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2010s - Page 13

  • J. Edgar

    jedgar1.jpg

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    C'est un film sans couleurs et mangé par la pénombre, un film de fin de parcours, presque momifié, un film où il ne se passe finalement pas grand chose pendant cent trente sept minutes de biopic. J. Edgar prête le flan à bien des critiques. Il me semble pourtant que tout ce qui, ailleurs, pourrait signifier un ratage joue en fait en sa faveur pour finir par lui donner une belle cohérence et une indéniable prestance.

    Le portrait que fait Clint Eastwood de John Edgar Hoover n'est pas chargé au point de couler le personnage. Ceux qui reprochent cela au cinéaste auraient certainement été les premiers à regretter une main lourde si la représentation avait été celle d'un salaud intégral. Or, décrite comme elle l'est, qui peut dire que cette vie est enviable ? Qui peut trouver que ce réactionnaire, raciste, paranoïaque et homophobe-homosexuel refoulé est un homme aimable, juste parce qu'il a les traits de Leonardo DiCaprio ?

    Hoover est resté le patron du FBI alors que huit présidents se succédaient à la tête du pays. Ce temps extraordinairement long, a été celui d'une lutte pour la préservation et l'accroissement de son pouvoir, devenant parallèle à celui de la Maison Blanche. L'obsession de cette maîtrise est l'objet du film. Tout est centré sur Hoover et tout doit ramener à lui (en un sens, Hoover dirige même le spectateur en prenant en charge le récit de son parcours, au point de l'abuser). L'homme est le responsable d'un corps d'élite mais ne procède pas lui-même aux opérations de terrain, ce qui lui est reproché. Il ne sort pas du siège du FBI. Ainsi, l'Amérique, est réduite à son bureau. Hoover a voulu protéger son pays comme on protège sa famille. Mieux encore, donc, l'Amérique, c'est l'appartement qu'il partage avec sa mère. Et encore, c'est sa chambre, voire, son miroir. Passant par le prisme du film, l'Amérique est toute entière là dedans. Resserrer le cadre sur le patriote Hoover, pour Eastwood, c'est parler de ce qu'est son pays (et ce qu'il est, ou a été, lui, cinéaste-acteur).

    Plus que jamais chez lui, les personnages sont menacés par les ténèbres à chaque plan. Ce qui les entoure est indiscernable et donc potentielle source de danger. Potentielle parce que ce danger n'existe la plupart du temps que dans leur tête. Eastwood ne le représente d'ailleurs jamais vraiment, jamais de manière affirmée. Nous ne voyons à l'écran que quelques échauffourrées ou bien des fusillades et des attentats aux auteurs non identifiés, aux causes non reliées (alors que nous sommes dans le registre de l'enquête). Apparemment, quelque chose a changé chez Eastwood. L'homme accusé de l'enlèvement du bébé Lindbergh est regardé sans pitié par Hoover et le peuple, mais pas par la mise en scène. Il n'est pas dénoncé par la caméra.

    Les mensonges, ce sont donc plutôt ceux de Hoover qui sont mis à jour : nombre de coups d'éclats revendiqués le sont abusivement (parfois, avant d'en avoir la confirmation, une ellipse bizarre a pu nous mettre la puce à l'oreille). C'est que l'homme menacé par l'ombre aime se retrouver sous les feux des projecteurs (qui, au contraire, n'attirent pas, selon ses propres dires, son ami Clyde). Forcément, il se voit alors coupé en deux. L'ombre et la nuit grignotent l'image et scinde son visage, en renvoyant une partie vers le néant. Hoover est "incomplet". Mais cela veut dire aussi que ce mal qu'il combat partout et à tout moment, il l'héberge lui aussi. Seulement, cette part d'ombre, il refuse de l'assumer. Lorsque, face au miroir, il semble enfin décidé à la regarder, il ne supporte pas cette vue et s'effondre. Comme les figures de la vieillesse envahissent progressivement le film, tout cela génère une ambiance mortifère. DiCaprio, Armie Hammer et Naomi Watts sont effectivement comme momifiés, ployant, entravés. Mais cette difficulté, ces efforts pour faire vivre quelque chose sous le maquillage, sont étrangement émouvants.

    J. Edgar c'est un homme et une obsession qui ne le fait pas vraiment avancer. Par conséquent, le récit n'avance pas beaucoup lui non plus, jouant de surcroît sur plusieurs temporalités, en allers-retours. Un peu maladroitement, Eastwood passe par exemple d'une époque à l'autre en raccordant les figures de Hoover et de Tolson jeunes à celles des mêmes beaucoup plus agés dans le décor de l'ascenseur de leur bureau. Mais après tout, l'usage de ce procédé traduit aussi le sentiment de l'immuable. L'homme qui a modernisé les techniques de l'Etat policier est resté le même entre 1932 et 1960, oppressé par les mêmes peurs et pensant le monde avec la même étroitesse d'esprit. De plus, cette construction narrative globale ne débouche pas sur une éclatante révélation et ne se boucle pas spectaculairement notamment parce qu'il n'y a pas en amont, contrairement à l'usage dans les biopics classiques, de focalisation sur une scène primitive, sur un traumatisme particulier qu'il faudrait surmonter. Il y a juste l'évocation de plusieurs "raisons", une influence, une éducation, une rigidité morale passant par de multiples vecteurs et qui sera confortée ensuite par les aléas d'une vie menée avec une soif maladive de contrôle absolu.

    Le cinéma d'Eastwood n'est plus un cinéma d'action et ce J. Edgar est bel et bien un film de conversations, un film qui ploie, un film qui a du mal à bouger. Il n'en est pas moins prenant.

     

    Eastwood,Etats-Unis,biopic,2010sJ. EDGAR

    de Clint Eastwood

    (Etats-Unis / 137 min / 2011)

  • Les noces funèbres & Alice au pays des merveilles

    burton,etats-unis,fantastique,animation,2000s,2010s

    burton,etats-unis,fantastique,2010s

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    Ces deux titres valent pour moi confirmation : le cinéma de Tim Burton n'est plus. Le supplément d'âme qui l'habitait l'a quitté au moment de passer à l'an 2000, ne laissant qu'une enveloppe aussi belle qu'inutile. Cette disparition est d'autant plus spectaculaire qu'elle n'a, en dix ans, jamais été contredite malgré la relative variété des six longs-métrages réalisés sur la période. Blockbuster hollywoodien ou œuvre sombre et torturée, film d'animation retournant à la source ou vrai spectacle pour enfants, projet éminemment personnel ou adaptation sur-mesure, quelque soit le registre, rien n'aura fonctionné...

