec son fond dépouillé, monochrome ou sans couleur. La 3D ne génère pas un surcroît de réalité, comme veut nous le faire avaler la publicité. Elle n'incite pas au toucher : s'il y avait caresse, le contact ne se ferait que sur une surface plane et lisse, une strate. Cette image est en effet constituée de couches successives, propriété qui renvoie au passé du cinéma et de la vidéo, aux superpositions diaboliques de Méliès, aux tentatives de films en relief, aux transparences hollywoodiennes classiques ou aux expériences d'un Zbigniew Rybczynzki. Wenders sait prendre en compte cette idée de trucage et s'en amuse au détour d'une séquence montrant une danseuse aux bras exagérément musclés ou d'une saynète autour d'une "maison de poupée".

    Dans son art, Pina Bausch faisait  bouger les lignes et tomber les frontières. Elle faisait, aussi, tomber les lignes : chez elle, les corps ne cessent de chuter, tout en continuant, même à terre, à danser. Wenders lui emboîte le pas. Ne se limitant pas à faire danser aux carrefours, dans le métro aérien ou près des cours d'eau, il cherche à travailler la géométrie des plans. Des cadrages se font au ras du sol, des plongées donnent le vertige, des images s'emboîtent les unes dans les autres, et toujours,  grâce à la 3D, la profondeur est sondée. Les éléments du plan sont découpés si nettement, la séparation entre les couches est si visible, qu'il semble impossible de passer de l'une à l'autre. Et pourtant, avec fluidité, les corps voyagent dans cet espace sans effort, les points de références pour l'œil ne cessent de changer, provoquant parfois une étonnante perception des proportions. Les envols eux-mêmes s'en trouvent suspendus plus longuement, plus facilement. En extérieur, ces effets se ressentent avec moins d'évidence. Toutefois, voir danser la troupe hors les murs, ce n'est pas une manière de se frotter plus vigoureusement au réel. Quoi de plus irréel, en effet, que ces séquences là ? La danse, comme tout art, n'est qu'une image, une représentation, un reflet du réel.

    Avec Pina, le cinéma s'occupe donc de la danse, avec les moyens qu'il faut mais sans se départir d'une agréable simplicité. Un écran de cinéma apparaît au fond de la scène, un projecteur, un chariot, des rails évoquent la machinerie du 7ème art. Des effets de montage, fusionnant plusieurs personnes en une seule lors de la pièce Kontakthof, permettent de visualiser ce qui ne pouvait l'être sur scène. Des lieux, des compositions, des gestes, font écho à d'anciens films de Wenders. Réjouissons-nous que tout cela soit débarrassé, miraculeusement, de la dimension moralisatrice accompagnant souvent les réflexions habituelles du cinéaste sur les images.

    La lourdeur d'une chape, il est certes possible de la ressentir à un autre niveau. Les propos tenus par les danseurs, dans des inserts brisant parfois de façon gênante l'élan des séquences de ballet, paraissent dans un premier temps trop exclusivement flatteurs envers la disparue. Ces interventions ne semblent guère permettre de mettre en valeur autre chose que le regard perçant de la chorégraphe et sa capacité à révéler ses danseurs à eux-même, deux qualités rappelées ici à l'envi. Mais on peut voir ces séquences d'un autre œil et les entendre d'une autre oreille. Tout d'abord, Wenders ne s'en sert pas dans un but didactique. Son film n'est pas une leçon d'histoire de l'art, il donne simplement à voir la singularité de l'œuvre de Pina Bausch. Les bouleversements qu'elle a provoqué sont sur l'écran et il n'est pas utile qu'un commentaire vienne nous rappeler le travail radical sur le corps, les vêtements et le décor. Les phrases que prononcent les danseurs ne sonnent donc pas comme des explications, mais comme des messages. Pina est un tombeau, au sens du poème écrit pour un défunt. Il y a un côté fiction dans ces intermèdes, ces mots étant visiblement mûrement choisis et écrits. De plus, ces femmes et ces hommes sont présentés de la même manière, en train de prendre la pose, leur parole ne venant qu'en off, comme en pensée. Filmés ainsi, ils ressemblent aux anges des Ailes du désir. Non nommés, ils forment une sorte d'armée ailée au service de la déesse Pina.

