Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Shohei Imamura (2/2)

    LA BELLE SANTÉ DE SHOHEI

    Un an après avoir distribué une première série de trois DVD (Cochons et cuirassés, La Femme insecte et Le Pornographe), Elephant Films récidive et poursuit son inestimable effort en l’honneur de Shohei Imamura en proposant quatre nouvelles galettes. S’intéressant toujours au dix premières années d’activité du cinéaste dans le domaine du long métrage de fiction, l’éditeur donne cette fois-ci l’occasion de redécouvrir l’un des classiques du maître japonais, Désir meurtrier, et surtout de connaître trois films plus rares, Désirs volés, sa première réalisation, Mon deuxième frère, quatrième « travail de jeunesse » pour la Nikkatsu, et Le Profond Désir des Dieux, œuvre majeure mais peu accessible jusque là.

    Shohei Imamura signe donc son passage à la réalisation en 1958 avec Désirs volés, dans lequel il décrit dans un style réaliste en « Nikkatsu Scope » les aventures et mésaventures d’une troupe de théâtre vivotant entre villes et campagne. Si la forme manque encore de singularité, les préoccupations qui feront l’originalité de l’œuvre future sautent déjà aux yeux. En premier lieu, la crédibilité de ce qui est montré. Si tôt, en cette fin d’années cinquante, domine l’inscription des personnages dans des décors naturels et l’introduction elle-même prend carrément l’allure d’un documentaire sur la ville d’Osaka.

    Ensuite, le sujet central, très imamuresque, est le peuple. Notre homme Shohei s’intéresse tout de suite au Japon des classes les plus basses. Il suit ici des artistes qui se débattent avec leurs faibles moyens et qui reconnaissent eux-mêmes s’activer dans un « théâtre de mendiants ». C’est une vision sociale de la débrouille qui est offerte, une description de petits larcins et de moqueries envers les dominants. Le peuple est vu comme une entité, même si ses composants sont très caractérisés et très divers, ce qui est flagrant dans toutes ces scènes où il semble faire corps dans le cadre. Aimant filmer les attroupements de rue ou l’agitation du public au spectacle, Imamura réussit déjà parfaitement à transmettre la sensation du mouvement de la foule, de manière humoristique souvent, comme lorsqu’il montre ces rangées bien séparées d’hommes et de femmes manifestant bruyamment et en alternance leur plaisir à voir des danseuses dénudées pour les uns et un bel acteur pour les autres.

    Le monde du spectacle est idéal pour aborder avec vigueur ces thématiques. Par l’intermédiaire d’une mise en scène classiquement chorale, nous passons d’un serviteur de l’art populaire à un autre, au sein d’une troupe quittant Osaka pour s’installer dans un village où la confrontation entre comédiens et locaux, pour la plupart fortes têtes ou puceaux excités, fera des étincelles. Les saynètes pittoresques ne manquent pas, en effet, et d’autant moins que les artistes de kabuki ont, sous ce chapiteau, pris l’habitude de faire précéder leur spectacle par des séances de strip-teases féminins. D’emblée, la circulation du désir s’effectue donc en tous sens. L’ambiance est le plus souvent à la grivoiserie et les personnages ne reculent pas devant quelques vulgarités. Vitalité et désir sont bien les maîtres-mots.

    Ce mélange entre masses ouvrières ou paysannes et artisans de la culture populaire est parfois explosif mais reste coloré de douce utopie. Le regard est effectivement bienveillant tout du long et l’ensemble bon enfant, sans véritable drame. Il manque à cet agréable Désirs volés une certaine tension et une certaine folie, notamment dans la mise en scène, pourtant compétente dans la gestion des foules mais aussi dans le soulignement de telle posture ou geste insolite.

    Ce coup d’essai est cependant déjà frondeur, mal élevé, lorgnant souvent en-dessous de la ceinture. En cette année 1958, les patrons de la Nikkatsu demandèrent donc à son réalisateur de mettre la pédale douce pour la suite. Imamura obtempéra le temps de trois films, dont un est proposé ici : Mon deuxième frère. Le terreau social sur lequel se développe celui-ci est propice à tous les débordements attendus puisqu’il s’agit d’un village de mineurs en pleine crise économique et se vidant peu à peu de ses habitants. Mais les arêtes sont limées, ce qui fait dire qu’une découverte « à l’aveugle », sans connaissance de signature, ne ferait sans doute pas germer l’idée première d’une attribution à son auteur véritable.

