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Citizen Kane

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Les révolutions ne naissent pas d'un claquement de doigt, elles ne surgissent pas comme ça du néant. Si voir Citizen Kane c'est se projeter inévitablement vers l'après (un lien parmi tant d'autres se fait avec Scorsese : l'utilisation de la musique, les nombreux changements d'échelles de plans, la simultanéité des actions, les séquences de fête minées par des tensions profondes...), c'est en même temps bénéficier d'un extraordinaire condensé de tout ce qui s'est fait avant. Le geste est excessif, provocateur et ludique : l'esthétique d'une époque est poussée vers ses points ultimes et paraît ainsi renouvelée.

Comme Charles Foster Kane se transforme en collectionneur compulsif, Orson Welles s'acharne à faire tenir dans son film tout le cinéma (et, contrairement à son héros, réussit son coup, produit quelque chose d'unique à partir de cet amoncellement, même si c'est, pour ainsi dire, la dernière fois qu'il y parvient "entièrement"). Sous l'angle du genre, tout d'abord, il est difficile de ratisser plus large : en deux heures de temps, on nous offre un documentaire, un film noir, une comédie, un mélodrame, un conte gothique, une satire politique, une pièce de théâtre et d'autres encore.

Dans le cadre lui-même, doivent entrer le maximum d'éléments. D'où l'emploi d'une immense profondeur de champ qui permet de démultiplier les actions et d'effectuer des chevauchements qu'une coupe rendrait impossible (comme dans le flash-back venu de l'enfance, où nous voyons le petit Charles continuer à jouer dans la neige, dehors, derrière la fenêtre, alors que se joue, à l'intérieur de la maison, son avenir entre ses parents et son tuteur). D'où, également, la profusion décorative, l'expressionnisme des angles choisis, la franchise des contre-plongées. Cette exacerbation de la forme est complètement assumée : on remarque la surcharge qui caractérise le décor de la chambre à coucher de la "maîtresse" de Xanadu et aussitôt la pièce est saccagée par Kane, excedé par la décision de départ prise par sa femme.

La figure fétiche de Citizen Kane est celle du puzzle (dont les coins des pièces seraient parfaitement ciselés : les séquences du film s'ouvrent et se ferment régulièrement sur des images, des mouvements identiques, complémentaires ou inversés). Un puzzle à assembler mais qui deviendrait de plus en plus complexe au fil du jeu. Welles laisse son film se ramifier partout, à chaque station, l'enquête mené par le personnage de journaliste éclaircissant des points de détails mais densifiant encore l'ensemble. Cette arborescence est repérable jusque dans les entretiens avec les témoins qui parsèment le récit : dans chaque conversation, il y a un ou plusieurs instants où la parole bifurque, untel réclamant des cigares, un autre repensant à une jeune femme croisée longtemps auparavant...

Au milieu de ce puzzle, "Rosebud" n'est qu'une pièce. Trace subsistant d'une enfance volée, elle ne se transforme pas en clé qui donnerait soudain accès à toute la connaissance (malicieusement, Welles nous fait in extremis une faveur, à nous spectateur et à nous seuls, en nous donnant la réponse à la question inlassablement posée par le journaliste). L'homme n'est pas réductible à un mot comme "Rosebud", pas plus que "fasciste" ou "communiste". Toutefois, il faut préciser que pour Welles la vérité n'est pas à chercher entre les deux, elle est dans les deux, ambivalence morale qui trouve son brillant prolongement dans la mise en scène. Kane vit entouré de miroirs et il semble même en faire un de Leland, son associé, son meilleur et peut-être seul ami. De même, les visages et les corps entiers se retrouvent souvent dans l'ombre mais, la plupart du temps, finissent par entrer dans la lumière, dans le même plan (et inversement), ce procédé ne devant pas inciter à penser blanc et noir mais plutôt distinct et indistinct, montré et caché.

Enfin, de ce film exubérant et tonitruant comme la voix qui accompagne le "documentaire" qui forme la première partie, on retient également que l'itinéraire de Kane annonce clairement celui d'Orson Welles, les éclatantes années de jeunesse laissant peu à peu la place aux temps où, comme Xanadu, rien n'est achevé avant la disparition.

