****
L'Apollonide est un projet ambitieux et il faut au moins lui reconnaître cela. Ambitieux non pas par les moyens mis en œuvre pour embrasser toute une époque, ni par la confrontation à un grand sujet, mais par sa mise en récit. Bertrand Bonello cherche à raconter autrement et forcément, parfois, c'est son film lui-même qui semble se chercher, freiner, patiner, tourner en rond (dans son dernier tiers, notamment, avant les séquences de fin). Malgré de nombreux petits décrochages et sauts temporels, la progression de la narration reste globalement linéaire et chronologique, tendue qu'elle est vers la fin programmée de cette maison close où travaillent, au tournant du XXe siècle, une dizaine de prostituées. Ce qui est passionnant de ce point de vue, c'est d'observer comment Bonello parvient à avancer sans vraiment prendre d'appui dramatique, à l'opposée de la démarche classique, sa construction étant faite de larges blocs plutôt que de courtes séquences bien reliées les unes aux autres. Ce choix, prisé de nos jours par quelques cinéastes, et non des moindres (on pense assez régulièrement, devant L'Apollonide, au travail d'Abdellatif Kechiche), peut être à l'origine d'une certaine fascination mais peut aussi avoir comme inconvénient d'amener le spectateur à hiérarchiser, à soupeser chaque segment selon ses préférences. Le film de Bonello n'échappe pas totalement à cet écueil. Derrière le parti pris narratif, on découvre d'ailleurs que le tour d'horizon thématique est assez complet par rapport au sujet : nous avons de grandes séquences centrées successivement sur l'ivresse, l'initiation, l'intimité, l'hygiène etc. Finalement, peu d'impasses sont faites mais, fort heureusement, l'impression de feuilleter un catalogue ne nous effleure pas. Cela est certainement dû à la "contemporanéisation" effectuée par le cinéaste. La bande son n'a rien à voir avec ce qui s'entendait à la Belle Epoque et certains dialogues sonnent de manière tout à fait actuelle. Paradoxalement, ce détournement de la convention, qui pourrait s'avérer artificiel, insuffle beaucoup de vie, qualité se signalant notamment dans quelques phrases courtes prononcées par la tenancière du bordel (Noémie Lvovsky chaperonnant les autres, toutes mémorables, d'Hafsia Herzi à Céline Sallette en passant par Jasmine Trinca ou Alice Barnole).
Mais L'Apollonide est surtout un fantasme de bordel. L'idée de représentation, tout d'abord, y est prépondérante. Elle accompagne bien sûr, déjà, le travail des prostituées mais la mise en scène de Bonello redouble admirablement la leur au moment de montrer les jeux (ou les sévices) érotiques, le plus beau et le plus troublant étant celui où l'une des filles se transforme pour son client en poupée mécanique (la réussite sur ce terrain rend finalement le recrutement, pour jouer les rôles masculins, de collègues cinéastes très anecdotique, propice à faire parler dans la profession mais sans réel apport pour le simple spectateur, même le mieux informé). Ensuite, il y a cette horreur, sous-jacente (les avancées dans des couloirs sombres) et bientôt jaillissante (la mutilation au couteau). Une horreur qui renvoie certainement à une réalité mais qui est ici avant tout d'une grande puissance cinématographique. Enfin, à plusieurs endroits s'effectuent des dédoublements du point de vue, des passages de témoin qui s'accompagnent de répétitions. La sensation du rêve et celle de la claustration (même la sortie au lac, sous le soleil et dans la joie, place les filles à l'abri des regards et aucun plan n'est consacré au trajet) sont ainsi provoquées, comme elles le sont par l'organisation d'un espace fait de diverses frontières, à la fois très précises (dans le plan) et peu situées (dans l'architecture générale du lieu) : rideaux, portes, miroirs, vitres teintées. Assurément, et c'est sans doute là sa qualité principale, L'Apollonide est un film mental. Un film s'ouvrant et se refermant sur le rêve d'une fille. Une fille ou, en fait, une autre, car les ultimes secondes nous propulsent ailleurs, dans notre réalité, esquissant peut-être l'affichage d'un message de portée globale mais le désamorçant in extremis en laissant la fiction reprendre la main, la machine à fantasmer se relancer à nouveau.
