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Requiem pour un massacre

(Elem Klimov / URSS / 1985)

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requiem.jpg1943. La Biélorussie est occupée par les nazis. Le jeune Floria trouve un fusil et s'engage auprès des partisans. Comme celui de la Glasha, la fille avec qui il partagera quelques brefs instants de liberté, son regard sera vite confronté à l'innommable.

Le heurt

Glasha à un visage étrange : rond et pâle, il est transpercé de deux yeux d’un bleu clair irréel. Belle et terrifiante à la fois, menaçant toujours de sombrer dans la folie, la jeune fille peut passer en quelques secondes des larmes au rire. A Glasha et à quelques autres, Elem Klimov consacre de nombreux gros plans, en conférant à ceux-ci un caractère surnaturel par la brutalité du montage. Tout le film est vu par les yeux du garçon Floria. On le sait, les enfants ont tous cette étonnante capacité à changer en un instant d’état émotionnel. En conséquence, le monde décrit dans Requiem pour un massacre (Idi i smorti) sera sans cesse soumis à des ruptures brutales.

Dès le début, le montage heurté, la variété des échelles de plans dans une même séquence et la variation des niveaux sonores déroutent. La réalité de la guerre se faisant de plus en plus oppressante, la sensation ne fera que s’accentuer à coups de raccords brutaux. Explosions soudaines des obus trouant le paysage, sifflement des balles… Un homme est vivant. Dans le plan suivant, il est déchiqueté. La dislocation se rencontre aussi dans les dialogues. Le symbolisme les contamine et les rend parfois déplacés ou tout simplement incompréhensibles.

Le viscéral

Cette esthétique du choc prend aux tripes. Par l’utilisation de focales déformantes, les visages rouges de rage, baignés de larmes ou éclatant de rire tirent vers la grimace. Par le filmage en caméra portée, les courses nous font respirer difficilement. Un gamin fait le chien, un os dans la bouche, un autre se met la tête dans la boue, telle une autruche.

Le son participe aussi de cette volonté de nous plonger dans le chaos. Suite au bombardement de la forêt, Floria perd de l’audition. La surdité passagère et les sifflements qui l’accompagne se répercutent alors sur la bande-son. L’effet est connu mais Klimov est sans doute l’un des premiers à en avoir ainsi tiré parti et il le prolonge de façon radicale pendant une bonne demie-heure, saturant l’ambiance sonore de musique bourdonnante, d’éclats ou de bruits étouffés.

La partie centrale, la meilleure du film, transmet de manière inédite le sentiment de la peur. Courses affolées et pauses se succèdent. La forêt change d’aspect au gré des bombardements ou des averses, tantôt lumineuse, tantôt maléfique. L’ennemi est invisible. Après la survie dans le bois, le retour au village mort (extraordinaire séquence) nous dévoile la vérité d’un terrible hors-champ, vu du coin de l’œil.

Il y a cependant un risque : le viscéral peut limiter la réflexion.

La représentation

En épousant le regard de l’enfant, Klimov a d’abord privilégié le motif de la trace pour rendre compte de la violence : nuages de terre provoqués par les mines et les obus, chemins lumineux des balles dans la nuit et cadavres, lambeaux, plaies. L’hyper-réalisme se lestait de métaphores.

Arrive le trou noir du film, le point vers lequel tout converge : l'anéantissement d'un village entier par un détachement SS. Le cinéaste passe alors à une description frontale d'un processus d'extermination. Rien de plus difficile. Pour représenter la barbarie, resserrer sur un seul personnage permet généralement de faire passer toute la souffrance imaginable, mais filmer des mouvements de foule, englober des centaines de victimes peut provoquer, par réflexe défensif sans doute, le retrait du spectateur, qui ne veut alors voir que des figurants en train de crier. J'ai suffisamment insisté ailleurs sur mon désaccord avec la position critique voulant poser un interdit absolu sur la question de la représentation des atrocités nazies pour m'étonner ici que personne ne trouve à redire sur ce long passage de Requiem pour un massacre. Je ne suis pas sûr que travailler la durée des séquences et la perception auditive suffise pour que l'on place Klimov au-dessus du débat, alors que l'on en finit plus de déblatérer sur tel travelling ou telle pomme de douche, reléguant des cinéastes, peut-être moins brillants mais pas moins honnêtes, au rang d'irresponsables. Non, Elem Klimov n'a pas réalisé l'impossible et son morceau de bravoure est moins fort que l'heure et demie qui le précède.

