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2010s - Page 18

  • Mardi, après Noël

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    C'est l'histoire banale d'un adultère, aujourd'hui, à Bucarest. Mardi, après Noël est un film douloureux car il crée une intense proximité avec le spectateur. Ce qui se passe sur l'écran, on pourrait le toucher du doigt, tant cela semble tout près. Pourtant, nous ne sommes pas sous l'emprise d'une mise en scène de l'urgence, de l'intervention, où une caméra nerveuse et accrocheuse se collerait sous le nez des acteurs, mais devant une esthétique du plan séquence transparent. Transparent dans le sens où le plan sert avant tout à enregistrer, sans chercher à contraindre ou à signifier trop lourdement. Si un personnage est isolé dans le cadre ou repoussé dans le flou de l'arrière-plan, il ne le reste pas assez longtemps pour que l'évènement prenne la valeur d'un discours esthétique, d'un marqueur de style. Nous avons simplement le sentiment fugace d'un délitement.

    A partir de là, c'est peu dire que le film ne porte pas de jugement et que Radu Muntean ne propose pas une étude psychologique. Ses personnages sont là, c'est tout. Nous ne parlerons pas de réalisme mais de présence, d'évidence et de vie. La femme, placée devant le fait accompli de l'adultère par le mari a ses mots aussi banals qu'imparables : "Cela devait arriver puisque c'est arrivé." En fait, nous ne le réalisons qu'après coup mais nous n'avons finalement vu durant tout ce film que des situations archétypales, des passages obligés pour toute histoire de tromperie conjugale : le prélassement dans les bras de l'autre, la rencontre fortuite entre les deux femmes, l'escapade sur un coup de tête, la révélation du secret, la rupture... Le petit miracle du film est que ces scènes parviennent à avoir le goût de l'inédit.

    Cette réussite tient à plusieurs facteurs, savamment dosés. L'interprétation est sans faille, l'écriture est d'une belle finesse et, surtout, le rythme qui gouverne les plans séquences est d'une extraordinaire précision. Avec simplicité, il se cale sur les dialogues, d'apparence anodine sans être ennuyeux, peut-être légèrement condensés par rapport à la vie réelle, afin de préserver l'énergie des séquences. C'est un film de conversation, un constat sur le couple qui dit tout d'une vie sans presque rien avancer, une vue en coupe éclairée d'une lumière bergmanienne. C'est aussi, encore une fois, une très bonne nouvelle cinématographique venant de Roumanie. 

     

    mardiapresnoel00.jpgMARDI, APRÈS NOËL (Marti, dupa craciun)

    de Radu Muntean

    (Roumanie / 99 mn / 2010)

  • Le nom des gens

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    C'est un film sympathique, assez drôle, actuel mais pas sans distance, que j'ai vu dans une salle comble plus d'un mois après sa sortie. Ce qui empêche Le nom des gens d'accéder au statut d'excellente comédie est sa mise en scène, peu personnelle (alors que le sujet traité l'est absolument mais cela a été suffisamment rabaché dans la presse pour ne pas avoir à y revenir ici). Celle-ci se fonde trop exclusivement sur une série d'idées souvent séduisantes mais qui pourraient sortir tout aussi bien du cerveau d'un Jean-Pierre Jeunet. Les récits entrecroisés des origines de Bahia et Arthur, les petites fantaisies spatio-temporelles et l'attendrissement devant certains objets du quotidien ou certaines anecdotes renvoient régulièrement vers l'univers de l'auteur d'Amélie Poulain. Mais reconnaissons bien que la plupart de ces "trucs" fonctionnent ponctuellement. J'aime assez, par exemple, l'illustration de cette incapacité qu'a Arthur de visualiser son père jeune ou cette manie que l'on a chez les Martin de n'acquérir que du matériel qui finit inexorablement par être démodé quelques mois plus tard.

    D'autres réserves viennent à l'esprit mais celles-ci peuvent plus aisément se voir "retournées". La succession de saynètes, l'impression de catalogue et les invraisemblances (la dernière partie autour de l'islamiste), les auteurs les assument certainement au nom de la fable contemporaine. De même, l'aspect décousu du récit découle de l'alternance du point de vue, les bourrasques provoquées par Bahia ayant leur répercussions jusque là. Parmi les scènes d'émotion, ma préférence va aux plus simples, à la merveilleuse façon qu'a Sara Forestier de répondre à la question de Jacques Gamblin s'étonnant de son choix de coucher avec lui alors qu'il n'est pas de droite : "Toi c'est pas pareil. Toi j'taime."

