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2010s - Page 9

  • Retournements

    Le long plan sur lequel se termine Le Passé (plan qui peut fonctionner comme antidote au poison cinématographique distillé par la scène de l’étouffement dans Amour, l’horreur de Haneke) s’attache aux gestes et déplacements de Tahar Rahim et s’articule en son centre autour d’un arrêt, d’une hésitation et d’un retour sur ses pas. Filmer une volte-face, un aller-retour, une entrée-sortie-rentrée, Asghar Farhadi s’y applique à plusieurs reprises. L’occurrence la plus nette se trouve dans ces ultimes minutes. Les autres sont plus discrètes, jamais forcées, toujours liées à un autre flux, celui de la parole, et leur valeur se révèle ainsi a posteriori, une fois cette dernière scène observée.

    farhadi,France,2010s

    Ce qui est très beau dans Le Passé (ce passé qui fait se retourner), c’est que ces manières d’agir sont calquées sur le mouvement de la pensée de personnages qui reviennent souvent, dans la continuité des échanges, sur leurs propos les plus durs, s’excusant de les avoir libérés sans précaution. Ces excuses, et les changements de ton qu’elles impliquent, il est finalement rare de les rencontrer ainsi au cinéma, alors que leur présence est tout à fait "réaliste" dans le cadre de films où la parole se déploie largement et véhicule de forts enjeux dramatiques.

    Des dialogues aux attitudes, concernant enfants ou adultes, l’ensemble sonne avec une étonnante justesse. C’est une surprise, presque un miracle, lorsque l’on sait que Farhadi n’avait jamais tourné en France et ne maîtrise pas notre langue. Qu’il soit parvenu à préserver le naturel de son précédent film sans céder le moindre terrain à l’exotisme est assez mystérieux. Le Passé n’a rien à envier à Une séparation. Le challenge de sa mise en œuvre était pourtant beaucoup plus relevé.

    Dans l’un comme dans l’autre film, le récit progresse par effets d’entraînement et par suite de dévoilements. La découverte de secrets, c'est le péché mignon du réalisateur iranien. Forcément, plus Le Passé avance, plus il flirte avec l’idée de coup de force scénaristique. Plus l’heure du générique de fin approche, plus l’on craint que Farhadi ne fasse le tour d’écrou de trop. Mais il s’en sort toujours. Il s’en sort parce que les révélations, les retournements, les réorientations narratives ne bouclent les choses et ne font mine de les expliquer que pour mieux ouvrir sur de nouveaux gouffres. On pourrait dire que chaque personnage a toujours une bonne raison d’agir (d’avoir agi) de telle ou telle façon mais il ne s’agit pas d’exonérer facilement. Chacun peut mal se comporter à un moment donné, avoir la mauvaise réaction (le personnage de Rahim dit d’ailleurs à son môme que certaines choses graves ne peuvent être pardonnées). Seulement, si un geste peut être expliqué, il n’a jamais une seule cause mais plusieurs. Dans l’entrelacs des rapports humains, les raisons sont toujours multiples.

    farhadi,France,2010s

    Ainsi, les contradictions et les ambiguïtés qui perdurent jusque dans les déblocages des situations, dans les dévoilements des secrets, empêchent à mes yeux de décrire Asghar Farhadi comme un cinéaste manipulateur et un horloger sans âme.

  • L'effleurement

    Cinéaste de l’effleurement, Wong Kar-wai s’efforce de mettre autant en valeur le choc des coups que la grâce des esquives. Dans ce Grandmaster où sont mises sur un pied d’égalité scènes de combat et scènes d’intimité (jusqu’à ce que l’on puisse parler parfois de "l’intimité d’un combat"), même les caresses semblent suspendues, laissant ainsi constamment un espace, minime mais infranchissable, entre deux corps, entre deux épidermes.

    Si le protecteur de Gong Er se bat au sabre, sa lame n’ouvre que des plaies de coton dans les épais habits de ses adversaires. L’arme ne perfore pas. De même, le mobilier, curieux souci des combattants, est brisé bien plus souvent que les os.