    Depuis vingt ans, Wim Wenders traversait le cinéma en fantôme. En disparaissant, Pina Bausch l'a fait renaître.

     

    pina00.jpgPINA

    de Wim Wenders

    (Allemagne - France - Grande-Bretagne / 106 mn / 2011)

  • Scènes de chasse en Bavière

    fleischmann,allemagne,60s

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    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Sur la jaquette de ce DVD concocté par les éditions Montparnasse, se trouvent deux assertions qui méritent d'être nuancées. La première se niche dans l'accroche tirée d'une critique de Télérama : "Un diamant noir oublié". Le dernier terme semble excessif et mal choisi. En effet, si cette nouvelle vie donnée au film de Peter Fleischmann a de quoi réjouir le cinéphile, Scènes de chasse en Bavière n'est jamais tombé dans le puits sans fond des œuvres invisibles. Sorti dans les salles françaises en 1970, il a pu bénéficier depuis de quelques passages à la télévision et d'une édition en cassette VHS au début des années 90, avant une reprise au cinéma fin 2009. Surtout, après avoir découvert ce film inconfortable, que ce soit sur l'un ou l'autre de ces supports, le spectateur a peu de chances de "l'oublier" par la suite (il y a peut-être confusion entre l'œuvre, dont le titre au moins est connu, et la carrière de son auteur, qui ne ré-éditera apparemment jamais ce coup de maître malgré plusieurs tentatives et qui connaîtra moins d'honneurs au cours des années 70 que ces principaux coreligionnaires du "nouveau cinéma allemand").

    La deuxième, lisible dans le texte de présentation, donne plus à réfléchir et va nous permettre d'entrer dans le vif du sujet. L'éditeur avance que la force du film est due notamment au fait que "le réalisateur a pris soin de ne pas dater son œuvre". Certes, Peter Fleischmann a braqué sa caméra sur une communauté rurale extrêmement conservatrice, un groupe semblant refuser toute évolution d'ordre moral. Des analogies, sur lesquelles nous reviendrons, indiquent que ces êtres humains en restent, sur bien des plans, à l'état animal. Les rites, la tradition, l'ordre ancestral structurent cette micro-société. Le film, qui s'est ouvert sur une messe, se clôt avec un banquet et apparemment les terrifiants évènements ayant eu lieu entre ces deux moments de communion n'ont ébranlé aucune conscience, n'ont provoqués aucun changement notable dans la population. Ce sentiment d'immuabilité peut donc, effectivement, participer à la portée universelle du propos et laisser imaginer un déplacement aisé de l'argument en d'autres lieux ou d'autres époques. Toutefois, le récit de Scènes de chasse en Bavière, n'est pas plus situé hors du temps que dans un lieu imaginaire (le titre du film est déjà suffisamment clair). Présence d'un petit groupe de travailleurs immigrés turcs, vues d'une autoroute à proximité du village, passages réguliers d'avions militaires dans le ciel, jeune homme aux cheveux longs traînant au bar, juke box et radio portative : les marqueurs temporels ne manquent pas et indiquent la contemporanéité de l'action. Fleischmann, inquiet, parle donc de ce qui est, et si la réflexion qu'il propose d'entamer peut être élargie à l'envie, ses bases n'ont rien d'abstrait.

    Cette chronique de la haine ordinaire et de l'éradication de l'autre, le cinéaste lui donne la forme d'un terrible engrenage menant de façon glaçante à l'inéluctable. Méthodiquement, les étapes sont décrites : l'arrivée du corps étranger (ou le retour, puisqu'il s'agit d'un jeune homme revenant chez sa mère après un long séjour "à la ville"), le déploiement des ragots, les manifestations d'agressivité, l'élément déclencheur du drame et enfin la chasse à l'homme. Mais cette progression concertée ne se transforme pas en marche à pas forcés pour le spectateur. Celui-ci n'est pas soumis à un dispositif rigide. Le film possède tout d'abord une valeur documentaire, les activités, les travaux, les coutumes, étant finement observés et l'usage du noir et blanc participant au côté brut de la captation. Fleischmann, recherchant une certaine vérité des comportements, articule avec souplesse les échanges qui provoquent l'amplification de la rumeur dévastatrice.

