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2010s - Page 21

  • The ghost writer

    (Roman Polanski / Grande-Bretagne - France - Allemagne / 2010)

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    ghostwriter.jpgQuels que soient leur sujet et leur degré de réussite, les films de Roman Polanski, du Couteau dans l'eau au Ghost writer ressemblent tous énormément à leur époque - précisons aussitôt qu'ils ne courent pas pour autant après la mode. Par conséquent, autant que la mise en avant (plutôt que le "retour") des thèmes favoris du cinéaste, il convient de saluer ses capacités de renouvellement formel, dans un cadre à la fois classique et très actuel.

    Notre guide dans cette sombre histoire, le nouveau nègre littéraire de l'ex-premier ministre britannique Adam Lang, est sans cesse pressé par le temps (le délai qui lui est imparti pour peaufiner les mémoires de son client est raccourci) et compressé par l'espace : envoyé sur une île au large des Etats-Unis, cloîtré dans une villa-bunker, constamment sommé de monter dans des véhicules aux vitres teintées. En ces lieux, les ouvertures qui s'offrent à lui sont illusoires, qu'il s'agisse de l'horizon d'une mer démontée, des larges baies vitrées de la maison ne renvoyant qu'un écho assourdi du monde extérieur ou des paysages défilant en voiture. Parfois, la caméra semble se coller à lui (et aux autres personnages), le plan se bouchant alors sous nos yeux. Mais ce sont surtout les matières, les meubles, les pièces, qui disent la claustration (The ghost writer est l'un des rares films contemporains s'appuyant sur un décor travaillé, sur une architecture pensée et sur une topographie précise, bien que "ré-inventée"). A ces éléments s'ajoute bien sûr, la technologie, l'excellent gag de l'exercice de sécurité figurant le point d'orgue ludique de cette réflexion. Les causes de la paranoïa semblent d'ailleurs, elles aussi, cheminer à travers elle (la scène du GPS, autre belle trouvaille).

    Le classicisme du film est celui du thriller de haute-volée ayant retenu toutes les leçons données par Lang et Hitchcock sur le rythme et les relations avec l'espace. Il vient aussi de la manière dont sont appréhendés les différents éléments constitutifs de l'ouvrage, du scénario à la photographie, du décor à la musique, du jeu d'acteurs au montage, tous jugés d'égale importance. Surtout, ce classicisme se ressent dans la position qui est assignée au spectateur. Polanski oriente notre regard de façon à ce qu'il ne puisse qu'épouser celui du personnage d'Ewan McGregor, ce ghost writer se faisant le réceptacle parfait de nos projections fictionnelles. Pas de femme, pas de famille, pas de passé, pas de nom : voilà l'homme de la situation pour le politique en mauvaise posture qu'est Adam Lang. Et voilà pour le spectateur, le témoin-relais idéal. La légitimité professionnelle du personnage est posée sans difficultés et l'acteur a suffisamment de charisme pour que Polanski se permette de jouer sur une note basse, sans volontarisme ni héroïsation (sur cette "transparence du nègre", je vous invite à lire l'excellent texte de mon collègue T.G.). Son aventure n'est pas flamboyante et cet écrivain semble entraîné par le courant au moins autant qu'il provoque de vagues. Entièrement dévoué à sa tâche puis au dévoilement d'un mystère (dévoilement qui, après tout, s'inscrit dans le prolongement du contrat initial qui est de mettre en forme une biographie), celui-ci se voit interdire par le récit tout écart. Même la relation sexuelle inattendue à laquelle il s'adonne ne provoque pas de bifurcation. Polanski tient son sujet jusqu'au bout.

    A travers ce récit saturé de faux-semblants, de mystères et de mensonges, se distingue une belle estime du spectateur. Le film peut, en son centre, souffrir de chutes de tension mais elles sont d'abord dues à ce matériau, difficile à manier esthétiquement, qu'est le flux d'images télévisuelles d'information, et ensuite à la nécessité d'exposer clairement l'enjeu politique et judiciaire de l'histoire. Si la bascule sans retour du côté du pur thriller intervient donc à point nommé pour savourer la maîtrise de la mise en scène du cinéaste, c'est bien le scénario qui va in fine "rattraper" les séquences centrales, apparues plus faibles au premier abord. Il faut en effet louer sans retenue le travail d'adaptation de Robert Harris à partir de son propre roman car non seulement son récit a la diabolique efficacité requise par le genre mais il dispense encore de nombreuses subtilités de construction, tels cet étrange écho se créant autour d'une mort ayant suivie une fâcherie, ou cette évolution du regard porté sur Adam Lang (Pierce Brosnan fait passer ce retournement au cours de la fantastique séquence de l'entretien en avion, Lang devenant en quelque sorte véritablement la bête politique qu'il est sensé être au moment, tardif, où il a le discours le plus sincère).

    Si The ghost writer se termine sur une victoire dérisoire, le spectateur, invité à refaire le film une seconde fois, a, lui, tout gagné.