    Plus que le côté "coquin" du film (pour agréable qu'il soit, il ne se transforme jamais en autre chose, à cause du maintien du déséquilibre entre la nana délurée et le mec pudique, le désir ne semble circuler que dans un sens) c'est l'approche politique qui intéresse. Elle est plus subtile que ne le laissent entendre les journalistes lorsqu'ils mettent en exergue telle phrase sur les étrangers prononcée par l'héroïne. Ces propos sont en effet soit parfaitement intégrés aux discussions, soit, justement, gentiment pointés comme purs slogans, discours construit au fil d'une éducation et d'un militantisme particuliers. A ces sorties plus ou moins pertinentes de Bahia, les auteurs, essentiellement par l'entremise du personnage masculin, ajoutent des contre-exemples ou des nuances, de façon à éviter le manichéisme et le trop politiquement correct. Faisant cela, ils ne cherchent toutefois pas à contenter tout le monde (contrairement à Ozon et sa Potiche) ni à brouiller les pistes sur la position politique qu'ils tiennent. C'est tout à leur honneur.

     

    nomdesgens00.jpgLE NOM DES GENS

    de Michel Leclerc

    (France / 100 mn / 2010)

  • Another year

    (Mike Leigh / Grande-Bretagne / 2010)

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    anotheryear.jpgEncore sous le coup du traumatisme causé par Be happy, j'ai eu du mal à m'enthousiasmer totalement pour Another year, œuvre qui semble pourtant combler une majorité de critiques et de spectateurs. L'heure n'est donc pas encore tout à fait, pour moi, à la réconciliation avec le cinéma de Mike Leigh. Je reconnais toutefois plusieurs qualités au nouveau film de l'auteur de Naked.

    La construction en est plutôt habile, bien que s'appuyant classiquement sur les quatre saisons d'une année, déroulées du printemps à l'hiver et colorant le récit en fonction. Habile dans sa manière de faire dériver à petits pas son point de vue, le "couple modèle" au centre de l'attention n'agissant en fait que comme révélateur et s'effaçant presque, au final, devant l'un des personnages lui tournant autour. Leigh reste par ailleurs un remarquable observateur des comportements et son regard est toujours des plus perçants - même si la façon dont il redonne vie à ce que capte son œil, n'est ici pas toujours pleinement satisfaisante.

    Another year est avant tout un film de conversations, familliales ou amicales, qui joue complètement le jeu. C'est-à-dire que, sans hésitation ni roublardise, y sont évoqués quelques noms et plusieurs anecdotes que le spectateur ne peut connaître et ne connaîtra jamais véritablement. A l'image de la saisissante introduction, des pistes s'ouvrent qui ne sont pas empruntées par la suite. Au moins dans la première partie, se remarquent l'absence d'enjeux dramatiques et la banalité des propos avancés, des gestes effectués dans les cuisines, les salles à manger et les couloirs. Le film est plutôt intéressant dans le sens où il ne semble bâti que sur ces échanges sans importance mais qui, sous leur apparente petitesse et par leur répétition, en disent long, à la fois sur les personnages et sur l'état d'esprit de l'auteur.

    En même temps, l'impression de bavardage est là et les instants que l'on apprécie le plus sont ceux qui se glissent "entre" ou "après" les mots, quand le cinéaste leur laisse la place. Il en va ainsi, par exemple, de la séquence centrée sur les regards que portent Gerri et Mary sur le pauvre Ken lors du barbecue.

    En d'autres temps souvent stimulant, le paradoxe d'un réalisme retrouvé en empruntant les chemins du théâtre est dans Another year quelque peu pénalisant. Les croisements dans le lieu principal du récit et la technique de jeu des comédiens font parfois tiquer. Il y a dans bien des interprétations du sur-expressif et du faux naturel. Avec ce type de film choral, ou du moins réunissant plusieurs individus à l'importance comparable, et dépendant à ce point des acteurs, l'un des risques est de laisser le spectateur juger un à un ces derniers, et leurs personnages, selon ses préférences et sa sensibilité. Ainsi, la nouvelle petite amie du fils, jugée si "marrante" par le père, me ferait personnellement fuir à toutes jambes. Un peu plus embarassant, la composition de Lesley Manville, qui a semble-t-il impressionné tout le monde ou presque, m'a plutôt fatigué, malgré la force indéniable du final qui lui est consacré.