    Après la séquence de la messe puis celle de l'arrivée d'Abram sur la place du village, au milieu des habitants, le cinéaste enchaîne avec des images de l'intérieur d'une porcherie. L'analogie est ainsi posée dès le début du film : les humains ne se comportent pas mieux que des animaux. Tels qu'ils sont montrés, les cochons semblent avoir trois activités principales : couiner, manger et se reproduire. Les villageois ont à peu près les mêmes. En conséquence, la séquence centrale, longue et frontale, de la mise à mort du cochon, de son découpage et de sa cuisson, choque moins par ce qu'elle montre que par ce qu'elle insinue quant à la suite dramatique des événements, puisque ceux qui effectuent ce travail somme toute banal à la campagne ne cessent de parler, tout en s'affairant autour de l'animal, du cas d'Abram.

    Face aux médisants, ce dernier commet sans doute l'erreur de réagir de la plus mauvaise des façons, ne choisissant ni le démenti ni l'affirmation mais plutôt la distance ironique, avant le silence et l'esquive. Ce faisant, il se place à un niveau auquel ses tourmenteurs n'ont pas accès. Il ne joue pas leur jeu, contrairement aux deux autres figures de marginaux, celle de la fille facile du village, tolérée (jusque dans l'église) car soulageant la pression sexuelle des mâles du groupe et celle de l'idiot, qui amuse les enfants. Cependant, c'est avec l'un de ces deux-là qu'une issue serait possible pour Abram.

    Ce personnage de victime, Peter Fleischmann n'en fait pas un pauvre innocent et de là vient la force dérangeante de son film. Si calme et si réservé, si habile de ses mains pour réparer les machines agricoles, Abram est terriblement maladroit dans son comportement. La façon dont il repousse la "putain" du village ne nous le rend guère sympathique et les gestes de tendresse équivoques qu'il a à l'encontre du jeune idiot ne laissent pas de doute quant à ses intentions. Abram (joué par Martin Sperr, auteur de la pièce originale) vaut-il mieux qu'un autre pris isolément ? N'est-il pas coincé dans ce système infernal qui pousse les faibles à trouver encore plus faible qu'eux afin d'oppresser à leur tour ? La description politique est angoissante. Peter Fleischmann, affligé par l'agressivité éclatant dans les rapports entre les êtres humains, a enregistré sans broncher des plaisanteries qui ont tout de l'invective haineuse, des jeux entre ouvriers locaux et immigrés ne se délestant pas de leur part de violence, des scènes de rigolade et de beuveries qui menacent de tourner au viol collectif. Sans passer par le prêche, il a rendu compte d'un abominable effet d'entraînement de groupe et des méfaits du repli communautaire, même au sein des populations se croyant les plus vertueuses. En 2011, Scènes de chasse en Bavière n'a rien perdu de son pouvoir de sidération et ceux qui le découvriront aujourd'hui ne seront probablement pas prêts de "l'oublier".

     

    fleischmann,allemagne,60sSCÈNES DE CHASSE EN BAVIÈRE (Jagdszenen aus Niederbayern)

    de Peter Fleischmann

    (Allemagne / 82 mn / 1969)

  • La révélation

    (Hans-Christian Schmid / Allemagne - Danemark - Pays-Bas / 2009)

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    revelation2.jpgAvec La révélation, titre français passe-partout remplaçant le Storm original mais pas forcément plus approprié, Hans-Christian Schmid a eu le mérite de se frotter à un sujet politique actuel et complexe. Développer une fiction à partir de l'activité d'une institution comme le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie n'est pas chose aisée. Le cinéaste allemand le fait sans complaisance vis à vis des magistrats y exerçant leur métier, n'hésitant pas à évoquer leur lassitude, la tentation des petits arrangements et, plus généralement, la difficulté à résister au pragmatisme politique international qu'impose, entre autres choses, la construction européenne. Tourné en 2008, le film entre en résonance avec le procès Slobodan Milosevic et l'arrestation de Radovan Karadzic et tente d'accompagner les réflexions autour de la place à donner à la Serbie dans l'U.E. Pour étoffer sa base documentaire, que l'on sent très travaillée en amont, Schmid brosse le portrait de deux femmes, l'une, véritable héroïne de cette histoire, procureure à La Haye, l'autre, victime de la guerre de Bosnie, et donne à son film l'apparence d'une enquête policière dont l'aboutissement est censé interroger les notions de responsabilité individuelle et de droiture morale.

