Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

J. Edgar

jedgar1.jpg

****

C'est un film sans couleurs et mangé par la pénombre, un film de fin de parcours, presque momifié, un film où il ne se passe finalement pas grand chose pendant cent trente sept minutes de biopic. J. Edgar prête le flan à bien des critiques. Il me semble pourtant que tout ce qui, ailleurs, pourrait signifier un ratage joue en fait en sa faveur pour finir par lui donner une belle cohérence et une indéniable prestance.

Le portrait que fait Clint Eastwood de John Edgar Hoover n'est pas chargé au point de couler le personnage. Ceux qui reprochent cela au cinéaste auraient certainement été les premiers à regretter une main lourde si la représentation avait été celle d'un salaud intégral. Or, décrite comme elle l'est, qui peut dire que cette vie est enviable ? Qui peut trouver que ce réactionnaire, raciste, paranoïaque et homophobe-homosexuel refoulé est un homme aimable, juste parce qu'il a les traits de Leonardo DiCaprio ?

Hoover est resté le patron du FBI alors que huit présidents se succédaient à la tête du pays. Ce temps extraordinairement long, a été celui d'une lutte pour la préservation et l'accroissement de son pouvoir, devenant parallèle à celui de la Maison Blanche. L'obsession de cette maîtrise est l'objet du film. Tout est centré sur Hoover et tout doit ramener à lui (en un sens, Hoover dirige même le spectateur en prenant en charge le récit de son parcours, au point de l'abuser). L'homme est le responsable d'un corps d'élite mais ne procède pas lui-même aux opérations de terrain, ce qui lui est reproché. Il ne sort pas du siège du FBI. Ainsi, l'Amérique, est réduite à son bureau. Hoover a voulu protéger son pays comme on protège sa famille. Mieux encore, donc, l'Amérique, c'est l'appartement qu'il partage avec sa mère. Et encore, c'est sa chambre, voire, son miroir. Passant par le prisme du film, l'Amérique est toute entière là dedans. Resserrer le cadre sur le patriote Hoover, pour Eastwood, c'est parler de ce qu'est son pays (et ce qu'il est, ou a été, lui, cinéaste-acteur).

Plus que jamais chez lui, les personnages sont menacés par les ténèbres à chaque plan. Ce qui les entoure est indiscernable et donc potentielle source de danger. Potentielle parce que ce danger n'existe la plupart du temps que dans leur tête. Eastwood ne le représente d'ailleurs jamais vraiment, jamais de manière affirmée. Nous ne voyons à l'écran que quelques échauffourrées ou bien des fusillades et des attentats aux auteurs non identifiés, aux causes non reliées (alors que nous sommes dans le registre de l'enquête). Apparemment, quelque chose a changé chez Eastwood. L'homme accusé de l'enlèvement du bébé Lindbergh est regardé sans pitié par Hoover et le peuple, mais pas par la mise en scène. Il n'est pas dénoncé par la caméra.

Les mensonges, ce sont donc plutôt ceux de Hoover qui sont mis à jour : nombre de coups d'éclats revendiqués le sont abusivement (parfois, avant d'en avoir la confirmation, une ellipse bizarre a pu nous mettre la puce à l'oreille). C'est que l'homme menacé par l'ombre aime se retrouver sous les feux des projecteurs (qui, au contraire, n'attirent pas, selon ses propres dires, son ami Clyde). Forcément, il se voit alors coupé en deux. L'ombre et la nuit grignotent l'image et scinde son visage, en renvoyant une partie vers le néant. Hoover est "incomplet". Mais cela veut dire aussi que ce mal qu'il combat partout et à tout moment, il l'héberge lui aussi. Seulement, cette part d'ombre, il refuse de l'assumer. Lorsque, face au miroir, il semble enfin décidé à la regarder, il ne supporte pas cette vue et s'effondre. Comme les figures de la vieillesse envahissent progressivement le film, tout cela génère une ambiance mortifère. DiCaprio, Armie Hammer et Naomi Watts sont effectivement comme momifiés, ployant, entravés. Mais cette difficulté, ces efforts pour faire vivre quelque chose sous le maquillage, sont étrangement émouvants.