    Cette force, que l'on peut d'ailleurs ressentir dans le quatrième chapitre, "hivernal", à partir de la séquence de l'enterrement, pose en quelque sorte problème. Il y a en effet, dans ces moments, une certaine insistance de la mise en scène, qui en dit alors trop quand, ailleurs, elle en disait très peu. Sans doute est-ce là une conséquence du léger déplacement narratif évoqué plus haut mais j'aurai aimé observer un travail moins inégal sur la durée.

    Ainsi, je vois bien, dans la filmographie de Mike Leigh, quatre ou cinq opus supérieurs à cet Another year estimable mais un peu boiteux.

  • Potiche

    (François Ozon / France / 2010)

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    potiche.jpgPotiche est à peine moins mauvais que sa bande annonce ne le laisse penser. Post-moderne en diable, le dernier film de François Ozon apparaît sans enjeu ni point de vue. Quel intérêt à filmer aujourd'hui une vieille pièce de théâtre de boulevard si c'est pour se contenter d'imiter de manière nostalgico-fétichiste le style cinématographique des années 70 ? Au bout d'une heure trois quarts de projection, nous ne trouvons toujours pas la réponse à la question.

    Au moment où Blake Edwards nous quitte, nous peinons décidément à voir en François Ozon, malgré ses déclarations d'intention et ses efforts, un auteur comique, la capacité de Potiche à déclencher le rire étant à peu près nulle. Tout juste ai-je personnellement décroché deux ou trois sourires, suite à un bon mot ou à une réaction amusante, ce qui, au bout du compte, est déjà ça de pris tant le début du film est calamiteux (là où l'on voit les acteurs forcer la note, histoire de se mettre immédiatement au niveau (?) du matériau de départ). Mais le manque d'invention de la mise en scène, l'absence d'emballement du récit et de géniale trouvaille de comédien(ne) sautent aux yeux. Les petits décalages créés par l'emploi anachronique de certaines répliques "sarkozystes" n'arrangent rien. Je suis certain que les blagues autour des "Casse-toi pov' con !" et autres "Travailler plus pour gagner plus" font aujourd'hui, en privé, hurler de rire notre Président lui-même et ses laquais. Replacer ces mots dans le contexte de Potiche serait subvertif ? Allons donc...

    La dimension politique du film d'Ozon est d'ailleurs désarmante, pour ne pas dire affligeante. La caricature fait peine à voir, au point que certaines "comédies de gauche" signées Coline Serreau ou Gérard Jugnot paraissent, à côté, des chefs d'œuvres de finesse. Gardant sa position de retrait, Ozon se garde bien de faire le moindre choix. Il s'agit pour lui de critiquer un peu tout le monde pour ne froisser personne (les gens de gauche ont du cœur mais sont un peu cons, les gens de droite peuvent être odieux mais, paradoxalement, c'est le ridicule qui les sauve). Bien évidemment, Catherine Deneuve triomphe aux élections législatives en se présentant "sans étiquette".

    Il y a tout de même, au cœur de ce marasme, quelque chose qui fait que Potiche vaut mieux qu'une émission d'Arthur, quelque chose qui résiste à la mécanique boulevardière et à la dissolution du politique : la présence de Gérard Depardieu, son corps, sa diction, son regard. A l'écran, il parvient même à élever ses partenaires, à les arracher, le temps de leurs scènes en commun, à l'artificialité ambiante (Jérémie Renier et, bien sûr, Catherine Deneuve, sans qu'il soit pour autant nécessaire de nous sommer de nous émouvoir outre mesure de leurs retrouvailles, celles-ci ayant de toute façon lieu tous les cinq ans à peu près). Grâce à Depardieu, quelque chose, dans cette lisse Potiche, accroche.

  • Mystères de Lisbonne

    (Raoul Ruiz / Portugal - France - Brésil / 2010)

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    mysteresdelisbonne.jpgMalgré ses deux cent soixante six minutes, les chemins géographiques qu'elle parcourt et la multiplicité des récits qu'elle donne à voir et entendre, je ne suis pas sûr que l'on doive vraiment parler des Mystères de Lisbonne (Mistérios de Lisboa) comme d'une œuvre "monstrueuse", le style de Ruiz me paraissant y être présent dans sa totale nudité, comme épuré. Certes, quelques étrangetés subsistent, dans un coin du décor, dans un comportement ou, plus couramment, dans le choix d'un cadrage, et des "trucs" de mise en scène venant du théâtre ou du muet sont une nouvelle fois utilisés avec bonheur, mais le plan ruizien est dans ce film beaucoup moins chargé et bizarre qu'à l'accoutumé.