    Les intentions sont là, hautement louables. Mais il reste à parler cinéma... En 2005, Sydney Pollack situait une intrigue criminelle au sein même du siège de l'ONU. L'envie du réalisateur des Trois jours du Condor de retrouver le goût des succès d'un certain cinéma américain des années 70 donnait à L'interprète une petite saveur désuète qui en faisait un film honorable. Hans-Christian Schmid, en tentant d'appliquer une forme américaine et très actuelle à son document cherche lui à dépoussiérer. Il ne veut surtout pas que l'on prenne La révélation pour un simple film-dossier mais pour un thriller politique moderne. Or, il semble qu'il y ait, ces derniers temps, une fatalité stylistique pesant sur le genre et que l'on doive s'appeler Roman Polanski pour faire une proposition dans laquelle il soit réellement question de mise en scène (The Ghost writer, 2010). Comme nombre de faiseurs de thrillers interchangeables, Schmid, s'ébroue ici dans le plus parfait académisme visuel et rythmique de notre époque. Les tons sont froids (lumière et musique), les raccords sont brusques, les cadres sont agités pour intimer l'ordre au spectateur d'être sous pression et de ressentir l'urgence. N'oublions pas les infimes variations de mise au point censées donner l'illusion d'une prise sur le vif. Salle d'audience, chambre d'hôtel, salle de bain, bureau, rue encombrée... quel que soit l'endroit, le style ne varie pas. Avec ses multiples lieux arpentés, des immeubles officiels de La Haye aux villes thermales de l'ex-Yougoslavie, on se serait pourtant attendu à un minimum de travail sur la notion d'espace.

    Du point de vue dramatique, le film ne se révèle pas plus original, le déroulement du récit restant prévisible d'un bout à l'autre, jusqu'à l'inévitable dénouement en forme de baroud d'honneur, vain mais digne. Dans ce qui nous est vendu comme une quête de vérité, nous cherchons en vain l'ombre d'un doute, la zone grise. Notre guide dans cette histoire, cette procureure intègre, est, jusqu'au bout, sûre d'elle-même et de ses jugements. De manière significative, toutes les séquences de confrontation lui laissent le dernier mot, mises à part les dernières où, de toute façon, ses interlocuteurs tiennent des positions que le spectateur doit mépriser. Notons enfin que, lorsque le film débute véritablement, notre héroïne vient de reprendre en main cette affaire qui traînait en longueur. Ce choix est destiné à faciliter le rapprochement du point de vue du spectateur avec le sien. Il n'est pas critiquable en soi (Polanski faisant à peu près le même avec le personnage de Ewan McGregor dans le film cité plus haut), mais il aboutit ici à quelques contre-temps étonnants, à quelques rebondissements obtenus à peu de frais, la magistrate ne paraissant pas plus que nous connaître exactement tout du fonctionnement du Tribunal et des impératifs de la politique européenne.

    Alors qu'ils assistent à un enterrement dans un village bosniaque, le fonctionnaire local chuchote à la procureure : "Regarde ces garçons. Ils sont toujours hantés par la guerre." La séquence ne semble exister que pour placer ces propos, bien évidemment validés part le montage qui leur colle alors un plan sur les hommes en question. Schmid est incapable d'exprimer cette idée autrement. Cette poignée de secondes résume tout le film : informé mais aussi simplificateur, appuyé, et, au bout du compte, assez pénible.