J. Edgar c'est un homme et une obsession qui ne le fait pas vraiment avancer. Par conséquent, le récit n'avance pas beaucoup lui non plus, jouant de surcroît sur plusieurs temporalités, en allers-retours. Un peu maladroitement, Eastwood passe par exemple d'une époque à l'autre en raccordant les figures de Hoover et de Tolson jeunes à celles des mêmes beaucoup plus agés dans le décor de l'ascenseur de leur bureau. Mais après tout, l'usage de ce procédé traduit aussi le sentiment de l'immuable. L'homme qui a modernisé les techniques de l'Etat policier est resté le même entre 1932 et 1960, oppressé par les mêmes peurs et pensant le monde avec la même étroitesse d'esprit. De plus, cette construction narrative globale ne débouche pas sur une éclatante révélation et ne se boucle pas spectaculairement notamment parce qu'il n'y a pas en amont, contrairement à l'usage dans les biopics classiques, de focalisation sur une scène primitive, sur un traumatisme particulier qu'il faudrait surmonter. Il y a juste l'évocation de plusieurs "raisons", une influence, une éducation, une rigidité morale passant par de multiples vecteurs et qui sera confortée ensuite par les aléas d'une vie menée avec une soif maladive de contrôle absolu.

Le cinéma d'Eastwood n'est plus un cinéma d'action et ce J. Edgar est bel et bien un film de conversations, un film qui ploie, un film qui a du mal à bouger. Il n'en est pas moins prenant.

 

Eastwood,Etats-Unis,biopic,2010sJ. EDGAR

de Clint Eastwood

(Etats-Unis / 137 min / 2011)

Commentaires

  • Jusqu'à maintenant je n'avais aucune envie de le voir. D'abord parce que les derniers Eastwood, depuis plus de dix ans, m'ont tous martyrisé. Ensuite parce que tous ceux qui défendaient le film se contentaient de raconter la vie de J. Edgar Hoover, de la paraphraser, sans jamais évoquer la forme du film, et quand on leur demandait de le faire ils étaient bien en peine de le défendre vraiment. Tu es le premier (que je lise) qui parle de la construction du film et de son travail sur la lumière, et ça me rend au moins curieux.

    Ah et tu me rassures sur l'absence de "scène matricielle" à la Ray ou à la Walk the line, parce que la bande annonce faisait peur sur cet aspect-là, notamment quand la mère lui balance : "Tu seras le maître de ce pays un jour mon fils !" -_-

  • Ce plaidoyer en faveur du film m'interpelle vraiment car, j'ai beau fouiller ma mémoire à la recherche d'une idée forte, d'une image saillante qui sortirait ce film de sa gangue de naphtaline, mais je ne trouve pas. A force de filmer des histoires de vieux, Eactwood se confond avec ses personnages jusque dans la momification (celle d'Armie Hammer qui pourrait représenter un Eastwood centenaire). C'est donc ainsi que doit finir un cinéaste que nous avons tant aimé ? J'espère de tout coeur un regain de vigueur avec le remake de "A star is born".

  • Rémi : Des phrases comme celle que tu cites, il y en a plusieurs mais aucune sur laquelle on reviendrait constamment pour la signaler comme fondatrice pour la psychologie du personnage et le récit entier. On a plutôt un faisceau d'explications, un conditionnement.
    Quant aux critiques, on lit effectivement beaucoup de choses sur l'histoire de Hoover et assez peu sur la forme. Dans les journaux, il y a, il est vrai, plus "d'obligations" de contextualisation par rapport aux lecteurs et souvent, dès que l'Histoire a son importance dans le scénario, la critique ne parle quasiment que du sujet.

    prinécranoir : Moi, ce serpent de mer "A star is born", il me fait plutôt peur sur le papier...
    Quant à "J. Edgar", film de vieux, oui, absolument. Il l'est à tous points de vue, et c'est pour cela que je le trouve très intéressant. On voit comment ça continue à vivre sous les bandelettes des momies (les acteurs sont tous remarquables, DiCaprio en tête bien sûr). Et puis on sent un film de fin de carrière et de vie, avec ses imperfections, mais un peu comme les œuvres ultimes des maîtres hollywoodiens que vénère Eastwood.

