Le revoyant cette semaine sur Arte, je me suis dit que pour un monument figé au milieu du paysage cinématographique français, pour un film réalisé par un homme au style réputé lourd et rigide, Les enfants du paradis était une œuvre bien vivante, vigoureuse et vivifiante. Dès les premiers plans, les rues de studio de cinéma s'animent sans fausseté ni application apparente. Carné, à la technique infaillible (ne lui a-t-on pas suffisamment reproché...), fond parfaitement ses acteurs dans la foule et les accompagne au gré des vagues qui les portent. Dans cette reconstitution de Paris à Nice, les va-et-vient entre le dehors et le dedans se font sans heurt, de manière très fluide. Dans la coupe qui sépare les plans, on ne sent pas la lourdeur de la machinerie du cinéma qui se met en marche. La source coule. Un flux se crée entre les espaces arpentés : la rue se prolonge dans la salle du théâtre qui dialogue avec la scène qui continue dans les coulisses.
Ainsi, le théâtre, dans Les enfants du paradis, ne recueille pas seulement un simple jeu de reproduction de la vie. Plusieurs séquences ont comme pivot un regard lancé faisant le lien entre scène et salle ou scène et coulisses. C'est un monde vaste (le film frappe par son ampleur, maîtrisée) et cohérent mais qui n'est pas fermé sur lui-même, malgré le fait qu'il se présente sous une forme "bouclée" de récit, début et fin se rejoignant dans l'agitation du peuple de la rue. Entre ces deux extrémités tourbillonnantes, prennent place des accès de raideur théâtrale (les visites masculines successives dans la loge de Garance, quelques scènes d'amour un peu longues), des traits saillants, des scènes enlevées, des pauses bienvenues, des éclairs (le cri d'effroi de Nathalie sur scène à la vue de Baptiste foudroyé). Derrière la technique et le travail, la vérité de certains gestes se signale : un mouvement de la main de Barrault, un sautillement de Brasseur, un jeu de canne de Herrand, un redressement de la tête de Modot. Ils accentuent l'émotion devant un spectacle déjà prenant par la façon dont il est écrit.
Le beau scénario de Prévert permet de réunir et de croiser sans dévoiler de grossiers rouages (l'arrivée impromptue de Nathalie chez la logeuse, à la fin du film, est peut-être une exception mais encore nourrit-elle classiquement le mélodrame). Si les personnages sont clairement différenciés, de l'assassin à l'idéaliste, de l'artiste à la femme libre, de l'amoureuse inébranlable à l'oiseau de mauvais augure, ils ne restent pas figés pour autant. Au contraire, l'écriture et le jeu des acteurs modulent constamment les caractères pour provoquer par endroits la sympathie envers les moins aimables et l'antipathie envers les plus vertueux, comme dans la vie même.
Prévert est aux dialogues. Ils "s'entendent" donc. Bien sûr, certains claquent de manière ostensible (dans la bouche d'Arletty surtout, sa diction aidant) mais, d'une part, ils sont pris dans un flot et, d'autre part, cet art de la répartie poétique convient tout à fait dans ce monde-là, celui des comédiens, des brigands, des aristocrates, autant de personnages en représentation constante (jusqu'aux amoureux, qui ne cessent de se lamenter de ne pas être assez aimés en retour et qui font tout, qui font trop, pour obtenir cet effet miroir désiré). L'éloignement dans le temps, les costumes, jouent aussi en faveur de ces dialogues marqués (délestés qu'ils sont, par ailleurs, de la féérie ankylosée des Visiteurs du soir).
Et souvent, ces mots coupent, sans ménagement. Plus que Jéricho, figure du Destin un peu trop évidente arborée par Pierre Renoir, c'est Lacenaire qui semble distiller son poison misanthrope. Les concessions et les compromis n'ont pas droit de cité (quand on provoque verbalement, il y a vraiment, derrière, l'envie de meurtre) et la noirceur est bien au rendez-vous. Un fort pessimisme recouvre l'ensemble (ce qui ne veut pas dire que celui-ci soit irrespirable, verrouillé ou abusivement pré-déterminé : Carné traite le duel de Frédérick par l'ellipse, ne montre pas l'arrestation de Lacenaire, ne fait pas du cri de Nathalie l'annonce de la mort de Baptiste, bref, il peut ménager des ouvertures et laisser une latitude). Le film tient en équilibre entre le pôle de l'homme blanc, Baptiste, et celui de l'homme noir, Lacenaire, mais c'est bel et bien ce dernier, lui qui choisit sa fin, qui tire le reste le plus fort vers lui.
