Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Irène

(Alain Cavalier / France / 2009)

■■■□

irene.jpgA l'aide de sa petite caméra numérique, Alain Cavalier filme autour de lui tout ce qui peut évoquer Irène, sa compagne décédée il y a près de quarante de cela. Il cadre des objets, du mobilier, des pièces, des paysages susceptibles de se recharger de sa présence. Se situant à l'une des extrémités du spectre du cinéma, le film contient tout de même, en son centre, une sorte de morceau de bravoure (preuve qu'il y a bien, malgré les apparences, une dramaturgie) : le récit de ce terrible après-midi de janvier 1972, au cours duquel Alain Cavalier perdit sa femme. La séquence est bouleversante au point de nous faire dire qu'une telle chose, si proche de l'indicible, ne peut finalement être racontée et partagée que comme cela, en passant par une remémoration clinique des faits et des gestes dans les lieux inchangés du traumatisme. Cette déambulation dans un salon sous-éclairé et vide de toute présence humaine autre que celle du cinéaste derrière sa caméra dit tout de l'absence et traduit très précisément l'interrogation insoutenable et paralysante, la montée de l'angoisse et l'incompréhension.

Irènedécrit tout d'abord les tentatives du cinéaste souhaitant réincarner la disparue. Il avance sur ce chemin progressivement : la forme prise par une couette de lit lui rappelle une posture de sa femme, puis il semble la retrouver dans une silhouette passant sur la plage ou sur des affiches publicitaires. Il est même tenté par une incarnation cinématographique, songeant contacter Sophie Marceau ou filmer une belle jeune femme rencontrée récemment. Cette dernière sera la seule personne, hormis Cavalier, réellement présente à l'écran, pendant un court instant, mais ce "coup de théâtre" marque en fait un point de non-retour. Le cinéaste renonce en effet brutalement et s'ensuit un brouillage du récit, une divagation aux effets amplifiés par une chute et des pépins physiques. Un regard peint par Manet paraît proposer une nouvelle réincarnation possible mais, ici, le tableau pré-existe à Irène. Il ne reste donc plus qu'à revenir à l'essentiel, aux écrits, aux photos (qui nous étaient jusque là refusées, établissant une sorte de suspense) et, puisque tout "refroidit" avec le temps, à se placer face à soi-même, passer de l'autre côté, dans un autre état peut-être, afin de mieux plonger à l'intérieur de soi et d'y extirper ce qui doit sortir.

Alain Cavalier va assez loin dans l'aveu impudique, transgressant, en deux ou trois occasions les règles généralement posées par le contrat tacite entre spectateur et cinéaste. Pour autant, rien n'est gênant ni déplacé (entre autres grâce à l'humour qui perce ici ou là) et, au contraire, il devient impossible de ne pas se rapprocher, de ne pas se projeter vers cette histoire singulière puisque Cavalier, entre ses souvenirs émus et ses déclarations d'amour et d'admiration, ose dire tout haut ce qui peut à l'occasion traverser l'esprit de chacun : ces pensées terribles, inexprimables, qui peuvent venir à nous brièvement, quelle que soit l'estime ou l'amour que l'on porte à la personne en face de nous.

Enfin, Irène est un film qui, à tout point de vue, apprend des choses, fonctionnant presque comme un outil d'éducation au cinéma. Au-delà des informations biographiques qu'il fournit, c'est bien sûr son côté "film en train de se faire" qui passionne : Cavalier construit son récit au fur et à mesure (les objets l'illustrent-ils ou en sont-ils à l'origine ?), il organise sous nos yeux sa mise en scène (voir la scène des boules-miroir et des cailloux sur le lit). Sans aucun filtre, les mots, les mouvements, les pensées du cinéaste viennent à nous.

 

Preuve de la grandeur de ce petit film, ces approches toutes très différentes et menant pourtant à des conclusions comparables : Dr Orlof, Balloonatic, Goin' to the movies, Rob Gordon, La petite marchande de bombesUne fameuse gorgée de poison

Commentaires

  • Ce film (sur le podium de tête de mon top 10 2009) est tout simplement bouleversant de simplicité, d'honnêteté. Cavalier semble se pencher sur notre épaule et nous chuchoter son histoire: le spectateur est, presque personnellement, invité à rentrer dans son film.
    Pour moi, le choc a été d'autant plus grand que je ne connaissais pas du tout son cinéma auparavant, et vraiment, j'aimee beaucoup. D'autant plus qu'il semble nous montere une voie possible, nous dire: "Oui, seul avec une caméra mini DV, sans acteur, sans producteur, on peut malgré tout faire du cinéma".

  • ... et je viens de voir que tu avais mis ma note en lien; mon commentaire devient redondant, mais je te remercie...

  • Rassures-toi, rien de redondant dans tes propos...

    Je ne peux que t'encourager à aller à la rencontre de l'œuvre de Cavalier, tant pour ses travaux dans le cinéma "traditionnel" (mes favoris : L'insoumis, Le plein de super, Un étrange voyage, Thérèse, Libera me) que pour ses films-portraits-documentaires-auto-fiction récents.

    J'en profite pour préciser que la projection à laquelle j'ai assisté fut suivie d'un merveilleux débat avec Cavalier en personne (il a notamment ré-affirmer avec force ne plus avoir aucun désir de revenir à un cinéma d'acteurs et d'équipe).

  • Oui, j'ai vu Thérèse à la suite d'Irène, et j'ai été ébloui. Le reste maintenant...

  • Découvrir "Thérèse" en 86, lorsque l'on a une quinzaine d'années, se retrouver devant un type de cinéma dont on avait même pas idée, cela vous marque sacrément. Ce film est vraiment un tournant dans mon parcours de cinéphile et je crois que nous sommes nombreux de ma génération à l'avoir ressenti comme cela.

  • Merci pour le lien, Ed. Après Michael Moore, je vois que nous sommes une fois de plus entièrement sur la même longueur d'ondes. Il va falloir attendre les palmarès de fin d'année pour se déchirer à nouveau :)
    Plutôt que de revenir sur "Irène" alors que nous sommes d'accord, je voulais insister sur l'intérêt de découvrir, si possible, le film en présence du cinéaste. Car outre le grand humour du personnage, c'est un cinéaste d'une grande modestie et qui explique merveilleusement bien son travail. Je l'avais "rencontré" une première fois au moment de "libera me" et ce fut un grand plaisir de l'entendre à nouveau expliquer les raisons qui l'avaient poussé à réaliser "Irène"...

  • Tu as raison, Doc. Apparemment, Cavalier a beaucoup accompagné son film ici et là. Pour ma part, c'était la première fois que je le croisais et c'était assez émouvant. On sait qu'il est toujours intéressant à entendre mais ce qui m'a frappé, c'est sa façon de se concentrer, de chercher à comprendre parfaitement les questions qui lui étaient posées et de répondre le plus précisément et le plus honnêtement possible.

Les commentaires sont fermés.