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2010s - Page 17

  • L'autobiographie de Nicolae Ceausescu

    Ujica,Roumanie,Documentaire,2010s

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    Pendant 180 minutes, Andrei Ujica nous laisse en compagnie de son Excellence Nicolae Ceausescu, Président de la République Socialiste de Roumanie. A partir de plusieurs centaines d'heures d'archives conservées par la télévision roumaine, le documentariste a réalisé un film de montage qui suit le déroulement d'un règne qui aura duré de 1965 à 1989. Le titre ne ment pas en annonçant L'autobiographie de Nicolae Ceausescu : ce que nous voyons sur l'écran est constitué exclusivement de ce que le dictateur souhaitait laisser paraître devant son peuple. L'homme adorait se faire filmer et des opérateurs attitrés le suivaient en toutes circonstances, jusque dans l'intimité familiale. Les images qui défilent sous nos yeux sont donc de propagande. Et tout l'intérêt du film d'Ujica est de montrer que celle-ci peut se retourner d'elle-même. Aujourd'hui, telles qu'on les voit, ses parades, ses envies de home movie surtout, peuvent à l'occasion faire tomber Ceausescu dans le ridicule, mais pour le cinéaste, il ne s'agit aucunement de réaliser un bêtisier. Le choix qu'il effectue pour traiter le son de son film le montre assez bien. Si une sonorisation des images est faite (musique d'ambiance, bruits de la foule, applaudissements), elle est parcimonieuse : comme paroles, seuls les discours de Ceausescu (et d'une poignée de dirigeants politiques) se font entendre, le reste n'est que silence. Lorsque l'on voit le maître du pays discuter en aparté avec tel ou tel invité, Ujica ne propose rien, n'interprète pas, ne trompe jamais. Ces plages sans bruits sont donc relativement nombreuses et nous poussent à une concentration accrue vis à vis des images qui défilent. Et peu à peu, une sorte de vertige s'empare de nous. Affleure la sensation que le sens de ces images s'échappe, qu'il est presque vain de chercher à leur trouver une signification précise puisque leur réception peu varier du tout au tout en fonction des conditions dans lesquelles se trouve celui qui les regarde.

    Andrei Ujica met à nu le dictateur en dépouillant les images de leur aura. Pour ce faire, il privilégie notamment les plans dans lesquels apparaissent des cameramen et des photographes, il va jusqu'à étirer leur durée effective par un léger ralenti afin de leur laisser une place déterminante dans ce récit de l'ascension d'un homme de propagande et de sa chute, provoquée par les images (celles de Timisoara, puis de son proçès). Et comme le sens peut échapper, d'infimes espaces de liberté peuvent s'ouvrir, même lorsque l'image est contrôlée. Ces espaces peuvent s'apercevoir dans les marges, sur les bords du cadre (tel cadrage montre soudain une réaction inattendue d'un comparse), ou bien en fin ou début de plan, lorsque la frontière entre la réalité et l'enregistrement de celle-ci (et donc, souvent, la représentation) devant la caméra est encore floue. Dès lors, les premières questions commence à tarauder : Qui filme ? Qui rend visible cette autobiographie ? Qui sont les opérateurs de Ceausescu ? Quelles sont leurs limites ? Peuvent-ils vraiment, comme le fait l'un deux à l'occasion d'une réception, jouer avec leur instrument et expérimenter dans les prises de vue ?

    Des questions, L'autobiographie de Nicolae Ceausescu ne cesse en fait d'en poser. Notre étonnement est grand face aux preuves multiples de l'adhésion du peuple à un programme, une politique, une utopie, dans la première partie du film, celle consacrée à la période pendant laquelle Ceausescu semble tout à fait fréquentable (dans une séquence surprenante, on le voit condamner avec vigueur l'intervention soviétique de 1968 en Tchécoslovaquie). Ces agitations de drapeaux et ces applaudissements interrogent d'abord par la ferveur avec laquelle ils sont exécutés. Ensuite, quand est installée la dictature (ou quand est visitée la Chine ou la Corée du Nord) et que les gestes se font réflexes, émerge le questionnement sur la liberté et le courage. A ce titre, il faut citer la séquence stupéfiante au cours de laquelle, en plein congrès du parti destiné à plébisciter une nouvelle fois Ceausescu, un vieux dignitaire communiste demande à prendre la parole et se lance dans une dénonciation des manœuvres de son leader. La salle entière se met alors à scander des "Ceausescu Président" et les caméras se refusent à revenir cadrer l'accusateur en restant sur des plans larges de la salle toute acquise à son guide.

    Pour la Roumanie, une bascule s'effectue au début des années 70. Avant, se construit avec enthousiasme un "communisme à visage humain". Après, se révèle une folie des grandeurs dictatoriale. D'une période à l'autre, le peuple est repoussé. Le point de bascule est décelable dans le film. Il se situe au moment du passage à la couleur et de l'intrusion des images de home movie. La première partie commence avec les obsèques de Gheorghiu-Dej, prédécesseur de Ceausescu à la tête du parti communiste roumain. Les images en noir et blanc sont solennelles mais vivantes. Celles en couleurs, qui arrivent donc à mi-chemin, se teintent d'une grisaille ironique et il nous semble alors qu'en ce temps-là il faisait toujours mauvais en Roumanie. D'un dynamique Swinging Bucarest, on passe à  un pays embourbé dans ses chantiers. Si les années 60 sont celles des bains de foule, de la masse mouvante qui porte littéralement ses dirigeants, dix ans plus tard s'effectue l'éviction du peuple. Le film d'Ujica montre clairement que prendre le pouvoir, c'est faire le vide autour de soi. Ceausescu se retrouve de plus en plus seul dans l'image. Lui qui touchait et embrassait tous ces gens qui le soutenaient ou qui dansait avec les jeunes femmes dans les fêtes traditionnelles commence à prendre l'hélicoptère et à ne daigner descendre dans la rue qu'à la suite de catastrophes naturelles. Il a voulu réduire le peuple à une idée, à une image sage et obéissante, celle des agitateurs de petits drapeaux bien rangés sur le bord de la route. La Corée du Nord était son modèle : spectacles grandioses inimaginables dans les stades et silhouettes rares et fantomatiques dans les rues. Mais l'homme vieillit et se tasse sous nos yeux. La routine s'installe, jusque dans les discours gavés des mêmes références au marxisme-léninisme. En 89 a lieu à Bucarest un sommet des pays du Traité de Varsovie. Les caméras nous donnent à voir les peu fringants dirigeants de ces "Républiques populaires", âgés et flanqués de leurs généraux quand ils ne le sont pas eux-mêmes comme Jaruzelski. Face à eux se tient un Gorbatchev qui est en train de tout chambouler. Ceausescu, lui, n'en a plus pour longtemps et se retrouvera bientôt dans ce petit local en province, coincé derrière deux tables d'école, aux côtés de sa femme Elena (jamais loin de son mari, depuis le début), filmé par une caméra qu'il ne contrôle plus et mis en accusation pour génocide et "mascarade". Il paraît aussi stupéfait d'être ainsi traité qu'il était comme surpris d'être tant acclamé par les foules vingt ans auparavant. La bande-son l'affirme : les applaudissements du peuple, qui étaient, au début de l'histoire, omniprésents, se sont progressivement espacés puis tus définitivement.