    Les noces funèbres est un film de marionnettes. Encore faut-il voir quelques images du making of pour s'en convaincre car le progrès technique aidant, le lissage des mouvements et autres aspérités est tel que l'on se croit d'un bout à l'autre devant un film d'animation entièrement conçu à l'ordinateur. Envolée donc la magie qui animait les figurines de L'étrange Noël de Monsieur Jack, place à la pure efficacité visuelle chargée de véhiculer les thèmes chers au cinéaste. Les thèmes rabattus dirait-on, tant l'impression de redite est forte. Passage entre deux mondes supposés s'ignorer, inversion des valeurs qui leurs sont d'ordinaire associées (sinistre et monochrome monde des vivants versus enthousiasmant et coloré monde des morts), jeu entre le haut et le bas, marginalité de personnages doucement rêveurs, visions gothiques et clins d'œils cinéphiliques... L'emballage est là, les éléments constitutifs également, mais la machine tourne à vide. Les personnages sont oubliés aussitôt qu'ils ont quittés la scène, tout comme les notes de musique d'un Danny Elfman en roue aussi libre que celle de son camarade cinéaste (on bâille gentiment pendant les séquences musicales). Et ce n'est pas la conduite du récit qui peut nous tirer de notre torpeur, celui-ci se dirige exactement vers là où il doit aller.

    Cinq ans plus tard, la matière est plus riche. L'idée était bonne de raconter le retour d'Alice au pays des merveilles (Burton s'inspire surtout de la suite écrite par Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir). Un retour amnésique qui produit chez la jeune fille le même étonnement et les mêmes erreurs. Le problème est que, passé un prologue pourtant prometteur décrivant une société anglaise de spectres empoudrés et de petits tyrans ridicules, visualisant une sorte de cauchemar aux frontières poreuses (le lapin en costume apparaît déjà dans le jardin, Alice s'éloigne à peine avant de tomber dans le trou) et faisant d'emblée remonter son sous-texte (terreur de l'âge adulte, des fiançailles, de la tromperie), le voyage proprement dit prend la forme d'un grand Barnum numérique. Nul jeu temporel à chercher ici mais une simple ligne droite suivie en mode héroïque. Nous attendions la féérie, nous subissons le film d'action fantasy : Alice au pays du seigneur des anneaux (sans la cohérence esthétique ni l'assise scénaristique de la trilogie plutôt estimable de Jackson). De combats en poursuites, nous sommes, sans aucun répit, soumis à un flux d'images surchargées jusqu'à un générique de fin au cours duquel nous réalisons que c'est bien, à nouveau, Elfman qui a pondu cette musique ne se signalant que par sa lourdeur martiale et son volume assourdissant. Nous en prenons conscience alors qu'Avril Lavigne est en train de nous percer les tympans avec sa chanson de fin. Juste avant cela, ajoutons qu'il a fallu observer une danse débile de Johnny Depp et un retour à la réalité permettant la remise à sa place de la triste société décrite plus haut par Alice devenue une femme libre. Or, à ce moment-là, nous ne voyons pas en elle une aventurière partant vers la Chine mais un entrepreneur. Burton, lui, n'est plus qu'une marque, une étiquette.

     

    burton,etats-unis,fantastique,animation,2000s,2010sburton,etats-unis,fantastique,2010sLES NOCES FUNÈBRES (Corpse bride)

    de Tim Burton et Mike Johnson

    (Etats-Unis / 74 min / 2005)

    ALICE AU PAYS DES MERVEILLES (Alice in Wonderland)

    de Tim Burton

    (Etats-Unis / 104 min / 2010)

  • Take shelter

    nichols,etats-unis,2010s

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    Au moment de sa sortie, j'avais pris Shotgun stories pour un film trop ostensiblement renfrogné. Take shelter, deuxième long métrage de Jeff Nichols, n'est guère plus avenant mais il m'amène à penser que mon jugement sur le précédent était peut-être trop réservé. Il m'apparaît en effet aujourd'hui que ce jeune cinéaste (33 ans) n'est sans doute pas un poseur consciencieux mais bien un auteur réellement anxieux, un réalisateur inquiet. De là vient l'aspect bourru de ses films. Néanmoins, Take shelter me semble clairement supérieur à Shotgun stories. Je le trouve moins buté, moins programmé et, sur la longueur, assez souvent impressionnant.

    Jeff Nichols se penche sur l'évolution d'un esprit en souffrance, celui de Curtis (Michael Shannon, imposant), un mari et un père qui sombre dans une paranoïa apocalyptique au point d'halluciner sur des tempêtes de fin du monde et de vouloir en protéger sa famille en construisant un coûteux abri sous son jardin.

    Les visions cauchemardesques, à peine distinguées de la réalité au moment où elles s'activent, donnent à la première partie de Take shelter son efficacité et permettent de scander la montée de l'angoisse. Elles se font plus rares par la suite, sans que l'ambiance en devienne moins anxiogène pour autant. Si elles marquent forcément le spectateur, elles ne sont donc pas la qualité principale du film. Ce n'est pas cela qui fait son prix. Sa force tient avant tout à ce qui se joue entre ces scènes-là, dans le quotidien, dans les discussions et les actions.

    La mise en scène de Jeff Nichols est calmement inquiète. La sensation d'oppression se transmet par les cadrages, composés par en-dessous du regard de Michael Shannon, pour des contre-plongées à peine perceptibles qui donnent tout leur poids au décor mais surtout au ciel. Car le danger vient de là. La façon qu'a le cinéaste de filmer le jardin et l'abri toujours du même côté afin d'ouvrir le champ  vers un horizon menaçant est particulièrement frappante.

    Le sentiment du danger imminent et cataclysmique entraîne Curtis vers la folie. Sa dérive mentale est décrite. Mais plus que les symptômes, c'est la lutte pour y échapper qui rend le film passionnant. Tout d'abord, de cette folie, faut-il que Curtis en parle ou pas ? Il finit par le faire et de s'apercevoir alors que verbaliser la catastrophe, c'est déjà l'affronter avec plus d'efficacité et plus de chances d'en sortir entier. Dire les choses, communiquer, voilà l'un des nombreux enjeux qui traversent Take shelter et qui le maintiennent très solidement. La fille du couple est sourde et muette et plusieurs séquences nous montrent la famille en train d'apprendre et d'utiliser la langue des signes. Ainsi, dès le début, avant même que soit mieux éclairée la "généalogie à problèmes" de Curtis (il y a comme un report des troubles vers sa fille et "depuis" sa mère), ce redoublement du thème de la communication indispensable scelle la relation forte père-fille.

