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Cosmopolis

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La plus grande partie de Cosmopolis se passe donc dans une limousine. Cronenberg en fait un fascinant objet flottant sur la mer maintenant démontée du capitalisme. A l'intérieur : son propriétaire, Eric Packer, souhaitant traverser un New York embouteillé sous le prétexte d'une coupe de cheveux. A l'extérieur : la contestation puis le chaos.

La limousine est blindée et calfeutrée de liège, stoppant ainsi non seulement les projectiles mais également tous les bruits du dehors. Les conversations dans le véhicule se font donc sans pollution sonore, sans ambiance, dans un silence qui se remarque. Par conséquent, baisser une vitre provoque un sursaut : la rumeur du monde, que l'on avait oublié, s'engouffre tout à coup. Le monde est toujours là.

Ces vitres font écran. Aussi, elles sont des écrans. Des images défilent derrière elles, à moins qu'elles défilent sur elles. Comment Cronenberg a-t-il obtenu cet effet déstabilisant ? On dirait de la vieille transparence, une production de faux, un simulacre. Pourtant, il suffit que la vitre se baisse pour que l'on se rende compte que la réalité est bien là, pour que l'on passe en quelque sorte du virtuel au réel. Le cinéaste d'eXistenZ est à l'aise sur ce terrain théorique et le maniement d'images au dégrés de réalité si divers qu'ils peuvent être mal définis ne lui pose aucun problème.

L'histoire se déroule sur une journée. Pour la raconter, on ne s'embarasse pas de transitions. La présence de nombre d'interlocuteurs défilant dans la limousine s'impose à notre regard sans aucune préparation et, de la même façon, le montage expulse brutalement ces figures secondaires à la fin de leur intervention. Lors des rares changements de lieu, chacun, certes, très proche de la limousine, ne sont pas plus ménagés des plans d'ensemble qui feraient office de liant. Ainsi est repoussé le monde, en dehors de cette bulle parfaite.

C'est étrange : la chute du golden boy se fait, pour une fois, de manière horizontale. On assiste plutôt à une avancée, un voyage vers la mort. Tout aussi étrange est le rapport au temps que la projection produit. Le glissement du navire sur roues dans les rues se fait au ralenti mais le temps n'en est pas plus facile à saisir, à appréhender. Eric Packer et ses semblables sont à l'origine d'une révolution : l'argent, auparavant lié au travail au présent, se gagne en spéculant sur le futur et la notion du temps, soumis à une incroyable accélération, s'en trouve pulvérisée. Fort de ce constat, Cosmopolis peut concentrer les événements en une seule et improbable journée, peut passer outre les justifications des rencontres, peut faire voisiner les projections dans le futur et les souvenirs de l'enfance.

Bavard, le film l'est mais il l'est en toute logique. Il faut en passer par là. Comment représenter ce monde-bulle de la finance déconnectée et volatile sans montrer ces corps et ses têtes brasser de l'air avec leurs mots en apparence vides de sens ? Bien des tournures nous échappent, quoi de plus normal ?

Ces répliques, Cronenberg les distribue en champs-contrechamps réguliers mais cette figure de style classique, il la tord en donnant des proportions bizarres, en aspirant les visages et en rejetant loin les arrière-plans (qui restent cependant nets). Les perspectives sont déformées. De même, au-delà des surfaces lisses, des reflets et des simulacres, se trouve l'asymétrie, celle qui met en péril l'empire financier de Packer, celle qui entraîne et explique la faillite. C'est une idée qui devient constituant de l'image elle-même : à l'intérieur de la limousine, dans sa longueur, on s'aperçoit vite que la symétrie n'y est pas. Cette dernière marque-t-elle même un seul plan du film (à l'exception du tout premier) ? Il ne me semble pas. Il y a toujours un détail, un objet, un verre, une tablette, d'un côté ou de l'autre, quelque chose qui déséquilibre légèrement les plans. Dois-je encore mentionner l'instabilité du navire dans la foule déchaînée et la coupe de cheveux terminée à moitié ?

Car bien sûr, à l'image de sa voiture, Packer l'hygiénique va être taché, bousculé, dépenaillé, avant d'être éliminé (sortant du coiffeur, il semble avoir été scalpé : le golden boy vu comme le cowboy cerné par les indiens !). Et la représentation de ces outrages successifs nourrit le terreau cronenbergien, là d'où proviennent par exemple les réflexions sur l'hybridation. Pisser dans sa limousine : le geste que l'on observe fait croire à une souillure mais le rapprochement de la caméra oppose un démenti. L'urine est en fait récoltée, assimilée par la mécanique.

Co-existence et union du mécanique et du vivant, du réel et du virtuel, du futur, du passé et du présent, tout cela n'empêche pas ce qui fait l'homme de remonter à la surface, les fluides par exemple. Le visage blanc de Robert Pattinson peut spectaculairement rougir, à un doigt de l'explosion, et les odeurs remonter à de nombreuses occasions, surtout après le sexe. Si sagement illustré dans A dangerous method, il redevient, ici, troublant, jouant autour du grotesque et de la pornographie.

Sa limousine, Eric Packer l'a faite rallonger, selon son propre aveu. Comme il aurait pu augmenter la taille de son sexe. Son engin, il ne se lasse d'ailleurs pas de le sortir. En prenant garde, toutefois, car le sortir peut s'avérer dangereux. Il pourrait s'en voir déposséder et se retrouver du mauvais côté du sexe. L'homme d'argent viril (en représailles à une agression, il frappe bien évidemment entre les jambes) craint l'intrusion et la perforation (un virus informatique, un doigt de médecin, une balle de flingue, généralement gros, démesuré). Mais s'il est dangereux de sortir son engin, il est également dangereux de sortir de son engin. Packer le sait, quittant rarement sa limousine. Sa seule véritable sortie sera en effet définitive.

