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Les herbes folles

(Alain Resnais / France / 2009)

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Un autre récit est possible

Ce qui est très beau dans Les herbes folles, c'est que le récit, jusque dans ses revirements les plus invraisemblables, semble avancer en sortant de la tête des personnages. Il prolonge leurs pensées. S'ils hésitent, s'ils se répétent, s'ils se retournent, le film les suit. De la sorte, les bifurcations et les incongruités ne passent pas pour un caprice de cinéaste-démiurge mais donnent l'impression qu'une histoire est en train d'être écrite par ses protagonistes eux-mêmes. Cela se ressent avec d'autant plus de force et de plaisir que les points de vue sont multiples (et que celui du narrateur n'est pas le plus assuré) : tout le monde peut prendre sa part et produire du récit, jusqu'à l'agriculteur sur son tracteur, jusqu'à la fillette dans son lit. A l'évocation du jazz ou des répétitions de théâtre ou d'avant tournage, il peut être ajouté celle de l'écriture d'un roman lorsque l'on entend ces multiples reprises, ces incessantes reformulations de phrases pourtant simples, auxquels n'échappent aucun des personnages principaux, pas même le narrateur (la rencontre entre Resnais et Edouard Baer, en charge de cette voix-off si détachée, si étonnante, est somme toute logique puisque tous deux travaillent depuis longtemps, dans leur domaine respectif, à une certaine mise en péril de la narration classique). Au volant de sa voiture, Georges Palet (Dussolier, prodigieux) se "voit" littéralement faire avancer le récit : l'effet est criard, il heurte, il provoque une "syncope", comme dit Resnais, mais il est surtout vertigineux.

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Un Cœurs qui bat plus fort

Cette transmission dynamique du secret de l'impulsion narrative du cinéaste à ses personnages n'est rendue possible que par la création d'un univers mental, s'affirmant à travers les jeux de couleurs et de focales, irréalistes au possible (le baiser dans la voiture, comme tout le reste, a-t-il vraiment lieu ?). Cependant, il y a chez Resnais une étonnante "modestie de l'effet" : il se produit, il atteint son but et en même temps, il se dénonce (voir l'usage des transparences, ou plutôt des incrustations, voir l'insistance sur certains détails du réel, grossis à l'excés, comme celui de la braguette). Tout cela pourrait être vain car la mise en scène formaliste, à partir d'un sujet des plus légers, d'un argument des plus insignifiants, pourrait ne donner à voir qu'une agitation de marionnettes. Or l'implication du spectateur est totale, provoquée en particulier par le refus d'éclairer les zones d'ombres des personnages. Primordial, pour expliquer notre curiosité et notre attachement, est également le glissement de terrain narratif opéré par le film : l'incertitude est présente dès le départ, mais de façon diffuse, encadrée par des embardées comiques, puis elle vampirise tout, entraînant vers une seconde partie malade, étourdissante. Cœurs, si remarquable soit-il, m'avait laissé un très léger arrière-goût de déception, pris qu'il était sous un certain glacis, sous ces plongées verticales qui emprisonnaient quelque peu les protagonistes. Celui-ci est follement libre et profondément émouvant.

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Alain reprend la main

Resnais, en fonction de son sujet, comme il le fait de sa mise en scène, "adapte" ses comédiens fétiches. Autour du socle Dussolier-Azéma, il distribue ici des actrices et acteurs de la famille Desplechin (Devos, Consigny, Amalric, Vuillermoz). L'estime réciproque entre les deux cinéastes est connue (un peu trop étalée par l'un et l'autre, peut-être...). L'élève n'a toujours pas dépassé le maître, l'obsession sociologique du premier l'empêchant trop régulièrement, dans ses films, de lâcher les chevaux comme le fait le second. Mais Les herbes folles m'ont fait faire un rapprochement plus surprenant, qui n'a, me semble-t-il, guère été relevé jusque là par les commentateurs du film. Des cadrages en plongée qui aspirent le récit, des herbes folles et des pelouses tondues, une femme aux cheveux rouges devant un avion, des éclairages ou des transparences irréels qui idéalisent... Alain Resnais (dans les Cahiers du Cinéma) : "Je vois tous les films de David Lynch". En 2001, Marc Cerisuelo (dans Positif) saluait Mulholland Drive, "premier chef d'œuvre cinématographique du XXIe siècle". Il estimait que l'on tenait là le premier immense film sur le doute de la décennie. Les herbes folles est le dernier immense film sur le doute de la décennie.

