2010s - Page 8
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Les Garçons sauvages (Bertrand Mandico, 2018)
***Envoûtante expérimentation menée à l'échelle d'un long métrage. Le parti pris anti-naturaliste, évident dès les premiers plans, facilite le plongeon dans toutes ces visions hallucinées et aux mille inspirations (la majorité nous renvoie vers le cinéma des années 20/30, avec force et beauté, notamment grâce au noir et blanc). Souvent dans ce type d'entreprise la distanciation naît de l'épuration, ici elle passe par la profusion, la surcharge. Aucun plan ne paraît "vide". Mais comme il parvient étonnamment à donner forme à un monde cohérent à partir de bribes et d'influences multiples, Mandico réussit à ne pas nous lâcher dans cette distance grâce au recours au conte, qui englobe tout le récit (cet attachement est moins fort dans son court Ultra Pulpe). S'il peut sembler ainsi intemporel voire même daté dans ses effets, le film retrouve le contemporain par sa dimension sexuelle, son mouvement transgenre vers le féminin. Faire interpréter dès le début les personnages de garçons par les actrices est d'ailleurs une idée lumineuse, nous délestant d'un éventuel malaise en rajoutant un "jeu" supplémentaire avec le réel. Pas seulement une série de "visions" donc (ce n'est pas le Jean Rollin d'aujourd'hui) mais un tout, inégal et provocant, troublant et accueillant. -
Une affaire de famille (Hirokazu Kore-eda, 2018)
**Joli, comme d'habitude avec Kore-eda. C'est un film de bienveillance, attaché à des gens mis à la marge et s'en accommodant comme ils peuvent. Mise en scène sensible et attentionnée, réussissant bien à poser la situation de départ, notamment en rendant le confinement, moins affirmée ensuite, lorsqu'il faut saisir les enjeux. Kore-eda, qui donne d'abord à voir l'évolution d'une étrange famille pour ensuite la défaire en éclaircissant tous les liens la constituant, reste toujours entre-deux, entre observation et dramatisation. -
Les Minions (Pierre Coffin & Kyle Balda, 2015)
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Moi, moche et méchant m'avait tellement ennuyé que je redoutais de voir ce dérivé. Or il s'avère très plaisant et même franchement drôle par moments. L'idée de base tient en quelques mots (les Minions se cherchent un méchant à servir) ? Tant mieux, cela permet d'enchaîner les gags à toute allure, sans se soucier de délivrer une leçon de morale et sans s'essouffler à étoffer conventionnellement des personnages, tout en restant dans le cadre familial. On passe ainsi, en mode course poursuite burlesque sans queue ni tête, de l'Amérique à l'Angleterre, sans réfléchir mais en se marrant. Les auteurs ont également bien fait de situer leur histoire dans les années 60 : on bénéficie d'une bande son extra, alignant les tubes pop-rock de l'époque, ce qui nous évite toute soupe contemporaine. -
Sobriété musicale
Une scène de Ma vie avec Liberace repose sur la conversation que le personnage de Matt Damon mène avec la mère de l'excentrique pianiste dont il partage alors l'intimité. Le vieille dame livre une confidence : elle aurait dû donner vie à des jumeaux mais l'un étant un gros bébé de près de six kilos, l'autre ne survécut pas. Au moment où les mots s'échappent, nous nous sentons glisser sur le chemin balisé de la caractérisation psychologisante à base de vampirisme d'un personnage hors norme attirant vers lui les jeunes gens ambitieux. Or, on s'aperçoit vite que Soderbergh fait parler son actrice comme si l'information n'avait pas d'importance particulière. Elle la donne d'ailleurs sans cesser un instant de jouer à la machine à sous installée dans le salon. Mieux encore, le cinéaste termine la séquence sur un gag nous relançant vers un tout autre sujet. L'allusion en reste une, nul besoin d'insister.