Ce sentiment est conforté ensuite par une séquence tout aussi ambiguë dans sa manière : celle de la vengeance. Pour peindre l'horreur du massacre des villageois, Klimov a choisi de mettre l'accent sur la bouffonnerie bravache et révoltante des bourreaux, plutôt que de les montrer par exemple plein de froideur inexplicable. A peine quelques minutes plus tard, par une ellipse collant quasiment l'une à l'autre les deux séquences de façon assez gênante, il montre les dignes partisans face aux piteux pantins nazis faits prisonniers. Il s'autorise de plus, au cas où, un insert d'images d'archives des camps de la mort : la piqûre de rappel se fait coup de marteau sur le crâne. La fin de Requiem pour un massacre laisse un arrière goût de religiosité et de patriotisme et l'ombre de ce que l'on appelait alors le cinéma officiel plane.

In extremis, le bruit et la fureur retrouvent un vecteur plus symbolique lorsque Floria tire sur le portrait d'Hitler, tentant littéralement de refaire l'histoire puisque défilent sous nos yeux, dans un grand fracas et à l'envers, des images d'archives de la guerre remontant à la source : le visage du petit enfant Adolf. C'est bien dans ce registre que Klimov est le plus convaincant.

L'anti-Malick

Après le bombardement, apparaît sous les yeux des deux jeunes gens un étrange oiseau, une sorte d'échassier gracieux se déplaçant avec précaution au milieu de la végétation calcinée. Chez Terrence Malick, la présence animale, au-delà de son étrangeté et de sa poésie, renvoie à l'immuabilité et à l'indifférence de la nature face à la folie humaine. Chez Klimov, l'animal est déplacé, détourné, dépossédé : la vache doit courir, le lémurien est réduit à un objet décoratif, sur l'épaule d'un officier allemand.

Malick nous baigne de spiritualité mais questionne sans cesse l'idée de Création. On dirait, à première vue, que Klimov se préoccupe moins de la dimension spirituelle. Elle me semble pourtant souterraine et le sacré finit par recouvrir certaines images. Il est posé tel quel. Il n'y a pas, ici, d'interrogation.

Quand Klimov recherche la sidération du spectateur par le heurt, Malick embrasse le monde harmonieusement et bâtit une oeuvre musicale. 

Le cinéma de Malick est empreint de mélancolie mais nous tire vers la lumière. Klimov fait s'entrechoquer rires et larmes dans un voyage vers le néant, l'impensable.

Requiem pour un massacre...

...est une oeuvre éprouvante, un choc plastique indéniable et une source de problèmes.

 

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Commentaires

  • C'est effectivement un sacré film. Merci au passage pour le lien. Comme tu as pu le lire, j'ai eu beaucoup de mal à parler de ce film, mais je n'ai pas tes réticences (comme je n'en ai pas non plus vis à vis du pommeau de douche ni du travelling). Pour moi, il s'agit d'une expérience de la guerre vue par cet enfant, donc on colle à lui. Et lui est lié à l'expérience du réalisateur. Le massacre final reste cohérent avec ce partit pris, comme la "vengeance" finale et je trouve ces scènes très très fortes. Tu parles de "sidération" avec justesse, mais ça me semble normal que la réflexion vienne en second lieu. Il faut simplement laisser le temps de la digestion du viscéral. La séquence du portrait est proche du final avec images d'archives du film de Peckinpah, " Croix de fer", avec un sens proche et permet de reprendre pied. Et ces deux cinéastes sont bien en opposition avec quelqu'un comme Malik
    Je n'ai jamais adhéré à ce dernier. L'indifférence de la Nature, c'est de la théorie. En pratique, ce sont les poissons et la vache de Spielberg, comme les sapins de Kimov. Elle souffre comme les hommes.

