Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

En couverture (#2)

Cahiers du Cinéma, n°674, janvier 2012

Le Dossier Eastwood

par David Davidson

(responsable du blog Toronto Film Review)

cdc674.jpg

Récemment, les Cahiers du Cinéma, dans leur numéro de Janvier 2012 (n°674), annonçaient l'événement : "C. Eastwood – Investigation". Je pense vraiment qu'Eastwood est mieux apprécié en France et ce numéro des Cahiers renforce cette impression. On peut aussi se rappeler de leur Top Ten des années 90 où Eastwood, de façon surprenante, était le seul réalisateur à se retrouver cité deux fois. Bien illustré, ce récent numéro des Cahiers comprend une critique de J.Edgar et un essai sur les productions Malpaso, écrits par Stéphane Delorme, et un texte de Cyril Béghin sur Leonardo DiCaprio ("DiCaprio est avec Matt Damon l'un des rares acteurs encore physiquement intègres face à la plasticité numérique : jamais un film ne l’a déformé à la force du pixel, encore aujourd’hui avec les maquillages à l’ancienne de Hoover") ; on trouve également des entretiens avec Eastwood, avec son directeur de la photographie Tom Stern (qui s'exprime sur la mise en scène d'une noirceur éclairée), avec son monteur Joel Cox (qui discute vitesse, instinct, observations etc.) et avec le producteur Robert Lorenz. Delorme décrit la dernière période de la carrière d'Eastwood de la manière suivante : "Le moment de la plus forte cristallisation cinéphile a tourné autour de 1992-95, avec le triangle parfait Impitoyable, Un monde parfait et Sur la route de Madison. Ensuite, une décennie plus mineure, plus modeste, prépare les grands films sombres des années 2000 : Mystic River (2003), Million Dollar Baby (2004), Mémoires de nos pères / Lettres d’Iwo Jima (2006)." Et sur L'Echange, Invictus et Au-delà (dont Bill Krohn écrivit l'une des plus belles critiques) : "l’image du cinéaste est devenue plus floue, si ce n’est l’intention affichée de s’engager dans une voie purement mélodramatique."



Depuis les années 80, les Cahiers entretiennent une relation solide et durable avec les films d'Eastwood et un soutien important lui fut apporté au moment de la sortie de Space Cowboys en Septembre 2000 (n°549). "Il était une fois Eastwood", titrait alors la revue, qui proposait comme pièce maîtresse un entretien avec le cinéaste mené par Nicolas Saada et Serge Toubiana. Dans cette livraison se trouvent quelques textes introductifs, un entretien illustré de vingt-deux pages, une critique de Space Cowboys par Oliver Joyard ("Eastwood oublie a priori ce qui avait constitué le récit. Il ne filme plus des vieux, mais des hommes au travail, occupés à la fois à assurer leur survie et à réaliser leur rêve de voir la terre d’en haut. ") et une discussion avec quelques-uns des collaborateurs d’Eastwood (il est intéressant de comparer ces deux numéros sur Eastwood pour observer les changements de personnel chez Malpaso). Dans l'entretien, Eastwood donne l’impression d’être particulièrement sincère (beaucoup plus que dans ces entretiens américains – et il parle aussi français !), discutant longuement de sujets variés, plaisantant toujours et ressemblant à John Ford quand il rechigne à trop intellectualiser son travail. Parmi d'intéressantes réponses d'Eastwood, on retient ses remarques sur le tournage d'Un shérif à New York de Don Siegel, qui "n'est sans doute pas le meilleur des films que j'ai interprétés, loin s’en faut, mais ce fut tout de même une experience agréable, après laquelle nous avons enchaîné sur Sierra torride (Two Mules for Sister Sara) et Les Proies (The Beguiled)." Et, "si mon jeu était retenu, dans certains des films qui m’ont rendu célèbre, c'était parce qu’on peut parfois faire beaucoup sans dire grand-chose et dire beaucoup en faisant un tout petit truc."



Revenons sur J.Edgar, biopic mythologique sur le créateur du Federal Bureau of Investigation, qu’il a dirigé de 1924 à 1972. L'histoire est celle de Hoover, de Clyde Tolson, le directeur associé (Armie Hammer), et de leur secrétaire Helen Gandy (Naomi Watts). Le film montre comment la méthode Hoover s'est forgée à partir d'un combat politique précoce l'ayant amené à imaginer un nouveau système de procédures policières basé sur le traitement des empreintes digitales et l'enregistrement des informations. Comme La Terre des Pharaons le fut pour Hawks (un film individualiste à la fin d'une carrière dédiée à l'étude des groupes), J.Edgar semble atypique pour Eastwood, metteur en scène de tant de figures anti-autoritaires et qui paraît ici glorifier, ou tout au moins, s'identifier à un homme qui a bâti une institution. Et au sein de cette institution, cet homme, Hoover, a pu imposer sa vision pendant plus de quarante ans et regarder à travers sa fenêtre le monde et ses mutations, sur des époques différentes, traversées par des présidents successifs... Il y a aussi une réflexion sur le processus de fabrication des mythes quand on voit Hoover dicter sa biographie.