    De manière plutôt inattendue, le dispositif, reposant sur l'usage du plan-séquence, est assez frontal et donne la sensation d'un aplat qui serait ça et là travaillé avec délicatesse pour lui donner quelques courbures (les travellings en demi-cercle) et reliefs (la profondeur de champ dans la séquence de l'incendie). Ruiz semble inventer sous nos yeux le "plan fixe mouvant" ou bien le "travelling immobile". Il est dès lors fort logique que les personnages, pourtant emplis de dignité et d'assurance, soient sujets au vertige et s'évanouissent si régulièrement.

    Sur le plan narratif également, le film déjoue certaines attentes, construit qu'il est sur une succession horizontale de récits, ceux-ci n'étant pas entremêlés ni vraiment enchâssés (à peine trouve-t-on un ou deux "récits dans le récit"). Ruiz parvient à préserver d'un bout à l'autre l'imprévisibilité de son histoire mais ne cherche pas à nous égarer entre différents niveaux. Il reprend les codes du feuilleton, dans lequel comptent les liens entre les épisodes mais surtout le plaisir de l'épisode en tant que tel. Ne se chevauchant pas, les différents récits présentés ne font que se répondre de loin en loin et, la longueur aidant, joue des réminiscences que perçoit le spectateur, celui-ci partageant alors le trouble de certains personnages et se posant la même question qu'eux : "Cette personne, où l'ai-je déjà vu ?". Si les rimes peuvent perdre, à la première vision en tout cas, de leur efficacité sur cette durée extrême (comme l'intérêt peut faiblir aussi parfois, avouons-le), cette dilution s'intègre parfaitement au projet.

    Plaisir du feuilleton, de l'épisode, plaisir d'écouter les récits qui nous sont contés, par différents protagonistes. Leur illustration recouvre la majeure partie du film. Juste avant que n'intervienne l'entracte, le Père Dinis, personnage principal, prêtre justicier aux identités multiples et grand organisateur omniscient, nous annonce qu'il lui a été demandé d'effectuer deux nouvelles visites à des personnes dont le rôle avait été jusque là secondaire et cela sonne pour nous comme autant de promesses de nouveaux récits. L'envie est irrépressible pour le spectateur de se plonger dans la deuxième partie, cette envie étant comparable à celle des domestiques, des invités, des divers comparses, qui ne peuvent s'empêcher d'écouter aux portes, de coller le nez aux fenêtres, d'entrouvrir les tentures des salons privés, happés par le mystère. Il s'agit toutefois moins de saisir une révélation, d'avoir une explication, que de se laisser porter, sans chercher à savoir où le récit va nous mener. Il arrive d'ailleurs que des comportements, des gestes, des rires ou des propos paraissent inexplicables et restent inexpliqués. Les rebondissements subissent aussi un traitement particulier, chaque fois repoussés au plus loin dans le déroulement des séquences.

    Les histoires des Mystères de Lisbonne nous emportent. Mais dans ce flot majestueux, derrière la netteté de la magnifique photographie, la beauté des costumes et des décors et la vigueur de la troupe réunie, se déploie une gravité à laquelle le cinéaste nous avait guère habitué. Les apparitions et disparitions des personnages dans le champ génèrent plus d'inquiétude que de surprise. Surtout nous frappent ces multiples concomitances : une femme ne survit pas à un accouchement, des enfants sont sauvés des flammes mais pas leur mère, à deux pas de l'école religieuse, on pend des hommes, dont l'un s'avère être le père d'un petit camarade... C'est paradoxalement dans une œuvre de près de 4h30 que Raoul Ruiz nous dit que la vie et la mort, l'origine et le terme, ne sont finalement pas si distants  les uns des autres que l'on veut le croire.

  • Le soldat dieu

    (Koji Wakamatsu /Japon / 2010)

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    soldatdieu.jpgPendant la guerre sino-japonaise, le soldat Kurokawa revient chez lui en héros couvert de médailles mais sans ses bras, ni ses jambes, ni l'usage de la parole. Son épouse Shigeko s'en occupe alors comme elle peut, subissant le poids de cet homme-tronc insupportable et violent. Mais la répétition des parades dans le village, des tâches domestiques, des soins, des repas et des faveurs sexuelles va mener finalement vers une inversion du rapport de domination dans le couple.