    Le lien conjugal se révèle lui aussi indéfectible. Si Jeff Nichols parie sur l'intelligence du spectateur, il parie surtout sur celle de ses personnages. Intelligence du comportement et de la réaction. La folie gagnant l'esprit de Curtis est bien sûr source de stupeur mais elle n'est pas à l'origine d'une succession d'oppositions de caractères (fou/normal) qui sous-tendent trop souvent la dramaturgie de ce type de fiction. Plus que les scènes de crises s'imposent alors celles, très belles, de "confessions" : au médecin, à la psychologue, à l'épouse. La dérive touche parce qu'elle ne débouche pas sur le conflit simpliste et parce que celui qui en souffre est tout à fait conscient, tiraillé entre deux forces, l'une positive (la raison, la famille), l'autre négative (le pressentiment de l'apocalypse). Dès lors, peut être proposée sans compromis ni sensiblerie cette (presque) fin qui figure un admirable accompagnement vers la sortie de crise, point d'orgue d'un dernier quart d'heure poignant dans lequel l'amour prend tout à coup une place considérable.

    J'ai rarement le réflexe de ceux qui croient voir dans le moindre film un geste politique irréfutable. Toutefois, il est difficile de ne pas placer Take shelter sur ce terrain-là. Cette menace qui pèse sur les épaules voutées de Curtis apparaît assez clairement comme métaphore d'une crise de civilisation. Le discours n'est jamais direct mais le soin apporté à la description des difficultés financières du couple, qui plus est parfaitement intégré au monde et à la communauté, est significatif (je précise que ce qui est remarquable ici, c'est la manière qu'a Nichols de mêler ces différents éléments pour donner naissance à un faisceau de causes dont aucune ne domine les autres). Dès lors, arrivés au bout du chemin, nous avons bel et bien l'impression que ce n'est pas seulement Curtis qui se sent aspiré mais nous, tous ensemble, qui contemplons la tempête s'apprêtant à tout dévaster. On sort vraiment de Take shelter en sueur.

     

    takeshelter00.jpgTAKE SHELTER

    de Jeff Nichols

    (Etats-Unis / 120 min / 2011)

  • Le Havre

    kaurismäki,france,2010s

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    Oui, je sais, cela ne se fait pas de dire du mal d'un film humaniste à Noël. Mais que voulez-vous... ma déception devant Le Havre a été à la hauteur de l'attente, celle conditionnée par le souvenir des quatre merveilleux opus kaurismäkiens qui le précédent (Au loin s'en vont les nuages, Juha, L'homme sans passé, Les lumières du faubourg). Alors, cette fois-ci, Aki la faute ?

    A notre langue tout d'abord, que Kaurismäki a choisi d'utiliser intégralement. A l'époque, j'avais déjà été un peu moins séduit que d'ordinaire lorsque le cinéaste avait fait appel à sa French connection (J'ai engagé un tueur et La vie de bohème). Aujourd'hui, la transposition en France de l'univers du Finlandais me semble encore moins convaincante. Dès les premières minutes, les dialogues sonnent mal. On devine les énormes efforts que réalise Kati Outinen pour s'exprimer distinctement et ceux des autres pour ralentir leur tempo naturel (Jean-Pierre Darroussin paraissant finalement le plus à l'aise dans cet exercice).

    A ce premier obstacle succède bientôt un autre, celui de l'empilement des références et des signes renvoyant vers le passé. Dans les cadres peu chargés qu'affectionne Kaurismäki, ils se voient d'autant plus. Bien sûr, ses films ont toujours eu un cachet intemporel mais ici, et sans doute le fait que l'on soit en France, sans distance culturelle, n'y est-il pas pour rien, tout paraît clairement daté et pour ainsi dire, vieillot. Dans chaque plan, il faut que l'on remarque tel ustensile désuet, telle marque de produit disparue, telle vieille enseigne, telle vignette automobile, telle voiture d'époque, telle prise de courant hors-norme. Le Havre c'est Jean-Pierre Jeunet meets Robert Bresson. Assez vite monte en nous la sensation d'être enfermé dans la chambre de Papi. Au décor s'ajoutent encore les clins d'œil cinématographiques : l'héroïne s'appelle Arletty, le héros Marcel (Marx, mais on pourrait entendre Carné). Le réalisme poétique des années 30 a déjà suffisamment d'ennemis comme ça pour que ses amis ne lui rendent pas d'aussi mauvais services, en le congelant de la sorte...

    Bien évidemment, la raideur que Kaurismäki impose à ses collaborateurs est encore à l'origine de quelques agréables compositions contrastées mais le film s'enlise dans son train-train et ne redémarre qu'en de rares occasions. Cela survient en général lorsque les personnages bougent vraiment ou lorsque le cinéaste va au bout de ses désirs de conte et de mélo, sans peur du ridicule. Ainsi, de beaux plans subsistent, trop éparpillés.

    Le rendez-vous est donc manqué. Il l'est aussi avec l'actualité brûlante, celle que Kaurismäki ne nous avait pas donné l'habitude de traiter aussi directement. Entre les images du démantèlement de la "jungle" des migrants tirées d'un reportage de France 3 et celle des immigrés d'Aki, il y a une sacrée différence. Certes, on peut apprécier qu'un cinéaste fasse preuve de recul émotionnel tout en restant clair quant à sa position morale et politique, qu'il ne se pose pas en donneur de leçons d'humanité, qu'il insiste sur la dignité des pauvres, mais enfin tout cela manque d'inquiétude et d'urgence. Dès sa première apparition, le méchant commissaire nous montre qu'il n'est pas celui que l'on croit. Le délateur, lui, est une exception dans la communauté de braves gens. Même en saluant l'audace poétique du dénouement, j'ai du mal à ne pas le résumer ainsi : sauvez un immigré, vous obtiendrez un miracle. C'est un peu court cher ami de Little Bob... Oui, Le Havre est vraiment un petit Aki.

     

    kaurismäki,france,2010sLE HAVRE

    d'Aki Kaurismäki

    (France - Allemagne - Finlande / 93 min / 2011)

  • Hugo Cabret

    hugocabret.jpg

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    à Melvil(iès)

    Si Hugo Cabret, c'est l'art de Méliès et l'aventure du muet racontés aux enfants, ce n'est pas pour autant "le cinématographe pour les nuls". Martin Scorsese n'a pas choisi de prendre la voie du biopic mais le chemin détourné que lui ouvrait le roman jeunesse de Brian Seznick, L'invention de Hugo Cabret. Avant d'aborder le thème de l'amour du cinéma et de célébrer l'un des artisans les plus importants de son histoire, tout le soin est apporté, longtemps, à la construction d'un monde et à l'incarnation de personnages.