    Documentaire exigeant envers le spectateur, L'autobiographie de Nicolae Ceausescu a ceci de fascinant : à partir d'un matériau verrouillé, il soulève des problèmes infinis (*).

     

    (*) : Je vous invite à lire également le texte d'asketoner publié sur son blog Une fameuse gorgée de poison.

     

    Ujica,Roumanie,Documentaire,2010sL'AUTOBIOGRAPHIE DE NICOLAE CEAUSESCU (Autobiografia lui Nicolae Ceausescu)

    d'Andrei Ujica

    (Roumanie - Allemagne / 180 mn / 2010)

  • En famille (4)

    kelly,donen,oury,zep,etats-unis,france,comédie,musical,animation,50s,70s,2010s

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    Le génie de Kelly, la maîtrise de Donen, la pertinence de Comden et Green (au scénario)... Inutile d'insister sur tout cela. Mais en revoyant Chantons sous la pluie pour là énième fois, je me suis surtout dit que ce qui le rendait décidément inaltérable, c'était son double statut d'œuvre divertissante et réflexive. Le rêve hollywoodien est ici réalisé dans le sens où le spectateur, quelque soit son âge, sa culture, son humeur et son niveau de lecture, est accueilli avec la même grâce. Car ce film porte en lui son propre commentaire, tout en nous laissant libres de le lire ou pas. Gene Kelly cherche d'emblée la connivence, entrant dans le champ avec un sourire ostensiblement affiché et nous réservant, à nous seul, la vérité sur le parcours de son personnage, grâce à l'insertion d'images contredisant les propos tenus face à ses fans. Comme ils le font de l'opposition entre bons et mauvais acteurs, les auteurs s'amusent de celle existant entre "culture de masse" et "haute culture", l'intégrant à une écriture du comique qui repose notamment sur la gêne (ressort classique dans la comédie hollywoodienne, qui, ici, n'est jamais activé contre les personnages puisque le dépassement de cette gêne est aussi donné à voir, comme le montre la séquence de la fête dans laquelle Debbie Reynolds sort du gâteau et découvre dans l'assistance Gene Kelly, qu'elle vient de rencontrer et de rabrouer pour la vulgarité de son art : désarçonnée, elle se donne pourtant à fond jusqu'au terme de son numéro de music hall un peu nunuche).
    Quand nous pouvons savourer la réflexion sur le genre et l'approche historique précise, d'autres, les plus jeunes par exemple, peuvent profiter du caractère instructif du spectacle. Derrière les frasques des stars, se discerne l'hommage aux artistes et techniciens de l'ombre (dans le duo Don Lockwood - Cosmo Brown, soit Gene Kelly - Donald O'Connor, c'est bien le moins célèbre des deux, le compositeur, qui trouve généralement les solutions aux problèmes artistiques). De même, toute la machinerie du septième art est exposée, à l'occasion bien sûr de la déclaration d'amour chantée dans le studio désert mais figurant bientôt un extérieur au clair de lune magique ou encore de la balade des deux amis qui les fait passer devant plusieurs plateaux où se tournent des films de série. Par conséquent, un peu plus tard, lorsque se fait le numéro Good morning dans la maison de Don Lockwood, celle-ci apparaît comme un pur décor, avec ce faux mur de cuisine à travers lequel passe la caméra et une chute finale sur un canapé, accessoire utilisé peu de temps auparavant pour le Make 'em laugh d'O'Connor dans le studio de cinéma.
    La dernière partie du film est toujours aussi éblouissante. Peu après le fameux numéro-titre (quelles admirables variations de rythme !), vient le morceau de bravoure Broadway melody, merveilleusement détaché du reste du récit, illustration d'une idée que Don Lockwood explique à son producteur (celui-ci ayant du mal à la "visualiser" et décidant probablement de ne pas en tenir compte pour le film en cours de réalisation). La (seconde) première du film dans le film est l'occasion de dénouer l'intrigue. Kelly et Donen tirent alors un parti admirable du lieu tout en rendant un nouvel hommage au music hall. Et enfin, Don Lockwood rattrape Kathy Selden, le chant et la musique reviennent, le spectacle descend dans la salle, le cinéma est partout. Debbie Reynolds se retourne brusquement vers Gene Kelly et son visage en larmes bouleverse, que l'on soit n'importe quel type de spectateur...

    De Donen à Oury et de Kelly à Montand, la chute s'annonçait rude, mais elle fut quelque peu amortie. Le corniaud était, dans mon souvenir, meilleur que ce qu'il est réellement. Avec La folie des grandeurs, la modification de mon jugement se fait dans le sens inverse. Alors que je m'attendais à revoir une œuvre médiocre, je me suis retrouvé devant une comédie assez agréable, pas loin d'être une vraie réussite.
    Inspiré du Ruy Blas de Victor Hugo, le scénario fait preuve de consistance et ménage de plaisants rebondissements. Ainsi, bien campés sur leurs jambes, les auteurs du film peuvent glisser des anachronismes de langage ou de comportement, des pointes d'absurde, du comique plus distancié que d'ordinaire (les apartés que nous réserve Montand, la lecture de la lettre qui se transforme en dialogue avec une voix off, les clins d'œil au western italien). Les gags sont nombreux et atteignent souvent leur but.
    Le film a, de plus, une vivacité certaine. Le soin apporté à l'ensemble (décors, costumes, photographie, interprétation de qualité égale) fait que le rythme est tenu sans réel fléchissement. Les scènes d'action, souvent pathétiques dans ce genre de production, sont réalisées avec vigueur (la capture de César par Salluste, l'évasion du bagne dans le désert) et même lorsqu'elles gardent un pied dans le pastiche, elles ne tombent pas dans le ridicule. Il y a certes quelques facilités ici ou là et une musique bien faible, signée de Polnareff, mais le refuge dans un passé lointain et le relatif éloignement géographique autorise mieux les fantaisies. La mise en scène d'Oury n'a rien d'exceptionnel, les différents mouvements s'effectuant de manière assez rigide, mais tel raccord ou telle plongée ont leur efficacité.
    Le dynamisme provient de l'histoire, de l'équipe de réalisation, mais aussi et surtout, du remplacement de Bourvil par Montand. Alors que le premier restait toujours en-dessous de De Funès, encombrait parfois ses avancées, le second lui tient parfaitement tête et parvient à se caler sur son rythme effréné. Montand apporte sa verve et, par rapport à son prédécesseur, rend infiniment moins gnan-gnan les épisodes romantiques (qui sont de plus, ici, accompagnés d'une légère ironie, via le décorum ou le regard de De Funès).