  • Le refuge

    (François Ozon / France / 2010)

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    refuge.jpgA un moment, pour bien nous faire comprendre l'émoi érotique de son héroïne, François Ozon la jette dans les bras d'un séducteur. Pas n'importe lequel : un mec spécialement attiré par les femmes enceintes. Plus tard, il la confronte à une dame étrange, sur la plage. Que celle-ci commence à la questionner avec insistance et indiscrétion  puis demande la permission de caresser son ventre rond ne suffit pas, il faut absolument qu'elle s'avère être, au bout de cinq phrases prononcées, totalement tarée. Comment faire passer un peu de trouble avec de tels raccourcis supposés "osés" ?  Est-ce la peine de contourner les clichés liés à la maternité pour se plonger dans d'autres ? De toute manière, dans Le refuge, les dialogues sont d'une banalité terrifiante, l'image est constamment moche (pas un seul plan qui n'accroche l'œil et lors de la séquence où l'on voit Mousse danser en boîte de nuit, l'envie de crier : "Tu peux pas reculer ta caméra un peu !"), la bande-son propose une chanson française plan-plan, le récit se vautre dans toutes les conventions de notre réalisme cinématographique national (mon dieu !, cette famille bourgeoise... et ces lunettes de soleil dans la maison... et ce plan sur la comédienne principale en pleurs...). Isabelle Carré, par ailleurs merveilleuse actrice, ici réellement enceinte, est constamment sur ses gardes, tentant de se donner à la caméra tout en se préservant. Tout du long, il m'a semblé la voir réfléchir à son rôle, à ses limites, à ses répercutions. Cela est gênant mais compréhensible. Plus grave est le fait qu'elle soit entourée d'acteurs au jeu médiocre (Melvil Poupaud, lui, disparaît, comme tout le monde le sait maintenant, au bout de dix minutes, les seules du film à être un tant soit peu intéressantes). La fin, forcément audacieuse, est atterrante (pourquoi ne pas terminer le film avec un débat sur l'homoparentalité tant qu'on y est...). Bref, le dernier film de François Ozon est nul.

    A cette séance, le public était féminin à 90%. D'ailleurs, j'aurai bien aimé avoir l'avis de ma femme, qui est enceinte de 8 mois.

  • Shutter Island

    (Martin Scorsese / Etats-Unis / 2010)

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    shutterisland.jpgLe demi-échec de Gangs of New York semble avoir décidément contraint Scorsese à ronger son frein pour un bon bout de temps en travaillant dans un cadre plus conventionnel que celui dans lequel il navigua pendant ses vingt-cinq premières années d'activité. Du beau boulot, il en fit pendant la décennie 2000, mais s'extasier devant les solides Aviator et autres Infiltrés fut tout de même moins aisé que devant Casino et A tombeau ouvert, pour se limiter à la période précédente. Le mieux est donc encore de se contenter de ses brillantes variations actuelles sur des genres bien définis. Avec Shutter Island, voici venu le temps du thriller paranoïaque et angoissant.

    Clairement, le film délimite un espace mental et l'introduction est à cet égard magistrale. Une brume épaisse, un imposant ferry qui s'en extrait, un marshal fédéral et son partenaire qui semblent seuls sur le pont de ce vaisseau-fantôme, une île qui apparaît au milieu de nulle part. Pour une fois, les touches de numériques apportées pour représenter la mer et le ciel plombant sont pleinement justifiées, accentuant l'étrangeté du cadre de cette discussion entre les deux policiers. Jusqu'à ce que ceux-ci soient accueillis au sein de l'hôpital psychiatrique d'où s'est évadée une patiente, la musique ne cesse de monter, de gronder, semblant naître de quelques cornes de brume, avant d'éclater, déjà, et de nous saisir.

    Teddy Daniels, que l'on a rencontré pour la première fois alors qu'il avait, sur le bateau, la tête dans le lavabo, est un enquêteur au bord du gouffre, les nerfs à vifs. Au jeu fiévreux de Leonardo DiCaprio, au travail sur la texture oppressante des images, s'ajoute l'art du montage de Scorsese (et de Thelma Schoonmaker), une nouvelle fois en évidence, une nouvelle fois fascinant. Le cinéaste a le don de lacérer la surface de son récit par des coups de cutter totalement imprévisibles, que ceux-ci prennent la forme de remontées de traumatismes ou de soudains décentrages de la perception du réel.

    L'écheveau se fait de plus en plus complexe au fil du récit, par la conjonction des drames du passé, des soupçons de complots au présent et des horreurs redoutées pour l'avenir. L'accumulation des visions et des hallucinations font glisser vers le fantastique. Elles provoquent aussi plusieurs longueurs (certaines séquences sont très étirées menant le film jusqu'à ses 2h17). Le chemin de croix de Teddy Daniels est balisé par toute une série de confrontations, la plupart du temps sans témoins. Ces rencontres-clefs acquièrent une force réelle par la sensation d'isolement matériel et mental qu'elles génèrent : sous le ciel bas et lourd menaçant le ferry, dans le noir des cachots, devant le paysage défilant lors du trajet en jeep. De plus, les champs-contrechamps séparent Daniels de ses interlocuteurs et Scorsese ajoute encore entre eux la grille d'une cellule ou les flammes dans une grotte. Les effets sont appuyés mais ne manquent pas d'efficacité. Le train-fantôme reste, malgré bien des secousses, sur ses rails.

    Garder ainsi en état d'alerte constante le spectateur, tisser sous ses yeux un réseau si dense de potentialités narratives, l'entraîner dans une montée en puissance qui lui fait accepter bien des choses ahurissantes, tout cela implique de négocier le final avec une incroyable aisance, sans quoi la chute risque d'être brutale. Elle l'est. La dernière demie-heure ne tient plus. Elle aligne trois séquences interminables : une explication, une illustration, une coda ambiguë. Défaire une si belle construction en dévoilant un jeu trop riche pour être crédible... Signe de l'échec partiel du film : le twist final ne donne pas envie de le "relire" sous ce nouvel éclairage.