     

    Chronique dvd pour logokinok.jpg

  • Moïse et Aaron

    (Danièle Huillet et Jean-Marie Straub / Allemagne - Autriche - France - Italie  / 1975)

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    moiseetaaron.jpgMoïse et Aaron (Moses und Aron) est l'adaptation d'un opéra inachevé d'Arnold Schönberg. La première réflexion que l'on se fait devant ce film, c'est que les Straub n'ont pas cherché à tirer l'opéra vers le spectacle cinématographique, contrairement aux autres cinéastes ayant tenté ce genre d'expérience comme Losey ou Rosi (le premier y parvenant, dans mon souvenir, mieux avec Don Giovanni que le second avec Carmen). Le plan long, la caméra fixe et les acteurs immobiles sont la règle, souffrant de peu d'exceptions. Les cinéastes inventent le cadrage de "trois-quart dos". L'écran peut rester noir deux ou trois minutes.

    En somme, nous voilà forcés de prêter toute notre attention à la musique. Celle-ci est si complexe, si difficile parfois, aux oreilles du novice, que cette obligation trouve sa justification. Rarement, donc, aura-t-on mieux entendu un opéra (à défaut, sans doute, de le comprendre entièrement).

    Toutefois, la radicalité des parti-pris de mise en scène nous met sérieusement à l'épreuve. Elle signale avant tout une série de refus tout près de provoquer l'exclusion du spectateur : refus du contre-champ (les chœurs répondant au soliste sont très rarement montrés et jamais de façon frontale, classique), refus de la représentation des actes, refus de l'ellipse musicale (d'où un sentiment de longueur et de répétition), refus du décor (nous sommes dans l'épure des ruines antiques), refus de l'identification (à l'exception de Moïse et Aaron, gratifiés de quelques plans rapprochés, tous les autres protagonistes sont laissés à distance). Dans ce contexte, le mouvement d'un acteur, un panoramique, l'insertion d'un gros plan résonnent comme un coup de tonnerre. La rareté de ces événèments font qu'ils se chargent immédiatement de sens, le souci étant que celui-ci nous échappe régulièrement. Lorsque la caméra se rapproche tout à coup d'Aaron, nous sentons bien que ses propos sont d'importance mais lorsqu'elle recadre longuement, en bout de plan, les marches d'un monument, nous nous trouvons quelque peu coincés entre incompréhension et vanité.

    Or, à mi-chemin, un léger changement intervient. Revenons au livret de Schönberg. Moïse reçoit la parole divine et se trouve chargé de la transmettre au peuple d'Israël (vivant en Egypte sous le joug du Pharaon), par l'intermédiaire d'Aaron. Lorsque Moïse passe plusieurs jours dans la montagne afin de recueillir les lois et le droit, les nouveaux croyants se sentent abandonnés. Aaron détourne alors la parole de Moïse pour restaurer la confiance. Il propose au peuple une représentation de Dieu, plus facile à identifier et à idolâtrer que l'entité invisible et éternelle. Il laisse hommes et femmes déposer leurs richesses au pied de l'idôle et s'adonner aux plaisirs. A partir de ce moment-là, les cinéastes commencent à donner à voir des actions, certes distanciées mais clairement identifiables : meurtre, procession, sacrifice, offrande, danses. Le style reste solennel mais le sens des images perce mieux.

    Le retour de Moïse et sa confrontation avec Aaron va finir de l'éclaircir. Il s'agit en fait d'une lutte entre l'idée et l'image. Moïse s'évertue à faire accepter l'idée de Dieu directement alors qu'Aaron estime que le peuple ne peut la recevoir telle quelle et doit être mis face à une représentation concrète du divin. Déjà intéressante en soi, cette opposition illumine d'un coup le film puisqu'elle redouble de manière évidente l'interrogation de Straub et Huillet : le spectateur est-il capable de saisir l'idée ou doit on lui présenter à travers une médiateur, c'est-à-dire un récit, une esthétique, un effet de mise en scène, autant d'éléments qui définissent le cinéma "traditionnel".

    L'ultime séquence du film, très belle et dépourvue de musique, voit en quelque sorte la victoire de Moïse sur Aaron et donc... celle des Straub qui semblent partager les visées du premier. Pour ma part, esthétiquement, j'adhérerai plutôt à la version "aaronienne" des choses. Le film a le mérite de présenter dialectiquement les deux propositions et stimule ainsi la réflexion. Le chemin est long et difficile mais il ne faut surtout pas s'arrêter en route, pour ne pas rester sur une impression de pénibilité.