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clouzot

  • L'enfer d'Henri-Georges Clouzot

    (Serge Bromberg et Ruxandra Medrea / France / 2009)

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    enfer19.jpgSerge Bromberg et Ruxandra Medrea ont réalisé ensemble un documentaire des plus classiques sur une œuvre qui ne l'est absolument pas. Ou plutôt, qui ne devait pas l'être. Son tournage ayant été interrompu, en 1964, au bout de trois mois, L'enfer n'a en effet jamais été mené à terme par Henri-Georges Clouzot. Le matériel filmé fut mis au placard et bloqué à la suite d'un litige juridique. Seules quelques secondes des essais réalisés avec Romy Schneider ont été montrées à la télévision dans les années 90, images absolument inoubliables et proprement sidérantes, venant encore renforcer le mythe. A partir de 2005, Serge Bromberg a enfin pu travailler sur la quinzaine d'heures de rushes exhumées des archives. Se retrouvent là, d'une part le résultat des expérimentations préparatoires, réalisées en studio par Clouzot et divers techniciens, artistes ou plasticiens, autour de l'art cinétique, et d'autre part les prises de vues effectuées lors du tournage proprement dit, entamé dans une localité du Massif Central. A ces bobines retrouvées ne vient s'ajouter aucune source sonore, à l'exception d'une courte bande sur laquelle on entend la voix de Serge Reggiani, l'interprète du rôle principal, retravaillée par un audacieux mixage destiné à traduire la folie du personnage.

    Partant de là, en redonnant vie à ce trésor, Bromberg est resté fidèle à son habituelle démarche pédagogique. Prenant en charge le commentaire, il reconstruit le puzzle de L'enfer le plus clairement possible pour les spectateurs. Dans une progression chronologique sans grande surprise, pour retracer l'aventure du tournage et faire comprendre à quoi aurait pu ressembler le film s'il avait été terminé, les co-réalisateurs ajoutent aux plans réalisés par Clouzot d'autres images, de deux types. Tout d'abord, ils intègrent les entretiens qu'ils ont menés avec des témoins de l'époque, de Costa-Gavras au décorateur Jacques Douy. Les souvenirs, les accidents, les contrariétés, les anecdotes et les réflexions générales se succèdent. A ce jeu-là, Bernard Stora se révèle être l'intervenant le plus perspicace, ne s'arrêtant pas aux clichés et au mythe Clouzot. L'autre source consiste en une lecture filmée de certaines pages du scénario, pour lesquelles ne correspondent aucune image. Ce choix a sa logique dans l'optique pédagogique des auteurs mais son utilité est bien contestable si l'on en juge par le manque d'éléments déterminants mis à jour et surtout par le déséquilibre que cela induit dans le récit. Clouzot souhaitait décrire un état pathologique, celui d'un homme rongé par la jalousie, et les détails du scénario ne semblaient pas constituer sa préoccupation première. De plus, ces scènes naviguent entre deux eaux. Elles ne consistent ni en une simple lecture, malgré la nudité du décor et les polycopiés à la main, ni une re-création, malgré le découpage et le ton des comédiens (Bérénice Bejo et Jacques Gamblin). Quitte à garder ces liaisons, n'aurait-il pas fallu proposer une mise en scène plus proche du style du film de Clouzot ? Construit ainsi, en entremêlant trois régimes d'images différents, le documentaire peine à passionner sur la durée de manière égale.

    L'évidence s'impose rapidement : les images des essais et du film de 1964 emportent tout sur leur passage. Un contraste terrible naît du rapprochement entre les interprétations de Gamblin et Bejo et les plans muets de Reggiani et Schneider. Incandescence, irisation, magnétisme... Dire que la beauté de l'actrice, âgée alors de 26 ans, est sublimée par la caméra de Clouzot est encore trop faible. Comme le feu, ce corps provoque l'éblouissement, la chaleur et l'attirance. La main s'avance bien que l'on sache que la brûlure est inévitable. Le cinéaste du Corbeau a tourné pour L'enfer des plans scandaleusement érotiques, des séquences outrageusement sexuelles. Ses expérimentations, telle cette idée du "rouge-à-lèvres" bleu, nimbe les femmes qu'il filme d'une sensualité agressive (Romy Schneider donc, mais aussi Dany Carrel). Il n'est pas jusqu'aux corps de Mario David et Jean-Claude Bercq qui ne soient érotisés à l'extrême.

    Qu'aurait donné le résultat final, si Clouzot avait mené à bien son projet ? Question vertigineuse car à jamais sans réponse. Comme il est impossible d'avancer une quelconque hypothèse, de savoir si tel plan aurait été gardé au montage et si tel essai aurait trouvé sa concrétisation, nous ne pouvons que fantasmer et rêver à un film idéal. Un film mental, physique, scandaleux, révolutionnaire, pourquoi pas ? Mais rien ne dit non plus que Clouzot ne serait pas rentrer dans le rang en gommant toutes les aspérités qui apparaissent ici.

    Bromberg et Medrea ont proposé une certaine mise en forme à partir du scénario original, tout en tentant d'établir un parallèle entre la folie de Marcel et celle de Clouzot. Il me semble que leurs choix de montage n'ont guère été questionnés au moment de la sortie en salles, alors que s'agitent d'habitude critiques et historiens du cinéma dès qu'un film inachevé est exhumé. Sans doute la prudence des auteurs n'incite pas à lancer de vastes débats (le fait de réduire certaines images du film de 1964 à une simple illustration du propos, comme lorsque l'on nous raconte le départ de Reggiani en plein tournage sur les images de l'arrivée de son personnage en voiture, apparaît comme une petite facilité sans grande conséquence). On se dit tout de même au final qu'ils auraient peut-être dû aller au bout de leur désir en donnant à voir leur propre vision de L'enfer, en se débarrassant du documentaire, en ajoutant aux besoin des séquences, et assumer ainsi pleinement le risque de l'incompréhension passagère, voire celui de la trahison. Tel quel, leur ouvrage reste au niveau, certes non négligeable, du beau geste.

     

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