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1 : Sailor et Lula, 2 et 4 : Mulholland Drive, 3 : Twin Peaks, fire walk with me

Commentaires

  • Superbe film
    Texte magnifique
    Tout est en place
    :)

  • t'as vu Fred, je crois que le Ed (ce n'est pas un cheval qui parle au moins ?) il a tout capté comme moi ?

  • Nan ! lui c'est mon Ed qui est né l'année où Clintounet il s'est fait empapaouter par une bande de femelles !

  • Tes arguments sont fondés (notamment sur le récit qui "sort de la tête des personnages") et ton enthousiasme sincère; j'ai moi aussi aimé Dussolier, et je suis même d'accord pour rapprocher Les Herbes folles de David Lynch.
    Et pourtant, je n'aime pas le film. Je trouve la mise en place laborieuse, la voix off encombrante (et justement, si le récit sort des personnages, qu'a-t-on besoin d'un narrateur extérieur?), les décors et éclairages ultra-artificiels, Sabine Azema énervante. Je crois que je suis assez hermétique à cet univers. Mais ton texte est très bien.

  • Merci Fred.

    Heureux de voir que l'enthousiasme est partagé.

  • ...sauf par Sadoldpunk.

    La voix-off, je ne la trouve pas du tout envahissante. Elle se fait de moins en moins présente au cours du film mais surtout, bien que l'on puisse dire qu'elle enclenche le récit ("c'est ce que nous allons voir..."), il me semble qu'elle ne surplombe pas tout, elle serait presque à côté des personnages (pas dans le sens "à côté de la plaque", mais au même niveau que les autres).
    Quant à Sabine Azéma, elle ne m'a jamais énervé et elle m'a même rendu supportable plusieurs mauvais films. Je la trouve merveilleuse dans la dernière partie, lorsqu'elle perd pied.

  • Bravo, cher Ed, pour ce texte très pertinent et ce rapprochement avec Lynch qui ne m'avait pas sauté aux yeux (pour ma part, l'avion m'évoquait de façon plus anecdotique la connexion Podalydès-Hergé... et je m'étais fait la réflexion qu'après Mauvais Sang, c'était le deuxième grand film d'amour qui finissait -enfin presque - sur un aérodrome). Et sur ce film, je constate avec plaisir qu'aucun texte, aucune critique ne ressemble à une autre ou ne se focalise sur le même aspect du film, révélant par là-même aussi bien sa richesse, que son grand nombre de facettes. Et pour moi, le film de Resnais, c'est ça: une oeuvre cubiste, la décomposition plastique d'un coup de foudre au ralenti...

  • Ce que tu décris, Ed, c'est simplement le style: la dispute entre la voix intérieure et le pouvoir du récit.

    J'ai surtout trouvé Dussolier génial: drôle, effrayant, mystérieux...

  • Elle est vachement bien votre critique d'autant plus que j'ai beaucoup aimé le film et que j'ai vu à peu près les mêmes choses que vous. J'avais pensé à Lynch surtout avec l'insertion de travelling avant sur les herbes folles, sur une sorte de lac (je ne me souviens plus très bien) et dans la sombre ouverture au pied d'une tourelle pendant le déroulement linéaire du récit.
    Par contre, j'avais remarqué l'attention particulière sur sur les mains, les pieds, mais je n'avais pu vu le rapport avec David Lynch.
    Enfin, vous avez choisi la photo de la première rencontre entre Dussolier et Azéma qui constitue pour moi le sommet du film.
    Et Dussolier est parfait, encore une fois.

  • Joachim : Podalydès, Carax... de ton côté. C'est comme si chaque spectateur emboîtait le pas aux personnages et à leur désir de récit en tissant à son tour tout un réseau de correspondances.
    "décomposition plastique d'un coup de foudre au ralenti" : ah oui, encore un éclairage nouveau...

    T.G. : entièrement d'accord, je n'avais pas vu Dussolier aussi bon depuis... depuis... ??

    Nolan : Tiens, je ne me suis pas rappelé tout de suite de ce plan que vous évoquez (celui sur le pied de la tour), mais cela m'est revenu ensuite. C'est effectivement un "flash" qui apparaît assez "lynchien".
    Et il est vrai que cette rencontre à mi-parcours tire le film vers des sommets dont il ne redescend plus jusqu'à la fin.

  • ou le dernier Jeunet... hum hum...

  • Soit pas méchant avec l'ptit Boukhrief j'te prie !
    Il a prouvé avec Le convoyeur que Dupontel et Dujardin savaient jouer !
    :D
    PS. Et puis bon les souvenirs Starfix toussa... pffft ! tu peux pas comprendre !