    Tiré d’un livre japonais à succès, ce mélodrame social raconte la survie et l’éclatement subi par une famille rapidement réduite à deux frères et deux sœurs après la mort du père travaillant à la mine. Il s’inscrit dans un courant large et très caractéristique des années cinquante, celui du réalisme allant de Vittorio de Sica à Satyajit Ray en passant par le René Clément de Jeux interdits et de Gervaise. La mission d’information sur une situation désespérante est remplie : en s’attachant comme toujours à décrire le petit peuple, ses défauts et sa vitalité inépuisable, Imamura dresse son dur constat. Il le fait encore en montrant le collectif, de manière quelque peu éparpillée, et en se méfiant cette fois de la vulgarité trop étalée et de la trop grande saleté, en repoussant de surcroît la question du désir et du sexe, dans une approche plus consensuelle de la vie familiale.

    Toutefois, sous une apparence plus conventionnelle, la mise en scène sait se faire expressive et dynamique (les éclats de colère et les bagarres, notamment, ont l’explosivité nécessaire, surprenante parfois). Perdant en insolite et en originalité, elle gagne en émotion. Derrière l’accompagnement musical là aussi conventionnel, et même si l’optimisme l’emporte malgré les embûches, une noirceur régulière perce au fil d’une seconde partie centrée sur deux des jeunes enfants. Leur parcours compliqué émeut parfois intensément, en particulier grâce au naturel et à l’excellence des deux petits interprètes. Il est dès lors difficile de résister aux sirènes du mélo.

    Mais la docilité ne dure qu’un temps et Imamura décide d’arrêter de se freiner dès son film suivant, Cochons et cuirassés, en 1961. Suit La Femme insecte puis Désir meurtrier, en 1964, qui tient la place centrale de ce qui ressemble à une stupéfiante trilogie si l’on ajoute Le Pornographe de 1966, une série qui transforme le réalisateur en grand « cinéaste-entomologiste ».

    Dans Désir meurtrier, il conserve son art de la mise en situation, démarrant son récit dans une gare, captant les conversations à distance, partant ensuite dans les rues, dans la ville, dans la banlieue. Mais la démarche est différente de celle qui guidait les premiers essais à la fin de la décennie précédente. La description sociale a changé d’échelle. Nous nous sommes rapprochés et nous pénétrons maintenant au plus profond.

    L’histoire est celle de Sadako, femme mariée et effacée, agressée sexuellement chez elle, un soir que son mari est absent. Humiliée, elle voit ses repères s’effondrer mais aussi un trouble immense l’envahir. Lorsque son violeur réapparaît, elle en fait son amant et bascule dans une liaison fiévreuse. Pour raconter ce singulier drame de la passion, le cinéaste n’abandonne pas ses préoccupations mais livre cette fois un véritable film mental, au sens où il nous fait entrer dans la tête de son héroïne. S’enclenche alors un mouvement centripète vertigineux, d’autant plus enivrant qu’il aborde sans précautions, mais pas sans expérimentations, les rivages du plaisir sexuel.

    Il nous faut quelques minutes pour le comprendre : quand passé et présent s’emmêlent, c’est que le récit obéit aux divagations de Sadako. Le découpage passe d’un temps à un autre sans prévenir et des arrêts sur image entravent la fluidité narrative. La voix off de la jeune femme prend le pouvoir et ne le lâche plus. Personnage initialement en retrait, Sadako décide d’obéir à ses pulsions, bien qu’elle soit la proie de grands tourments. L’agression dont elle est victime semble la terrasser, au point de lui faire dire plusieurs fois qu’elle veut mourir. Mais à chaque fois que la pensée l’effleure, quelque chose l’en détourne : l’amour d’un petit garçon et surtout la nourriture et la chair. Pleine d’appétit alors que tout, autour d’elle, semble là pour la restreindre, elle puise dans sa force vitale et finit par retourner à son avantage les conséquences de son viol.

    Imamura, qui semble montrer la destruction du foyer japonais traditionnel à la suite de l’intrusion violente du peuple souffrant et le retournement total des valeurs qui en découle, navigue là dans des zones grises. Sadako nous dit-elle la vérité, se souvient-elle vraiment ou est-elle en train de fantasmer ? Est-elle dégoutée ou excitée ? Et dans ces zones, une extraordinaire tension est créée puis libérée en de sidérantes séquences sexuelles fragmentant la vision des corps tordus et transpirants. Les coups font mal et laissent des marques mais les femmes et les hommes jouissent aussi vraiment. Le froid glacial fige les extérieurs mais dans les chambres, sous les couettes, est préservée une chaleur étourdissante. La mise en scène ne cherche pas à faire du beau mais la force des plans est décuplée. Désir meurtrier est avant tout un film de « moments », un film avançant à un rythme étrange et ponctué de trouvailles marquantes, comme ce plan-séquence central, devenu fameux, en aller-retour le long d’un train, signe d’un tournant dans le récit.

