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A bout de course

lumet,etats-unis,80s

Présenté au 23e Festival International du Film d'Histoire de Pessac

 

Une chronique familiale faite de joies et de peines, partant d'un fond politique et brassant émois adolescents, amours impossibles, résistances face à l'émancipation, difficulté de la séparation, éloge de la différence, le tout dans un crescendo émotionnel : voilà un programme pas forcément engageant, sentant la convention tire-larmes à plein nez. Pourtant, à chaque instant, A bout de course est miraculeux.

Danny Pope ressemble à un adolescent ordinaire : il fréquente le collège, joue au base-ball, se déplace à vélo, vit avec son petit frère espiègle et ses parents. Sauf que ceux-ci ont perpétré, alors que Danny n'avait que deux ans, un attentat contre un laboratoire produisant du napalm utilisé au Vietnam. Cette famille est donc en fuite, recherchée depuis quinze ans par le FBI. La normalité n'est qu'apparente. Leur vie c'est la cavale, les noms d'emprunt, les départs précipités à la moindre alerte, les sauts d'une ville à l'autre.

L'action se situe au milieu des années quatre-vingt. Le passé tient essentiellement dans une scène, peut-être la seule qui soit maladroite, la seule qui apparaisse comme une concession (à la faveur de la lecture d'un journal, Danny explique les raisons de leur fuite à son frère). Ailleurs, ce passé reste sous-jacent, la trace n'émergeant qu'au gré de quelques événements. Fort heureusement, aucun flashback ne vient l'illustrer. Au milieu du film, un passage organisant la confrontation entre le père, la mère et un ancien partenaire activiste peut laisser croire que la lourdeur explicative, le poids du thème vont finir par l'emporter. Mais la fin de la séquence arrive avec un mouvement de caméra menant à l'escalier jouxtant la pièce où (se) débattait la mère : Danny était en fait là, écoutant, sans un mot, sans un geste. Cette simple ponctuation repousse aussitôt l'ombre du didactisme, enrichit la scène et même, la retourne, la justifie.

La mise en scène de Lumet semble toucher à la perfection, en termes d'échelle et de tempo. Le cinéaste sait bien que le partage d'une émotion ne nécessite pas de rester coller aux yeux embués des personnages, que tout est affaire de dosage et de variations. Dans de nombreuses séquences, on note le plaisir du plan long et éloigné avant le retour à la proximité. Ainsi, les séquences de flirt entre Danny et sa copine Lorna, dans les bois ou au bord de l'eau, offrent de magnifiques instants grâce aux passages du loin au proche qu'elles proposent. La très belle tenue d'autres séquences difficiles, telles celles de classe et d'audition, est également dûe à cet équilibre de la mise en scène.

Le tempo, quant à lui, reste globalement le même tout du long, Lumet refusant les accélérations artificielles et les coups au cœur factices. Cela n'empêche ni les courses ni les angoisses mais on en reste au rythme de la chronique.

Et on épouse le point de vue des enfants, essentiellement, bien sûr, celui de Danny. De cette hauteur et à cette distance, le tableau sur la famille apparaît d'une justesse incroyable, au point que l'on peine à trouver dans le cinéma américain qui lui est plus ou moins contemporain une réussite sur ce plan aussi incontestable. Sans doute l'une des forces du film est de dérouler la chronique ordinaire d'une famille qui ne l'est pas du tout (et pour déclencher le ressort dramatique à partir de ce particularisme, il faut un élément tout aussi exceptionnel : ce sera la révélation du talent musical de Danny). Mais l'adolescent a des problèmes d'adolescent, le couple est secoué par les tensions habituelles de couple, le grand père a une réaction de grand père... Exemple parmi d'autres, le petit frère de dix ans paraît vraiment les avoir. Il en a exactement le comportement, les postures, les réflexions, Lumet sachant lui donner le temps et l'espace qu'il lui faut, sans tricherie. La pose, l'affectation n'ont pas cours et ne laissent pas s'approcher trop près les éventuelles réminiscences d'autres jeunesses en marge et en révolte. Dans le rôle de Danny, River Phoenix ne s'encombre pas du fantôme de James Dean. A l'image d'un film pleinement dans son époque mais aussi un peu à côté, il joue merveilleusement de sa présence-absence au monde.

Mise en scène attentive, écriture fine et interprétation hors pair concourent à créer des séquences d'intimité familiale d'un naturel stupéfiant et d'une intensité rare. La description au ras du quotidien de la fuite rend les liens évidents, jusque sur le plan physique, comme le montrent ces gestes de tendresse semblant attrapés au vol, semblant presque échapper aux personnages. Dans une scène, un personnage n'est pas dur ou aimant, sympathique ou désagréable, et nous n'avons pas, de l'une à l'autre, un mouvement de balancier indiquant successivement les états émotionnels à épouser. Il n'y a qu'à voir la façon dont le cinéaste use des variations pour les trois moments forts qui jalonnent le dernier tiers : un aveu accompagné en champs-contrechamps de plus en plus rapprochés, des retrouvailles fille-père en face-à-face très serré, un adieu d'amoureux en long plan cadrant les profils. Et que dire du final, dans lequel l'intransigeance paternelle ne peut être que brisée et renversée d'un coup ? Cette cassure qui bouleverse, tant elle surprend malgré le fait qu'elle était espérée.

