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C'est peu dire que le premier long métrage de Thomas Clay a suscité des réactions viscérales et des jugements opposés. C'est l'apanage des films-choc ou films-scandale. Devant de telles œuvres, il arrive rarement que l'on tienne une position médiane. Je me suis trouvé dans cette situation lors de la découverte du Funny games de Michael Haneke mais pour The great ecstasy of Robert Carmichael, je me placerai plus résolument d'un côté, celui des défenseurs.
Je viens déjà de lâcher le nom d'un austère autrichien dont le cinéma peut sembler au premier abord très proche de celui de Clay. Toutefois, le film britannique ne fonctionne pas tout à fait de la même manière que ceux de l'auteur du Ruban blanc. Ici, le spectateur n'est pas manipulé de façon perverse. Il ne se retrouve pas soumis à quelques effets de montage tendancieux, à des coups de force scénaristiques ou à des ellipses dérangeantes, moyens dont se prive rarement Haneke, pour le meilleur ou pour le pire.
Chez Thomas Clay (et le bruit fait autour du film à l'époque de sa présentation cannoise puis au moment de sa sortie en salles y est aussi pour quelque chose), on sait exactement où l'on va : vers l'abyme. Un violoncelle jouant du Purcell strie par endroits cette chronique d'une ville côtière pas plus défavorisée qu'une autre. Ce grondement annonce déjà le pire, même si les actes décrits sont, au départ, banals. L'esthétique du film, elle, ne l'est pas. La lumière et le cadre sculptés par Yorgos Arvanitis, fameux collaborateur de Théo Angelopoulos, rendent admirables le plus morne des paysages urbains écrasé sous le ciel gris. L'usage régulier du plan séquence accentue l'impression.
Le cinéaste construit son récit à partir d'une structure à la fois fermée et ouverte. Les passages d'un personnage à l'autre, la façon dont on quitte ou prend le pas d'untel, sont absolument remarquables car ne semblant obéir qu'au hasard alors que, peu à peu, tout s'organise. Les nombreuses bifurcations trouvent a posteriori leur validité et la trame, en apparence très libre, se révèle finalement serrée, par la reprise de cadrages, le redoublement des détails qui nourrissent les séquences.
Le film repose sur une symétrie : deux parties successives se répondent, chacune ponctuée par une séquence de violence interminable et difficilement soutenable. Cet agencement particulier du temps du récit permet de convoquer une autre figure tutélaire, celle de Stanley Kubrick. Le traitement formaliste de la violence (elle a pour cadre des décors légèrement stylisés, en tout cas rendus très particuliers par la scénographie) et l'affirmation que l'art ne protège nullement contre la tentation de la barbarie (l'acte le plus ignoble est l'œuvre du petit prodige musical) sont deux autres pistes qui mènent de toute évidence vers l'univers du réalisateur d'Orange mécanique. Comme le ciel bas et lourd, la référence pèse mais ne va pas jusqu'à écraser.
The great ecstasy of Robert Carmichael raconte une fin du monde qui a déjà commencé. Plus personne ne peut "tenir" ces jeunes gens, les adultes étant trop résignés et trop faibles et les activités proposées dans le cadre scolaire ou communautaire semblant dérisoires. Dans le même temps, la Nation légitime allègrement l'action violente à travers ses interventions en Irak (le nombre élevé de séquences montrant l'omniprésence d'une télévision aliénante rend le discours insistant). Le caractère symétrique de l'œuvre ne peut mener que vers l'inéluctable. Le premier "trou noir" du film tétanise, bien que l'horreur s'y déploie hors-champ : après un lent et long mouvement circulaire, la fixité de la caméra mime l'effroi du spectateur, laissé près d'une porte entrouverte sur une chambre infernale. Trois quarts d'heure plus tard, le second n'épargne même plus le regard et livre l'abjection telle quelle (ou quasiment). Robert Carmichael est maintenant de face, en gros plan, alors qu'il ne nous offrait dans la première scène violente que son dos. Il est "mûr" pour entrer dans l'action. Et nous, glaçés, de réaliser tardivement que nous avons été dans sa peau à lui, qui est passé de l'état de zombie inconscient à celui d'acteur volontaire.
Là, les choses les plus répugnantes sont (presque) montrées, longuement. Alors, au plus loin dans l'horreur, Thomas Clay réalise un collage insensé. Une faute de goût peut-être, certainement même. Mais au point où nous en sommes... Du geste le plus violent, il ne montre en fait que l'amorce et enchaîne avec une explosion d'images venues tout droit de la seconde guerre mondiale. A mon sens, le procédé a au moins l'avantage de voiler l'immontrable sans le faire disparaître totalement. Et au moins, Thomas Clay, à la différence d'Haneke, ne nous laisse pas nous questionner sadiquement et inutilement en compagnie des victimes outragées, pas plus qu'il n'intègre à son final un douteux twist. Il filme juste les bourreaux qui s'éloignent dans la campagne anglaise et nous abandonne vacillants, le cœur soulevé.
Film visible gratuitement (avec quelques autres, et jusqu'à une certaine limite de clics) jusqu'au 30 juin sur la plateforme MUBI, dans le cadre d'un partenariat avec la Semaine de la Critique du festival de Cannes.
THE GREAT ECSTASY OF ROBERT CARMICHAEL
de Thomas Clay
(Grande-Bretagne / 96 mn / 2005)
Commentaires
Bonjour,
Comme j'avais vu ce film à sa sortie, je ne peux être sûr du tout du regard que je porterais aujourd'hui, mais votre billet fait assez directement écho à ce que j'avais ressenti à l'époque. Je reste sur une impression de maîtrise pas fréquente du tout, et j'aimerais bien le revoir en salle.
Pas mécontent d'avoir découvert ça chez moi, en fait... En salles, on ne doit pas trop faire le malin, ne sachant ce qui va réellement nous tomber sur la tête au cours de ce film. Mais pour une deuxième vision, oui, effectivement, afin de profiter au maximum des qualités plastiques.