    Quatre ans plus tard, avec Le Profond Désir des Dieux, Shohei Imamura élève son point de vue, après cette suite de films recentrés et atteignant par paliers une intensité folle. Il passe à la couleur et élargit son champ d’observation à l’échelle d’une île entière, retrouvant à l’occasion une conduite chorale du récit. Dans le format très rectangulaire du Scope, il utilise toutefois une structure de cercles concentriques. L’île choisie est non seulement, par définition, entourée d’eau mais elle apparaît, vue du ciel, parfaitement ronde. Sur celle-ci, tout tourne autour d’un puits et d’une fosse creusée inlassablement par l’un des habitants. Des danseurs avinés tournoient, des plongées significatives se remarquent et surtout, circulent les désirs. Ici, manifestement, tout le monde peut coucher avec tout le monde, même à l’intérieur du groupe familial. L’une de ces familles, la plus vieille de l’île, fait d’ailleurs figure de deuxième cercle dans ce système, entité maudite suite aux agissements contre nature de ses membres.

    Un ingénieur fraîchement débarqué de la capitale sert de relais. Il est l’observateur des mœurs locales mais pas pour autant l’alter ego du cinéaste ni celui auquel le spectateur doit s’identifier. Il est un guide très imparfait, pas toujours au centre du récit, pas assez privilégié par la mise en scène, pas même spécialement attachant. Il aide bien, cependant, à pénétrer les différents cercles, manquant, au final, de s’installer pour de bon dans le dernier.

    Le Profond Désir des Dieux a pour sujet principal l’amour sans tabou ni frontière autre que géographique, même si l’inceste, quasiment une règle dans cette microsociété, voit ses effets choc atténués par la bouffonnerie de l’ensemble. Sujet principal mais non unique. Imamura nous parle de l’opposition entre Japon ancestral et Japon de la modernité (qui transforme les mythes fondateurs en attractions pour touristes), du combat entre rationalité et forces de l’esprit, ainsi que de la coexistence entres hommes et animaux, omniprésents et indifférents. Son film est ambitieux, touffu, troublant, tenu mais imprévisible tout le long de ses trois heures. Il foisonne et déborde de sa base réaliste pour déboucher sur l’irrationnel, l’artifice (par des jeux de lumière et de couleurs) et la distanciation (notamment par le son, la « séparation » parfois des dialogues et des images). Il est à la fois enquête et légende, travail de scientifique et œuvre de poète attiré par l’énergie féminine, la violence des pulsions et l’incandescence de l’amour. Quelle santé il avait ce Shohei !

    (Décembre 2016 - Chronique DVD pour les Fiches du Cinéma)

  • Shohei Imamura (1/2)

    LE JAPON SOUS LA LOUPE-CAMÉRA DE MAÎTRE IMAMURA

    Réalisés entre 1961 et 1966, les trois films de Shohei Imamura édités par Elephant Films viennent nous rappeler que le réalisateur de L'Anguille, resté si vigoureux artistiquement à la fin de sa carrière, était bien, dans ses jeunes années, l'un des enfants les plus terribles du cinéma japonais. C'était aussi l'un de ceux qui eurent le regard le plus perçant sur la société nippone de l'après-guerre.

    Cochons et cuirassés nous propulse dans la ville de Yokusuka, près de Tokyo, là où se trouve en ce début des années 1960 une base de l'armée américaine. Dans les rues du centre, la prostitution bat son plein, l'espoir pour les filles locales résidant dans le mariage avec un G.I. qui apporterait le confort financier manquant cruellement aux familles. Mais c'est finalement tout le petit peuple japonais qui vend ses services à l'occupant puisque la vie économique et, plus encore, la survie des habitants sont liées de près ou de loin à la présence des Américains. Imamura adresse un message clair : le Japon moderne s'est construit par la prostitution à l'Oncle Sam et par l'imitation des modes de vie, jusque dans les manières adoptées par les yakuzas.