    Wong,hong-kong,histoire,2010s

    Pénétrer, toucher même, semblant impossible, il faut trouver des intermédiaires, des substituts, des palliatifs. Une lettre, un bouton, font le lien entre les corps distants et un combat vaut une étreinte. Seul le rêve permet l’entremêlement. En dehors, les êtres ou les objets ne s’attirent que pour mieux se repousser en de somptueuses chorégraphies. Wong Kar-wai est un cinéaste de la surface des choses (mais ses films ne sont superficiels que lorsqu’ils échouent à offrir autre chose qu’un catalogue de jolis détails, lorsqu’ils n’en restent qu’aux idées, sans les relier entre elles ni aux personnages supposés leur donner chair, cf My Blueberry Nights)

    Wong Kar-wai est aussi un cinéaste de la fragmentation. Il escamote la continuité du mouvement et fait sienne la rapidité moderne du montage des films d’action. Que les combats manquent de lisibilité n’est pas un problème : se focaliser sur un détail, le couper du reste, ou ne l’y faire tenir que par la musicalité du rythme ou la texture de l’image, il y a longtemps que le cinéaste est passé maître dans cet exercice. Dès lors, il ne faut pas s’étonner non plus de le voir faire le pari d’une fresque historique à la vision (au sens strict) délibérément limitée. Comme il suffit que l’on sente la vibration qui habite les êtres sous la surface, la simple notation historique laisse deviner tout l’ancrage.

    Wong,hong-kong,histoire,2010s

    Le film, qui se termine dans les fumées d’opium, est, de manière assez évidente, "léonien". Le rapport des personnages à l’espace diffère cependant d’Il était une fois en Amérique au Grandmaster. Chez Leone, nous sommes saisis par les sauts du proche au lointain, du gros plan au plan large, comme par la brutalité du ratage de l’amour. A l’opposé, chez Wong Kar-wai, la fragmentation rend les personnages insituables, dans des décors qui, pourtant, ne semble jamais vraiment changer. De plus, si ces êtres passent à côté de l’amour, ce ratage se fait en glissades gracieuses. Toutefois, entre les deux œuvres, la mélancolie alliée à l’ampleur du geste romanesque, le souffle historique et intime qui traverse, sont (presque) comparables.

    Et comme chez Leone, la question du temps et de son glissement est essentielle. Dans The Grandmaster, les différents temps semblent coulisser comme des panneaux (ou glisser comme les pieds sur le sol, mouillé ou enneigé, pendant les combats). Et sur une échelle moins grande, le film provoque une étrange sensation avec ces ralentis s’étirant en des plans pourtant très courts. Une sorte de double flux se crée, quelque chose qui s’enroule sur lui-même à force de poser la question du regard vers l’arrière ou vers l’avant.

    Wong,hong-kong,histoire,2010s

  • Champ contre champ

    Pour tenter de rassurer sa principale collaboratrice qui s'inquiète du potentiel de scandale se nichant dans certaines réflexions d'Hannah Arendt sur les conseils juifs, le patron du New Yorker, s'apprêtant à publier le travail de la philosophe sur le procès Eichmann, dit : "Mais cela ne représente que dix pages sur trois cents !" Et Margarethe von Trotta de réduire ces dix pages à quatre ou cinq lignes et de passer une heure sur leur retentissement...

    von Trotta,Allemagne,Histoire,2010s

    A partir de mots pesés pour provoquer et ayant donné lieu finalement à des interprétations multiples, dont certaines, certes pas les moins nombreuses, furent excessives et erronées, la cinéaste ne construit son récit, platement pédagogique, que sur un principe d'opposition, sans ambiguïté ni doute. D'un côté, Arendt et ses courageux défenseurs. De l'autre, ceux qui l'attaquent depuis son propre camp, les Juifs bornés qui ne comprennent rien. Entre les deux, rien ni personne.

    Pour faire sentir la force d'une opposition au spectateur lambda, qui demande à être informé et ému mais pas plus, il n'est rien de mieux que le bon vieux champ-contrechamp.

    Un champ-contrechamp, cela peut servir à situer. Dans Hannah Arendt, le procédé sert surtout à nous assigner une place, à nous dire où l'on doit se tenir. Ainsi, nous sommes forcément à côté de Mary, l'amie d'Hannah, lorsqu'elle rabat le caquet des intellectuels de salon dénigrant Arendt. Von Trotta dispose de part et d'autre regards mauvais de la meute et posture féminine fière. La victoire verbale de la femme libre ne tarde pas, et peu importe que les arguments soient aussi bassement personnels des deux côtés. Pour que cette scène soit parfaite, il aurait fallu sans doute la ponctuer d'un coup de pied entre les jambes du salaud.