Arrivé à ce point, je voudrais convoquer à la fois les Cahiers et Positif pour leurs critiques de J.Edgar afin d'en dire plus sur ce film en particulier et sur la façon, divergente, dont ces revues jugent les films en général.



Une chose, à propos de J.Edgar, sur laquelle les Cahiers se focalisent est la figure maternelle. En survolant brièvement les films d'Eastwood (Bronco Billy, Un monde parfait, Sur la route de Madison) on peut relever plusieurs personnifications de la mère, complexes à leur manière, mais importantes comme références morales pour leurs enfants. Alors que dans J.Edgar la figure maternelle est presque dominatrice lorsqu'elle guide son fils vers le droit chemin. Delorme explique que ces conversations intimes dans la chambre sont le contrechamp de l'homme tout-puissant qui s'affiche comme tel dans son bureau : "comme l'explication secrète de tous ses agissements "à l’extérieur", c’est-à-dire en dehors de cette chambre. Cette chambre, digne de celle de Psychose, est son dossier confidentiel à lui, et sa mère est rangée dans la chambre comme un dossier dans un tiroir." Cette référence au film maudit (*) d'Hitchcock semble particulièrement appropriée. Les deux films traitent d'une culpabilité filiale. Hoover est montré comme le fils fidèle accablé par une instabilité causée en partie par sa mère dominatrice - il va jusqu'à jeter l'une de ses robes dans un grand moment de désespoir après sa mort - et ce malaise personnel, cette paranoïa, se sont infiltrés à travers une grande culture. Tout comme Hitchcock a réussi à créer quelques unes de ses plus noires images dans Psychose (la pluie s'écrasant sur le pare-brise lorsque Marion Crane quitte la ville, la pièce pleine d'oiseaux empaillés ou le squelette de la mère révélé par le mouvement d'une ampoule), Eastwood est capable de donner naissance à des images de tristesse, de misère et de puissance uniques. On trouve des références à Psychose dans d'autres films d'Eastwood : la façon dont cette blonde et riche jeune femme (Sandra Locke) se fait "tuer" dans le motel de Bronco Billy et même le caméo comique d'Anthony Perkins dans un autre motel, celui du Canardeur (une production Malpaso). Les références à Psychose démontrent l'intérêt des Cahiers pour les personnages s'écartant de la norme, pour les films aux images pregnantes, et pour les sentiments - dont l'horreur - que chacun peut éprouver en regardant un film.



Au même moment, dans Positif, Franck Garbarz a écrit sur J.Edgar et Michael Henry Wilson a poursuivi sa relation avec Eastwood. Dans son intéressante critique, Garbarz parle des autres films évoquant Hoover, réalisés par Larry Cohen, Rick Pamplin et Oliver Stone ; il établit des parallèles entre J.Edgar et Citizen Kane : un homme qui construit son propre mythe et qui bouleverse la psyché américaine à travers son empire, un homme qui collecte et crée d'inépuisables archives ; et Garbarz décrit parfaitement la scène (quelque chose que Positif sait vraiment faire) entre Edgar et Helen Gandy dans la Bibliothèque du Congrès, tandis que l'on joue les Variations Goldberg : "Dans ces moments-là, la palette quasi-monochrome s'éclaircit soudain. Comme si l'on pouvait croire à une certaine forme d'insouciance. Qui, bien évidemment, ne dure pas." 


Le fait que Positif compare J.Edgar à Citizen Kane alors que les Cahiers le rapproche de Psychose nous dit quelque chose sur les deux revues. Il est pertinent de relever comment les Cahiers se tiennent derrière leur cinéma maudit quand la visée de Positif est plus délibérément artistique. Les Cahiers sont intéressés par les images intenses tandis que Positif se délecte d'une analyse littéraire. Même si ce sont deux publications auteuristes, cela montre qu'elles ont un cadre de référence différent.

 

Extrait, légèrement modifié par l'auteur, d'un texte original sur Clint Eastwood, Clintophilia, paru sur Toronto Film Review.

Traduction : David Davidson et Edouard Sivière.

(*) : en français dans le texte.

 

(Publié le 04/04/2012)

 

Précédents numéros :

Principe

#1, LE MASQUE D'ARGILE DE TIM ROBBINS (Positif, n°377, juin 1992) par Edouard Sivière

#2, LE DOSSIER EASTWOOD (Cahiers du Cinéma, n°674, janvier 2012) par David Davidson

#3, SANDRINE BONNAIRE, UNE FLEUR ROSE DANS LES CHEVEUX (Cahiers du Cinéma, n°373, novembre 1983) par Jean-Luc Lacuve

Les commentaires sont fermés.