    De Montand à Hallyday, la chute s'annonçait encore plus tragique que la précédente, mais elle fut en fait, elle aussi, assez peu douloureuse. D'ailleurs, j'exagère un peu. La présence de Johnny Hallyday dans Titeuf, le film est limitée, en terme de durée et bien sûr parce que nous nous retrouvons ici uniquement face à son "avatar" dessiné. Toutefois, il faut dire que ces quelques minutes du film de Zep constituent sans aucun doute le meilleur clip vidéo que nous ait jamais offert l'ex-idole des jeunes. La chose a échappé au journaliste de Télérama en charge de la critique de ce Titeuf. Dans l'hebdo, le film est descendu sous le prétexte qu'il marcherait à l'esbroufe. Trois éléments prouveraient, selon l'auteur du texte, la réalité de l'arnaque : la bande originale, l'inadéquation entre le coût du projet et son résultat et enfin le choix de la 3D. La musique est effectivement inégale (le fond étant touché avec un morceau réunissant quatre tocards de la chanson française) mais... relativement en accord avec le sujet et les personnages. Et Zep réussit quand même à placer ces vieux punks des Toy Dolls (pas n'importe où de surcroît). Le fric dépensé et la publicité accompagnant la sortie, à vrai dire, je m'en tape. Reste le problème de la 3D, à propos duquel... je ne peux me prononcer, ayant vu le film en 2D. Cela reste le seul point sur lequel je pourrai m'accorder avec Télérama car je ne vois en effet pas très bien ce que la technique peut apporter dans ce cas précis.
    Ceci étant précisé, je dois dire que, de mon côté, c'est au contraire la modestie du film qui m'a plu. Pas de voix people pour de nouveaux personnages (les aficionados, dont je ne suis pas, peuvent éventuellement se plaindre de ce manque de nouveauté), pas de translation spectaculaire du monde de Titeuf (l'amusante introduction préhistorique est une fausse piste) : on reste au ras de la rue, au niveau de la cour de récré. Le fait que Zep ait obtenu le contrôle total de sa création était sans doute, déjà, un gage de fidélité sinon de qualité. L'esprit cracra et bébête de la série et de la BD est heureusement préservé, ce qui nous vaut un festival de gros mots, de blagues pipi-caca et de pensées sexuelles idiotes. L'histoire est toute simple, ancrée dans le quotidien, juste réhaussée visuellement par les illustrations des délires de Titeuf et de ses copains. L'esthétique du film n'est pas transcendante mais quelques idées se remarquent, ainsi que plusieurs micro-gags à l'arrière-plan. La thématique abordée est celle d'un passage d'un âge à l'autre draînant ses inquiétudes. Si l'issue ne fait guère de doute (happy end pour les parents, plus en demie-teinte pour Titeuf qui doit encore avancer...), cette structure classique donne l'assise nécessaire pour un passage réussi au format long.

     

    chantons00.jpglafoliedesgrandeurs00.jpgtiteuf00.jpgCHANTONS SOUS LA PLUIE (Singin' in the rain)

    de Gene Kelly et Stanley Donen

    (Etats-Unis / 103 mn / 1952)

    LA FOLIE DES GRANDEURS

    de Gérard Oury

    (France / 108 mn / 1971)

    TITEUF, LE FILM

    de Zep

    (France / 87 mn / 2011)

  • Le fossé

    lefosse.jpg

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    Si, parmi les films s'attachant à décrire un univers concentrationnaire ayant existé, Le fossé est l'un des plus pertinents et des moins contestables, il le doit tout d'abord à la spécificité du lieu. Le camp de rééducation maoïste de Jiabiangou, en activité du début des années 50 à 1960 (date du récit), est situé dans le désert de Gobi. Une poignée de baraques y abritait les responsables. Les prisonniers, eux, se contentaient de s'entasser dans des dortoirs creusés sous terre. La situation géographique et le climat faisaient, apparemment, qu'une délimitation stricte n'était pas nécessaire et que le nombre de gardiens pouvait être réduit au minimum. Ces caractéristiques servent le film qui peut éviter plus facilement que d'autres les écueils de ce type de reconstitution, liés à la gestion des foules et des moyens techniques qui peuvent paraître inappropriés et gênants en la circonstance. La clandestinité du tournage, sur le territoire chinois, concourt pareillement à la sobriété et à la crédibilité absolue du récit.

    Mais dire cela n'enlève rien au mérite propre du cinéaste tant la validité de son film tient aussi à son approche du sujet et à ses parti pris de mise en scène. Sans surprise, Wang Bing, auteur du fort réputé A l'ouest des rails, exerce son œil de documentariste, organise des séquences souvent pas ou peu dramatisées, privilégie les plans longs, observe et restitue les faits. Il tourne autour des notions d'étirement et de répétition : le travail quotidien des fossoyeurs rythmant les journées du camp comme il rythme la narration.

    Cette observation à bonne distance n'est pas synonyme de neutralité esthétique. Wang Bing utilise l'architecture rudimentaire des dortoirs, constitués d'une rangée d'une douzaine de lits accolés les uns aux autres, pour travailler la profondeur de champ. Au fond du plan, se déroulent des actions, se distinguent des mouvements ou de simples gestes. Par quelques ouvertures en hauteur, des rais de lumière complètent encore l'organisation visuelle. Passant en surface, l'œil se perd dans l'horizon et voit les silhouettes disparaître. Les hommes s'engouffrent dans les dortoirs-tombeaux. Ils sont avalés par la terre. Cet enfouissement renvoie à plusieurs choses : à la fabrication du film lui-même, au refoulement de la mémoire, à l'effacement des traces du passé, au devenir poussière de l'homme. Celui-ci, dans ce camp, ne travaille même plus et reste sur son lit, affamé. Sous les couvertures, il n'est plus qu'une forme.

    Wang Bing filme les gestes quotidiens, la vie de camp dans ce qu'elle a de plus prosaïque. Et il filme l'extraordinaire, l'incroyable, l'insoutenable, qui paraissent presque irréel ou fantastique (la nuit, les galeries souterraines...). Il s'arrête aussi entre ces deux pôles, pour des scènes mettant en avant, un peu artificiellement, un peu brutalement, des récits sous forme dialoguée ou incorporée à l'action. Sans doute est-ce là un léger défaut du film, rendu voyant par la succession marquée des séquences, assemblées par larges blocs.