    Le retour du mutilé de guerre est un ressort classique du mélodrame que l'impétueux Wakamatsu tend ici à l'extrême. Son soldat brisé n'a rien de l'être sensible envoyé au front malgré lui, un dialogue nous apprenant d'ailleurs que ses accès de violence envers sa femme ne datent pas de sa réapparition. En guise d'action de guerre, on ne nous montre que le viol et le meurtre qu'il commet sur une Chinoise, avant de se faire écraser par une charpente enflammée. La première réaction de Shigeko, passée la sidération devant l'horrible vision de l'état de son mari est d'essayer de l'étrangler. Wakamatsu exacerbe le genre du mélodrame guerrier mais plutôt qu'à une explosion des codes, il travaille à une implosion ou à un épuisement.

    Un huis-clos s'installe, rythmé par les mêmes actions revenant jour après jour. Dormir, manger, baiser pour Kurokawa. Succession identique pour Shigeko mais s'y ajoutent de façon éreintante les travaux intérieurs et extérieurs. Les scènes se répètent, sans apprêts, en particulier celles de sexe, frontales et jouant de la monstruosité, de l'incongruité ou du grotesque, sans toutefois les rendre repoussantes en bloc car si condamnation il doit y avoir, elle ne doit bien sûr pas porter sur cela. A plusieurs reprises, des séquences - généralement parmi les moins confortables - se terminent sur un panoramique identique ayant pour cible le pan de mur contre lequel reposent les médailles de Kurokawa, le journal qui annonce son retour et une photo du couple impérial.

    Seules quelques promenades d'apparat apportent une aération. Shigeko exhibe dans sa charrette celui qui est devenu, aux yeux des villageois, le "soldat-dieu". Adulé, il se tient figé, bien droit, en uniforme. De retour à l'intérieur, Wakamatsu n'a de cesse de le mettre à nu, moignons à l'air et montre le héros local comme un ver de terre grotesque, odieux, bavant et grognant. La vision tient de l'anti-nationalisme rageur, dont l'une des manifestations les plus saisissantes est le chant patriotique qu'entonne une Shigeko à bout de nerfs au moment où elle torche son homme-tronc.

    Aller droit au but n'empêche cependant pas Wakamatsu de laisser planer quelques ambiguïtés. La tyrannie masculine est, sinon totalement renversée, du moins contrée. Shigeko, en reprenant le dessus, réalise, sans en avoir conscience, une double vengeance : l'une en sa faveur, l'autre pour la fille violée, dont le souvenir, provoqué par les étreintes, revient hanter violemment l'esprit et le corps du mari. Et paradoxalement, c'est une sorte d'équilibre qui est trouvé par le couple au bout d'un déchaînement paroxystique éprouvant les limites du spectateur. Mais le calme revenu, la conscience désembuée ne peut désigner qu'une seule issue morale à la situation.

    Film complexe quant aux rapports qui s'établissent entre les personnages et peu enclin à ménager l'œil, l'esprit et l'estomac du spectateur, mais film très direct dans la formulation de son message politique, Le soldat dieu (Kyatapira) impressionne, même s'il ne retrouve pas tout à fait la force, notamment sur le plan narratif (l'insertion d'images d'archives et de flash-backs est plus classique) du précédent Wakamatsu, United Red Army.

     

    FIFIH2010.jpgSortie aujourd'hui. Film présenté en avant-première (et primé) au

     

     

  • Post mortem

    (Pablo Larrain / Chili - Mexique - Allemagne / 2010)

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    postmortem.jpgDans le Chili du début des années 70, Mario traîne sa solitude entre son pavillon d'où il épie sa belle voisine Nancy et la morgue de la ville où il tape les rapports d'autopsie du médecin légiste. Sa voisine, il finit par l'aborder, l'inviter et coucher avec. La morgue, il y est consigné par l'armée pendant plusieurs heures : un coup d'état est en cours et les corps commencent à s'entasser dans les couloirs. Avec le médecin et son assistante, il se retrouve devant le cadavre de Salvador Allende. La voisine, elle, disparaît pour un temps.

    Post mortem n'est pas un film très aimable envers ses spectateurs. Trois scènes d'autopsie mettent à rude épreuve les estomacs sensibles mais c'est surtout par ses choix esthétiques que Pablo Larrain bouscule. Sa vision est clinique et froide, son approche neutre et silencieuse. L'ambiance de la morgue contamine ainsi tous les espaces et fige littéralement cette société chilienne qui, à de très rares exceptions près, semble incapable de la moindre réaction face à l'absurdité de la violence militaire. Le travail sur le cadre participe au maintien de cette chape en composant des images oppressantes. Comme le scalpel du légiste entaille la chair, le cadre découpe souvent les corps qui l'excèdent, la caméra gardant son immobilité (cette délimitation stricte du plan rend notamment la principale scène sexuelle assez troublante). Larrain filme la plupart du temps ses acteurs de près et s'impose une rigueur esthétique pouvant facilement passer pour une provocation, surtout qu'il n'hésite pas à étirer certains plans. Au milieu du récit, une crise de larmes enregistrée intégralement peut user les nerfs. La dernière séquence également.