    Les trafics en tous genres sont décrits à travers les activités de nombreux personnages. La trame en est parfois obscure mais l'essentiel est bien que soit donné à comprendre un système pyramidal mafieux avec, à son sommet, un chef lié aux autorités militaires américaines. S'il est parfois difficile de s'y retrouver totalement, c'est que la vie éclate partout. Imamura essaie dans chaque scène de sa chronique sombre et tonique, même la plus intimiste, d'organiser une perspective, de laisser une ouverture vers l'extérieur, de ne pas faire oublier la rue. Régulièrement, il y a donc à voir à l'arrière-plan.

    La vie se manifeste aussi par le mélange de tons. Cochons et cuirassés passe du film noir au documentaire, de la farce au néoréalisme, des gesticulations à l'arrêt, des grimaces à l'impassibilité, des rires aux larmes. Mais, aussi bordélique et vivant soit-il, le tableau est souvent d'une noirceur absolue. Rapidement distribué chez nous à l'époque sous le titre Filles et gangsters, le film n'a pas grand chose en commun avec la gentillesse des séries B françaises d'alors (ni même avec notre Nouvelle Vague). Les comportements ont beaux être comiques, ils révèlent toujours une part triste, voire terrifiante. Les morts sont récalcitrants comme dans un vieux burlesque mais ils puent, le cochon que l'on mange avait auparavant bouffé la tête du gêneur et les hordes de porcs déferlent de manière aussi absurde que mortelle. Il semblerait bien que pour ces gens, il faille rire pour ne pas pleurer, car le choix n'existe qu'entre l'illégalité et le travail à l'usine mal rémunéré. Apprécier ce spectacle nécessite d'être sensible au mélange des genres jusqu'au grotesque. Néanmoins, l'agitation reste très encadrée par la mise en scène. Imamura n'a pas été l'assistant d'Ozu pour rien, même si les styles sont très peu comparables.

    Dès ce cinquième film, trois ans seulement après ses débuts dans le long métrage, il pousse loin le bouchon : dans ce monde où la violence jaillit sans gants, ses concitoyens sont finalement vus comme des porcs et le héros finit la tête dans les chiottes. Il faut remarquer cependant que cette noirceur d'ensemble fait que les personnages n'apparaissent pas seulement comme des espèces de clowns, notamment la jeune femme à qui s'attache le plus souvent le récit, qui s'extraie du marasme. Elle peut agir parfois comme une idiote, mais est beaucoup plus sensée que son compagnon, plus lucide et plus droite. Ce personnage féminin qui se détache d'un groupe large est fort et dans l'œuvre d'Imamura, ce ne sera pas le dernier.

    Le film qui suit immédiatement Cochons et cuirassés est La Femme insecte, alors sous-titré Chroniques entomologiques du Japon. On voit effectivement dans les premières images un insecte se mouvoir sur un tas de terre filmé en coupe. C'est entendu : Imamura enfile un habit de scientifique. Il place ici sous sa loupe-caméra une femme qu'il va suivre de sa naissance en 1918 à l'époque contemporaine. En s'attachant à ce personnage particulier, il jette la lumière sur sa famille, ses ascendants et descendants, et sur plusieurs temps nationaux puisque chaque étape est datée, située dans l'histoire du japon.

    Le style est moins accidenté que dans Cochons et cuirassés, les émotions moins soumises aux montagnes russes et le cinéma d'Imamura monte d'un cran. S'il y a observation scrupuleuse, le regard n'en est pas neutre pour autant. Le scientifique n'est pas détaché de son objet. Imamura montre la réalité sans fard, il la dévoile, en extirpe ce qui est habituellement caché bien que naturel (le sexe) et très partagé (le désir), avec une part non négligeable sans doute de provocation mais aussi d'honnêteté pour ainsi dire politique.

    L'histoire contée est celle de Tome, qui a grandi à la campagne dans un climat d'inceste sans tabou et qui arrive à la ville pour entrer en religion dans une secte en même temps qu'au bordel. Sa progression sociale la transformera en mère maquerelle jouant de ses relations et trahissant pour ses propres intérêts. Fille bâtarde, elle verra sa gamine reproduire les mêmes schémas jusqu'au partage d'un amant commun. L'histoire se répète. Les pulsions et les désirs entraînent vers les mêmes sommets et les mêmes précipices, de génération en génération, bien qu'il se fasse jour, peut-être avec le temps, une petite latitude supplémentaire, un espoir plus sérieux.