Par tous revu à la hausse lors d'une reprise en 2009, vingt ans après un premier accueil plutôt discret, A bout de course est l'un des plus beaux films du cinéma américain des années quatre-vingt et sans doute le meilleur de son auteur.

 

****

lumet,etats-unis,80sÁ BOUT DE COURSE (Running on empty)

de Sidney Lumet

(Etats-Unis / 116 min / 1988)

Commentaires

  • Entièrement d'accord avec vous. J'ai découvert le film il y a quelques semaines, et j'avais écrit ça (qui rejoint quasiment en tous points votre note, à un bémol près) à l'ami qui me l'avait chaudement recommandé :

    "C'est un beau film. Beau, d'abord, parce que modeste. Alors qu'il ne parle que de sentiments, il n'en rajoute jamais, ne s'appesantit jamais. Les durées des scènes sont toutes très justes : pas d'exagération mélodramatique, Lumet n'appuie pas la mélancolie ou les (rares) joies, et pourtant il y avait de quoi. Il a eu le bon goût de laisser le temps du film dévoiler et envenimer toutes les contradictions posées dès le départ.
    On a, spectateur, le sentiment d'une pureté. L'acte fondateur de la fuite de cette famille est une sorte de faute originelle, et l'humanité réduite à ces quatre personnes (+ la jeune fille) paie cette faute avec une dignité exemplaire : parents responsables (ils avaient visé un laboratoire qui devait être vide au moment de l'explosion), garçons honnêtes et sages, jeune fille pleinement amoureuse.
    Le film nous laisse même la possibilité, dans la fameuse scène de la rencontre entre la mère et son père qu'elle n'a pas vu depuis 14 ans, de comprendre que la demande qu'elle lui fait (de prendre leur fils pianiste) n'est en aucun cas un renoncement à son idéal.
    Cette histoire centrale du fils doué pour le piano dit bien qu'il s'agit de représenter l'héroïsme des martyrs, des parias - et ce n'est pas un hasard si le père est juif (il insiste là-dessus).
    On est donc en présence de personnages absolument positifs. Il est intéressant de voir que le seul personnage négatif, montré comme tel (séduisant mais lâche, fourbe), le gauchiste immature qui se moque de l'embourgeoisement de cette famille puis se lance dans des braquages de banques et finit tué par les flics, amène avec lui la discorde - il drague impunément la mère, souillant par la tentation qu'il représente la pureté du bloc familial. C'est un personnage caricatural, comme s'il fallait absolument exagérer le négatif pour densifier la positivité de tout le reste de l'histoire.
    C'est, comme la plupart des films américains, un film sans sujet, qui traite de l'évolution de quelques personnages dans une situation donnée. On n'y trouve aucun point de vue politique, mais bien une idéologie : l'humanisme, qui rend Lumet attentif à leur "poursuite du bonheur", ce droit inaliénable selon la mystique américaine. Le revirement soudain du père, à la fin, qui rend à son fils la liberté, est un moment d'émotion intense, puisqu'il signifie la séparation et que tout le film parlait de cette séparation comme du péché suprême, mais il est arbitraire, je veux dire qu'on ne comprend pas ce qui le provoque, à part le désir du garçon, auquel on est porté à s'identifier. C'est un deus ex machina dont le sens se perd dans l'atmosphère de compassion et d'empathie qui englobe tout le film."

    (A l'occasion je reviendrai vous dire mon désaccord avec votre note sur "Tout va bien", de mon point de vue un très grand Godard...)

    Bonne soirée !

  • Merci Griffe pour le partage de ces lignes particulièrement intéressantes.

    Si un cinéaste choisit, comme ici, une forme simple, modeste, pour qu'il atteigne au beau et grand film, il faut absolument que l'on y sente un amour des personnages et une honnêteté foncière. C'est le cas ici. La clarté des rapports et la droiture dont font preuve les parents sont admirables. On n'en voit pas souvent au cinéma (disons "psychologique") des gens comme ça, qui ne se mentent pas, qui paraissent donc à ce point "vrais".

    Et pas de renoncement, en effet, chez eux. Mais une difficile adaptation à une situation qui les piège.

    A propos de la fin, je pense qu'il faut ça, ce "deus ex machina" passant par le message de la radio et provoquant la bascule. Il me semble que cela ne peut être qu'ainsi après avoir vu la scène où Danny ose dire à son père, dans le jardin, qu'il ne veut pas partir avec eux. On sent là que le père, d'une part, veut rester inflexible, et d'autre part, qu'il commence à répondre n'importe quoi à son fils pour l'émouvoir. Il ne peut pas s'opérer de retour en arrière progressif. Cela ne peut être qu'une volte-face.

    PS : Je lirai volontiers un autre point de vue sur le Godard (je n'ai rien trouvé à son propos sur le net). Je m'y suis senti presque agressé, dès le début, avec ces voix off véhémentes, et je ne suis jamais parvenu à me raccrocher.

  • J'ai trouvé ce film infiniment touchant lors de sa sortie.Il se trouve que je n'ai jamais eu l'occasion de le revoir.

  • Bonsoir Ed, voilà un film qui manque à ma culture cinématographique. Pas vu à l'époque par manque d'envie. Bonne soirée.

  • Eeguab, il faut donc le revoir (mais d'ailleurs, je ne sais même pas si il est disponible en dvd) et dasola, il faut absolument le voir (je pense, en plus, que tu devrais l'apprécier).

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