L'APOLLONIDE, SOUVENIRS DE LA MAISON CLOSE
de Bertrand Bonello
(France / 122 min / 2011)
Commentaires
Vu ce soir, superbe film. Je lirai ton article plus en détail bientôt :)
Vu à Cannes, j'avais été fasciné par le rythme languissant et émerveillé par le magnifique casting féminin (ma préférence personnelle est pour Adèle Haenel). Pour moi, c'est un film féministe, tout simplement parce qu'il nous donne à voir le point de vue de personnages qui sont, d'ordinaire dans le cinéma français "d'époque" montrés uniquement du point de vue de l'homme (bon, je n'ai pas vu le Leconte avec Casta..). Très belle musique également.
Vraiment séduisante cette idée de film mental, de rêve lynchien ...
Tout à fait d'accord avec ta critique, notamment sur le côté mental de l'entreprise : le récit est fragmenté et dispersé comme des éclats de mémoire (des "souvenirs"), des morceaux de rêve. D'accord aussi avec les quelques faiblesses, les effets qui fonctionnent moins bien que d'autres - c'est assez inévitable quand on prend de tels risques. Cela dit, j'ai trouvé ça somptueux et méritoire, bien inscrit dans la belle année du cinéma français (plusieurs bijoux cet automne, avec aussi "La Guerre est déclarée" ou "The Artist").
Rémi : A bientôt alors...
sadoldpunk : Il est vrai que le point de vue est celui des femmes, de celles qui accueillent (on ne passe jamais la porte d'entrée). Bonello rêve qu'une femme rêve...
Le Leconte, je ne sais même plus si je l'ai vu ou pas ! Je crois que oui et que c'est nul.
Nolan : Peut être suis-je obsédé par Lynch mais je pense vraiment que le Bonello se place dans ce sillon-là.
Fredastair : Oui, nous sommes apparemment sur la même longueur d'onde. Je n'ai pas encore fait les comptes mais nous sommes plutôt dans une bonne année cinématographique semble-t-il (même si je ne pense pas que les Français seront, chez moi, aux toutes premières places).
De retour donc après avoir écrit à mon tour un petit article sur ce film sublime.
Excellente critique, comme toujours. Le côté "mental" de l'entreprise que tu dénotes était déjà très (davantage même) présent dans De la guerre, avec le château de la secte symbolisant un cerveau bourré d'images grotesques et/ou obscures (avec notamment un énorme chien noir auquel renvoie la panthère de L'Apollonide, panthère qui à la fin du film dévore le coupable du "tailladage" tandis que derrière la porte les putes écoutent le massacre maquillées en "fille qui rit" dans une autre scène fantasmagorique terrible). Bonello poursuit donc dans sa veine personnelle mais en gagnant par ailleurs beaucoup en réalisme et son film n'en est que bien meilleur, car il voit son aspect intellectuel et théorique (Lynchien ?) s'atténuer au profit d'un humanisme forcené (Van Sant ? Les boucles du récit y font songer) qui fait de ce film génial son meilleur, à mon sens.
Le Leconte était une belle saloperie, je confirme.
Complètement d'accord pour dire que nous vivons une sacrée belle année de cinoche ! Le bilan de fin d'année sera chargé :)
Merci Rémi pour ce lien fait avec De la guerre. Tu me donnes un peu plus l'envie de le découvrir (en fait, de Bonello, je ne connais que Tiresia qui, a l'époque, m'avait fait un peu la même impression que L'Apollonide : quelques réserves mais qui n'entravent pas la force du film).