    Les personnages de La Femme insecte n'ont guère de morale, ou alors celle-ci est fort singulière. Pour autant, prisonniers de leurs pulsions et traversés par l'instinct de survie dans un monde ne tournant que par le sexe et l'argent, ils ne sont pas à condamner. Car en tout bon scientifique, Imamura connaît l'importance de l'environnement. Ses œuvres sont précieuses par la façon dont elles montrent le fonctionnement d'une société et leur force vient bien sûr du fait qu'elles sont au service des oubliés, des misérables et des exclus de la grande marche de l'histoire, ceux qui préfèrent baiser pendant que les autres écoutent le discours de l'Empereur.

    Avançant par blocs cernés par des ellipses (le plus souvent remarquablement effacées plus loin par une image ou un dialogue), présenté de manière à faire sentir dans le cadre l'enfermement, le récit laisse se glisser quelques images documentaires destinées à se situer dans le temps. Celles-ci concernent en général des drames et des contestations populaires. Elles nous sont parfois inconnues mais ne semblent jamais anodines. L'entomologiste n'amène pas que sa loupe. D'une part, il s'engage politiquement. D'autre part, il capte les débordements du désir et donne à voir de fulgurantes images érotiques. Son regard n'est ni neutre ni froid.

    Quatre ans plus tard, Imamura se lance dans une nouvelle étude de cas en choisissant cette fois un sujet masculin, tout en se libérant un peu plus de la Nikkatsu, compagnie devenant seulement coproductrice de ce projet monté en indépendant. Le film en question, Le Pornographe, a encore une fois un sous-titre : Introduction à l'anthropologie. Monsieur Ogata, personnage principal, est donc présenté dans son activité professionnelle et dans sa situation familiale, avec moult précisions sur son arbre généalogique, ses relations de travail, sa position financière... Bref, il est replacé dans la société. A nouveau, l'allusion à l'anthropologie pourrait faire redouter une œuvre cinématographique froide, un récit déroulé à distance devant une caméra imperturbable, mais elle tient aussi du clin d'œil et nous sommes bien au-delà.

    Monsieur Ogata est un pornographe, un réalisateur de films clandestins, un trafiquant d'images interdites, un pourvoyeur de jeunes femmes pour clients fortunés. C'est un homme déjà un peu âgé qui se débat avec ses désirs pour sa femme et sa belle-fille et qui s'est fixé un but dans la vie : aider les hommes à accéder facilement aux leurs. Les images du Pornographe ont d'abord la saveur du documentaire, captant avec sérénité la vie grouillante en décors réels. Toutefois, nous sentons rapidement que cette observation va pousser Imamura à aller très loin. Certes, il ne verse à aucun moment dans la pornographie, laissant celle-ci dans le hors-champ et ne montrant aucun corps véritablement nu, mais il ne manque pas de nous bousculer ! L'étude se soumet à une subversion morale, les situations dérangeantes se multipliant par la libération des désirs humains. Cadrant la majorité des plans derrière des espaces vitrés, utilisant les fenêtres et les portes entrebâillées, Imamura déploie une mise en scène de voyeur, époustouflante par sa capacité à maintenir l'élan vital dans le dispositif. Le tour de force ne contraint pas mais participe à l'état troublant, en adéquation parfaite avec le sujet.

    Éclairs fantastiques et gestes incestueux, jeux pervers et calculs glaçants deviennent vertigineux. Sans abandon de rigueur formelle malgré l'insertion de flashbacks et de fantasmes, le film se resserre et devient de plus en plus fou. Les amarres de la raison sont larguées peu à peu, comme se défait progressivement le nœud retenant la barque. Dans toute la dernière partie du Pornographe, chaque scène semble échapper à l'entendement moral, même si elle ne désigne a priori aucun événement terrible, même si elle n'est pas soutenue par un effet surréaliste. Il s'opère juste un glissement par une indécision de nature (fantasme ou réalité ?) et par une dérive de l'esprit du personnage principal, bien accompagnée par un mouvement plus général vers une sorte de folie collective. La société est vue en coupe et à partir de là, Imamura plonge au plus profond de la nature humaine, vers les pulsions et les désirs inavouables. Cette part cachée est éclairée avec les outils de l'anthropologue et c'est très impressionnant.