Plus ingrate que les autres, la dernière partie du film est presque rendue autonome. Du moins, elle se place en miroir. Packer est sorti de son véhicule, délesté de tout (costume, garde du corps, pistolet high-tech), quittant l'air aseptisé pour du désordre et de la crasse. La parole cherche alors à comprendre le pourquoi d'une haine, à la verbaliser et donc, à prendre du recul par rapport à ce qui a précédé à l'écran afin d'en proposer un règlement. Le théâtre fait irruption et une autre étrangeté s'installe (la longueur du dialogue, l'amas dans l'appartement). Cronenberg sera radical jusqu'au bout. Ciselant sa théorie sans se laisser distraire (avec le premier plan sur Packer, hiératique, prenant en charge une diction blanche, imperméabilisant son regard derrière ses lunettes, le programme était déjà établi), peaufinant son objet jusqu'aux limites de l'abstraction, il n'en laisse pas moins remonter des bouffées de fictions précédentes, celles du temps d'avant sa période un brin corsetée 2002-2011 : meurtre télévisé, complots, gourous... Pincées qui rendent plus fascinant encore cet ovni, lui faisant prendre place à côté d'un Crash encore prégnant.

Dernière remarque : la logique cinématographique (qui n'a bien sûr que peu à voir avec la réalité) aurait voulu que l'on retrouvât plutôt Juliette Binoche dans la limousine de Lavant/Carax. Or, c'est bien dans celle de Pattinson/Cronenberg qu'elle déboule finalement. Est-ce là la raison fondamentale de ma préférence ?

 

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cronenberg,canada,2010sCOSMOPOLIS

de David Cronenberg

(Canada - France / 110 min / 2012)

Commentaires

  • Film ennuyeux, rasoir, mortel, barbant, chiant, pénible, insupportable, grandiloquent, aburde, ridicule, risible, à proscrire absolument (venant d'un grand admirateur de Cronenberg qui a vu tous ses films) !

  • Je me rapprocherais malheureusement plutôt de la liste d'adjectifs de Julien sur ce film...

  • Julien (et Rémi), je l'ai pourtant trouvé stimulant, pertinent, fascinant, troublant, drôle, profond, expérimental, bizarre, symbolique, mutant, cronenbergien, à conseiller absolument (venant d'un a(d)m(ir)ateur de Cronenberg qui a vu tous ses films - enfin, sauf Stereo, Crimes of the future et Fast Company) !

  • Complètement d'accord avec toi, Edouard.

    C'est quand même étrange que le genre "film de limousine" (autrefois assez mineur) soit devenu aussi important durant ce printemps cannois !

  • Très étrange si l'on considère que le cinéma est un langage et qu'il s'étudie dans le rapport qu'entretiennent la forme et le fond : dans le cas de Cronenberg le film est parfaitement réussi, il n'y a absolument rien à redire. Et, de fait, je ne comprends pas d'où vient ce profond ennui, ce long et mortel ennui ressenti du début à la fin du film. C'est ce que j'ai essayé d'expliquer chez l'ami Orlof : je crois que le roman est déjà une merde en soi et qu'il reste impossible d'adapter de la littérature postmoderne parce que c'est de la merde en barre (ce courant littéraire). Lisez Pynchon, lisez De Lillo, lisez Rushdie, c'est du grand n'importe quoi on saute du coq à l'âne, on se moque, on soliloque, on vole dans les airs indéfiniment, on chope des érections qui annoncent l'avenir, etc. C'est du grand n'IM-POR-TE-QUOI. Je retourne à mes classiques russes, français ou à mes contemporains américains mais ne me parlez plus jamais d'écriture postmoderne. Et, si jamais je vais voir un film qui veut adapter une de ces merdes littéraires, qu'il fasse le trajet inverse : qu'il redonne de la cohérence à ce qui n'est, dans la forme, que bazar et absurdité.

  • Finalement, tu as revu tes pronostics cannois à la hausse :D Je reviens quand j'ai lu ta note mais je crois que nous sommes d'ores et déjà assez d'accord.

  • Antoine : C'est au point que, j'ai beau chercher, ne me vient en tête aucun autre "film de limousine" qui précèderait ces deux-là.

    Julien : Hélas, je ne saurai te suivre pour débattre sur ce terrain de l'adaptation, ni même de la littérature que tu cites...

    Dr : Je dois dire que, dans le cas de Cronenberg, ma petite note cannoise était aussi (surtout) une façon de conjurer le mauvais sort. A son propos, j'espérais ardemment me tromper. :)

  • Très belle critique même si je suis un poil moins enthousiaste que toi, peut-être à cause de la séquence finale que je trouve, effectivement, plus ingrate. Je suis en revanche totalement d'accord pour cette fine analyse de l’asymétrie de la mise en scène de Cronenberg qui parvint à rendre étranges et mystérieux ces champs/contrechamps qui auraient pu être ennuyeux et répétitifs. "Cosmopolis" n'est pas un film "aimable" (voir le rejet de notre ami Julien) mais il me semble que c'est un grand film "abstrait" sur notre monde...

  • Oui, m'ont sidéré d'entrée les premiers plans cadrant Pattinson dans sa limousine avec le "fond d'écran" à l'arrière, puis les champs-contrechamps si étranges lors des discussions avec sa femme.

    Quant à la fin, elle ne me fait pas sortir du film, malgré sa longueur. Je la mets en miroir, comme si elle expliquait, à sa façon, tout ce qu'on a vu. Et puis c'est une étonnante intrusion du théâtre. La longueur et le décor renforcent cette impression, qui n'était pas là dans la limousine, malgré le "huis clos".

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