    Cela n'entame toutefois pas la cohérence de l'organisation générale (Le fossé débute par l'arrivée d'un groupe et se termine sur des départs), ni la force de la mise en scène. On en retient par exemple ces saisissants plans séquences d'entrées dans les trous aménagés, la continuité du mouvement entre l'extérieur et l'intérieur provoquant un violent changement de lumière. Et l'on remarque que, même si ces prisonniers ont une (très) relative liberté de circulation dans le camp, jamais la caméra n'effectue de déplacement dans l'autre sens, celui de la sortie... à une exception près, pleine de sens.

     

    wang,hong-kong,france,histoire,2010sLE FOSSÉ (Jiabiangou)

    de Wang Bing

    (Hong-Kong - France - Belgique / 110 mn / 2010)

  • Ha Ha Ha

    Hong,Corée,2010s

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    Avec Ha Ha Ha, Hong Sang-soo continue de façonner son œuvre de cinéaste de l'intime et, plus précisément encore, des récits de l'intime. Il prend cette fois-ci comme point de départ la rencontre de deux amis, leur conversation se transformant en deux récits distincts mais convergents et dont le déroulement en alternance va donner le film lui-même. Les deux hommes racontent chacun l'histoire qu'ils ont vécu en un lieu commun, un petit port coréen, à la même époque, et auprès des mêmes personnes, mais sans que l'un ne soit jamais conscient de la présence de l'autre sur les lieux.

    Comme à son habitude, Hong Sang-soo fait preuve d'une grande subtilité narrative. L'argument ne donne pas lieu à une débauche d'effets de mise en scène accentuant les croisements et les échos se faisant au fil de ce double récit. Un trouble léger s'installe bien avec les reprises de certains cadrages, de certaines postures, de certaines situations, mais le procédé n'est jamais appuyé et se remarque à chaque fois comme par accident. De même, le sentiment de resserrement et d'augmentation progressive des points de rencontre entre les deux récits est intelligemment provoqué, entre autres, par la diminution de la durée des intermèdes au présent (le repas bien arrosé des deux amis), jusqu'à disparaître souvent, sur la fin, ne faisant lien d'une histoire à l'autre que par le maintien d'un très bref dialogue en off.

    Le film a le charme de ses interprètes. Un charme étrange, reposant tantôt sur la pudeur, tantôt sur la crudité et le débordement (balancement que l'on peut dire lié à l'état d'ivresse, régulièrement décrit ici). Un charme un peu désuet aussi, dans les attitudes, dans quelques dialogues, dans des choix techniques comme l'accompagnement musical ou le recours au zoom (ces zooms semblent parfois mal assurés, or, il est évident que cet effet, destiné sans doute à accentuer le réalisme, est volontaire, la place qui leur est assignée dans la séquence étant toujours extrèmement précise). Un charme, enfin, légèrement intermittent, qui agit au gré de l'intérêt que l'on porte aux différentes scènes, certaines étant très belles, d'autres plus banales et longuettes.

    Nous avons donc là un film fort agréable et particulièrement intelligent, mais... Je n'avais pas croisé la route de Hong Sang-soo depuis la sortie de La femme est l'avenir de l'homme et je m'aperçois que sept années et cinq titres plus tard, rien n'a changé. J'aurai pu écrire, à deux ou trois détails près, la même chose en 2004, époque à laquelle je jugeais déjà ce que je venais de voir à l'aune du film précédent, que lui-même etc... Ainsi, l'élève Hong Sang-soo est un bon élément qui a toujours la moyenne, qui, apparemment, ne rend jamais de copie vraiment renversante mais qui ne fait jamais de faute non plus. La correction de ses devoirs est très facile et la note qu'on lui donne ne varie qu'en fonction de notre état d'esprit du moment, ou peu s'en faut. La femme est l'avenir de l'homme m'avait plus séduit que Turning gate ou La vierge mise à nu par ses prétendants, alors que les qualités et les défauts respectifs étaient comparables. Ha Ha Ha est long de près de deux heures, ce qui me semble être au moins une demie de trop et, notamment pour cette raison, il rejoint plutôt, pour moi, les deux derniers titres cités plutôt que le premier, même si l'écart est, je le reconnais, difficilement mesurable.

     

    Hong,Corée,2010sHA HA HA (Hahaha)

    de Hong Sang-soo

    (Corée du Sud / 115 mn / 2010)

  • Pina

    wenders,allemagne,documentaire,2010s

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    Dire tout d'abord que les images de la représentation du Sacre du printemps, telle qu'elle est filmée par Wim Wenders, ont constitué la plus stimulante expérience cinématographique qu'il m'ait été donné de vivre ces derniers mois.

    C'est ainsi que débute Pina, le film hommage du cinéaste à la célèbre chorégraphe du Tanztheater Wuppertal, Pina Bausch, décédée en 2009. Et déjà, d'une part, nous sommes plongés au cœur de l'art de la danse tel que l'a conçu cette femme, d'autre part, la pertinence du choix de la 3D éclate sous nos yeux. Le travail sur la profondeur et la netteté des contours des corps, des vêtements et des objets que permettent cette technique la rende particulièrement appropriée à la mise en scène d'un ballet, l'œil passant en effet du groupe au soliste, de l'arrière plan au devant, sans heurt, en captant la même intensité, en bénéficiant de la même définition. Nous pensons alors appréhender le mieux qu'il est possible ce qui se joue sur scène, en chaque endroit et à chaque moment.

    Pina est organisé comme une succession de représentations au théâtre, de séquences dansées en extérieurs et de témoignages de danseurs (ainsi que de quelques images d'archives). A mon sens, la 3D selon Wenders n'est jamais aussi convaincante que lorsqu'elle investit un espace artificiel, celui de la scène, donc, avec son fond dépouillé, monochrome ou sans couleur. La 3D ne génère pas un surcroît de réalité, comme veut nous le faire avaler la publicité. Elle n'incite pas au toucher : s'il y avait caresse, le contact ne se ferait que sur une surface plane et lisse, une strate. Cette image est en effet constituée de couches successives, propriété qui renvoie au passé du cinéma et de la vidéo, aux superpositions diaboliques de Méliès, aux tentatives de films en relief, aux transparences hollywoodiennes classiques ou aux expériences d'un Zbigniew Rybczynzki. Wenders sait prendre en compte cette idée de trucage et s'en amuse au détour d'une séquence montrant une danseuse aux bras exagérément musclés ou d'une saynète autour d'une "maison de poupée".