    Ces trois films, édités ici en très belles copies, posent les remarquables fondations de l'œuvre de Shohei Imamura (avec Désir meurtrier, de 1964, tout aussi recommandable). Au détriment de titres plus connus comme Pluie noire ou La Ballade de Narayama, ils sont d'ailleurs largement commentés dans le documentaire de Paulo Rocha présent en bonus de ces Blu-rays, Shohei Imamura, le libre penseur, tiré de l'inestimable collection "Cinéma de notre temps". Leur découverte, ou leur redécouverte, permet de replacer le cinéaste au cœur de la "nouvelle vague" japonaise des années 1960. Ce cinéaste qui regardait cette société et ces individus pour en faire des films avec son cerveau, ses tripes et son sexe.

    (Décembre 2015 - Chronique DVD pour les Fiches du Cinéma)

  • Gimme Danger (Jim Jarmusch, 2016)

    Les Stooges par les Stooges

     **

    Que Jim Jarmusch réalise un film à la gloire d’Iggy Pop & The Stooges, voilà qui était à la fois logique et excitant : l’un des princes du cinéma indépendant allait nous raconter en sons et en images l’épopée d’un groupe de rock mythique, dont le leader était apparu dans Dead Man (1995) et Coffee and cigarettes (2003). Or, dans ce « rockumentaire » hyper-classique, si l’on retrouve bien les Stooges, nous avons du mal à dénicher Jarmusch, qui s’est lancé dans l’aventure en fan absolu se mettant au service de ses idoles jusqu’à s’effacer entièrement.

    Intéressant d’un bout à l’autre, Gimme Danger se révèle tout de même assez impersonnel dans sa forme. Cette sagesse peut ne pas gêner le spectateur mais elle aurait dû calmer quelques ardeurs au moment de la sortie du film en salles en février dernier (après sa présentation à Cannes en 2016). L’irrésistible et galvanisant souffle rock’n’roll, il vient des personnalités et des archives mais certainement pas du traitement cinématographique. Si brillant soit-il, le montage n’évite pas l’habituel saucissonnage des témoignages, entre séquences et photos d’époque. Les archives sur les Stooges sont d’ailleurs très peu nombreuses, le groupe ayant flambé de la fin 1967 au début 1974, en trois albums foudroyants et plusieurs concerts chaotiques de légende. Jarmusch est donc continuellement revenu aux mêmes sources rares, les triturant à sa guise, les recouvrant de pistes sonores ne leur appartenant pas, etc.

    Cette volonté didactique l’a également poussé à illustrer de manière littérale de nombreux propos tenus par les membres du groupe, à l’aide de vieux films de cinéma, d’actualités d’époque, d’animations sommaires et de simples images semblant tirées d’anonymes banques de données. Quand Iggy Pop explique son exhibitionnisme par son goût enfantin pour les films de pharaons, Yul Brynner déboule en Égyptien torse nu. Quand il compare le jeu de son guitariste à l’activité d’un chien policier renifleur, un chien policier renifleur est à l’image. Et ainsi de suite… Sans nier l’aspect ludique, on peut estimer que Jarmusch ne s’est pas spécialement torturé l’esprit pour surmonter le déficit d’archives. Il ne manque pas non plus le texte introductif sans nuances présentant le groupe comme cible des critiques unanimement dégoûtés en 1973 et reconnu comme majeur 40 ans plus tard. En bonus, deux scènes coupées aident à saisir mieux encore, par contraste, les choix relativement conventionnels du cinéaste, deux scènes dont la longueur est ici préservée : la captation assez récente d’une version du morceau Shake Appeal en concert et une balade, au rythme de travellings automobiles, dans les rues de Ann Arbor, ville d’origine des Stooges, moment pour le coup éminemment jarmuschien.

    Mais l’essentiel, donc, est d’écouter les membres du groupe jouer et parler, Iggy Pop en tête. Loin de l’animal qu’il peut devenir une fois propulsé sur scène, celui-ci régale par sa parole claire, lucide et généreuse (envers ses modèles, ses « découvreurs » ou ses camarades musiciens au sein d’un groupe dont il détaille le fonctionnement « communiste » qui le caractérisait à l’époque). Ni lui ni les autres n’éludent les principaux problèmes ayant abouti à l’explosion des Stooges en 1973-1974 : drogues à gogo, provocations jusqu’à l’épuisement, tendance à l’autodestruction, opposition farouche à toute professionnalisation… Tout juste s’étonne-t-on d’entendre si peu parler de sexe et de rapport à l’argent.