    Ce monde (qui n'est qu'un "rêve" de Paris) a une cohérence totale, la marque la plus évidente de celle-ci étant l'omniprésence de la mécanique. Rouages, engrenages, horloges, automates, membres artificiels envahissent l'écran au point qu'ils semblent devenir le moteur du film lui-même, faire fonctionner non seulement le décor mais tout ce qui permet au récit de tenir et d'avancer. Toutefois, grâce à la fluidité de la mise en scène, nous n'avons pas à regarder là uniquement des machines. La gare parisienne dans laquelle vit clandestinement le jeune Hugo Cabret est une gare-cerveau. Le sien bien sûr : le prologue nous présentant l'endroit de son point de vue est suffisamment clair à ce propos (le point de départ étant plus élevé que les hauteurs auxquelles accèdent Hugo, ce point de vue c'est aussi, évidemment, celui du cinéaste et il est peu aventureux d'avancer que Martin est Hugo). Tous ces mécanismes qui se mettent en marche c'est donc tout à la fois le cerveau qui travaille, la fabrique des rêves en activité, le temps qui passe et qui est compté, le projecteur de cinéma qui est actionné... C'est alors très logiquement que Hugo va se "cauchemarder", à un moment donné, en automate, et il est probable, même si cela n'est pas évoqué, que ce garçon deviendra un jour cinéaste.

    Martin Scorsese parvient à décrire une mécanique sans appauvrir ni rabaisser. Qu'il y ait un truc dans le tour du prestidigitateur, qu'il y ait un trucage au moment du tournage, tout le monde le sait maintenant (contrairement, sans doute, à la majorité des premiers specateurs) et pourtant la magie subsiste. Passer derrière l'écran pour voir la machinerie n'empêche pas de rêver. Cela aiderait même à continuer à vivre, surtout si l'on fait l'effort de réparer ces outils de production d'illusion. La possibilité de maintenir cet état, Scorsese y croit dur comme fer. Il croit au pouvoir de la caméra qui part du ciel parisien pour descendre à toute vitesse et aller attraper le regard perçant du petit Hugo derrière son horloge. Il croit aux émotions simples et à la création d'un "méchant" réussi (épatant Sacha Baron Cohen).

    Mais évidemment, des choses peuvent rester cassées et on ne peut pas tout réparer. Le père disparu ne peut pas revenir. Le tristesse de l'orphelin s'étend en fait au film entier. Le vieux Méliès, brisé par la guerre, est lui aussi orphelin mais de son public. Le chef de la sécurité n'y coupe pas non plus. "Une famille, ça ne sert à rien !" lâche-t-il. Il lui manque de la même façon une jambe valide et une amoureuse. L'euphorie de la 3D (fort bien utilisée à travers les multiples écrans qui se font entre les personnages et nous) ne rend pas aveugle : on s'inquiète surtout ici de la vieillesse, de la mort et de la fin d'un art. La lutte est constante. Il est assez significatif que pour cette ode au cinéma, Scorsese ait choisi de parler d'un artiste dans l'impasse, presque totalement oublié. Il part, en quelque sorte, d'un échec.

    Méliès, pour le public d'aujourd'hui (qu'il soit américain ou français), ce n'est pas Chaplin. Scorsese a donc, déjà, l'immense mérite d'éclairer une œuvre qui reste peu vue. Et de dire également que Méliès, ce n'est pas seulement Le voyage dans la lune. En fait, sont glissés dans la dernière partie du film deux passages pédagogiques, l'un sur l'invention et la première histoire du cinéma, l'autre sur la carrière de Méliès. Deux passages ralentisseurs mais nécessaires et intégrés avec aplomb, "tels quels", au récit, et qui parviennent en outre à être à la fois généralistes et subjectifs.

    Plusieurs autres caractéristiques démontrent que Scorsese n'a nullement choisi la facilité. Le long prologue d'Hugo Cabret est pratiquement sans dialogue et les enjeux dramatiques se mettent en place très progressivement. Quant à la seule grande scène d'action, elle se niche dans un cauchemar et n'est reprise qu'en mineur sur la fin, renvoyant habilement à la dimension spectaculaire du cinéma, présente dès son invention, dès l'arrivée du train en gare de la Ciotat. Si Hugo et son amie courent souvent, ils prennent aussi très régulièrement le temps de s'arrêter. Pour pleurer parfois. On pleure pas mal dans ce film, comme dans beaucoup de contes, de romans populaires et de récits initiatiques. Mais comme le dit Isabelle à Hugo, ce n'est pas grave de pleurer. Hugo Cabret (le premier grand film "déceptif" pour enfants ?) apprend aussi que le cinéma, ce n'est pas seulement fait pour en prendre plein la vue.

    Généralement bien accueilli, Hugo Cabret ne plaît cependant pas à tout le monde, ce que l'on ne saurait, évidemment, regretter. Il est tout à fait possible de discuter de l'esthétique générale et des partis-pris narratifs de cette œuvre scorsesienne. En revanche, se plaindre de son aspect œcuménique, de l'absence de débordements baroques (voire de violence ?!?) et s'affliger que le cinéaste n'ait pas fait autre chose de ce sujet, n'ait pas filmé Méliès comme Jack LaMotta ou Travis Bickle, c'est se méprendre totalement sur ses visées. Enfin, repousser l'hommage sous le seul prétexte du didactisme (et passer ainsi sous silence son originalité et sa ferveur), c'est s'enfermer à nouveau dans sa tour d'ivoire, plus poussiéreuse que ne l'est, prétendument, ce film, et c'est laisser le cinéma disparaître dans quelques années avec ses derniers spectateurs, nous.

     

    hugocabret00.jpgHUGO CABRET (Hugo)

    de Martin Scorsese

    (Etats-Unis / 127 min / 2011)

  • Carnage

    Polanski,2010s

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    Un Polanski plaisant mais un Polanski mineur. Produit d'une adaptation de la pièce de Yasmina Reza Le Dieu du carnage par le cinéaste et la dramaturge elle-même, le film ne procède jamais à une quelconque explosion ou au moindre détournement de son matériau théâtral. Les trois unités classiques sont respectées à l'écran et, hormis à l'occasion du premier et du dernier plans, à aucun moment nous ne sortons de l'appartement des Longstreet, couple recevant les Cowan, suite à la blessure que le garçon des seconds a infligé à celui des premiers.