    Un champ-contrechamp, cela peut servir à montrer quelqu'un en train de réfléchir à l'objet de son étude. Dans Hannah Arendt, la représentation du procès Eichmann, ce sont les images du nazi dans sa cage de verre diffusées sur un moniteur et la philosophe assise en salle de presse qui réagit à ces images. Elle y réagit discrètement. Enfin, discrètement... Il faut quand même que l'on comprenne bien ce qui lui passe par la tête à ces moments-là. On lit donc sur son visage, successivement (et musique à l'appui), la désapprobation devant une faible attaque du procureur, l'intensité de la réflexion naissante à partir d'une réponse déterminante de l'accusé, le sourire ironique face à une défense aberrante de celui-ci...

    Un champ-contrechamp, cela peut servir à émouvoir. Dans Hannah Arendt, le grand final a lieu dans un petit amphithéâtre. Arendt y brise enfin le silence qu'elle s'est imposé jusque là, dans la tempête provoquée par la publication de son texte. Ce sont ses premières paroles publiques, sa première défense. Elle se tient, pugnace, sur l'estrade. Face à elle, se trouvent ses étudiants, jeunes, beaux, silencieux, pénétrés. Est-ce vraiment nécessaire de les convaincre ? On en doute. Dès les premières secondes de la scène, on sait comment elle va finir : tous vont applaudir vivement et seuls les fâcheux, les vieux universitaires qui ont voulu mettre leur brillante collègue à la porte quelques minutes avant, vont quitter piteusement la salle.

    von Trotta,Allemagne,Histoire,2010s

    L'usage simpliste du champ-contrechamp est souvent pointé comme preuve d'académisme ou d'absence de mise en scène. C'est une sorte de cliché critique. Et c'est donc, souvent, une vérité. Que cet usage ait, dans Hannah Arendt, des buts variés ne change rien à l'affaire. Il est un signe, parmi d'autres, de la médiocrité stylistique et narrative d'un banal film de vulgarisation historique, un de plus.

  • Le regard porte

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    Dans Oncle Boonmee, les personnages se retrouvent souvent les uns à côté des autres, fixant un horizon lointain, hors-champ. Weerasethakul en tire un bénéfice plastique certain, la longueur des plans laissant admirer les compositions. Cependant, il demeure impossible de dire que ces personnages prennent la pose. Ils se ménagent seulement des pauses, ce qui n'est pas du tout la même chose. D'ailleurs, s'ils parlent avec peu d'empressement, ils sont loin d'être mutiques et surtout, ils prennent soin de se tourner à chaque fois vers leur interlocuteur. La lenteur du rythme et les positions d'attente "parallèles" ne sont pas les signes d'une quelconque incommunicabilité. Au contraire, la parole circule sans entrave (une différence de langue n'est même pas problématique mais source d'amusement) et sans malentendu, et bien sûr, la communication se fait aussi autrement et "au-delà".

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    L'Oncle Boonmee se souvient donc de ses vies antérieures. Mais leurs manifestations à l'écran ne sont pas provoquées par des récits de celui-ci. C'est plutôt le regard, celui qui porte loin, qui rend possible ces résurgences, ces apparitions, ces matérialisations. Regarder, dans Oncle Boonmee, ne sert pas qu'à percevoir, à distinguer, cela sert à faire advenir les choses. Aussi irrationnelles qu'elles soient, elles naissent de l'attention soutenue. Lorsque les fantômes (ou les hommes-singes) s'approchent, se détachent peu à peu de l'ombre, c'est notre regard qui les fait se mouvoir.

    weerasethakul,thaïlande,2010s

    La beauté du film est là : laisser penser au spectateur que son regard est agissant, qu'il saisit activement les choses dans le cadre. C'est un cinéma de partage, comme le montre la façon dont y apparaissent les fantômes, aux yeux de tous et non du seul Boonmee. Le cadre que l'on scrute est de plus adéquatement et magnifiquement "élargi" par la sensualité des images et du son, et par les ouvertures qui s'y trouvent, qui prolongent et attirent le regard : terrasses, larges fenêtres, passages de grottes.

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    L'importance du regard se signale partout et à tous les niveaux : la princesse veut regarder le porteur, puis interroge son reflet, le fils disparu était parti photographier, les yeux des singes sont les seuls attributs que l'on distingue dans leur sombre masse corporelle, la tante, son neveu et sa nièce sont hypnotisés par la télévision... Mais la grandeur du film est de ne jamais laisser cet élément fondamental venir gêner la réception, de ne jamais le transformer en thème encombrant. Toujours, les scènes d'Oncle Boomee gardent, soit leur ancrage dans le réel, soit leur mystère fantastique...