En refusant d'ajouter l'excès de l'esthétique et de la narration à celui du sujet, Steven Soderbergh a pris une sage décision (imaginez l'horreur que tout cela aurait donné entre les mains d'un Paolo Sorrentino). L'apparence toute classique de la mise en scène sert parfaitement le film en permettant notamment de ne pas perdre de vue la trace de l'humanité sous le clinquant, le vernis, le bariolé de la surface. Le récit se suit sans détour et sans sauts arrières, ce qui évite de subir un alourdissement psychologique. Par ailleurs, de ces hommes-monstres, Soderbergh se garde de brosser des portraits à charge, atteignant ainsi, de manière inattendue, une émotion réelle. Ce résultat gratifiant est aussi obtenu parce qu'il ne fait jamais clairement la part entre manipulation par le "maître" et attachement véritable, utilisation cynique et amour sincère. Tout coexiste toujours.
Autre qualité nécessaire pour mener à bien ce type d'entreprise, spectacle sur le spectacle : la fluidité. D'emblée, le rythme est trouvé, relances et pauses, inserts saisissants et longs plans d'échanges dialogués étant organisés avec tact. Quand la baisse de tension menace, Soderbergh accélère légèrement, en faisant par exemple démarrer la bande son avant l'image, des fins de plans s'offrant alors à nos yeux avec une ambiance sonore qui ne leur appartient pas mais qui anticipe sur la coupe. Sur le plan de la pulsation interne, le premier concert, occasion de la première rencontre du jeune Scott Thorson avec le phénomène Liberace, est un modèle du genre. La jubilation du personnage est celle du spectateur, les rythmes s'accordent grâce aux mouvements de la caméra dans la salle et sur la scène, à l'alternance très efficace des échelles de plans, à la façon de poser en une poignée de minutes figures et thèmes (le public essentiellement féminin, le refoulement de l'homosexualité). La musicalité dont fait preuve le performer se confond avec celle du cinéaste qui nous fait, en retour, apprécier la première, une fois encore contre toute attente.
Difficile de suivre ceux qui se plaignent d'une pauvreté de style chez Soderbergh (et qui, souvent, ne supportent pas non plus quand les signatures d'auteurs apparaissent trop dans leurs films). Nous étions prévenu dès le début (dès la succession Sexe, mensonges et vidéo, Kafka, King of the hill...) : avec lui il faut (il fallait ?) juste avancer film par film.
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Au flux et reflux des marées
D'accord, la première demi-heure de La Vie d'Adèle n'est qu'une mise en place. Si, déjà, l'accumulation de moments sonnent justes, l'emballement tarde quelque peu. Mais l'inquiétude ne pointe pas puisque l'on sait que le film va s'étendre et travailler sur la longueur, qu'Abdellatif Kechiche en a forcément pensé le mouvement en fonction de ces trois heures de projection. Et effectivement, ces premières scènes, en un sens uniquement de situation, s'avèrent nécessaires pour que l'on sente, en un instant, la poussée du décollage, que l'on ait conscience de prendre le dernier virage avant la longue série d'ascensions.
Ce moment est celui du baiser échangé dans un escalier du lycée, coup de théâtre mais aussi brusque changement de braquet, élévation de l'intensité dans l'effort. A partir de là, le film décolle, et nous, on colle à Adèle, au plus près de son trouble, de ses craintes et de ses désirs. En cyclisme, nous serions dans une étape de montagne où les cols se succèdent, mais passés à la mi-journée, le dernier étant situé assez loin de la ligne d'arrivée. C'est en effet au centre du film que l'on est plongé dans les séquences les plus denses : fête, sexe, liesse... La Vie d'Adèle est pensée en ces termes de montée et de descente, Kechiche faisant et tenant le pari que la tension et l'attention ne retomberont pas dans la dernière ligne droite.