    Celle-ci, qui donne à voir un empilement interminable, a le mérite de faire sentir précisément ce qui se joue dans Post mortem : un retour de la mémoire malgré les tentatives passées de l'étouffer. Ce dernier plan du film illustre son thème et enfonce le clou esthétique planté par Pablo Larrain. La remontée à la surface des choses cachées peut aussi se lire dans le mouvement que les personnages effectuent régulièrement depuis la profondeur, dans le flou, vers le premier plan, net (comme si la caméra les attendait). Mais plus simplement encore, on peut parler de Post mortem comme d'un film de fantômes. L'ambiance nous y invite, ainsi que la construction du récit (une séquence, primordiale, est déplacée par rapport à la chronologie, mais de façon si naturelle que l'on ne prend conscience qu'après coup de ce glissement).

    Larrain signe là une œuvre glaçante sur le coup d'état de septembre 73. Il en montre les conséquences dans une série de plans calmes et terribles où quelques blouses blanches s'affairent dans des couloirs, au milieu de monceaux de cadavres, sous l'œil de soldats armés. Ces morts ne sont jamais individualisés, pas plus que ne l'étaient précédemment les manifestants croisés fortuitement par Mario et Nancy, le cadre ne s'élargissant pas au-delà du véhicule de ces derniers. Ainsi, Pablo Larrain évite de trop se frotter à la reconstitution d'époque, focalise son attention sur son personnage et fait tenir tout son propos dans sa mise en scène. D'aucuns trouveront donc Post mortem trop conceptuel. Il m'a, pour ma part, relativement impressionné.

     

    FIFIH2010.jpgSortie prévue en février 2011, film présenté en avant-première au

  • Biutiful

    (Alejandro Gonzalez Iñarritu / Espagne - Mexique / 2010)

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    biutiful.jpegPuissant. Sans doute trop. Et aussi trop chargé, trop long, trop large serait-on tenté d'ajouter à la suite. Je me demande toutefois s'il n'est pas un peu vain de se plaindre ainsi car cela revient en fait à regretter qu'Iñarritu n'aille pas assez contre sa nature. Or, il faut bien reconnaître que, sur bien des points, il a mis la pédale douce par rapport à son précédent film, Babel, et que sa décision de se passer dorénavant de son encombrant scénariste Guillermo Arriaga lui a été bénéfique et lui ouvre de nouveaux horizons, cette collaboration, après deux réussites spectaculaires, ayant montré crûment ses limites au troisième essai.

    Les premières minutes de Biutiful sont assez impressionnantes. L'inscription du récit dans la ville (une Barcelone, tout le monde le sait maintenant, loin de celle de Vicky Cristina Barcelona) est absolument saisissante, notamment grâce à d'incroyables plans nocturnes de Javier Bardem déambulant dans les rues. Avec ce travail sur la lumière, comme rarement, nous avons l'exacte sensation de la nuit citadine, succession désordonnée de noirs profonds et d'éclats lumineux. Ce début fait espérer un grand film qui collerait d'un bout à l'autre à son personnage et serait à l'image de son interprète : ténébreux et massif. Mais la promesse n'est pas vraiment tenue.

    Certes Bardem tient tout sur ses épaules, mais quelques scènes se passent de la présence de son Uxbal et, si liées qu'elles soient à son parcours, elles se révèlent moins intéressantes que les autres. Il en va ainsi de l'histoire parallèle des deux Chinois. Celle-ci éclaire une donnée sociale, précise la description du système d'exploitation des immigrés auquel prend part le personnage principal, mais nous détourne de la ligne de force centrale. S'en tenir beaucoup plus strictement au point de vue d'Uxbal aurait, à mon sens, été plus satisfaisant et cela n'aurait pas nécessairement nui au message concernant les exploités, qui apparaît ici, à quelques endroits, un peu trop conventionnellement asséné.

