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2010s - Page 5

  • Gimme Danger (Jim Jarmusch, 2016)

    Les Stooges par les Stooges

     **

    Que Jim Jarmusch réalise un film à la gloire d’Iggy Pop & The Stooges, voilà qui était à la fois logique et excitant : l’un des princes du cinéma indépendant allait nous raconter en sons et en images l’épopée d’un groupe de rock mythique, dont le leader était apparu dans Dead Man (1995) et Coffee and cigarettes (2003). Or, dans ce « rockumentaire » hyper-classique, si l’on retrouve bien les Stooges, nous avons du mal à dénicher Jarmusch, qui s’est lancé dans l’aventure en fan absolu se mettant au service de ses idoles jusqu’à s’effacer entièrement.

    Intéressant d’un bout à l’autre, Gimme Danger se révèle tout de même assez impersonnel dans sa forme. Cette sagesse peut ne pas gêner le spectateur mais elle aurait dû calmer quelques ardeurs au moment de la sortie du film en salles en février dernier (après sa présentation à Cannes en 2016). L’irrésistible et galvanisant souffle rock’n’roll, il vient des personnalités et des archives mais certainement pas du traitement cinématographique. Si brillant soit-il, le montage n’évite pas l’habituel saucissonnage des témoignages, entre séquences et photos d’époque. Les archives sur les Stooges sont d’ailleurs très peu nombreuses, le groupe ayant flambé de la fin 1967 au début 1974, en trois albums foudroyants et plusieurs concerts chaotiques de légende. Jarmusch est donc continuellement revenu aux mêmes sources rares, les triturant à sa guise, les recouvrant de pistes sonores ne leur appartenant pas, etc.

    Cette volonté didactique l’a également poussé à illustrer de manière littérale de nombreux propos tenus par les membres du groupe, à l’aide de vieux films de cinéma, d’actualités d’époque, d’animations sommaires et de simples images semblant tirées d’anonymes banques de données. Quand Iggy Pop explique son exhibitionnisme par son goût enfantin pour les films de pharaons, Yul Brynner déboule en Égyptien torse nu. Quand il compare le jeu de son guitariste à l’activité d’un chien policier renifleur, un chien policier renifleur est à l’image. Et ainsi de suite… Sans nier l’aspect ludique, on peut estimer que Jarmusch ne s’est pas spécialement torturé l’esprit pour surmonter le déficit d’archives. Il ne manque pas non plus le texte introductif sans nuances présentant le groupe comme cible des critiques unanimement dégoûtés en 1973 et reconnu comme majeur 40 ans plus tard. En bonus, deux scènes coupées aident à saisir mieux encore, par contraste, les choix relativement conventionnels du cinéaste, deux scènes dont la longueur est ici préservée : la captation assez récente d’une version du morceau Shake Appeal en concert et une balade, au rythme de travellings automobiles, dans les rues de Ann Arbor, ville d’origine des Stooges, moment pour le coup éminemment jarmuschien.

    Mais l’essentiel, donc, est d’écouter les membres du groupe jouer et parler, Iggy Pop en tête. Loin de l’animal qu’il peut devenir une fois propulsé sur scène, celui-ci régale par sa parole claire, lucide et généreuse (envers ses modèles, ses « découvreurs » ou ses camarades musiciens au sein d’un groupe dont il détaille le fonctionnement « communiste » qui le caractérisait à l’époque). Ni lui ni les autres n’éludent les principaux problèmes ayant abouti à l’explosion des Stooges en 1973-1974 : drogues à gogo, provocations jusqu’à l’épuisement, tendance à l’autodestruction, opposition farouche à toute professionnalisation… Tout juste s’étonne-t-on d’entendre si peu parler de sexe et de rapport à l’argent.