    Dans son art, Pina Bausch faisait  bouger les lignes et tomber les frontières. Elle faisait, aussi, tomber les lignes : chez elle, les corps ne cessent de chuter, tout en continuant, même à terre, à danser. Wenders lui emboîte le pas. Ne se limitant pas à faire danser aux carrefours, dans le métro aérien ou près des cours d'eau, il cherche à travailler la géométrie des plans. Des cadrages se font au ras du sol, des plongées donnent le vertige, des images s'emboîtent les unes dans les autres, et toujours,  grâce à la 3D, la profondeur est sondée. Les éléments du plan sont découpés si nettement, la séparation entre les couches est si visible, qu'il semble impossible de passer de l'une à l'autre. Et pourtant, avec fluidité, les corps voyagent dans cet espace sans effort, les points de références pour l'œil ne cessent de changer, provoquant parfois une étonnante perception des proportions. Les envols eux-mêmes s'en trouvent suspendus plus longuement, plus facilement. En extérieur, ces effets se ressentent avec moins d'évidence. Toutefois, voir danser la troupe hors les murs, ce n'est pas une manière de se frotter plus vigoureusement au réel. Quoi de plus irréel, en effet, que ces séquences là ? La danse, comme tout art, n'est qu'une image, une représentation, un reflet du réel.

    Avec Pina, le cinéma s'occupe donc de la danse, avec les moyens qu'il faut mais sans se départir d'une agréable simplicité. Un écran de cinéma apparaît au fond de la scène, un projecteur, un chariot, des rails évoquent la machinerie du 7ème art. Des effets de montage, fusionnant plusieurs personnes en une seule lors de la pièce Kontakthof, permettent de visualiser ce qui ne pouvait l'être sur scène. Des lieux, des compositions, des gestes, font écho à d'anciens films de Wenders. Réjouissons-nous que tout cela soit débarrassé, miraculeusement, de la dimension moralisatrice accompagnant souvent les réflexions habituelles du cinéaste sur les images.

    La lourdeur d'une chape, il est certes possible de la ressentir à un autre niveau. Les propos tenus par les danseurs, dans des inserts brisant parfois de façon gênante l'élan des séquences de ballet, paraissent dans un premier temps trop exclusivement flatteurs envers la disparue. Ces interventions ne semblent guère permettre de mettre en valeur autre chose que le regard perçant de la chorégraphe et sa capacité à révéler ses danseurs à eux-même, deux qualités rappelées ici à l'envi. Mais on peut voir ces séquences d'un autre œil et les entendre d'une autre oreille. Tout d'abord, Wenders ne s'en sert pas dans un but didactique. Son film n'est pas une leçon d'histoire de l'art, il donne simplement à voir la singularité de l'œuvre de Pina Bausch. Les bouleversements qu'elle a provoqué sont sur l'écran et il n'est pas utile qu'un commentaire vienne nous rappeler le travail radical sur le corps, les vêtements et le décor. Les phrases que prononcent les danseurs ne sonnent donc pas comme des explications, mais comme des messages. Pina est un tombeau, au sens du poème écrit pour un défunt. Il y a un côté fiction dans ces intermèdes, ces mots étant visiblement mûrement choisis et écrits. De plus, ces femmes et ces hommes sont présentés de la même manière, en train de prendre la pose, leur parole ne venant qu'en off, comme en pensée. Filmés ainsi, ils ressemblent aux anges des Ailes du désir. Non nommés, ils forment une sorte d'armée ailée au service de la déesse Pina.

    Depuis vingt ans, Wim Wenders traversait le cinéma en fantôme. En disparaissant, Pina Bausch l'a fait renaître.

     

    pina00.jpgPINA

    de Wim Wenders

    (Allemagne - France - Grande-Bretagne / 106 mn / 2011)

  • Essential killing

    essentialkilling.jpg

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    Dans le désert, un combattant islamiste est capturé par l'armée américaine. Après interrogatoire, il est transferé vers une base militaire au nord de l'Europe. Étant parvenu à s'évader, il doit alors survivre dans une nature hostile, avec les soldats à ses trousses.

    Essential killing est un étrange film, pas facile à appréhender et produisant de drôles d'effets. Parfois impressionnant mais inégal, voire maladroit par endroits, il est aussi déroutant dans sa façon de partir d'un sujet fort pour mieux s'en éloigner ou, du moins, ne pas donner lieu à une interprétation trop évidente. A l'entame, la description de la machine de guerre anti-terroriste américaine, via les camps illégaux de type Guantanamo, peut laisser penser que la question politique innervera tout le récit. Mais on peut tout aussi bien se dire, déjà, que Skolimowski, bien qu'il renverse audacieusement le point de vue habituel en se plaçant du côté du (présumé) terroriste, ne fait justement là qu'une simple description d'un fait. De toute manière, le sous-texte politique est rapidement évacué, le cinéaste empruntant d'autres voies que celle ouverte en premier.

    L'homme que l'on va suivre dans cette épreuve est un homme sans nom, sans voix et (presque) sans passé. Même s'il est caractérisé par sa religion, son aptitude au combat et son statut de coupable aux yeux des Américains, il finit par représenter bien autre chose que le taliban poursuivi : l'Homme qui lutte pour sa survie. Dès lors, Essential killing prend une dimension mystique. En premier lieu, l'omniprésence des animaux et notamment des chiens, dans une nature à la végétation endormie, tire l'ensemble vers le surnaturel. Ensuite, notre homme, à l'allure étrangement christique, manque de mourir à plusieurs reprises, et semble à chaque fois "ressusciter", cela avant un dénouement que je ne dévoilerai pas mais qui ponctue le parcours fort logiquement. Enfin, il est intéressant d'étudier sous cet angle les multiples retournements de situations et autres faits du hasard qui permettent la poursuite du périple de l'homme traqué. Si Skolimowski nous fait épouser aussi étroitement le point de vue de ce dernier, il faut alors, sans doute, essayer de voir les choses comme lui. Et pour ce croyant, ces événements surprenants sont probablement beaucoup moins des coïncidences heureuses que le résultat d'une action divine. A l'image cela se traduit seulement par quelques regards tournés vers le ciel, par cet homme ayant placé ses espoirs et son destin dans les mains de Dieu, mais cela me semble suffisant pour emprunter ce chemin mystique. Ce faisant, il n'y a plus de raisons de trouver invraisemblables un accident de fourgon blindé, un incident technique sur un hélicoptère, le passage d'une femme à vélo etc...