    Cette obligation que nous avons de rester entre ces murs nous permet d'observer avec attention la mise en scène de Polanski, que l'on pourrait qualifier de discrètement efficace ou d'efficacement discrète. Les miroirs sont parfaitement intégrés au décor, renvoyant et dédoublant quand il le faut sans trop insister, et les placements des personnages, leurs mouvements au fil de l'action, sont orchestrés avec maîtrise. Au cours de cette réunion entre adultes censée être de conciliation et qui tourne rapidement au règlement de comptes acerbe, les points chauds et les lignes de front bougent régulièrement, ce qui évite la monotonie, celle qu'engendrerait un affrontement programmé entre deux couples intangibles. Selon les échanges et les coups de sang, les antagonistes peuvent changer : les femmes peuvent ainsi s'opposer brièvement aux hommes ou un seul personnage peut supporter le regard désapprobateur des trois autres. Si le caractère mécanique de la progression dramatique se fait tout de même sentir par endroits (les relances volontairement exaspérantes de Jodie Foster sur l'état d'esprit de Zachary, le fils "agresseur"), il est inhérent au projet. La dérive (alcolisée) vers le grotesque et le politiquement incorrect provoque quelques dérapages gestuels et autres saillies verbales plutôt savoureux car particulièrement bien rendus par un quatuor d'acteurs très complémentaires.

    Pour autant, la mécanique ne se grippe ni ne s'emballe jamais vraiment. L'intention de départ n'est pas dépassée. La volonté de Polanski est bien sûr de rire de la chute du masque de la moyenne-haute bourgeoisie, de débusquer la puissance des pulsions tapies derrière le vernis des convenances, de brocarder l'illusion de la communauté et la bonne conscience humaniste. Le film se nourrit de tout cela, de ces petits plaisirs polanskiens. Cependant, il ne fait que ça, il s'en tient là, au programme prévu. De plus, ce mini-psychodrame se joue à partir d'un déclencheur de peu d'importance (la bêtise d'un gamin) et le fait que ceci soit posé dès le début et confirmé avec force au final accuse certes la vanité des comportements de ces quatre personnages mais a aussi tendance à contaminer le film lui-même. Ainsi, ce Carnage est-il vif et agréable mais il manque quelque peu de consistance.

     

    Polanski,2010sCARNAGE

    de Roman Polanski

    (France - Allemagne - Pologne - Espagne / 79 min / 2011)

  • (Encore) Quatre films de Gérard Courant

    courant,france,documentaire,70s,80s,2000s,2010s

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    Troisième voyage dans la filmographie de Gérard Courant (le premier ici, le deuxième ), toujours grâce à son aimable concours.

    Les deux films les plus anciens de ce lot procurent un sentiment comparable, celui d'assister à une expérience limite bouleversant notre rapport au récit cinématographique et posant une quantité de questions sur la nature même de cet art, l'aspect "ouvert à tous vents" (à toutes les interprétations) caractérisant ces propositions pouvant parfois décourager.

    A travers Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier, Gérard Courant semble se (nous) poser la question suivante : A partir de quand une image animée devient du cinéma ? Pour tenter d'y répondre, il part à peu près du même point que pour ses Cinématons. Il convoque cinq modèles (Marie-Noëlle Kaufmann, Gina Lola Benzima, Tessa Volkine, F.J. Ossang et Philippe Garrel) et les laisse improviser ou simplement prendre la pose dans divers endroits, seuls ou en groupe.

    L'unité rythmique de la série de séquences obtenues ne semble trouvée qu'à l'aide de la bande son, exclusivement de nature musicale. C'est elle qui donne le mieux le sentiment de la possibilité d'un récit et d'un sens. La musique, entendue sur de très longues plages, est de trois sortes : classique, électronique et punk. Le film démontre toute l'importance qu'elle peut avoir dès qu'elle est plaquée sur des images, toutes les variations qu'elle peut apporter. Plus elle est contemporaine, plus elle tire vers le réel, le document (comme ici lors d'un concert du groupe de F.J. Ossang). A cette actualité et ce côté brut s'oppose le lyrisme de l'opéra. Une distance se crée et ce recul permet l'installation d'un récit d'une part et de l'intemporalité d'autre part. Accompagnant une prise de vue, un portrait en mouvement, la musique apporte un surcroît d’émotion. Ici, elle magnifie en premier lieu les plans consacrés à Marie-Noëlle Kaufmann, figure des plus cinégéniques. Ne rien faire d’autre qu'être là, bouger à peine, mais avec l’assurance de capter le regard…

    Comme beaucoup de travaux de Gérard Courant, celui-ci nous renvoie à l’histoire ancienne du cinéma, au muet accompagné de musique, et au temps des mythes Garbo, Dietrich ou Monroe, dont les visages apparaissent plusieurs fois sur l’écran. Toutefois, les liens existant entre les images assemblées restent obscurs et, à mon goût personnel, trop lâches.

    Le questionnement se prolonge devant She’s a very nice lady, autre défi narratif. Avant une plus grande ouverture dans son dernier mouvement, ce film "improvisé par Gérard Courant", selon son générique, repose essentiellement sur trois sources d’images : des plans nocturnes de circulation automobile, des portraits filmés de deux femmes (et d’un enfant), toujours dans le style Cinématon, et des images de Gene Tierney dans le très beau Péché mortel de John Stahl (1945), diffusées sur un écran de télévision, enregistrées et retravaillées par des ralentis, des recadrages ou des teintures. Le montage fait alterner ces différentes vues, au rythme de la musique dont le rôle est de déterminer en fait la durée des séquences qui, sans elle, ne pourraient être distinguées les unes des autres. Le spectre musical va de Brian Eno à Richard Wagner. Les morceaux utilisés sont répétitifs et, parfois, répétés. Les images peuvent l’être aussi et comme la captation de celles de Gene Tierney génère un effet stroboscopique, l’hypnose n’est pas loin.

    L’idée de récit, elle, s’éloigne encore, malgré la proposition faite par le cinéaste sur la jaquette de son DVD. Courant y raconte une histoire précise, mais qui pourrait tout aussi bien ne pas être prise en considération et être remplacée dans la tête du spectateur du film par une autre. Si celui-ci tient à le faire… Pour ma part, j’ai abandonné rapidement la recherche d’un fil conducteur. Il me restait alors à observer ces instantanés, ces altérations d’images, ces jeux de lumières sur ces visages, et à m’interroger sur le cinéma... Y a-t-il une équivalence entre la star de la fiction et le simple modèle ? Ce qui émane de leur présence à l’écran est-il du même ordre ? Leurs images, mises côte-à-côte, dialoguent-elles ensemble ? Se produit-il un écho à partir du cinéma classique hollywoodien ? Qu’est-ce qui se crée dès qu’une caméra tourne ?

    Et encore : Comment garder un moment de cinéma et le faire sien ? Derrière cette question-là se niche sans doute ce qui fait de She’s a very nice lady un film très personnel : la recherche d’une conservation. Celle des plans d’un film (d’une actrice) aimé(e) ou celle des traces de la présence des proches. Le sentiment nostalgique qui découle de cet essai cinématographique vient de là.