    Difficile d’imaginer parcours plus « Rock’n’Roll » que celui des Stooges. Rage de jeunes paumés, trainée de poudre musicale, géniales intuitions, excès en tous genres et fin abrupte, tout y est. Se plonger dans cette histoire n’en reste pas moins passionnant. L’évocation de la jeunesse et des débuts d’Iggy Pop, par exemple, vient nous rappeler qu’il n’a pas débarqué au sein des Stooges vierge de toute expérience musicale mais bien armé d’une solide pratique, acquise au collège puis au contact de la communauté noire de Chicago. Le film situe parfaitement le contexte du Detroit de la fin des années 1960 et le climat social et politique, dont le groupe va constamment chercher à se libérer par de violentes provocations scéniques (tiens, une croix gammée…), quitte à passer pour des bons à rien nihilistes ou à énerver le « groupe frère » des MC5, bien plus engagé.

    C’est sur le versant le plus directement artistique que l’on trouve les moments les plus profitables du documentaire. La gestation des trois albums mythiques est très bien expliquée par les intervenants, disques enregistrés dans trois villes différentes (The Stooges en 1969 à New York, Fun House en 1970 à Los Angeles et Raw Power en 1973 à Londres) et ayant chacun leur spécificité, leur manière particulière de vriller les tympans. La puissance qui s’en dégage passe par la voix et le corps d’Iggy Pop, fameux, ainsi que les déflagrations produites par les instruments de ses acolytes. La musique des Stooges garde un côté irrécupérable (faîtes écouter jusqu’au bout Raw Power autour de vous et comptez les grimaces, même parmi ceux disant bien aimer Iggy Pop). La popularité ultérieure de son leader n’a pas rendu ce rock abrasif plus aimable (sa carrière solo n’est, fort justement, pas évoquée) et les reformations qui se sont suivies à partir du début des années 2000 ne l’ont pas gâché, les concerts donnés étant assez mémorables (deux nouveaux albums sont même sortis, jamais cités ici, et pour cause : qui les a vraiment écoutés ?).

    Gimme Danger est arrivé juste à temps. Aujourd’hui, le groupe n’existe plus. Trois des quatre membres originels sont morts (dont les frères Ron et Scott Asheton que Jarmusch a tout de même pu faire apparaître dans son film) et ne restent plus que James Williamson, qui prit la guitare en 1970, et Iggy Pop. Iggy magnifique devant la caméra de son ami cinéaste, comme sur scène, puisant son énergie on ne sait où. Malgré le côté « routinier » des concerts des années 2000 et 2010, « l’Iguane » y teste toujours ses limites physiques et se frotte toujours, littéralement, à un public par définition imprévisible. « Gimme Danger » : il peut toujours utiliser l’expression sans qu’on lui conteste. En revanche, chez Jarmusch, l’audace se niche le long de la ligne fictionnelle allant de Permanent Vacation à Paterson plutôt que dans ses documentaires d’admirateur : Year of the Horse, consacré en 1997 à une autre icône rock, Neil Young, également liée viscéralement à un groupe, le Crazy Horse, était de même facture que ce Gimme Danger qui doit tout à son passionnant sujet.

    (Novembre 2017 - Chronique DVD pour les Fiches du Cinéma)

  • Les Siffleurs (Corneliu Porumboiu, 2019)

    ***
    Comme ce nouveau Porumboiu est d'une apparence plus ambitieuse et plus riche que tous ses précédents, l'écart entre le point de départ et le résultat à la sortie de la projection est un peu diminué et l'impression habituelle que le cinéaste reussit des prodiges narratifs et esthétiques à partir de rien est atténuée. Si l'un des éléments scénaristiques assure une part d'originalité (le déplacement sur l'île de La Gomera et l'acquisition de la langue sifflée dans le cadre du banditisme), le film se cale clairement dans le registre du polar, branche post-moderne. L'élégance et l'aspect ludique du cinéma de Porumboiu permet de profiter de références évidentes sans que celles-ci écrasent ou alourdissent. Parfaitement intégrées, sans la ramener, elles peuvent même être difficilement qualifiées de "clin d'œil". Le montage (parfois brutal en fin de séquence), l'art de la surprise (les personnages qui prennent une importance insoupçonnée), la présence éternelle de Vlad Ivanov concourrent au plaisir pris devant un film qui, à nouveau, fonctionne en suivant deux lignes en même temps, celle du récit pur et celle de la réflexion sur la façon de raconter une ou des histoires. 