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    (Une première approche ICI)

  • The Master

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    Filmer alternativement l'intime et le lointain, les charger chacun de la même intensité et décupler celle-ci lors du passage, brutal ou progressif, de l'un à l'autre, voilà la grandeur du cinéma de Paul Thomas Anderson. Pour The Master, il part d'un sujet simple (la rencontre d'un soldat traumatisé par la guerre et d'un guide spirituel développant une secte), d'une histoire anti-spectaculaire, et les ouvre à de multiples possibilités et ambiguïtés par l'ampleur de sa mise en scène.

    Il fait reposer son récit sur deux piliers, deux personnages s'opposant et se complétant, deux personnages (et deux acteurs) qui en imposent. Pour autant, ce récit ne se réduit pas à cet affrontement-attirance. Des espaces sont réservés aux autres, qui enrichissent le tableau et l'éclairent tout autant. Ainsi, par exemple, la femme du "Maître" tire un autre fil : restant dans l'ombre, entravée par une grossesse, elle n'en garde pas moins son pouvoir et se tient comme un maillon essentielle de la chaîne, ininterrompue, de possession, de domination et d'influence.

    Dans The Master se mêlent le poids du réel et le flottement du songe (en point d'orgue : la scène des femmes apparaissant, ou étant véritablement, nues dans le salon) pour mieux créer un monde. La musicalité et la fluidité, caractérisant jusqu'aux sauts temporels et géographiques, rendent cette création possible et le montage, qui laissa aux dires du cinéaste quantité de matériel sur le côté, laisse s'installer en de multiples endroits le doute sur la réalité de l'image admirée.

    L'un des résultats les plus étonnants obtenus par Anderson est l'impression laissée d'un prolongement du grand classicisme hollywoodien à travers une démarche toute moderne, narrativement, esthétiquement (voyez comment sont rendues les années cinquante, sans aucun maniérisme photographique). Peut-être est-ce dû au don extraordinaire du cinéaste pour appréhender l'espace. Un espace qui peut s'ouvrir brutalement, à la faveur du franchissement d'une porte ou d'un collage entre deux plans d'échelle très différentes. Dans ce film, on s'approche et on s'éloigne, on entend des bribes de phrases égarées et des discours performants toujours portés par la singularité des corps, on nous donne du spectacle à partir de ce qui n'en est pas vraiment, on sent un appel d'air, un souffle impressionnant, dans le sillage d'un bateau.

    A mes yeux, Paul Thomas Anderson est devenu en quinze ans le meilleur cinéaste américain, signant avec The Master, de nouveau, une œuvre incroyable.

     

    Et, je vous l'avoue tout de go : faire du premier grand film de 2013 la dernière des "Notes sur quelques films" qui se sont accumulées ici depuis cinq ans et demi est pour moi une tentation si forte que j'aurai du mal à y résister...

     

    THE MASTER de Paul Thomas Anderson (Etats-Unis, 137 min, 2012) ****

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  • Un monde sans femmes

    Sur la côte picarde, Sylvian rencontre deux belles touristes, une mère et sa fille. Se liant à elles, il va passer quelques précieuses journées estivales en leur compagnie.

    L'air de famille rohmerien d'Un monde sans femmes est évident. Pour ne pas écraser Guillaume Brac, son réalisateur, disons qu'il se place dans une continuité contemporaine, qu'il prolonge à sa façon les beaux films de plage de Rohmer. Mais plus que le décor ou la mise en scène, c'est la construction du scénario qui permet de faire ce rapprochement. Au fil du récit, peu à peu, se dégage une logique que l'on qualifierait d'implacable si le naturel n'était pas préservé de bout en bout par le cinéaste. Car Un monde sans femmes possède la forme d'un conte moral : la situation de départ est précisément posée (un jeune homme du coin, solitaire, une jeune mère séduisante et une fille de 17 ans plus discrète mais tout aussi charmante), l'évolution des rapports entre les trois personnages est finement observée et mise en relief par quelques interventions extérieures, le dénouement, bien que pudique, "dit" les choses, la mise en scène garde sa ligne claire....