    Difficile d’imaginer parcours plus « Rock’n’Roll » que celui des Stooges. Rage de jeunes paumés, trainée de poudre musicale, géniales intuitions, excès en tous genres et fin abrupte, tout y est. Se plonger dans cette histoire n’en reste pas moins passionnant. L’évocation de la jeunesse et des débuts d’Iggy Pop, par exemple, vient nous rappeler qu’il n’a pas débarqué au sein des Stooges vierge de toute expérience musicale mais bien armé d’une solide pratique, acquise au collège puis au contact de la communauté noire de Chicago. Le film situe parfaitement le contexte du Detroit de la fin des années 1960 et le climat social et politique, dont le groupe va constamment chercher à se libérer par de violentes provocations scéniques (tiens, une croix gammée…), quitte à passer pour des bons à rien nihilistes ou à énerver le « groupe frère » des MC5, bien plus engagé.

    C’est sur le versant le plus directement artistique que l’on trouve les moments les plus profitables du documentaire. La gestation des trois albums mythiques est très bien expliquée par les intervenants, disques enregistrés dans trois villes différentes (The Stooges en 1969 à New York, Fun House en 1970 à Los Angeles et Raw Power en 1973 à Londres) et ayant chacun leur spécificité, leur manière particulière de vriller les tympans. La puissance qui s’en dégage passe par la voix et le corps d’Iggy Pop, fameux, ainsi que les déflagrations produites par les instruments de ses acolytes. La musique des Stooges garde un côté irrécupérable (faîtes écouter jusqu’au bout Raw Power autour de vous et comptez les grimaces, même parmi ceux disant bien aimer Iggy Pop). La popularité ultérieure de son leader n’a pas rendu ce rock abrasif plus aimable (sa carrière solo n’est, fort justement, pas évoquée) et les reformations qui se sont suivies à partir du début des années 2000 ne l’ont pas gâché, les concerts donnés étant assez mémorables (deux nouveaux albums sont même sortis, jamais cités ici, et pour cause : qui les a vraiment écoutés ?).

    Gimme Danger est arrivé juste à temps. Aujourd’hui, le groupe n’existe plus. Trois des quatre membres originels sont morts (dont les frères Ron et Scott Asheton que Jarmusch a tout de même pu faire apparaître dans son film) et ne restent plus que James Williamson, qui prit la guitare en 1970, et Iggy Pop. Iggy magnifique devant la caméra de son ami cinéaste, comme sur scène, puisant son énergie on ne sait où. Malgré le côté « routinier » des concerts des années 2000 et 2010, « l’Iguane » y teste toujours ses limites physiques et se frotte toujours, littéralement, à un public par définition imprévisible. « Gimme Danger » : il peut toujours utiliser l’expression sans qu’on lui conteste. En revanche, chez Jarmusch, l’audace se niche le long de la ligne fictionnelle allant de Permanent Vacation à Paterson plutôt que dans ses documentaires d’admirateur : Year of the Horse, consacré en 1997 à une autre icône rock, Neil Young, également liée viscéralement à un groupe, le Crazy Horse, était de même facture que ce Gimme Danger qui doit tout à son passionnant sujet.

    (Novembre 2017 - Chronique DVD pour les Fiches du Cinéma)

  • Le Gang Anderson (Sidney Lumet, 1971)

    SUR ÉCOUTE

    **

    Le gang du titre français de ce Sidney Lumet sorti en 1971, c’est celui que forme le newyorkais John « Duke » Anderson sitôt purgée sa peine de dix ans d’emprisonnement. Pour s’assurer une place au soleil, il se lance dans une folle entreprise : cambrioler avec ses acolytes non pas un appartement mais un immeuble entier de riches propriétaires. Les bandes Anderson du titre original, The Anderson Tapes (qui est aussi celui du roman adapté, écrit par Lawrence Sanders), ce sont les kilomètres d’enregistrements sonores ou vidéo accumulés par diverses agences de renseignements, publiques ou privées, surveillant illégalement et pour des raisons toutes aussi diverses des complices et des contacts de ce Duke.

    Tout du long, en effet, le récit relativement classique de ce casse, si original soit-il dans sa conception, est redoublé de plusieurs points de vue surplombants correspondant à autant d’officines. Partant d’une idée de braquage, Lumet dénonce tranquillement la dérive d’une société américaine malade de sa paranoïa, soumise devant ses propres technologies et sombrant dans une absurde surenchère d’espionnage généralisé. Tout le monde, semble-t-il, est sur écoute : voyous, mafieux, activistes, dealers, hommes d’affaires, femmes du monde… Le divertissement est la voie choisie et l’ironie est préférée à l’attaque frontale. La dénonciation se fait sans précipitation ni colère mais avec assurance sinon insistance. Le film s’ouvre sur une image de moniteur vidéo et se clôt sur une opération d’effacement de bandes magnétiques. Surtout, Lumet ne cesse d’intégrer à son système narratif des effets de montage (en pleine action, on assiste aussi aux « débriefs » des agents) et des élargissements du champ (on voit l’appareillage qui reste invisible aux yeux des espionnés) nous informant sur l’omniprésence des acteurs du renseignement.