  • Mais je croyais que c'était toi qui te moquait !
    De toute façon je ne connais rien de Boukhrief (ni de Starfisque).

  • Mais... mais... Ed !
    Tu es... tu es...
    Jeune !?!
    aaaaaaaaargh !
    :D
    PS. Je ne me moque jamais tu devrais le savoir
    Bon
    Hein

  • fan inconditionnel de Resnais depuis d'illustres lustres !

  • Vu ce soir. Je n'ai absolument rien compris de bout en bout. J'admire la mise en scène de Resnais, je l'ai toujours admirée, mais quand c'est pour nous pondre des trucs carrément indigestes (L'année dernière à Marienbad), ou presque indigestes (Les herbes folles), je n'adhère pas.

    Bien vu pour la comparaison avec Lynch, mais on en reste assez loin au niveau du dispositif. Lynch se met constamment en abîme dans ses films, le fil directeur est dans ses fantasmes. Avec Resnais, à mon avis, y a plus de liberté, mais parfois ça peut s'apparenter à du ciné très réservé - à la caste supérieurement intelligente de la population.

    Une mise en scène, encore une fois, ne peut pas tout faire. Là, pour moi, ça a été un gros foutoir. C'était pour quoi ce film ? quelle histoire m'a-t-on raconté ? qu'est-ce qui était en jeu ? Je n'ai rien compris, mais alors rien de rien.

  • Je ne sais trop quoi répondre à ton commentaire, Julien. Je suis de ceux qui considèrent que Resnais est le plus grand cinéaste français en activité (malgré quelques ratages : La vie est un roman, I want to go home et, en partie, Stavisky... mais certainement pas Marienbad).
    Quant à la comparaison avec Lynch, tes reproches (compréhension du récit, cinéma "réservé" à une élite intellectuelle) à l'encontre des Herbes folles prennent justement la même forme que ceux que l'on a pu entendre au moment des sorties de Lost Highway, Mulholland Dr ou Inland empire.
    Certes, Resnais se veut avant tout un "adaptateur", mais je ne crois pas que Lynch lui soit supérieur parce qu'il raconte des histoires situés dans le milieu du cinéma...

  • pour moi Resnais est toujours jeune , il peut tout se permettre même diriger un film d'une braguette magique en chef d'orchestre encore vert selon Léon , dis !

  • L'année dernière à Marienbad ? N'était sa prodigieuse mise en scène je le classerai volontiers dans la liste des nanars français, pseudo mystérieux, pseudo intello, c'est d'un ennui profond, mortel. Je ne le conseillerai pas à mon pire ennemi (ligoté sur une chaise et obligé d'en bouffer).

    Je n'ai pas lu une seule critique faisant de Lynch un intello, ni évoquant son cinéma réservé à une caste. Lynch est un des cinéastes contemporains les plus populaires et les plus connus. Par contre, je veux bien faire le rapprochement entre Marienbad, Herbes folles et l'indigeste Inland Empire.

    Lynch n'est pas supérieur à Resnais, je n'ai jamais dit ça. Mon son cinéma fantasmatique, intérieur, me convient mieux que celui de Resnais en règle générale. Par contre, quand ils font dans l'indéchiffrable, je crois qu'ils se valent (mais leur cinéma est bel et bien différent).

    Resnais, je l'aime quand il met en scène Hiroschima et Smoking, no smoking par exemple.

    C'est une question de goût. Mais Resnais, comme n'importe quel cinéaste (à part Hawks, Hitchcock, Chaplin) n'est pas intouchable. Il peut se tromper, comme tout le monde. Là, c'est pas nul, mais c'est juste imbitable et on ne comprend absolument pas ce qu'il veut nous raconter.

    D'ailleurs, tu peux me faire un petit résumé ?

  • Non, je ne te ferai pas de résumé.

    En relayant les reproches faits aux deux derniers films de Lynch, je ne parlais pas de la presse mais d'une partie du public. Il ne faut pas croire que tout le monde a trouvé "Mulholland Dr" génial. J'ai entendu plus d'une fois des gens se plaindre de n'avoir rien compris.

    Resnais est un cinéaste tout aussi "populaire" que Lynch (et s'il peut faire encore plusieurs films, je pense qu'il le restera, ce qui n'est peut-être pas le cas de Lynch, vu la voie qu'il semble suivre actuellement). Smoking, On connaît la chanson, Pas sur la bouche, Stavisky, Mon oncle d'Amérique... sont-ils des films élitistes ? Par curiosité, j'ai été voir les chiffres de box-office. Les trois derniers Resnais, Pas sur la bouche, Coeurs, Les herbes folles ont fait à peu près le même nombre d'entrées, plus de 400 000, soit autant que... Mulholland Dr et... quatre fois plus que Inland Empire.