  • Tu as raison, il faut que le film décante (toute cette hystérie, j'ai eu parfois du mal à l'encaisser, dès le début avec les crises de nerfs de la mère). Par exemple, pour la séquence du massacre, j'ai réalisé quelque chose depuis que j'ai écrit ma note : ici, la question du point de vue est effectivement fondamentale. A partir du moment ou Floria sort de l'église, nous n'y pénétrons plus. La cohérence de la scène vient de là et je ne l'ai pas ressenti de suite.
    Pour la vengeance, en revanche, je reste sceptique, en particulier à cause de l'articulation avec le reste. Si un cinéaste français filmait ainsi un épisode de l'occupation, je pense qu'il souleverait bien des débats.
    En ce qui concerne le rapprochement avec "Croix de fer", on a effectivement une parenté (dans le caractère abrupt des transitions notamment). Je préfère pour ma part le Peckinpah, même si, je le répète, il y a des moments extraordinaires dans "Requiem...".
    Reste notre désaccord sur Malick (dont j'avais conscience avant d'écrire et de lier ta note). "L'indifférence de la nature" c'est effectivement théorique, mais on peut aller dans l'autre sens avec l'indifférence des hommes devant la nature et là, ça ne l'est plus. Sur ce point là, la confrontation entre les deux cinéastes n'implique pas chez moi un jugement de valeur. Par contre, j'avoue d'une part préférer les poèmes fleuves de Malick aux soubresauts de Klimov et d'autre part, comme le disait si bien chez toi Karamzin, Malick et Dieu ça fait deux, ce qui n'est pas le cas de Klimov.

  • Ed, ton billet me déconcerte, à plus d’un titre!
    Exemple, pourquoi opposer Klimov à Malick quand on sait que ces deux cinéastes ont la même vision panthéiste du monde? Lors de leur fuite, la Nature ne protège-t-elle pas Fliora et Glacha? Et grâce à elle ne sont-ils pas tous deux heureux, restructurés? Et cette nature n’est-elle pas illuminée d’un arc-en-ciel, d’une lumière quasi céleste et la jeune fille ne bénit-elle pas cette dernière, les bras en croix comme le font les fidèles? Quant à la cigogne entraperçue, si elle est dépossédée de son symbole divin (Ed, il faut piocher dans la culture populaire!), je veux bien que l’on me coupe un bras!
    Autre exemple, pourquoi, ou plutôt à quel titre, la séquence de la grange serait décevante? Pour réussir l’impossible exploit, fallait-il que le réalisateur russe ait recours, comme d’autres, à l’artifice esthétique, au romantisme d’un petit manteau rouge évoluant au milieu d‘une foule filmée en noir et blanc? Le Mal est ordinaire, banal, d’une médiocre photogénie et Klimov, qui l’a vécu, le sait bien, lui. Diable!, là-dessus faisons lui confiance.
    Enfin, pourquoi la vision laissée par Klimov des Einsatzkommandos t’étonne-t-elle? Crois-tu vraiment que ceux qui brûlaient du juif, faisaient danser leurs rabbins avec des filles nues avant de les exterminer possédaient la froideur "classieuse" des techniciens de Nuremberg?
    Ceci dit, bien sûr, sans aucune animosité.