    Devant ces deux films, trouver sa place n’est pas évident. On peut hésiter longtemps entre l’abandon à la pure sensation et la réflexion permanente. L’équilibre est difficile à tenir sur 90 minutes, l’esprit a tendance à divaguer et à fatiguer, et je pense qu’il vaut mieux faire son choix clairement, dès le départ, pour profiter pleinement de l’expérience, ce que je n’ai pas su (ou pu) faire. Cette veine expérimentale de l’œuvre de Gérard Courant n’est apparemment pas celle à laquelle je suis le plus sensible.

    Avec Carnet de Nice, nous nous trouvons dans un registre voisin, toujours assez expérimental mais plus direct, moins réflexif. Nous sommes dans la série des Carnets filmés, là où Gérard Courant donne naissance à l’équivalent d’un journal intime rendant compte de ses voyages. Ici, le prétexte est un séjour niçois durant le temps d’un weekend de novembre 2010.

    Débutant avec l’arrivée en train du cinéaste, le film nous montre la promenade des Anglais de manière tout à fait originale : les images enregistrées au rythme du marcheur défilent à l’écran en accéléré. Cette compression produit un drôle d’effet visuel et sonore. Bien qu’encore très longue, la séquence acquiert ainsi une durée supportable, mais c’est surtout la puissance sonore que l’on retient. Le son direct compressé donne un brouhaha assourdissant dès que le moindre roller double le cinéaste-arpenteur. De plus, nous sommes pris en tenaille par les bruits de la circulation sur la voie principale et celui de la mer, régulier et monotone. L’idée est toute simple mais traduit parfaitement la sensation que procure ce genre de ville côtière.

    Après la balade, Gérard Courant filme des bribes des Rencontres Cinéma et Vidéo de Nice, festival dont il est l’invité, ainsi que l’envers du décor de quelques Cinématons tournés à l’occasion. Sa mise en scène de la présentation en public de ses propres œuvres, effectuée par l’un de ses meilleurs connaisseurs, Vincent Roussel, est très astucieuse. Il superpose aux images de l’intervenant en train de parler de son cinéma celles du Cinématon que ce dernier avait tourné précédemment. Dans ce Cinématon, Vincent Roussel présente à la caméra divers objets culturels bien choisis (livres, DVD) et donc, en même temps, par transparence, il présente sur scène l’œuvre de Gérard Courant, qui, par ce collage, présente à son tour Vincent Roussel...

    La dernière partie de Carnet de Nice est essentiellement consacrée à une autre promenade au bord de la mer. On y voit comme en direct les prises de vue se faire selon l’instinct du cinéaste. Il marche et il filme, il cherche des idées de cadrage, en trouve parfois, pas toujours. Il faut accepter cette règle du jeu, ne pas avoir peur de passer par des moments d’ennui. Dans cette série de plans, on voit les ratures et les traits qui se précisent. Gérard Courant filme les flots inlassablement, tente de jouer sur les échelles de plans, du lointain au détail grossi, sur la lumière et les reflets, et obtient quelques belles images touchant à l’abstraction. Avec ce long final, on s’aperçoit que la mer ne nous a jamais vraiment quitté et qu’elle ne nous a guère laissé de répit au cours de ce séjour à Nice.

    Le quatrième film de cette livraison appartient lui aussi à une série, intitulée Mes villes d’habitation, dont il constitue le troisième volet. A travers l’univers est consacré à Saint-Marcellin, ville de l’Isère de 8 000 habitants dans laquelle Gérard Courant a passé une partie de son enfance dans les années cinquante. Le principe est ici de filmer une à une toutes les rues et les places du lieu. Chaque vue est précédée d’un plan sur la plaque nominative et dure une vingtaine de secondes. Pendant 1h18 sont donc listées les 127 rues et les 17 places d’une ville que la majorité d’entre nous n’a jamais traversé ni même, probablement, jamais entendu parler. A priori, ce programme est des plus austères et fait plutôt fuir... A posteriori, l’expérience est particulièrement vivifiante...

    Commençons par la question récurrente : Est-ce un film, est-ce du cinéma ? Réponse : Oui. 144 fois oui. Pour chaque prise de vue, Gérard Courant s’impose une fixité du cadre. Le choix de l’endroit où il pose sa caméra pour filmer la voie est donc, déjà, primordial. Ensuite, cette fixité renforce la conscience des limites physiques de l’image et, par extension, du hors-champ. Celui-ci à tout autant d’importance que le champ, que ce soit sur le plan visuel (les entrées et les sorties) ou, surtout, sonore (tous les bruits dont on ne voit pas l’origine, les bribes de conversation de passants invisibles, les pleurs ou les cris d’enfants...).

    La durée de chaque vue est la même. Enfin... sensiblement la même, car il m’a semblé qu’elle pouvait varier de quelques secondes. En effet, Courant choisit avec précautions l’endroit de ses coupes, dans le but de créer une véritable dynamique à partir du réel qu’il enregistre. Ce réel est en fait tiré vers des formes de micro-récits et, compte tenu de la courte durée de chaque plan, c’est bien le soin apporté à leur ouverture et leur clôture qui donne ce sentiment. Ainsi, le film est fait de 144 scènes. Un ballet automobile, un coup de klaxon, un salut adressé au caméraman, la trajectoire d’un piéton, l’apparition d’un chat, le reflet d’une vitre, l’attente d’une vieille dame : ces petits riens font l’événement et suffisent. Notre œil et notre oreille s’exercent. Nous sommes en état d’alerte toutes les vingt secondes, à l’affût de quelque chose (et parfois, nous est octroyée, simplement, une pause). Assurément, tout est affaire de regard. Le nôtre, aiguillé par celui du cinéaste. A travers l’univers, malgré la rigueur de son dispositif, n’a vraiment rien à voir avec de la vidéo-surveillance.

    Il serait toutefois abusif de vous promettre du rire, de l’action et de l’émotion. Quoi que… L’humour est bien présent. On s’amuse bien sûr en voyant la plaque de la Rue de la Liberté complétée à la bombe par un cinglant "de mon cul", mais également en découvrant qu’un bruit pétaradant de scooter annonce l’arrivée dans le cadre... d’un cycliste. Tel déplacement, telle attitude, peuvent de même prêter à sourire. L’action, elle, est assurée grâce à la position particulière que choisit parfois le cinéaste : en bout de rue, probablement sur un trottoir faisant face à un stop. Dans le cadre, les voitures avancent donc vers nous et la question de savoir si elles vont vraiment tourner au dernier moment se pose… Quant à l’émotion, elle jaillit au générique de fin lorsque Barbara entonne Mon enfance sur des photos de Saint-Marcellin. La chanteuse y a en effet passé une partie de la guerre, réfugiée avec sa famille juive.