    Le lien avec Rohmer (d'autres ont aussi évoqué Rozier) ne gêne pas, au contraire, et on peut tout autant évaluer ce qui diffère entre ces deux cinémas (les dialogues par exemple, plus directs, plus simples, moins littéraires chez Guillaume Brac). Surtout, cette réflexion ne vient qu'après coup, après avoir été grandement touché par cette éclaircie que provoque cette irruption féminine dans un univers masculin plutôt replié, cette éclaircie que provoque ce (premier) film. Chose étonnante, qui doit autant à l'écriture qu'à l'interprétation (formidable trio Vincent Macaigne, Laure Calamy, Constance Rousseau), les personnages apparaissent, dès le début, avec leurs défauts en avant, ou en tout cas, aussi visibles que leurs qualités (gaucherie un peu lourde dans l'humour de l'un, exubérance parfois gênante de l'autre, distance renfrognée de la troisième). Cela pour mieux nous les rendre attachants.

    Brac est avec eux, comme avec ce qui constitue leur environnement (la station balnéaire, les autres personnages locaux), sur le fil, tenant un merveilleux équilibre. Il invente un suspense sentimental et parvient miraculeusement (dans le sens où l'on s'étonne de "marcher" une nouvelle fois à ce genre de situation) à nous faire redouter, de la part de Sylvain, de Patricia ou de Juliette, le mot de trop, le geste déplacé ou le refus cassant, à nous faire éprouver la fébrilité de l'instant, à nous faire guetter les moments de bascule où tout se décide. Pour atteindre ce but, Brac devait trouver le juste tempo (parlant de rythme, soulignons la belle scène de danse en boîte de nuit, le type même de séquence souvent salopée par les réalisateurs français) et faire preuve d'honnêteté dans la construction des personnages. Cette honnêteté se révèle notamment à travers les touches comiques qui parsèment le film. Les gens qui vivent sur l'écran, que ce soit le temps d'une seule scène ou bien pendant toute la durée, véhiculent un humour qui semble toujours leur appartenir en propre, qui n'est pas plaqué mécaniquement par un auteur tout puissant.

    Un monde sans femmes révèle un cinéaste français qui réhausse le quotidien le plus simple, le plus prosaïque, le "déjà-vu", en quelque chose de discrètement déchirant (cette parenthèse ensoleillée prend place dans la grisaille du reste de l'année, jamais montrée, tout juste perceptible). Ce film est une sorte de trésor caché, à l'image même du personnage de Juliette, celui qui passe en fait au premier plan, qui au début restait au fond de l'appartement, qui ensuite marchait derrière lors de la pêche aux crabes, mais qui finit par prendre ses "responsabilités narratives" à la faveur d'un instant déterminant, un soir en boîte (trois fois rien en apparence, un simple regard mais qui provoque un total et définitif changement de point de vue, un renversement très touchant).

     

    UN MONDE SANS FEMMES de Guillaume Brac (France, 58 min, 2012) ****

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  • Django unchained

    "Non, je ne voudrais pas faire les films qu'a faits John Huston dans les trente dernières années de sa vie. J'ai l'impression que, désormais, chaque mauvais film annule le bénéfice de trois bons et je veux garder de bonnes stats !" dit Quentin Tarantino dans le dernier Télérama. Django unchained annule donc la moitié de sa carrière puisqu'il n'a tourné jusqu'à présent que sept films. Dans le même temps (sur vingt ans), les autres grands réalisateurs américains qui peuvent lui être comparés (par l'âge, le goût pour les genres populaires et le statut d'auteur jamais remis en cause) tenaient une toute autre cadence : Joel et Ethan Coen en signaient onze, Tim Burton douze, Steven Soderbergh vingt et un.

    Sortir un film tous les trois ans assure à Tarantino le maintien de l'étiquette "culte" scotchée sur son dos et lui donne l'impression de pouvoir étirer sur presque trois heures l'histoire sans intérêt de son Django sans que personne ne sourcille. Or, à mes yeux, cette fois-ci, il s'écroule. A tous points de vue.

    Tarantino, cinéaste de la parole. Jamais ses dialogues n'auront à ce point plombé le récit. Ici, ils paraissent en effet interminables. D'une part, ils rendent le cynisme du personnage du Dr Schultz et la prestation de son acteur Christoph Waltz irritants au possible (et Di Caprio poursuit son travail sur le chemin scorsesien sans être, malheureusement, dirigé par le réalisateur des Infiltrés). D'autre part, contrairement à ce qu'il se passait dans les précédents films du cinéaste, ils sont totalement dépourvus d'enjeu : ni vraiment digressifs, ni vraiment utiles dramatiquement (ne s'y opère aucun retournement, aucun changement de point de vue). Il ne leur reste alors plus qu'à tourner inlassablement dans les bouches, à la grande auto-satisfaction de leur auteur.