 

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welles,etats-unis,40sCITIZEN KANE

d'Orson Welles

(Etats-Unis / 119 min / 1941)

Commentaires

  • Rien à rajouter Ed.Sauf que Citizen Kane a lui seul "est" le cinéma.C'est bien sûr un peu excessif mais le film est si dense,riche,interactif,brutal,réfléchi,panoramique,etc...etc...

  • Revu ces derniers jours, tu en parles fort bien. Révolutionnaire aussi pour sa profondeur de champ, qui aura inspiré de beaux textes à Bazin (qui se trompait), à Mitry puis à Deleuze (qui parlerait de profondeur de temps), comme le sera La Règle du jeu en 49. Nouveau et unique aussi, entre autres, pour ses contre-plongées sur les plafonds qui écrasent des personnages trop grands, et surtout Kane lui-même, le héros de cinéma "bigger than life" par excellence. Film prodigieux comme on n'en avait jamais vu jusqu'alors et qui aujourd'hui encore étonne l’œil et le régale.

  • Je vois qu'il soulève toujours autant d'enthousiasme. Ce qui reste épatant en effet, c'est cette impression de film de cinéma "complet". En revanche, sur la notion de nouveauté, il faudrait sans doute nuancer. Même si il aime moins le film que moi, je rejoins Vincent sur l'idée du "condensé". Voici le lien vers sa note, dans laquelle il s'amuse à lister les "innovations" du film :
    http://inisfree.hautetfort.com/archive/2008/11/23/non-citizen-kane-n-est-pas-le-meilleur-film-du-monde.html

  • Pas mal de mauvaise foi (volontaire évidemment) dans cette critique de Vincent. Ce n'est pas parce qu'il y avait déjà de la profondeur de champ ailleurs, du montage en Russie ou des plafonds dans La Chevauchée fantastique que le film de Welles n'a rien inventé ni rien changé à l'histoire du cinéma. La plupart des critiques de l'époque, et Bazin entre autres, qui avaient vu Vigo, Ford, Eisenstein et les autres, sont un peu tombés de leur fauteuil devant Citizen Kane et ont bel et bien clamé qu'ils n'avaient jamais vu un tel film et que ce dernier allait remettre en cause le cinéma tel qu'il se pratiquait, ou du moins le lancer en bonne partie sur de nouveaux rails, et ils ne s'y étaient pas trompés. Je ne considère pas pour autant que ce serait le "plus beau film du monde" puisqu'il y en a finalement pas mal d'autres mais de là à prétendre que parce qu'on en retrouve certains éléments cruciaux disséminés chez d'autres cinéastes (pas toujours avec la même force d'utilisation d'ailleurs) il serait un film finalement sans grande importance... Tu me diras Vincent n'affirme pas cela, simplement que par conséquent ce n'est pas le plus beau film du monde, or on voit mal pourquoi le plus beau film du monde, si tant est qu'il existe, devrait avoir tout inventé. Rio Bravo, qu'il cite et que j'adore sans limites, l'a-t-il fait ? D'autant que ce n'est pas parce que Citizen Kane n'a concrètement rien inventé qu'on l'aime aujourd'hui mais parce qu'il est admirablement fait, parce qu'il est d'une richesse et d'une audace constantes et tout simplement parce qu'il est insolemment beau. J'ai bien conscience de répondre à une note volontairement caustique mais j'ai revu Kane récemment et l'iconoclastie à tout prix a assez duré ! :)

  • Sans vouloir défendre ce cher Vincent (il le ferait très bien tout seul et puis je place Kane aussi haut que toi, Rémi, contrairement à lui), il faut bien voir que sa note était moins "contre" le film que "contre" la règle qui veut qu'il finisse inévitablement en tête de tous les referendums sur les "plus grand films de l'histoire du cinéma" (enfin... jusqu'à cette année et la désormais fameuse enquête de Sight & Sound qui le place derrière Vertigo). Je comprends son énervement mais (j'en ai déjà parlé plusieurs fois avec lui) je pense qu'il ne sert pas à grand chose de s'exciter (sauf si c'est pour écrire de bons textes comme le sien) puisque ce type de referendum, très large et dans lequel les critiques bien "installés" sont majoritaires, donne forcément ces résultats très "classiques".
    Pour ma part, si je trouve Citizen Kane étourdissant, je n'en fais pas pour autant mon Welles préféré (ce serait plutôt Mr Arkadin). Si je devais citer les "plus beaux films" ou mes "films préférés", il ne serait pas dans les 10, ni les 20, ni les 50 sans doute. Maintenant, si on demande quels sont les films les plus importants ou les plus déterminants, c'est autre chose...