    Ce mysticisme prégnant n'empêche cependant pas que le film soit éminemment concret. La mise en scène peut même se faire assez rêche. Adepte de longue date (en fait, depuis ses débuts) de la caméra subjective, Skolimowski y a recours une nouvelle fois ici encore. Le procédé est utilisé au début et ce choix peut se défendre : l'immersion, la tension, l'identification sont ainsi facilitées. Dès lors qu'il s'agit de prendre de la hauteur par rapport au sujet, Skolimowski n'y fait plus appel. Cependant, les quelques plans concernés m'ont légèrement gêné. J'ai senti là qu'un déséquilibre du rythme et de la vision était provoqué, bien plus que lorsque s'intercalaient des plans faisant basculer le point de vue, pris depuis les hélicoptères des chasseurs. Dans ce second cas, le basculement soudain renforce le propos métaphorique alors que dans le premier, l'insertion paraît plus facile et moins riche de sens. A travers la caméra, être avec le fugitif, à ses côtés, aurait, à mon sens, suffi et nous n'avions nul besoin de nous sentir de temps en temps, si artificiellement, "dans sa peau".

    Ces excès stylistiques ne sont pas les seuls. D'inutiles flashbacks sur le passé, plus ou moins fantasmé, du "héros" viennent encombrer la route. Il y a également, dans une scène citée partout, un plan insistant sur des grosses jambes féminines écartées qui rend l'instant, déjà marquant, résolument malsain. Mais plus généralement, une fois la menace militaire écartée, les rencontres avec quelques locaux laissent perplexe, les nouveaux types de relations entretenus peinant à trouver véritablement leur place dans l'architecture du récit. Les vingt dernières minutes accusent ainsi une chute évidente.

    Je n'ai pas parlé jusque là de Vincent Gallo. Il est très bien (que l'on n'entende jamais sa voix sert à rendre crédible le personnage, contrairement à ce qui se passe avec celui, secondaire, d'Emmanuelle Seigner, Skolimowski, en en faisant une muette, tirant alors trop à la ligne). Toutefois, lorsque des adorateurs le trouvent ici, et encore une fois, absolument "génial", je crains qu'ils ne s'aveuglent quelque peu en regardant leur astre et qu'ils ne pensent voir quelque chose qui ne se trouve absolument pas dans le film, la performance de l'acteur étant certes remarquable mais essentiellement, et pour ne pas écrire exclusivement, physique.

     

    essentialkilling00.jpgESSENTIAL KILLING

    de Jerzy Skolimowski

    (Pologne - Irlande - Norvège - France - Hongrie / 83 mn / 2010)

  • Winter's bone

    Granik,Etats-Unis,2010s

    ****

    Nouveau mais sans doute pas aussi novateur qu'annoncé, Winter's bone, deuxième long métrage de Debra Granik (le premier à parvenir jusqu'à nos écrans), fait preuve d'une belle solidité. Les hasards de la distribution faisant parfois bien les choses, le film est sorti une semaine après True grit, avec qui il entretient bien des rapports. Dans un étrange paysage hivernal, une jeune héroïne tenace se lance dans une quête, liée à l'absence du père, qui va lui faire côtoyer les frontières de la mort : ce résumé est recevable dans les deux cas. Cependant, si tout le monde a trouvé à peu près les mêmes choses dans le dernier opus en date des frères Coen, les jugements ne se singularisant finalement que par la position donnée au film par rapport au genre, au True grit original d'Hathaway ou à la filmographie des auteurs, Winter's bone a suscité des commentaires plus divers, chacun semblant y déceler des idées et des références qui ne frappent pas particulièrement les autres (le fait que nous découvrions totalement le cinéma de Debra Granik y est probablement pour quelque chose). Ainsi, le film peut ne pas ressembler à l'idée que l'on s'en était fait avant la projection. Par exemple, pour ma part, je n'y ai guère trouvé de fantastique, et si une certaine parenté avec Délivrance peut être facilement repérée, d'une part, elle ne parcourt le film de Granik que d'une façon relativement superficielle et d'autre part, ce rapprochement avec le chef d'œuvre de Boorman ne rend pas bien compte de la réalité de Winter's bone ni ne lui rend vraiment service.

    Il n'y a pas, ici, de voyage linéaire au bout de la nuit. Certes la jeune Ree va évoluer et effectuer un passage en arpentant un territoire géographique que la mise en scène s'efforce de transformer en paysage mental (et elle y parvient). Mais ses déplacements, effectués essentiellement à pied, ne l'amènent pas bien loin, les distances étant de plus escamotées par le découpage. Les rencontres qu'elle fait n'impliquent pas des personnes totalement inconnues, et pour cause : dans cette région, tout le monde semble appartenir à la même famille. Ree en appelle d'ailleurs sans cesse aux liens du sang pour essayer d'arracher les informations qu'elle demande à ses interlocuteurs. Mais l'idée de famille est à considérer également dans un autre sens, renforçant encore la sensation d'oppression déjà distillée, celui du groupe de trafiquants, voire de criminels, cercle dont le tracé épouse assez précisément celui du premier, généalogique.

    Aux codes stricts propres à ces communautés confondues, s'ajoute le maillage mis en place par la cinéaste. Les abords des maisons sont encombrés de ferrailles et les intérieurs sont exigus. L'image est quadrillée par les bois, les arbres et leurs ramifications, les clôtures et les portails, les murs du centre social et les enclos de la foire aux bestiaux, toutes choses qui entravent. On comprend dès lors que le rite de passage nécessite l'usage d'une tronçonneuse. Violentée, Ree reprend ses esprits et s'aperçoit qu'elle est entourée de plusieurs individus menaçants, leur nombre paraissant excessif par rapport au but recherché qui est d'intimider une fille sans défense. La mise en scène, qui table sur la proximité des corps soumis au regard de la caméra, trouve sa cohérence et son efficacité.