    Tarantino, cinéaste déstructurant. Le récit est déroulé de façon linéaire, sans aucune surprise. Quelques flash-backs parfaitement attendus et de timides flash-forwards font une moisson bien maigre pour supporter l'alternance morne de séquences parlées et de séquences saignantes.

    Tarantino, cinéaste de la violence. Décidément, Django unchained confirme ce qu'Inglourious basterds laissait penser : la violence qui s'étale fonctionne dorénavant de la manière la plus simpliste et la plus basse qui soient. Lorsqu'elle est l'œuvre des salauds, elle sert à choquer le spectateur. Lorsque les héros y ont recours, elle le lie, par le clin d'œil, à leur vengeance et lui propose d'en jouir. Parfois, le cinéma de genre a bon dos...

    Tarantino, cinéaste du jeu historique. Voilà qui est nouveau depuis Inglourious, et ce n'est, à mon avis, pas du tout une bonne nouvelle. Il y a trois ans, il flinguait Hitler. Cette fois-ci, il venge les Noirs américains de décennies d'esclavage (mais par l'intermédiaire, bien sûr, d'un guide, presque un surhomme). Soit, je peux, à la rigueur, l'admettre, tout en précisant bien que Tarantino la joue facile, sans risque moral aucun, en toute bonne conscience. Mais ce qui m'agace profondément dans ce film, au delà de sa violence orientée, de sa longueur inadaptée et de son manque de stimulant narratif, c'est que, si il est pensé comme un hommage que j'imagine sincère au western italien, il l'est aussi comme instrument servant à faire la leçon au cinéma classique américain, de D.W. Griffith à John Ford. Nul doute qu'il y ait matière à interroger certains aspects de ce cinéma-là, mais à travers ce Django unchained et le discours qui l'accompagne, Tarantino le rejette sans aucun discernement, bien confortablement installé en 2012.

     

    DJANGO UNCHAINED de QuentinTarantino (Etats-Unis, 165 min, 2012) ****

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  • Les bêtes du Sud sauvage

    C'est un premier long métrage assez impressionnant dans sa manière de donner à voir un microcosme qui devient, par l'ampleur de la mise en scène, l'univers entier. Il n'est toutefois pas sans défaut, ce qui l'empêche d'atteindre par exemple le niveau des deux premiers Terrence Malick, modèle avoué de Benh Zeitlin. Ces quelques scories ne gâchent pas le plaisir si l'on veut bien considérer qu'elles sont la conséquence de la fougue du réalisateur. Mais celui-ci abuse, en particulier dans la dernière partie, des plans programmés pour l'émotion, des champs-contrechamps au bord des larmes, des photos de groupe bien soudé. Par ailleurs, pointant sa caméra sur la Louisiane et ses catastrophes, s'il repousse au maximum, à bon escient, les instants de confrontation (et leur cortège de justifications et d'explications) entre la communauté quasiment coupée du monde qui capte toute son attention et la ville et ses institutions à côté, le message politique qu'il fait passer n'en pèse pas moins son poids à la suite des choix dramatiques de la fin du film.

    Mais l'essentiel n'est pas là. La grande affaire des Bêtes du Sud sauvage, c'est la création perpétuelle d'un monde, celui, étrange, dur et merveilleux, de la petite Hushpuppy, fillette nous servant de guide et portant tout le récit sur ses épaules. Sur ce plan-là, la réussite de Zeitlin est totale. Ce parti-pris du point de vue exclusif fait d'abord passer la tarte à la crème de la caméra portée, fiévreuse et pugnace. La technique, que l'on ne pensait pas a priori parfaitement adaptée ici, s'avère finalement performante pour rendre la présence de ce formidable paysage du bayou et pour opérer une fragmentation de ce monde. Fragmentation qui est pourtant remise en ordre par le regard d'Hushpuppy qui effectue comme une recomposition sous forme de puzzle "libre" et harmonieux. Menés par elle, nous sommes donc soumis aux décrochages de la réalité, aux rêveries, aux pertes de repères. Les allers et retours entre la vie et la mort, les enroulements du temps, assurés de manière très fluide, parviennent à nous faire accepter le conte et également à nous toucher lorsqu'ils concernent ce rapport entre un père et sa petite fille. Ce sont ces accidents de la ligne narrative, ainsi que ces échanges-disputes s'étirant régulièrement jusqu'à l'explosion vivifiante des corps (bander ses muscles et crier pour montrer que l'on va survivre à tout), qui émeuvent, plus que les excès de mélo pointant ça et là.