  • Ca va rouvrir la discussion, mais je ne vois pas pourquoi, moi non plus, opposer Klimov et Spielberg. Il s'agit dans les deux cas (et c'est aussi vrai pour Peckinpah et Malik), d'investir un personnage pour s'approcher de ce que j'appellerais faute de mieux, le Mal. Le grand trou noir du 20e siècle. après chacun le fait à sa façon, Klimov avec ses souvenirs et le regard d'un enfant, Spielberg avec le personnage de mediateur qu'est Schindler (et la petite fille en rouge est le symbole de sa prise de conscience, je ne comprends pas pourquoi ça vous choque tant), Malik avec son soldat perdu, Peckinpah avec Steiner, bien plus américain qu'allemand.
    Je suis moins d'accord sur le rapprochement des visions de Klimov et de Malik. Ce qui me gène chez ce dernier, c'est la séparation entre nature et homme. Dans "La ligne rouge", c'est assez flagrant. Au milieu des combats, les soldats observent un autre monde extérieur à la guerre. Chez Spielberg et Klimov et Peckinpah, c'est un tout. la séparation est entre l'homme et le Mal. C'est peu comme cela que je vois la scène finale qui, à la réflexion n'est pas tant une vengeance qu'un constat d'échec. Les allemands dépouillés de la force qui leur permettait de faire le Mal ne sont plus que de tristes pantins. Mais l'exercice de la violence à leur égard ne laisse qu'amertume. C'est aussi au cours de cette scène très belle et très terrible que le jeune héros prend un visage de vieillard. Telle que je la vois, liée à la scène du portrait de Hitler, c'est une façon de dire combien il est douloureux et difficile d'extirper le Mal qui est potentiellement en tout le monde. Si l'on remonte aux origines, on a un enfant, Adolph bébé. Et alors, que faire ? Je rejoins Ed sur la question du patriotisme, Klimov nous dit que c'est nécessaire, que le combat ne peut être évité. Et qu'ils l'assument, au delà de l'idéologie communiste. Je peux avoir envie de nuancer, mais ça ne me choque finalement pas.
    Sur la question de dieu, moi qui suis farouchement athée, je ne le ressens pas dans ce film. Ca me semble une histoire d'hommes. Alors que je sens l'aspect spirituel chez Malik ou Tarkovski? Curieusement, je trouve aussi que chez Spielberg, ça reste de côté. Schindler n'a pas de "révélation", son action ne découle que de l'éveil de sentiments humanistes. Spielberg met Dieu à l'écart, et ça me va bien.

  • Pour ce qui est de Malick, je retourne à l’origine de ma réfléxion, ce sera plus simple. J’ai fait le rapprochement au moment de l’apparition de l’oiseau, filmé un peu comme le fait Malick dans ses films. Mais à partir de cette préoccupation commune, de cette même forte présence de la nature, il y a une petite divergence : chez Klimov , elle me semble beaucoup plus malmenée et dévoyée. Ainsi, partant de plusieurs points communs, me sont apparues une série d’opposition entre les deux cinéastes : style, patriotisme (on en est très loin dans « La ligne rouge », alors que dans « Requiem »…, j’y reviendrai), rapport à Dieu etc…
    Pour la séquence du massacre, je la trouve toujours moins forte que ce qui a précédé . Avec Floria et Glasha, je "suis" dans le bois, je "suis" dans la maison de la famille. Mais là, je ne "suis" pas sur la place autour du bâtiment. Je sais (et je sais que tu sais que je sais…) que les nazis ne massacraient pas en gants blancs, le port de tête bien droit, dans une lumière à la Leni Riefenstahl. Mais le mal peut prendre bien des formes et la manière qu’a Klimov de le montrer, dans son expressionnisme furieux (un Kusturica de l’horreur ?) me rebute quelque peu. Peut-être me demanderas-tu alors « comment peut-on parler de préférence devant l’horreur ? ». C’est qu’on me propose un choix esthétique de représentation et libre à moi de le juger. Et je répète que j’entends apporter une nuance et non refuser en bloc la démarche de Klimov.
    De toute manière, c’est bien la séquence du face à face avec les prisonniers allemands qui me gène un peu plus. En ne s’arrêtant pas après l’apocalypse, après le massacre, mais sur ce dénouement bloc contre bloc, Klimov change le sens de son film et termine sur le peuple russe uni, en marche sur le sentier forestier divinement illuminé. Et pour rebondir vers Vincent, je ne vois, moi, que de la vengeance, d’autant plus que Klimov refuse de nous montrer ce qui s’est passé entre le massacre et l’arrestation des soldats. Si constat d’échec il y a, je le trouve mieux exprimé par la séquence du portrait.
    Enfin, je ne me lancerai pas sur le Spielberg de peur de dire quelques bêtises, compte tenu du fait que je ne l’ai jamais revu depuis (je me bornerai juste à dire : le fait que deux ou trois « détails » me déplaisent ne suffit pas à mes yeux à disqualifier l’œuvre entière que j’avais plutôt apprécié).

  • Bonjour!

    Tout d’abord, tant mieux si le billet d’Ed nous permet de discuter. Échanger des points de vue après avoir exposé le sien devrait du reste toujours animer le faiseur de notes, aussi bien l’amateur que le professionnel, puisque ni l‘un ni l‘autre ne peuvent se targuer de détenir la vérité de l’objet qu’il critique. Il y a tant de bêtises écrites au nom de pseudo-savoirs et les blogs les plus populaires, j’entends par là les plus lus, n’y échappent pas plus que leurs homologues évoluant loin des projecteurs. Cette digression faite, voici quelques éléments de réponses que, diable!, j’espère vous avoir livrés avec l’humilité que je défend et réclame!