    Le prétexte à la fiction est des plus simples : Ree doit retrouver la trace de son père disparu quelques jours auparavant, sous peine de voir la maison familiale saisie, sa mère malade, son frère, sa sœur et elle-même mis à la porte par la justice. L'univers du conte pointe son nez mais le film n'y verse pas explicitement (on retient tout de même le moment où Ree est invitée à franchir le fil de fer barbelé afin de s'enfoncer dans la forêt). Le parcours initiatique débute classiquement, en envoyant l'héroïne d'un point à l'autre, ce qui fait naître la crainte de la répétition sur la longueur mais la progression ne se fait pas comme prévu. Des pistes aboutissent sur rien, la boîte de vitesse est souvent remise au point mort, Ree revient régulièrement dans sa maison sans plus de certitudes. Le fil narratif en général prolonge ce qui fonde, au niveau inférieur, la mise en scène, soit une succession de plans-cellules, choix très contemporain d'une avancée par bribes, d'une alternance de séquences plus ou moins opérantes, plus ou moins signifiantes, plus ou moins déterminantes par rapport au drame raconté. La question de la vie ou de la mort du père est rapidement tranchée, en plein milieu du film, ce qui provoque une césure. Si l'enjeu reste le même, la problématique est déplacée. Scindée en deux, l'œuvre tient tout de même debout, comme la protagoniste principale. Elle gagne même en intensité, dévoilant une mécanique plus serrée qu'il n'y paraissait. Les rapports et les regards portés sur certains personnages évoluent et la nécessité de quelques séquences s'affirme a posteriori, qu'il s'agisse des premières rencontres ponctuées régulièrement par un regain de tension ou de celle du dépeçage de l'écureuil appelée à résonner vers la fin, lors du moment le plus marquant du film. A cet endroit, j'émettrai d'ailleurs une petite réserve, car il me semble qu'il manque un plan à cette séquence. Un plan sur une (ou deux) main(s). Debra Granik nous le refuse et je ne suis pas certain qu'elle ait eu raison de rester si prudente dans son cadrage. Donner à voir cet élément macabre aurait rendu, à mon sens, l'initiation plus "complète". Ce détail ne m'empêche toutefois pas de vous recommander le film.

     

    Granik,Etats-Unis,2010sWINTER'S BONE

    de Debra Granik

    (Etats-Unis / 100 mn / 2010)

  • True grit

    coen,etats-unis,western,2010s

    ****

    True grit est un bon film mais j'attendais plus de la part des Coen pour leur première incursion dans le western, genre auquel ils rendent un honnête hommage mais qu'ils ne parviennent à mon sens ni à transcender, ni à investir pleinement. L'œuvre est thématiquement conforme à ce que l'on sait pouvoir trouver dans un western moderne : la réflexion sur le mal et la violence, la peinture d'une époque charnière où ancien et nouveau mondes cohabitent avant que le premier ne disparaisse. Formellement, sagement borné par un prologue et un épilogue soutenus par la voix off de l'héroïne, le film se révèle assez révérencieux (ne serait-ce, dit-on, par rapport au True grit original d'Henry Hathaway et plus encore au roman de Charles Portis) et cette approche classique n'est peut-être pas celle qui sied le mieux aux deux frangins, au contraire d'un Kevin Costner par exemple (son fameux premier film bien sûr, mais aussi le sous-éstimé Open range).

    La première partie, confinée en ville, s'appuie essentiellement sur les dialogues. Le plus savoureux (l'habile négociation de la jeune fille chez le marchand) assure le lien avec les nombreux échanges absurdes que l'on trouve dans tous les autres films des Coen, mais, dans cette longue introduction, le rythme et l'invention visuelle sont comme freinés par le genre. L'action et l'ouverture vers les grands espaces s'en trouve retardées et le passage de la rivière, annonçant enfin le début du périple, nous soulage. Le voyage qu'effectue la jeune Mattie Ross, à la recherche de l'assassin de son père, en compagnie des marshals Cogburn et LaBœuf, est une occasion donnée aux cinéastes de filmer de belles et légèrement inquiétantes séquences, d'orchestrer une série de rencontres étranges, de nous conter l'histoire d'une petite fille parcourant le pays des morts. Les morts, la violence, les présences spectrales, Joel et Ethan Coen savent très bien les mettre en image (le paysage, hivernal et boisé, prend toute son importance). La scène de la chute de Mattie dans le trou est sans doute l'une des plus belles de leur œuvre (la découverte des serpents, l'effroi enfantin et les plans montrant l'ouverture de ce boyau, ovale blanc du ciel entouré du noir des parois, m'ont renvoyé avec plaisir à Fritz Lang). Mais la bride du récit (et de la mise en scène) n'est jamais lâchée complètement et les pauses ménagées entre les moments forts, ces discussions à trois autour de feux de camp, tendent à faire retomber quelque peu l'excitation.

    Si les acteurs convoqués sont, à l'image du film, particulièrement compétents, la manie des cinéastes qui consiste à les pousser tous, sans exception, un cran au-dessus dans leur expression, que ce soit par la diction, le port ou l'accoutrement, ne me semble pas toujours pertinente au regard de la simplicité du cadre et de la trame (ainsi des grognements d'ivrogne de Bridges, de la préciosité de Damon, du sourire édenté de Pepper, des borborygmes de Brolin et du sens de la répartie sans faille d'Hailee Steinfeld). De plus, entre la jeune fille bien élevée et le vieux marshal bougon, les rapports m'ont paru sans grande intensité et l'écriture des Coen assez appliquée sur ce point précis. Lors de la chevauchée nocturne finale (avant l'épilogue qui est, lui, raté), l'émotion affleure enfin, mais un peu maladroitement, filtrée par la réminiscence esthétique de La nuit du chasseur. Tout ce qui a précédé en a, selon moi, manqué et compte tenu du sujet et de l'idée même de retrouvailles avec un genre quasiment disparu, cette absence m'a laissé quelque peu insatisfait (et, je l'avoue, peu inspiré).

     

    coen,etats-unis,western,2010sTRUE GRIT

    de Joel et Ethan Coen

    (Etats-Unis / 110 mn / 2010)

  • Carancho

    carancho.jpg

    ****

    Comme je l'avais laissé entendre au temps de ma note sur Voyage en famille, je regrette de ne pas prendre assez régulièrement des nouvelles de Pablo Trapero. Aujourd'hui d'autant plus, sortant de ce Carancho, occasion pour le cinéaste argentin d'ordonner une dramaturgie plus serrée qu'à l'accoutumée tout en faisant une nouvelle fois preuve d'une belle acuité dans l'observation pour aboutir au final à un pur film noir.

    Le prétexte est le fléau de l'insécurité routière en Argentine, le cadre est citadin et nocturne, le regard porté sur la société est pessimiste, les deux personnages principaux, Sosa et Lujan, sont au bord de la rupture. L'un est "carancho" ou "rapace", ancien avocat travaillant pour une compagnie illégale spécialisée dans l'arnaque aux assurances, l'autre ambulancière de nuit. Le film est l'histoire de leur rencontre.

    Deux solitudes sont emportées malgré elles dans le tourbillon exténuant et déprimant d'une société argentine qui ne semble pas aller mieux depuis les débuts de Trapero il y a dix ans de cela. Elles sont, pour commencer, mises en vis-à-vis, au gré d'un montage qui imprime au récit un rythme soutenu. L'énergie qui parcourt les séquences, le cadre choisi aidant, rappelle A tombeau ouvert, la folie et la démesure scorsesienne en moins. Dans l'optique du genre, Pablo Trapero se signale plus à nous par son habileté à progresser par à-coups, à l'aide d'ellipses radicales, dans un récit qui pourrait apparaître légèrement convenu. Nous dirions presque que c'est le montage qui donne la tonalité du film noir, alors que les plans eux-mêmes, souvent assez longs, assurent le réalisme social.