    Le Gang Anderson s’inscrit donc dans un air du temps, celui du soupçon, celui des années soixante-dix aux États-Unis. Mais il y a mieux : datant du tout début de la décennie (peu de temps après le livre), le film est donc réalisé quelques mois avant que n’éclate le scandale du Watergate. Par conséquent, s’il n’entraîne pas le même vertige que Conversation secrète de Francis Ford Coppola (1974), il n’en possède pas moins une antériorité que l’on peut estimer prophétique.

    En 1971, le jonglage entre des temporalités différentes, entre des espaces séparés, entre deux dimensions grâce au montage et aux compositions à plusieurs écrans, signalait la modernité de l’œuvre destinée à rendre compte d’un basculement de la société. Cet aspect intéresse toujours puisqu’il est à l’origine de sa singularité mais il a sans doute perdu de sa force avec le temps. Ces incisions viennent saccader un peu trop fréquemment le récit de base, celui du casse, et elles sont produites à l’aide de motifs parfois vieillissants (arrêts sur image, stridences électroniques de la bande son…).

    Au premier niveau, le divertissement est appréciable, rythmé par les irrésistibles pulsations jazz de Quincy Jones et mené par un Sean Connery convaincant et, dans son premier rôle important, un Christopher Walken déjà aérien, glissant, un peu ailleurs. Une foule d’acteurs les accompagne, luttant contre ou assumant bravement les stéréotypes collés à leurs personnages : antiquaire aux airs de grande folle, conducteur noir voisin de Black Panthers, fille facile mais frigide etc. On remarque notamment Ralph Meeker, le Mike Hammer du génial En quatrième vitesse de Robert Aldrich, en trépidant capitaine de police chargé de l’ultime opération de maintien de l’ordre.

    Nous barbotons dans les eaux du « cool », jusqu’au comique, souvent. Cependant, au moment de boucler la boucle, Lumet ne va pas contre sa nature pessimiste. Et finalement, ce qui passe le mieux par-dessus les années, ce sont les fruits de son réalisme tempéré, qui s’épanouira pleinement dans ses grands films à venir (Serpico, Un après-midi de chien, À bout de course…). Dans cette réussite mineure, il s’agit d’une part du plaisir contagieux de regarder vivre New York, ses rues, ses bâtiments, ses toits… Il s’agit d’autre part de cet art du geste vrai et non ostentatoire. Dans la première séquence, des prisonniers assis dans une salle de réunion applaudissent ironiquement Sean Connery. En retour, et sans quitter sa chaise, celui-ci leur fait un petit bras d’honneur. En plan d’ensemble, le geste n’est absolument pas souligné et peut passer inaperçu mais le meilleur du cinéma de Sidney Lumet est bien dans ces détails-là.

    (Octobre 2017 - Chronique DVD pour les Fiches du Cinéma)

  • Sur la piste des Mohawks (John Ford, 1939)

    ***
    Découverte d'un Ford peut-être pas méconnu mais bien moins commenté que d'autres. Il possède pourtant de nombreuses beautés. L'art narratif du cinéaste y est évident une fois de plus, mêlant les registres comme dans la vie même (à un bloc de violence succède la savoureuse séquence de la naissance du bébé), montrant la douleur sans pathos et l'amour sans mièvrerie. Aidé par une superbe photographie, aussi bien pour les intérieurs que pour les extérieurs, Ford tempère son attirance pour l'expressionnisme pour n'en garder que les principes les plus simples, ne faisant ainsi jamais détourner l'attention de l'action réaliste (ces gestes qui existent mais qui ne sont pas soulignés comme lorsque Gil/Fonda essuie brièvement ses bottes en entrant dans la maison de Mme McKlennar). Le film repose également sur le magnifique couple que forment Claudette Colbert et Henry Fonda, si dissemblables et si complémentaires dans leur jeu que leur amour éclate tout de suite et reste émouvant, poignant, vrai, tout du long.