    Resnais est peut-être mon cinéaste français préféré (et Lynch peut-être mon cinéaste US préféré) mais j'ai bien écrit dans mon commentaire précédent que je considérais certains de ses titres comme des ratages. Donc, bien évidemment qu'il peut se tromper. D'ailleurs, le réflexe de dénoncer ce supposé statut d'intouchable, protégeant tel ou tel auteur, m'amuse toujours. Cet énervement était sans doute légitime il y a une quinzaine d'année, lorsque la critique cinéma était la chasse gardée de la presse. Aujourd'hui, avec les blogs et les sites spécialisés, avec la possibilité de commenter, voire même d'échanger avec certains critiques professionnels, comment penser ne serait-ce qu'une seconde que l'on puisse rendre n'importe quel cinéaste intouchable ? Les derniers Bellocchio, Tarantino, Almodovar, Eastwood, Allen, très défendus par la presse, n'ont-ils pas été discutés et parfois étrillés ?

    Et puis, il faudrait savoir : Resnais est-il "intello" ou "pseudo-intello" ? :)

  • Hitchcock intouchable ?
    http://nightswimming.hautetfort.com/archive/2009/10/27/joies-matrimoniales.html

  • Je confirme sur "Mulholland drive". Quand je suis sortit de la séance cannoise, je n'avais pas compris grand chose et j'étais passablement furieux. J'étais loin d'être le seul. J'avais été, et je reste assez surpris du retournement très favorable qui a accueilli sa sortie officielle, l'engouement du public et cette place d'œuvre phare des années 00 qu'il occupe. Je vous parie un père-Noël en chocolat contre un yacht de 25 mètre qu'il va finir premier de la synthèse d'Ed. (il est second de l'opération "Beyond the canon").

    Ceci étant, j'y suis retourné, j'ai mieux compris et c'est désormais un film que j'aime bien, sans en être amoureux fou. Ceci pour dire que je partage le point de vue d'Ed, qu'il n'y a de cinéastes intouchables que ceux que l'on ne touche pas assez et que pour le reste, c'est une affaire de sensibilité personnelle. Personnellement, j'aime beaucoup le cinéma de Resnais et j'aime cette exigence qui l'a amené à faire des films qui demandaient un certain effort de la part du public. Traiter un cinéaste d'intello, c'est trop souvent une façon de refuser de faire cet effort. Là ou je travaille, c'est une réflexion que j'entends tous les jours. Il est aussi vrai que certains cinéastes, Renais peut être parfois, cultivent l'hermétisme. Dans le cas de Resnais, je pense qu'il a réussi a trouver un équilibre avec les films qui ont eu un gros succès populaire (tout étant relatif) comme "On connait la chanson " ou "Smoking/No smoking".

    PS1 : Ed, toucher à Hitchcock avec ce film, ce n'était pas trop sacrilège :)
    PS2 : Resnais, Lynch, quelle importance quand son sait que le meilleur, c'est Spielberg ! (je travaille à ta liste).

  • Intéressant ce témoignage sur "Mulholland Dr" vu de Cannes, Vincent. Mais c'est vrai aussi que le film a, dès sa sortie en salles, pris une dimension monstrueuse (et l'engouement et les débats ont repris de plus belle lorsqu'il est sorti en dvd). A mon avis, tu peux déjà passer le permis bateau, car je ne vois pas trop quel film pourrait lui griller la politesse dans le bilan de la décennie (et je le dis tout de suite, je n'irai pas, au moment de dévoiler ma liste personnelle, contre le courant).

    Rien à redire à tes propos sur Resnais.

    Pour Hitchcock, c'est que je n'avais que celui-là en archives... :)

    Et avec Spielberg, ce n'est pas moi que tu vas provoquer car j'ai beaucoup apprécié "sa" décennie 2000 (j'y trouve au moins 3 grands films : AI, Minority report & Munich).

  • Pourquoi me sens-je visé par le deuxième PS de Vincent? Je l'ignore, moi dont l'avis a toujours été si nuancé sur S.Spilberg...
    Pour "Mulholland drive", je peux en avant-première vous annoncer que je n'irai pas non plus contre le courant : mais ne croyez-vous pas que Maggie Cheung et Tony Leung pourraient créer la surprise?

  • Je n'en suis pas étonné, doc.
    Pour le WKW, je pense qu'on le retrouvera mais pas aussi haut. Il me semble qu'il y a ici et là quelques farouches résistances à ce film. Wait and see...

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