    Parmi les reproches que certains commentateurs ont pu formuler à l'encontre de Biutiful, le plus fréquent est celui de l'accumulation de malheurs. Il me semble pour ma part que le problème n'est pas quantitatif et que le parcours christique d'Uxbal en vaut bien d'autres. Si l'on peut émettre des réserves sur la manière, ce n'est pas le choix du mélo qu'il faut chercher à contester. Des réserves stylistiques, j'en ai moi-même quelques unes. Elles concernent le traitement des "moments forts" du film, en particulier l'altération ou l'amplification excessive des éléments de la bande-son. Par exemple, lorsque Uxbal fait un terrible aveu à sa fille et qu'il la serre dans ses bras, nous n'entendons que le battement de son cœur. Dans ces moments-là, Iñarritu en rajoute toujours un peu trop alors que "l'épaisseur" qu'il sait conférer à ce type de séquence se suffit à elle-même. C'est cette tendance qui gâche aussi légèrement les intrusions du fantastique dans le récit et le constat est d'autant plus regrettable que cette dimension s'avère stimulante (le rapport d'Uxbal aux morts est passionnant et mène à cette stupéfiante rencontre à la morgue, entre un fils de quarante ans et un père décédé mais ayant conservé son apparence juvénile).

    Je ne voudrais pas finir sur l'un de ces bémols mais avouer plutôt que dans la plupart des scènes, quelque chose parvient à "s'arracher", et signaler, pour terminer, l'approche assez intelligente, dès le début, qu'a Iñarritu du personnage de la femme d'Uxbal, qu'il était si facile de nous faire rejeter, ainsi que la grande force, parfois bouleversante, qui émane de tout ce qui a trait à la famille, cette famille dont les contours, au-delà d'un noyau dur constitué par le père et ses deux enfants, fluctuent sans cesse, qui se voit successivement défaite et reconstruite, qui peut être de substitution et qui peut devenir le lieu d'un retournement émouvant du rapport à l'étranger.

  • La Princesse de Montpensier

    (Bertrand Tavernier / France / 2010)

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    princessemontpensier.jpgLe dernier Tavernier m'a ennuyé d'un bout à l'autre. Quand ce manque d'intérêt vous pèse dès le début de la projection et quand vous pressentez que cela ne va guère s'arranger sur la durée, vous commencez, en laissant votre regard vagabonder sans but sur la surface de l'écran, à ne voir que des défauts. Ainsi, indifférent à ce que le cinéaste tentait de me raconter, je me suis mis à regarder ces figurants bien placés au bord du cadre et qui s'activaient très consciencieusement en mimant les gestes des hommes et des femmes du XVIe siècle dans l'espoir de donner vie au tableau ; j'ai pu comprendre pourquoi les maîtres d'armes et les cascadeurs aimaient tant travailler avec Tavernier, lui qui orchestre toujours ses batailles à l'ancienne, filmant dans la longueur des corps-à-corps qui sentent l'entraînement intensif au gymnase du coin ; j'ai eu tout le loisir de suivre ces mouvements de caméra balayant des décors si authentiques mais me paraissant, à chaque occasion, s'étirer dans le mauvais tempo, à la mauvaise vitesse, à la mauvaise distance ; j'ai pu remarquer que cette lumière naturelle éclairait très mal les visages, parfois rejetés sans raison dans l'ombre ou le contre-jour ; j'ai pu oublier, aussitôt entendus, ces dialogues ronflants, arrivant d'on ne sait où lorsqu'ils  se veulent déterminants (quand Wilson dit "Je vous aime", rien dans ce qui précède ne nous fait sentir la naissance de cet amour) et tombant à plat lorsqu'ils souhaitent faire sourire ; j'ai pu avoir la confirmation que non, décidément, je n'étais pas du tout sensible au charme de Mélanie Thierry, en charge pourtant d'un personnage désiré par tous les autres ; j'ai eu le temps de déplorer une interprétation d'ensemble particulièrement médiocre, de Wilson à Vuillermoz, de Leprince-Ringuet à Ulliel, le moins connu de tous, Raphaël Personnaz, étant le seul à s'en sortir ; j'ai pensé avec nostalgie à Breillat, à Rivette mais aussi à Rappeneau et à d'autres Tavernier ; j'ai pu réfléchir tranquillement à ce que j'allais bien pouvoir écrire sur mon blog à propos de ce ratage.

    Oui, La Princesse de Montpensier, film dépourvu de vigueur et de ligne esthétique, est très ennuyeux. C'est ennuyeux pour moi aussi, étant plutôt Tavernophile habituellement, de devoir donner raison, pour une fois, aux détracteurs acharnés du cinéaste.