****
LES ENFANTS DU PARADIS
de Marcel Carné
(France / 190 min / 1945)
Commentaires
J'ai revu le film également. Je trouve que ce qu'on lui reproche souvent - sa théâtralité - est justement ce qui fait sa force. De vrais numéros de théâtre (et de pantomime) crèvent la structure mélodramatique du film. Après, c'est tout ce qui tourne autour de Lacenaire qui m'ennuie. Son amour pour Arletty me semble être un amour de trop dans cette ronde sentimentale (ronde ou plutôt étoilement, car tout tourne autour d'Arletty, et rien ne revient à la pauvre Casarès qui joue la cruche obstinée). Mais dans l'équilibre que tu évoques (entre l'homme blanc et l'homme noir) sa présence est judicieuse, c'est vrai. Ce qui me sidère, par contre, c'est Arletty. La façon dont les mots de Prévert, dans sa bouche, ne sont plus seulement bons, mais intenses.
Je ne suis pas du tout d'accord avec l'intégralité de tout ce que tu avances dans ton article en bois.
Ton article me donne envie de revoir ce film, qui est l'un des premiers classiques du cinéma que j'ai découvert ! Le film tire en effet sa force de sa théâtralité, et de ces personnages jouant sans cesse et incarnés par de fabuleux acteurs. Contrairement à d'autres films de Carné, Les enfants du paradis a gardé un certain charme.
qui est cet abruti de Ringo?
asketoner : C'est vrai que voir (et écouter) Arletty, c'est toujours étrange, ça tranche avec les autres, ça "jure" presque. Mais là, en un sens, ça s'équilibre en face de l'autre personnage détonant qu'est Lacenaire. En ce qui me concerne, sa présence m'intéresse car elle apporte quelque chose de coupant. Quand au personnage de Casarès, c'est en effet le seul qui ne change jamais à nos yeux mais comme cette permanence est revendiquée dès le début (je l'aime, il m'aimera, j'ai confiance etc.), elle n'apparaît pas comme un défaut.
Ringo : Vous m'en voyez très très affecté...
Oriane : Oui, c'est souvent un "classique" que l'on découvre assez tôt. Il y avait d'ailleurs longtemps que je ne l'avais pas vu. En revanche, il faudrait les revoir mais j'ai de bons souvenirs de "Hôtel du Nord" ou du "Jour se lève" (voire même du plus tardif "Thérèse Raquin").
Christophe : Aucune idée.
Non mais j'aime beaucoup le personnage de Casarès (allez... dardennien, osons le dire !). Ce que je regrette, c'est l'absence de circulation des affects entre les personnages, ou disons la surcharge d'affects autour du personnage d'Arletty.
Je reprendrais bien une dix ou onzième fois de ce tourbillon aristo-populo-mafioso-théatro-magnifique.
Moi c'est Maria Casarès dont j'ai toujours trouvé la façon de parler étrange, un peu précieuse. ma grand-mère parlait comme Arletty, alors j'ai l'habitude :)
J'ai revu une petite partie du film (pas le temps pour mieux), Brasseur jouant Robert Macaire, c'est effectivement toujours magnifique, et je vais me l'offrir pour Noël.
asketoner : Nathalie, personnage dardennien, c'est effectivement osé mais pourquoi pas ? Oui, l'aspect buté, inflexible, "petit soldat de l'amour", la tension extrême vers un seul but qui se trouverait un peu plus haut que tout le reste...
Eeguab : Ce n'était pour moi "que" la troisième fois.
Vincent : Bizarrement, Casarès, sa voix et son jeu, je l'ai toujours eu bien en tête et dans l'oreille et cela ne me gêne pas du tout, alors que la singularité d'Arletty, je l'avais presque "oubliée".