    Dans les choix du cinéaste, un autre me paraît très important : la succession des rues à l’écran dans l’ordre alphabétique. A l’inverse d’une approche par quartier par exemple, ce déroulement assure un panachage qui ménage les surprises. D'une rue à l'autre, tout peut changer. Les violents contrastes visuels et sonores sont réguliers car nous passons sans transition d'une artère de grande circulation automobile à une rue au calme résidentiel ou à une route menant vers la campagne où chantent les oiseaux.

    A nouveau voici un film sous-tendu par l'idée de conservation, de la fixation d'un présent qui pourrait éclairer un futur. A travers l'univers est un travail pour demain. Mais vu aujourd'hui, c'est avant tout un film contemporain qui, malgré la modestie de sa forme, nous fait partager de la manière la plus juste qui soit l'expérience de la vie dans nos villes françaises.

     

    courant,france,documentaire,70s,80s,2000s,2010sJE MEURS DE SOIF, J'ÉTOUFFE, JE NE PUIS CRIER

    SHE'S A VERY NICE LADY

    CARNET DE NICE (Carnet filmé : 19 novembre 2010 - 22 novembre 2010)

    Á TRAVERS L'UNIVERS

    de Gérard Courant

    (France / 67 min, 90 min, 81 min, 79 min / 1979, 1982, 2010, 2005)

  • Hors Satan

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    ****

    Bruno Dumont, tout en gardant son esthétique du hiatus qui fait la force de son cinéma, abandonne les discours bi-dimensionnels qui plombaient d'inégales manières ses trois précédents longs métrages : l'ennui profond collé à l'insupportable déchaînement de violence dans Twentynine Palms, l'opposition entre islam et christianisme dans le gênant Hadewijch, la confrontation des jeunes du pays à la guerre au Moyen-Orient et à ses horreurs attendues dans Flandres, meilleur titre de cette période qui aura vu le cinéaste se perdre quelque peu. Avec ce magnifique Hors Satan, c'est donc comme si nous repartions directement après La vie de Jésus et L'humanité.

    Le montage est effectué par Dumont lui-même, qui offre un film plus découpé qu'à l'ordinaire (mais Hadewijch, déjà, amorçait ce mouvement). Quelque chose de très fort se dégage de la façon dont il colle ses plans les uns aux autres, comme en les entrechoquant. Les changements d'échelles sont brusques et se font parfois dans le plan lui-même lorsque, dans le cadre large, s'incruste quelqu'un, cette entrée totalement inattendue créant un "premier plan" qui change notre perception de l'image. De même, le système de champ-contrechamp qui s'organise est absolument fascinant. Dumont s'attarde beaucoup sur les deux personnages principaux qui prient ou qui portent leur regard au loin. Or, entre ce qu'ils voient et ce que voit le spectateur, il y a un flottement. Ce qu'il peut voir ou ce qu'il croit voir, devrais-je dire. Parfois, le contrechamp nous est refusé, une autre fois, il nous semble ne pas être aussi signifiant que doit le penser le personnage supposé s'y perdre, une troisième, il colle parfaitement et nous met en phase. La (première) scène de meurtre procure une sensation encore différente. Quelque chose ne fonctionne pas normalement dans cette articulation entre le plan du tireur et celui de sa victime, se dit-on. Il y a une règle qui n'est pas suivie : l'axe choisi ne peut pas être celui-là.

    Ces choix sont le signe de la liberté du cinéaste mais ils donnent aussi sa liberté au spectateur. Dans Hors Satan, le vent souffle où il veut et le spectateur voit ce qu'il veut. C'est d'autant plus étonnant que Bruno Dumont donne l'impression de montrer tout, avec sa manière de filmer très frontale. Pourtant, il laisse aussi ouvert. Il n'explique pas, il laisse l'énigme de cette histoire, de ce gars qui tue et redonne la vie, alternativement.

    Tout converge vers ce mec, ce vagabond exorciste. La fille est attirée par lui, une mère de famille accourt le chercher pour qu'il sorte sa gamine de sa catatonie, la routarde nymphomane le hèle du bord de la route, un chien vient à sa rencontre, et forcément les gendarmes finissent par s'intéresser à lui... mais son mystère demeure, il ne peut être percé. Tout converge aussi parce que la mise en scène de Dumont rend sensible ces forces. Surtout grâce au travail sur le son. Ce son est celui de la respiration de l'homme qui marche, le bruit de ses pas et de ses gestes, celui du frottement de ses vêtements. Ainsi, même s'il se trouve éloigné de nous dans l'image, sa présence physique est affirmée.

    L'autre son marquant de ce film dénué de musique est celui du vent, enregistré directement, laissant comme une piste sonore mal nettoyée. Ce vent typique de ces bords de mer s'infiltre partout, balaie les dunes et évacue de l'écran les couleurs trop vives. Soumis à ce souffle, le paysage dunaire renvoie une lumière particulière, qui émane aussi des visages du gars et de la fille (David Dewaele et Alexandra Lematre sont admirablement dirigés et deviennent inoubliables). Hors Satan est sans doute le film le plus beau, plastiquement, qu'ait signé le cinéaste.

    Mais il n'en est pas moins perturbant. A cause notamment de cette balance constante entre la douceur et la violence, entre le sacré et le banal, entre la sordidité du fait divers et la nudité de la spiritualité. Et ce double mouvement ne cesse de s'accentuer jusqu'à la fin, en passant par une dernière demie-heure qui n'en finit pas de proposer des fins possibles, où Dumont tente des choses incroyables et parvient à désamorcer au fil de ses séquences des équations risquées (comme : femme = démon) en ne comptant que sur notre ressenti. Domptant toutes ces forces contradictoires, Hors Satan dégage une puissance cinématographique vraiment hors norme.

     

    horssatan00.jpgHORS SATAN

    de Bruno Dumont

    (France / 110 min / 2011)

  • A dangerous method

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    ****

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    (avant-première, sortie en salles le 21 décembre 2011)

    Des premières lueurs du XXe siècle à la veille de la Grande guerre, David Cronenberg conte l'histoire d'une relation triangulaire entre les docteurs Carl Jung, Sigmund Freud et Sabina Spielrein, cette dernière passant tout d'abord par le stade de patiente du premier. Comme dans la plupart des biographies et des drames en costumes, le déroulement est chronologique et les sauts d'une année à une autre sont nombreux. Si le triangle évoqué à l'instant structure le film, cette évidence apparaît très progressivement et sans que la figure ne soit réellement convoquée à l'image (sinon de manière détournée en une occasion réunissant Jung et sa protégée Sabina, à côté d'Emma, la femme du docteur bientôt trompée par ces deux-là). Entre Jung et Freud, le lien est tissé par l'intermédiaire de Mlle Spielrein, qui sera aussi la cause de sa rupture.