  • Vénus noire

    (Abdellatif Kechiche / France - Belgique - Italie / 2010)

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    venusnoire.jpgNé d'une grande ambition, doté d'une force indéniable et se prolongeant au-delà de son terme par de vastes questionnements dans la tête du spectateur, Vénus noire n'est pas un film franchement réussi. Tout d'abord, Kechiche a, me semble-t-il, été quelque peu piégé par la portée de son sujet, l'exploitation spectaculaire, au début du XIXe siècle, à Londres puis à Paris, d'une femme africaine non pas victime de l'esclavage mais d'une contrainte morale. Le style du cinéaste, qui vise à laisser advenir les choses dans la durée, l'ampleur du spectre social balayé et, surtout, le recul historique pris par le récit, devraient empêcher l'œuvre de passer pour le "grand film à message actuel sur le racisme" (Vénus noire peut, plutôt, à la rigueur, se targuer d'en étudier les fondements). Or, à entendre les soupirs offusqués poussés dans la salle après chaque dialogue comportant les mots "négresse" ou "sauvage" (mots qui sont pourtant, dans ce contexte historique précis, parfaitement justifiés et "compréhensibles"), on se dit que le thème est plus fort que le film, qu'il le dépasse et qu'ainsi il ne lui rend pas forcément service.

    Saartjie, est une héroïne constamment dirigée, que ce soit lors des spectacles dont elle est la vedette de moins en moins consentante, ou en dehors, chaque déplacement paraissant lui être imposé sans prendre son avis (lorsque Caezar, son patron-associé-protecteur, lui donne l'occasion de sortir en ville à sa guise, il lui colle deux serviteurs dans les jambes : entre aide et surveillance, l'ambiguïté de leur rapport se prolonge). Cette Vénus est une masse noire qui traverse le film abrutie par l'alcool et dont le caractère ne semble pas évoluer de sa présentation à sa disparition car Kechiche nous la montre sous (presque) toutes les coutures sans nous offrir pour autant de "prises" sur son personnage.

    Plus globalement, le dispositif gouvernant le récit a tendance à s'imposer au détriment de l'humain. Pendant 2h40, nous pénétrons successivement au cœur de plusieurs cercles enserrant Saartjie, cercles de natures différentes mais réalisant sur elle la même oppression humiliante. Ainsi la voici jetée en pâture dans une baraque foraine, une salle d'audience, un grand salon parisien, un institut scientifique, une soirée libertine, un bordel, et enfin dans la rue puis à la morgue. Le public et ses desseins changent mais l'avilissement est le même d'un cercle à l'autre. Fidèle à ses principes, le cinéaste avance par très larges blocs, reliés très succinctement et donnant chacun l'illusion d'une durée réelle. Chaque mise en place saisit et intrigue mais l'intérêt s'épuise souvent à force de répétitions et de littéralité dans le rendu des spectacles et le caractère systématique de la méthode entrave quelque peu l'élan. Le segment fondamental est le premier, celui qui interroge explicitement l'idée de représentation et qui, par là même, sous-tend le reste. Le regard que nous portons sur toutes les exhibitions qui suivent en est ainsi "filtré", et, de façon plus modeste et peut-être plus subtile, cette question de la représentation trouve des échos dans certains détails, de la production de dessins à celle de statuettes ou de moulages. Elle aboutit aussi à une étonnante impasse lorsqu'il s'agit de se frotter au tabou de la vision du sexe féminin. Kechiche, sur ce plan, tergiverse, et se contente finalement des images de planches anatomiques incluses dans son prologue, se retrouvant en contradiction avec son dispositif aussi bien qu'avec les enjeux portés par sa mise en scène. Cette pusillanimité particulière au sein d'un ensemble où la prise de risque est quasiment la règle explique aussi, sans doute, que la partie consacrée à la maison de passe soit la plus faible.

    Malgré ces défauts, malgré ces moments parfois confus (la tension de la mise en scène, le cadre tremblé et les coupes n'aident pas à s'y retrouver dans le réseau des regards échangés dans les séquences de taverne par exemple), malgré ces longueurs, des choses passent tout de même, dans des confrontations, dans des gestes, parfois le temps d'un plan, le temps de placer un visage face à un autre et dans un dernier quart d'heure aussi glaçant que logique. Si la déception domine, elle est atténuée par le fait de constater que Kechiche, après les succès de L'esquive et de La graine et le mulet, n'a pas choisi la facilité.