  • Je pensais aussi à des critiques brillants et exigeants, qui habituellement ne se contentent pas de raconter l'histoire, tel Jean-Baptiste Thoret dans Charlie Hebdo.

  • Superbe note, vraiment très belle analyse. Si Eastwood est parti avec ces intentions, si c'est bien l'effet recherché, alors oui il a réussi son film (avec beaucoup de lenteur, comme tu le dis, il ne se passe pas grand chose).

  • Bonjour Ed, j'ai hésité à voir ce film, j'y suis allée parce que je ne savais pas quoi voir d'autres. Je ne me suis ennuyée mais je n'ai pas été transcendée non plus. L di Caprio m'a enfin paru convaincant dans un rôle lourd. On a du mal à cerner la personnalité d'Hoover. C'est un être humain tout simplement avec ses contradictions. J'ai trouvé le rôle de sa secrétaire très intéressant dans le fait qu'elle lui est restée fidèle jusqu'au bout pendant ces 48 années, ils ont vieilli ensemble. Il savait choisir ses collaborateurs, c'est déjà très bien.

  • Je suis ravi de lire ton texte, je n'ai pas pu finir le mien avant de partir pour Clermont. Globalement je suis d'accord avec toi, même peut être un peu plus enthousiaste encore. je pense que c'est un des grands Eastwood et les pistes qu'il entretient avec d'autres de ses films marquants me semblent excitantes. Je vais donc me dépêcher pour terminer. Disons que je ne suis pas d'accord sur le manque d'action. Il se passe beaucoup de choses, surtout dans l'exploration de l'esprit tortueux de Hoover et le rythme me semble moins mortifère que dans "Mistic river". Et puis Eastwood a toujours le chic pour les accélérations et la façon de montrer la violence (l'attentat, le massacre de Kansas City).
    Je ne cois pas non plus que ce soit un cinéma "de vieux" au sens ou il y aurait un épuisement, mais "d'homme mûr" qui contemple les choses avec un regard lourd d'années. j'aime cette veine chez lui. On verra la suite.

  • Rémi : Pas lu Thoret (ni les Cahiers, d'ailleurs) mais le texte de Franck Garbarz dans Positif, par exemple, tombe lui aussi un peu dans ce travers.

    Julien : Merci beaucoup. C'est en tout cas ce que j'ai ressenti moi. Je suppose qu'Eastwood s'est lancé avec ces intentions, au moins en partie. Mais il est vrai qu'à lire ses propos en entretien, il n'éclaire pas tellement là dessus.

    Dasola : J'ai, moi aussi, traîné un petit peu les pieds et j'avais tort. En revanche, DiCaprio m'avait paru bon en d'autres occasions déjà, chez Cameron, Scorsese etc...

    Vincent : je vais vite aller te lire.
    De l'action, il y en a certes encore mais elle n'a plus le même rôle qu'avant. J'ai été moins sensible que toi aux accélérations et à la violence, car je les ai vu toujours "filtrées" par le regard de Hoover. Non parce que j'ai senti que les coups d'éclats étaient sujets à caution (pas du tout) mais parce qu'on revenait toujours au personnage vieillissant. Et bien sûr, la révélation de la probable "supercherie" agit presque comme une gomme, elle efface.

  • Belle analyse. La fin de ton texte est éclairant sur la "monotonie" qui s'est dégagé à mes yeux. Aucune scène forte, sauf la dispute qui s'achève par un baiser et, dans une moindre mesure, la visite amoureuse de la bibliothèque du Congrès. Le film est intéressant sur bien des points, la mise en scène, notamment, ou la valorisation de l'intime, mais il m'a fait bailler.

Les commentaires sont fermés.