    A dangerous method déjoue les attentes. Cronenberg fait intervenir le Dr Freud assez tardivement, bien que son nom soit vite cité, et il ne se lance pas dans un écheveau narratif complexe mais compose une série de scènes à deux personnages, collant ainsi à son sujet, la psychanalyse et le rapport particulier qu'elle induit entre le médecin et son patient. Nous avons donc là, essentiellement, un film de dialogues, dans lequel la mise en scène de la parole est primordiale. Le cinéaste se tourne vers une société corsetée dont il fige et épure les décors pour mieux en détacher les corps et mettre en valeur la parole extirpée. Souvent, il offre au spectateur une vision également nette de deux visages pourtant placés sur des plans différents dans la profondeur du cadre, effet qu'il n'est pas le premier à réaliser mais certainement l'un de ceux qui l'aura utilisé avec le plus de pertinence par rapport à son propos. Celui (celle) qui parle et celui qui écoute suscitent la même attention. Pour une fois, la parole se charge donc presque entièrement de porter le mystère à la place du corps (les rêves analysés) et c'est le son qui bouscule plutôt que les images (les récits érotiques et/ou traumatisants). Le scandale du sexe est dans les mots et pratiquement pas ailleurs. L'écran reste relativement chaste.

    Le film est l'adaptation d'une pièce de Christopher Hampton, elle-même dérivant d'un livre de John Kerr. Les intérieurs sont privilégiés, les débordements stylistiques sont évités, l'ouvrage apparaît classique. Presque archaïque par moments : les plans faisant appel au numérique évoquent de vieilles transparences et le jeu de Keira Knightley est excessif dans sa tension. Dans ce domaine, la contribution de Vincent Cassel, dans un rôle secondaire, a du mal à me convaincre. Viggo Mortensen campe en revanche un Freud imposant et Michael Fassbender hérite quant à lui d'un Jung plus exposé et plus changeant.

    Les séquences les plus mémorables réunissent ces deux derniers. Leurs discussions, leur amitié, leurs divergences et leur rupture par lettres interposées se révèlent très prenantes. De façon saisissante et douloureuse, le lien est coupé, comme le dit Freud. Alors qu'il annonce cela, sont montrés sur un plateau une enveloppe ouverte et un coupe-papier. Si Cronenberg ne nous gratifie pas d'autres fulgurances qu'un bruit de bois craquant dans une bibliothèque, il fait toujours preuve d'une diabolique maîtrise dans la conduite de son récit, dans le passage d'une séquence à l'autre, dans le saut d'un plan au suivant. La malade à l'hôpital parle de liberté et aussitôt nous passons à l'image d'une calèche déboulant à vive allure dans une rue. L'épouse de Jung veut que celui-ci lui revienne et voilà qu'une scène débute avec l'avancée de la barque du docteur vers une silhouette féminine l'attendant sur la berge. Le montage semble ainsi par moments suivre une pensée ou se faire par associations d'idées, mais sans heurt aucun.

    Tout cela fait un film pensé, concerté, soigné. Aussi, un film théorique et mené sur un seul ton. Sa réussite me semble tenir dans certaines limites, les mêmes que l'on décelait dans M. Butterfly ou Spider, celles du drame psychologique d'apparence classique. Malgré les évidentes qualités qui s'y retrouvent, ce n'est pas, chez David Cronenberg, le sillon qui a ma préférence.

     

    adangerousmethod00.jpgA DANGEROUS METHOD

    de David Cronenberg

    (Royaume-Uni - Allemagne - Canada - Suisse / 100 min / 2011)

  • La désintégration

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    (avant-première, sortie en salles le 15 février 2012)

    La graphie du titre dans le générique le confirme si besoin est, La désintégration c'est bien La dés-Intégration, soit la dynamique inverse de celle recherchée depuis des décennies maintenant. En dessinant la trajectoire de trois jeunes hommes de la banlieue lilloise poussés par un quatrième jusqu'à l'extrémité de l'activisme islamique, Philippe Faucon raconte avant tout l'histoire d'un échec, celui de la République.

    Le sujet est délicat à traiter tant les pièges disposés sont nombreux, le plus redoutable étant celui de la caricature. Entre cette dernière et l'équilibre trop prudent menant à la tiédeur, la voie est très étroite. Pour décrire une série de faillites, Philippe Faucon n'a peur ni des mots, ni des situations. Cette volonté fait la force du film, couplée à l'art du réalisme du cinéaste. Son approche vivante et respectueuse des personnages fait que la clarté et l'importance du discours n'étouffent pas la singularité.

    La première moitié du récit est chorale, les pistes suivies sont nombreuses et la dramaturgie "basse". Les caractérisations sont précises sans être manichéennes. La sensibilité des acteurs et la distance trouvée par la caméra sont à l'origine de quelques belles séquences, d'instants souvent émouvants (les relations entre parents et enfants, les prises de photos de l'un des héros avec son portable). Les clichés ont la peau dure mais on ne s'en contente pas (un dialogue autour de la rédaction d'un CV évoque avec humour l'idée du changement de nom pour augmenter les chances de réponses positives mais le plan ne s'arrête pas là, il n'en fait pas un slogan).

    Un personnage met cependant en péril l'édifice : l'endoctrineur. Faucon a voulu fuir le cliché du barbu illuminé mais il a chargé son aura, dans un autre sens. Habits noirs, voix basse, monocorde, cherchant à envoûter, et regard ténébreux par en dessous, dès son apparition la catégorisation est faite. Intelligent, psychologue, pertinent parfois avec certains arguments peu contestables, il est et reste le mauvais génie taillé d'un bloc. Certes, trouver la façon d'incarner un recruteur djihadiste est une gageure...

    Si les balises sociales sont habilement disposées dans la première partie, afin de faire sentir comment l'islam devient refuge et comment les islamistes deviennent pour cette jeunesse maghrébine les derniers interlocuteurs le long d'une chaîne brisée en amont, la seconde donne à voir une position qui se raidit. Dès lors, il est difficile de ne pas raidir aussi le film. Évacuant les points de vue différents et contradictoires pour se concentrer sur un seul, le récit finit en ligne droite, gagnant en force dramatique ce qu'il perd en subtilité. Il se fait un peu trop balisé. Toutefois, reconnaissons-lui le mérite d'aller au bout de sa logique, jusqu'à une explosion et une libération d'inquiétudes.

     

    faucon,france,2010sLA DÉSINTÉGRATION

    de Philippe Faucon

    (France / 78 min / 2011)