    Pour Vincent :
    Personnellement, je ne peux pas, à la vision de son Requiem, ne pas rapprocher Elem Klimov de Terrence Malick puisque d’une part, l’un et l’autre semblent ardemment défendre l’idée que s’il y avait un dieu pour l’homme dans ce monde ce serait le monde lui-même - et de fait, ne filment pas tous deux une nature nimbée de lumière divine?- et d‘autre part, tous deux me paraissent avoir en commun un principe de pensée qui pourrait grossièrement se résumer à celui-ci : tout ce qui sépare l’homme de cette Entité (bienfaitrice), une entité dont la Nature ferait bien évidemment partie, le déstructure, le pousse inexorablement vers les ténèbres. Dans ses films, et plus particulièrement dans sa ligne rouge, Malick s’est interrogé sur les raisons de cette rupture, pour lui, délétère. Il évoque du reste, pour définir ce qu’il considère comme le grand mal, l’égoïsme forcené de l’homme et son irréfrénable besoin de biens matériels, toutes ces choses que la Nature n’est pas car elle, si elle n’est ni bonne ni mauvaise, elle a au moins pour elle le sens du partage, et filmera la guerre comme si elle n’était qu’une conséquence malheureuse (tant elle apporte de souffrance) disons, de ces travers. Je ne reviendrai pas sur sa manière de filmer la nature, car s’il y a bien une chose que les gens ont retenu de lui, c’est le regard quasi mystique qu‘il porte sur elle.
    De son côté, dans son Requiem, que fait Elem Klimov? Certes, ce film se veut être avant tout un témoignage sur les atrocités nazies commises en Biélorussie, mais il tient aussi un discours très voisin de celui de Terrence Malick. Et de fait, n’y voit-on pas une nature généreuse donner protection à deux gamins qui sont en train de perdre leur innocence à aller sur le chemin des hommes? Et la guerre que celui filme, à être la cause de cette terrible perte d‘innocence - une déstructuration que le cinéaste russe a d’ailleurs merveilleusement "métaphorisé" en donnant à Fliora un visage d‘homme puis, comme vous dites, de vieillard - n’est-elle pas à rapprocher de celle que Malick a détournée, au grand dam, du reste, de James Jones, pour mettre en scène son grand mal? On a certes exterminé des biélorusses au nom de la race, mais le motif premier de ces exactions c’est quand même de donner à l’Allemagne nazie le tristement célèbre espace vital qu’elle réclamait : "Tout ce foutoir, c’est pour la propriété" disait de la guerre le sgt Welsh, des mots, à n’en pas douter, qu’aurait pu dire aussi la famille exterminée de Fliora; la famille de Fliora que si elle avait été japonaise, indienne, turque ou africaine c’eut été pareil pour elle pourvu qu'elle ait des biens, une terre à voler.
    Maintenant, pour ce qui est du petit manteau rouge que l’on voit évoluer dans le film de Spielberg , oui, cette scène me choque puisque ce n’est plus la longue file de déportés, une douleur prise dans sa globalité et vécue ’au nom’ de tout un peuple, qui va dire le génocide mais un élément esthético-romantique. On a pas le droit de réduire la shoah aux malheurs d’une petite cosette de passage même si elle a réellement existé comme c’est le cas ici. Du reste, recourir à de tels procédés, c’est ni plus ni moins que déconsidérer le spectateur, juger son jugement immature!. Pire peut-être, parce que si le truc fonctionne, que valent alors ses sentiments? A ressembler à cette pitié médiocre que Stefan Zweig a parfaitement décrit dans son roman, je doute qu'ils soient très honnêtes.
    Enfin, je crois, contrairement à vous, Vincent, que la seule question que l’homme a à se poser sur terre est d’ordre spirituel!