    Que leurs intentions soient honnêtes ou pas, Sosa et Lujan passent leurs nuits à recueillir, réconforter, soigner ou écouter des victimes. L'un comme l'autre sont ainsi confrontés à des morceaux de vie épars. Par nécessité ou intérêt, ils passent d'une intervention/affaire à l'autre (accepter, après avoir tenté de refuser, l'invitation à un anniversaire faite par une mère de famille reconnaissante, c'est, en quelque sorte, transgresser et passer un point de non-retour). La mise en scène traduit remarquablement cette fragmentation en ne lâchant que des bribes de ces histoires qui, bien qu'incomplètes, tissent la toile soutenant le récit principal.

    La composition des plans vise également ce but : Trapero, avec ses multiples plans rapprochés, a réalisé un formidable travail sur la surface et la profondeur, sur la distance entre le proche et le lointain, sur le net et le flou. Bâtie sur ce principe, une scène comme celle où l'on voit et on perçoit, successivement, dans le couloir puis à l'extérieur de l'hôpital, Lujan, la mère d'une victime, Sosa et ses deux anciens associés, est particulièrement belle.

    Dans l'organisation générale, comme dans le détail, le cinéaste libère une réelle sensibilité. Une scène tardive réitère de manière quasi-identique celle de la rencontre initiale mais la légère différence de position des corps et l'infime recul de la caméra font sentir le malaise qu'induit la nouvelle situation. Ailleurs, alors qu'une violence semble devoir immédiatement en provoquer une autre en retour, une pause est ménagée, un "soin" (un piqûre) est prodigué avant une étreinte douloureuse. Ainsi, il me paraît difficile de ne voir en Carancho qu'un film "efficace", même en restant sous le choc de son dénouement brutal (qui, dans l'extraordinaire enchaînement de ses causes lui-même, est d'une logique imparable, du point de vue de l'écriture comme de l'esthétique).

    Mais je ne dois pas saluer ici uniquement Pablo Trapero : Martina Gusman et Ricardo Darin sont admirables.

     

    carancho00.jpgCARANCHO

    de Pablo Trapero

    (Argentine / 107 mn / 2010)

  • Incendies

    incendies1.jpg

    ****

    Première séquence. Dans un pays non défini du Proche-Orient, un groupe de gamin se fait tondre les cheveux par des hommes en armes. Ralenti et musique de Radiohead (You and those army) à l'appui. Un film qui débute comme un clip pour Amnesty International peut-il s'en relever ? S'il fait preuve par la suite de plus d'adresse narrative et de pertinence stylistique, sans doute que oui... Mais ce n'est vraiment pas le cas d'Incendies.

    En remettant dans son cabinet québécois à deux jumeaux (fille et garçon), conformément au testament de leur mère, deux lettres cachetées destinées l'une à un père qu'ils croyaient mort, l'autre à un frère dont ils ignoraient l'existence, personnes qu'ils doivent retrouver par leurs propres moyens et sans aucun indice de l'autre côté de l'Atlantique, le brave notaire leur avoue que la démarche est un peu spéciale et très inhabituelle. Et encore ! cette entrée en matière n'est rien au regard de ce que l'enquête des deux jeunes gens et l'illustration parallèle de l'histoire de leur mère vont révéler. En effet, le récit qui suit ne va jouer que sur l'exceptionnel puis l'impensable, progressant par paliers et enfonçant une à une les portes de la vraisemblance. Dès que la quête est entamée, chaque rencontre entraîne un rebondissement et le moindre personnage croisé prend une importance démesurée par la place qu’il tient dans la mécanique du scénario.

    La position que Denis Villeneuve assigne au spectateur est problématique. Par rapport aux personnages principaux, elle varie constamment : tantôt nous sommes en avance sur eux, en train de guetter leurs réactions, tantôt nous sommes en retard, comme lorsque la fille se rappelle de sa mère, tantôt nous sommes au même point, pour entendre par exemple la révélation finale. La construction, alternant deux temporalités différentes, se veut ambitieuse mais n’est en fait qu’une lourde machinerie mal conduite par un cinéaste nous infligeant des renvois et des raccords d’une terrible lourdeur (notamment pour passer de l’histoire de la fille à celle de la mère et inversement).

    L’usage du numérique et la prédilection pour le gros plan semblent un choix de mise en scène intéressant mais nous nous apercevons vite que cela sert avant tout à pointer dans la séquence le détail signifiant qui facilitera le travail du spectateur : une croix en pendentif mise en valeur lorsqu’il faut traiter des tensions religieuses, une marque sur le talon pour reconnaître un enfant qui a grandi… L’incroyable bouleversement final est illustré à l’écran pas moins de quatre fois à la suite, dans quatre séquences successives, en quatre lieux différents : une réponse très troublante faite au frère qui commence à nous faire réfléchir, un dialogue entre les deux jumeaux autour d’une formule très parlante, un flashback explicatif sur la mère, et enfin, au cas où, sur un plan de paysage, un retour en voix off de l’homme qui avait formulé la réponse initiale et qui re-assène la vérité. Ajoutons qu’à peine plus loin, pour faire bonne mesure et être vraiment sûr que tout le monde ait suivi, la remise de deux lettres permet encore la redite. Ainsi, tout, dans Incendies, est surligné, les deux récits ne paraissant parfois exister que pour se valider l’un et l’autre (la preuve par l’image). Aucun effort ne nous est demandé, nous devons juste être réceptifs à l’émotion.

    Il y a pourtant, à mi-chemin, dix minutes assez belles, quand Villeneuve se calme un peu au niveau du sens à donner à chaque geste, chaque parole, quand les deux errances, celles de la mère et de la fille se répondent, quand seuls sont filmés leurs déplacements. Il y a pourtant un excellent gag, en un plan de quatre ou cinq secondes, construit à partir du portique de sécurité d’un hôtel, gag qui, pour une fois, dit tout avec rien. Il y a pourtant cette mort qui rôde et qui touche en premier lieu les enfants. Il y a pourtant ces deux beaux visages d’actrices.

    Mais le mélodrame viscéral est trop plombé et trop ahurissant, l’appel à la tragédie antique trop contrarié par l’approche réaliste de la mise en scène. Au-delà de l’acteur Rémi Girard, le québécois Denis Villeneuve n’a emprunté à son compatriote Denys Arcand que ses défauts et bizarrement c’est plutôt à un Alan Parker des années 2010 qu’il fait alors penser.

     

    incendies00.jpgINCENDIES

    de Denis Villeneuve

    (Canada - France / 123 mn / 2010)