     

    LES BÊTES DU SUD SAUVAGE de Benh Zeitlin (Beasts of the Southern wild, Etats-Unis, 92 min, 2012) ****

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  • Faust

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    La caméra part du ciel, transperce les nuages, embrasse le paysage et plonge vers la petite ville. Si le mouvement est imaginé pour introduire et situer, il annonce aussi un écrasement. Pour observer des micro-organismes au microscope, il faut les placer préalablement entre deux lamelles et bien plaquer celles-ci. Pour son Faust, Sokourov réalise une expérience à partir du mythe, une expérience à la fois sur le microscopique et sur l’immensité, et pour se faire, il maintient fermement ses personnages entre ses deux lamelles.

    Le format "muet" de l’image prive d’espace sur les côtés et du salut par le haut n’est laissée que l'illusion, les issues étant là aussi bouchées. Les forêts de Faust sont denses au-dessus de troncs bien alignés, les colonnes des bâtiments soutiennent des masses compactes, la ville regorge d’arcades, de passages couverts, de tunnels, de murs de pierre semblant se rabattre sur les habitants. De plus, toutes les lignes de fuite, Sokourov peut les tordre par déformation de l’image. Les corps, les objets, les structures sont étirés pour mieux être courbés. En fait, tout, dans Faust, est recouvrement. Des décors intérieurs qui privilégient les amas à la bande sonore dans laquelle se superposent bruits, dialogues et musiques pour obtenir un bourdonnement continu, pesant à son tour comme une épaisse couverture.

    Ce maillage très serré rend l’approche difficile et les premières minutes éprouvantes car loin de donner naissance à une œuvre figée, le cinéaste en propose une qui n’est, au contraire, que mouvement et action (l’un des mots récurrents du dialogue), cela jusqu’à l’agitation et la confusion, dans une ville et un temps qu’il n’est pas facile de déterminer. Le film, rapidement, prend la forme d’un échange entre le docteur Faust et l’usurier, instrument du diable. Un échange en marche permanente, où les deux se cognent régulièrement entre eux et aux autres dans les ruelles ou les tavernes. A la profusion de gestes, s’ajoutent les sautes dans les plans, les mouvements de caméra et le fait que les dialogues s’entassent eux aussi en feuillets, le principal, servant de fil directeur, semblant d’un seul tenant alors que différentes actions se succèdent pourtant en différents lieux arpentés.

    Certainement, ce Faust peut paraître épuisant à bien des égards mais il se renouvelle sans cesse, puisant ses nouvelles énergies on ne sait trop où, et, grâce peut-être à son resserrement narratif central, continue de tenir autant par le col que par les yeux. Sokourov ne lâche rien et secoue. Il mêle indistinctement grotesque et sublime. Il fait s’entrechoquer les corps, ses personnages se collant tout le temps, se reniflant, comme attirés naturellement. Ils peuvent se mettre littéralement les uns sur les autres pour s’entasser, se recouvrir, eux aussi, tels des animaux certes dotés du verbe mais peinant à l’utiliser comme tremplin pour s’élever au-dessus de ces singes, ces porcs, ces cigognes qui les entourent.

    Tous les corps ploient, même les plus purs, celui de Margarete n'y échappant pas. Ils ont une tendance à l’inclinaison, à la retombée. Comme l'environnement, les corps des autres ont leur poids, mais leur simple présence à distance, leurs simples regards pèsent aussi. Où qu’il se rende, le docteur Faust n’est jamais seul. Toujours une oreille indiscrète, une intrusion inattendue, une rencontre non désirée se signalent. Ainsi, l’intimité avec Margarete est impossible.

    Il faut se rendre à l’évidence, ici, tous sont des oppresseurs et tous sont en affaire avec le diable. On ne s’en sort pas et Faust a beau parcourir des kilomètres à pied dans sa ville ou dans la forêt qui l’entoure, il ne fait que tourner en rond. Cette ville, d’ailleurs, ressemble à un labyrinthe. Telle qu’elle est vue par l’œil de Sokourov, elle ne semble pas avoir de réalité géographique stable. Pour Faust, il faudra donc effectuer une ultime ascension, afin qu’il se défasse de l’emprise de l’usurier dans un final enfin vertical, dégagé sans doute, mais conduisant peut-être aussi au néant.