    Pour Ed :
    Désolé de te contredire encore une fois, Ed, mais la Nature chez Malick n’est pas moins malmenée que chez Klimov. C’est même tout le contraire puisque le réalisateur américain, contrairement au cinéaste russe, s’attache à démontrer, dans sa ligne rouge du moins, que le mal y cohabite avec le bien.
    Sinon, en ce qui concerne la scène de la grange, je ne pense pas qu’on puisse parler à son sujet d’expressionnisme. Surtout pas, parce qu'il n’y a pas ici d’effet de manche, d'excessive dramatisation ou de volonté de travestir le mal, qu'importe la raison d'ailleurs . Il n’y a que l’art de se rapprocher au plus proche de la vérité. A mon sens, le seul qui vaille lorsqu’on veut causer Histoire.
    Quant à la séquence de l’exécution des exécuteurs, j’avoue en toute honnêteté que moi aussi j’en suis ressorti quelque peu déçu parce qu’on dirait bien que Klimov la filme comme s’il avait dans le dos le couteau de la censure. Pas celle des politiques, bien sûr, mais plutôt celle de son peuple. La lente agonie d’une allemande en dira certes bien long sur ce que fut l’esprit de vengeance des résistants russes mais elle avance, si je puis dire, cachée. Chose humaine, cependant, que celle de ne pas dire toute la vérité à ceux qui ont souffert au-delà de toute commune mesure!

  • Sur le problème de l'expressionnisme. Oui, il y a une volonté forte de coller à la réalité. Mais il y n'y a pas que des plans fixes d'ensemble, non intrusifs, purement descriptifs. Il y a quantité d'inserts sur des postures visuellement très fortes, des visages déformés par la douleur ou le plaisir sadique et surtout par l'utilisation de courtes focales. Pas sur tous les éléments de la séquence, mais sur plusieurs, essentiellement ceux liés au soldats allemands, je vois une exacerbation de la réalité (j'en conviens aussi : dans ce moment-là, la réalité "s'exacerbe elle-même").
    Pour la fin du film, on commence à trouver des points d'accord... Sinon, tu as toujours l'art de trouver les tournures de phrases qui désarment, comme la dernière de ton commentaire (celle qui m'est adressée, pas celle pour Vincent, à laquelle, tu dois le savoir, je ne souscris pas).
    Bref, tes manifestations revigorantes seraient-elles le signe d'un retour éventuel (et espéré pour ma part) aux affaires blogesques ?

  • Tu marques un autre point, Ed, car c'est vrai qu'Elem Klimov n'aurait pas dû filmer, comme il l'a fait, cet allemand que l'on voit rire plein cadre. Cela dit, si ce rire a quelques accointances avec la manipulation à trop dire l'état d'esprit des assassins, il ne rentre pas non plus dans le cadre de ces horribles artifices que certains cinéastes utilisent pour susciter, chez le spectateur, ce que l'on pourrait, certes, nommer prise de conscience mais que moi je préfère appeler mauvaise pitié, et cela, tout bonnement, parce que tels rires ont existé.
    Maintenant, oui, il n'est pas impossible que je revienne, ayant croisé sur ma route le grand Andrei Tarkovski. Son Roublev me fera, certes, dire quelques bêtises mais bon sang ce qu'il est inspirant!
    Au fait, merci pour lien! Quant à Alela Diane que j'écoute aussi, je dirais juste bien bien ...

  • Voilà une bonne nouvelle. J'ai hâte de te lire sur Roublev qui m'avait fait un choc quand je l'ai découvert il y a près de dix ans, en salles, à l'occasion d'un festival.

  • Quelle note et quels commentaire passionnants ! Malheureusement j'arrive bien après la bataille (enfin l'échange)... Pour moi ce film est un bouleversant chef-d'oeuvre et j'avoue, dans ma passion, que je ne pourrais rien lui reprocher. Heureusement (ou malheureusement), tu arrives à garder la tête froide Ed : les inserts et plans que tu mentionnes ne m'ont pas choqué (j'ai même été étonné de lire qu'ils existaient - mais la perfection existent-elle en ce bas monde ? Je trouve très juste le commentaire contextuel de Karamzin qui indique ce qui, à un moment donné, a pu influencer, consciemment ou non, son réalisateur et pourquoi, éventuellement, une ou deux petites touches jurent dans l'ensemble). Quoi qu'il en soit, voilà vraiment un film sidérant, une expérience éprouvante, donc un putain de bon film !

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