  • It Must Be Heaven (Elia Suleiman, 2019)

    *
    Très deçu par le seul Suleiman de la décennie. La série de tableaux burlesques ne parvient pas à se transformer en récit, balançant au fil d'un humour plutôt désuet et ne parvenant que très rarement à s'élever au-dessus du cliché parisien ou new-yorkais malgré la volonté d'apparaître décalé et poétique. Surtout, Suleiman fait obstacle par son omniprésence à l'écran. On voit en effet autant l'observateur que les lieux et les gens observés, en champs contre-champs systématiques et vite embarrassants (le montage ne parvient pas à écarter l'acteur-réalisateur du flux du film plus de 10 secondes). Ceux-ci produisent l'impression d'un faux retrait, d'un faux slow burn et d'une vraie facilité (même si elle repose sur une apparente absence de réaction) dans la recherche du comique (j'ajoute sur ce plan l'artifice toujours agaçant à mon avis du personnage restant muet d'un bout à l'autre, sans raison). Suleiman fait tous les efforts pour rester keatonement impassible mais en insistant autant pour nous montrer qu'il observe, il me semble finalement moins nous aider à mieux regarder le monde que nous imposer sa façon à lui de le voir. 

  • Star Wars : L'ascension de Skywalker (J. J. Abrams, 2019)

    °
    Abrams aura donc échoué à rendre la saga enfin intéressante après avoir pourtant créé quelques espoirs au moment du 7ème épisode. Il aura préféré la routine et la redite au fil des deux suivants, que l'on espère vraiment les derniers pour de bon (au moins que l'on ne nous parle plus de trilogie événementielle et que l'on laisse tout ça se diluer dans les produits dérivés). Car il y a là encore moins de qualités esthétiques (le combat en bord de mer déchaînée, et encore...), encore moins de risques scénaristiques (l'abus de fausses disparitions et de retournements de situations téléphonés affligent), encore moins d'émotion (suscitée à peu de frais, sinon numériques, par les retours des vieux et des morts).

  • Les Misérables (Ladj Ly, 2019)

    ***
    Dès l'introduction, avec ces scènes de liesse rendues très fortes par le montage et le mixage, le film réussit à balayer la question du "comment c'est fait", du "comment ça se relie exactement à la réalité". Ainsi, le récit est vif sans paraître artificiel, le spectre est large sans passer par le caricatural, les éléments du contemporain (drone, portables...) sont intégrés assez harmonieusement pour ne pas se faire ostentatoires, le style de filmage est tonique sans être jamais tapageur ni même conventionnellement tendu. Ladj Ly a tenu à un traitement égalitaire pour l'ensemble de ses personnages, qui ont, comme on dit, "tous leurs raisons", leurs excuses. Ce n'en est pas moins dramatique. Et même, par rapport notamment à La Haine, qui possède de nombreux points communs (un plaisir de faire du cinéma mêlé à une volonté d'alerte), ces Misérables m'ont laissé dans un état proche de l'abattement, tel que je l'avais rarement, voire jamais, ressenti à la sortie d'une séance.

  • J'accuse (Roman Polanski, 2019)

    *
    L'affaire Dreyfus empaquetée par Polanski, avec une pléiade de vedettes françaises, jusque dans les seconds rôles. C'est réalisé avec soin, dans une grisaille qui n'est plus guère, maintenant, signe d'audace dans ce domaine du film historique. Bien que le final, notamment, rejette l'idée de spectaculaire comme celle d'émotion facile, l'ensemble est traité comme un thriller d'époque et subit l'effet de grossissement et de simplification propre à la fiction, ici via les figures de styles paranoïaques habituelles du cinéaste, sans nouveauté (doute, solitude, angoisse d'être suivi, persécuté...). Après une première moitié intéressante, ça patine sévère, sans passion, en suivant le cheminement parfaitement balisé et convenu du personnage principal en confrontation avec son affligeante hiérarchie militaire.