    Faust, film dense, mystérieux, fantastique par touches plutôt que par genre, est riche d'images hallucinantes. Et comme cela fut plutôt rare en cette année cinéma 2012...

     

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    faust00.jpgFAUST

    d'Alexandre Sokourov

    (Russie / 140 min / 2011)

  • Au-delà des collines

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    Mungiu est peut-être un cinéaste "à système" mais il n'empêche qu'à l'intérieur du sien les solutions narratives trouvées, les réactions des personnages, l'évolution de leur trajectoire et l'importance qui leur est accordée déjouent régulièrement les attentes. Ainsi, présenter Au-delà des collines en écrivant qu'Alina se rend dans une communauté de nonnes pour en repartir avec Voichita son amie et amoureuse et que cette tentative provoquera une dérive dramatique ne laisse présager aucun des tours que prendra à l'écran le récit.

    C'est l'histoire d'une privation de liberté qui est pourtant basée sur une série d'allers-retours entre le monastère sur la hauteur et la ville en contrebas. C'est la dénonciation d'un abus de pouvoir religieux qui laisse pourtant penser à de nombreux moments que les choix et les discours de tous possèdent leur fond de vérité et de lucidité. C'est le récit d'une tentative de libération où sont pourtant décrit avant tout des liens attachant deux filles l'une à l'autre et l'une des deux à Dieu.

    Le scénario de Mungiu est très habile à rendre la complexité d'un univers, l'intrication des courants le traversant, l'engrenage de sa violence, le choc que deux volontés peuvent produire lorsqu'elles ne coïncident pas exactement. La durée sur laquelle il est mis en image est en revanche longue à l'excès, la première partie, pure "installation", demandant beaucoup d'efforts, et la seconde se faisant beaucoup plus intense (on peut certes, selon l'humeur à la sortie de la projection, "effacer" l'ennui qui peut pointer pendant la première heure en décrétant que celle-ci est justifiée par la seconde et qu'elle contient en germe, par la mise en scène d'apparence simple mais assez anxiogène de Mungiu, l'emballement de la suite).

    Cristian Mungiu est un cinéaste désireux de travailler sur le réel mais également de lui donner une forme, de le rendre plus fort, plus clair, plus intelligible. Cela l'entraîne à dire quelques vérités qui ne sont pas toujours agréables à entendre, pas toujours correctes, ici sur la religion et ce qui lui fait face, la laïcité déshumanisée. Que les positions morales dénotent, voilà plutôt une bonne chose dans un cinéma moderne univoque. Mais la façon dont elles sont véhiculées n'est pas toujours convaincante dans ce film-là. Dans les plans-séquences, figure sur laquelle Mungiu fait reposer tout son édifice cinématographique, entrent parfois trop de dialogues signifiants servant de bascule ou de discours, comme semblent trop bien distribuées les phrases dans les scènes de groupes. Toujours est-on là, sans doute, dans un besoin de mise en ordre du magma réel, mise en ordre qui doit cependant préserver une illusion réaliste, et Mungiu paraît alors légèrement coincé entre les effets de son cadre rigoureux et ceux de sa caméra portée.

    On sent le cinéaste conscient de tout cela et on le voit naviguer. Quand il cadre Voichita tout à coup seule de face alors que tous les autres sont au premier plan de dos, on voit le coup de force formel, mais on réalise peu après que la fille n'est au final pas vraiment devenue "contre", qu'elle ne s'est pas vraiment placée "en-dehors". Autre exemple : le supplice infligé dans la dernière partie ressemble à celui d'une "mise en croix" mais cette figure n'est jamais montrée en plan large.

    Il y a ainsi dans Au-delà des collines des débordements contenus qui empêchent le film, malgré la forte impression laissée par sa seconde moitié et malgré la volonté affichée de son auteur à pousser le spectateur à la réflexion, d'accéder à la même réussite que 4 mois, 3 semaines, 2 jours.

     

    ****

    audeladescollines00.jpgAU-DELÀ DES COLLINES (Dupa dealuri)

    de Cristian Mungiu

    (Roumanie - France - Belgique / 150 min / 2012)