  • Totalement d'accord avec ça et notamment avec ton dernier paragraphe (même si je n'ai pas vu Mr. Arkadin, mais La Dame de Shanghaï et La Soif du mal auraient leur mot à dire).

  • J'ai écris une bêtise dans un commentaire pas encore arrivé (C'est de la prémonition !) mais il y a plusieurs autres films que "Citizen Kane" qui ont été vus par tout les membres de Zoom Arrière. Dont acte.

  • Remi, un peu d'iconoclastie ne fait pas de mal à des classiques qui finissent sinon par sentir la naphtaline :) Blague à part, je pense que nous sommes d'accord sur la notion de "plus grand film etc.", sur "Rio Bravo" et sur le fait que ce film est important. D'ailleurs je l'aime quand même.
    Simplement je crois necessaire de rappeler qu'il n'est pas surgit d'un coup comme le messie. Quand je fais référence à Ford, par exemple, il faut rappeler que Welles avait vu une vingtaine de fois "Stagecoach" pour se préparer, et que le chef opérateur de "Citizen Kane", c'est Gregg Toland qui venait de finir pour Ford "Les raisins de la colère" et "The long voyage home" et ces travaux sont tous aussi exceptionnels. Il y a une continuité.
    Pour ce qui est de la réception critique, je note qu'il y a eu un effet "mediatique" à l'époque sur le film et qu'il reste "le film qu'il faut avoir vu", chose que l'on retrouve dans le tableau de Zoom arrière". c'est le seul film que tout le monde a vu alors que même "Laura " ou "La belle et la bête" ont des absents.
    Du coup, s'il est certain que tout le monde a vu CK à sa sortie française (et c'est très bien), c'est moins évident pour d'autres titres sortis alors que la guerre n'était pas terminée ou avec peu de salles. Le mécanisme a perduré avec cette position acquise par le film. Et puis voila.
    Je trouve par ailleurs amusant que CK ait fini par être détrôné par un film comme Vertigo, film dont les défauts ont souvent été notés qui emporte le morceau à l'émotion et à une beauté très différente, purement poétique, étrange.
    Pour finir, voici quelques arguments plus centrés sur le film lui-même : http://www.fichesducinema.com/spip/spip.php?article3736

  • Juste sur l'effet "médiatique", cela m'a effectivement frappé en me retournant un peu sur sa réception, sur la bande-annonce etc... C'était clairement présenté comme "le film à voir", au moment de sa sortie aux Etats-Unis d'abord, puis ailleurs, comme en France où l'attente fut de plus allongée par la guerre et les échos que les critiques et spectateurs pouvaient en avoir.

  • Dans la biographie de Welles que j'ai lue, il y a eu un énorme "buzz" comme on dit aujourd'hui, autour du projet, du contrat exceptionnel avec la RKO et de Welles lui-même. Ce dernier en a joué habilement comme quand il était à la radio ou au théâtre Mercury, mais j'ai le sentiment que ça a finit par dérailler un peu avec les problèmes que Hearst, qui se croyait visé, lui a fait (campagne de presse...). Au delà de toute considération artistique, l'impact de "Kane " me semble plutôt négatif sur le reste de sa carrière.
    Avec tout ça, j'ai très envie de le revoir à tête reposée, je me suis d'ailleurs rendu compte que ma mémoire avait un peu déformé certaines scènes.

  • Bonjour Edouard, il faut parfois oser s'attaquer à des classiques pour en sortir un très bon texte, et tu l'as fort bien fait. Outre toutes les innovations citées et ressassées, le parcours très riche de Welles avant cette première expérience cinématographique, et sa jeunesse, ont jouées, tout autant que son côté très sûr de lui. A ce titre, "RKO 281" le téléfilm avec Liev Schreiber, retitré chez nous Citizen Welles (que tu connais, je pense), n'est pas si mal.

  • Merci Raphaël. Je n'avais jamais entendu parler de ce téléfilm mais, du coup, je prends note.
    Les classiques, ce n'est pas toujours difficile d'écrire dessus. Il suffit de trouver une petite porte, un détail, pour commencer à les aborder un peu de biais et laisser faire ensuite (et pour Citizen Kane, le film est si riche, que l'on trouve facilement un angle).

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