  • Happy End (Michael Haneke, 2017)

    ***
    La bonne surprise avec le meilleur Haneke depuis Caché. Déjà en proposant une narration puzzle, avec pièces manquantes, il accroche. Avec ses coupes brutales, il fait tomber des pans entiers dans ses ellipses ou retarde considérablement les explications sur telle scène. Imprévisible, le film paraît ainsi beaucoup moins contraignant, malgré la rigueur du cadre toujours aussi sensible. Une autre raison est le ton utilisé. Chaque moment semble habité par une ironie dévastatrice et jubilatoire (prise en charge par des acteurs parfaits, de Trintignant à Kassovitz, Huppert et les autres). On sent en fait que Haneke s'amuse, malgré les choses horribles ou désespérées qu'il évoque. De plus, les objets et médias contemporains sont remarquablement intégrés, à la fois au récit et à l'esthétique. Enfin, le film a un vrai poids de réel, grâce notamment à ses plans de rue, de quartier, qui baignent dans une ambiance sonore extraordinairement rendue.

  • Alice et le maire (Nicolas Pariser, 2019)

    ***
    C'est d'abord un beau film de conversations, où même les dialogues complexes ou référencés sont rendus clairs sans paraître simplifiés par le passage à travers la fiction, cela grâce aux excellents interprètes, à la précision de l'écriture, à la façon dont ils mettent en mots des réflexions et parfois des confrontations de points de vue. Équilibrés, ils sont à l'image de la mise en scène qui fait se succéder des rythmes, des ambiances, des lumières différentes (belles séquences de pénombre, à la mairie ou dans les appartements, avec en point d'orgue, celle de l'opéra, centrée sur le visage d'Alice et presque dirigée par ses regards). Les décors et la stature de Luchini assurent la crédibilité nécessaire, tandis que la base scenaristique classique de la présentation d'un milieu à travers les yeux d'une novice le découvrant avec nous, n'empêche aucunement le film de trouver son autonomie, sa propre narration, et de provoquer une singulière émotion. Se tenant à mille lieux de ces mises en scène immersives tarte-à-la-crème que l'on trouve maintenant un peu partout dès qu'il s'agit de pénétrer dans un univers particulier, Nicolas Pariser exprime très clairement des idées, fait sentir exactement là où les liens se sont défaits, et, sans se faire trop facilement alarmiste, va vraiment au cœur de son sujet, la politique aujourd'hui. L'émotion s'en trouve redoublée. Logiquement, elle tient d'abord à ce qui émane des personnages à l'écran, mais elle nous prend ensuite par surprise, ce qui est exposé là nous poussant tout simplement à penser à nous, à nous poser la question : comment nous positionnons-nous dans le marasme actuel ?

  • Joker (Todd Phillips, 2019)

    ***
    Film qui déjoue constamment les attentes, qui décrit patiemment ce qui se joue avant l'explosion et qui se tient très bien en équilibre sur une corde difficile, celle du malaise. Malaise du personnage et des situations qu'il provoque, étant toujours à contretemps. L'œuvre est évidemment politique mais porte également sur l'art, le spectacle, l'image... Ce qui est étonnant, c'est la façon dont Phillips a réussi à mêler les ingrédients en restant cohérent, sans simplifier ni verser dans le spectaculaire vain. Finalement, son film raccorde moins avec l'univers de Batman qu'avec le cinéma new-yorkais violent des années 70-80, sans pour autant se laisser dépasser par ses références. Phoenix est bien sûr au top et j'ai mis 2 heures à reconnaître De Niro. 

  • Un jour de pluie à New York (Woody Allen, 2019)

    ***
    Énième réactualisation de l'univers allénien mais la plus réussie depuis des années (depuis la période "européenne"?). Le plaisir vient de l'écriture, de l'interprétation attachante (Elle Fanning offre le dialogue alcoolisé le plus délicieux vu depuis longtemps) et des petites surprises délivrées régulièrement et alternativement par le scénario, le cadrage et le montage. Allen parvient à nous intéresser une nouvelle fois à ces personnages privilégiés attirés par la marge, notamment grâce à sa capacité à fabriquer de véritables machines à fiction(s). On s'amuse beaucoup à y mesurer l'écart entre la "vraie vie" et la fiction rêvée, où l'amour, comme l'argent, tombe du ciel. Le temps court de l'histoire donne sa vigueur au film et le développement parallèle de deux "franchissements de miroir" (vivre la vie de ses idoles et recréer un amour d'adolescence) assure sa cohérence.