Ce relief particulier est aussi une conséquence de la construction en deux volets dont le collage bord à bord provoque un effet de miroir. Chaque face réfléchit l'autre, la trajectoire d'Adèle se reflète. Montée et descente, naissance et mort d'un amour, mais aussi passage de l'étudiante à l'enseignante, symétrie d'aventures avec deux hommes. En décentrant l'axe des miroirs, on observe en outre deux confrontations parentales, deux fêtes à la maison, deux expositions... Autre opposition, ou écart, celui de l'âge des deux filles, faible mais rendu très sensible, ce qui n'est pas, au cinéma, si fréquent (on peut dire qu'ici la bouille d'Adèle suffit à prouver sa jeunesse).
L'opposition est aussi de classe, ce qui nous entraîne, en même temps que sur le terrain du réalisme, sur celui du social. Alors, Kechiche, cinéaste réaliste et social ? Sans doute, mais à sa manière. Disons qu'il s'y intéresse fortement mais autrement, qu'il en passe par là pour attraper autre chose au vol. La façon dont il s'approche de son Adèle impressionne. Il le fait d'abord ponctuellement, insérant ces plans qui en seraient presque, dans les premières minutes, gênants. Puis il l'enserre véritablement, la tient et ne la lâche plus. Dans la très belle séquence du premier échange au bar, le plan qui cadre Adèle littéralement cernée par les lesbiennes, signe magistralement cette emprise. Adèle est toute entière sur l'écran et ne s'éloignera pas avant l'ultime minute. Kechiche vient donc au plus près d'elle, de sa peau, de sa bouche. Un pas de plus et on ne verrait plus rien. Même si nous en avons vu d'autres, les scènes d'amour laissent penser que l'on ne peut pas aller plus loin sur ce plan. Impression faussée, peut-être, et qui sera éventuellement contredite dans quelques mois, qui sait ? Peu importe. En ces instants, on se trouve bien au cœur. Et Kechiche se tient sur la crête.
On le sait, il filme sa formidable actrice jusqu'à ce qu'il capte quelque chose de rare (je n'oublie pas Léa Seydoux, mais nous sommes bien dans La Vie d'Adèle : tout passe par elle). Il la met en "danger" et regarde. Face aux autres, Adèle (le personnage), semble désirante mais sur la défensive, en attente de quelque chose. Elle n'est pas inactive, au contraire, mais elle prend ce qui vient à elle, avec maladresse parfois, voracité toujours. Comme acculée, elle ne repousse pas, elle ingurgite, elle se nourrit de tout. Elle prend des baffes mais aussi des forces pour plus tard.
Dans tout ça, dans ce film qui est d'abord, rappelons-le après tout le monde, un grand film d'amour et un saisissant portrait de fille, le social est tour à tour présent (les descriptions sont nettes et précises) et évacué du cadre. Le regard n'est pas porté sur la société directement, il l'est sur Adèle, qui y est intégrée et qui s'y débat. Et quand la passion amoureuse devient le sujet unique du film, l'environnement ne devient plus qu'un fond, une toile qui ne doit pas distraire du spectacle de ces deux visages et de ces deux corps qui s'entremêlent. Dans la seconde partie, les séquences dans l'école maternelle frappent d'une part par la façon dont les collègues restent à l'arrière-plan et d'autre part par la teneur des plans réservés aux enfants, qui véhiculent d'abord le regard d'Adèle avant d'aider à notre compréhension par des liaisons narratives et un assemblage traditionnel. De la même manière, on remarquera que la (deuxième) scène de retrouvailles au café, qui débouche sur un jeu physique douloureux et sexuel, ne dispense pas, contre toute attente, de plan de réaction d'autres clients, pourtant bien présents.
Tout est donc soumis au flux et aux fluides d'Adèle (ceux sortant de ses yeux, de son nez, de sa bouche et de son sexe). Dans le film, devait alors forcément prendre place une séquence de baignade en mer, là où Adèle se laisse ballotter par les vagues. Le style cinématographique de Kechiche est là, dans ce flux et, surtout, ce reflux qui irriguent tous ses films, qui les caractérisent chacun, des détails à l'ensemble. Il suffit de penser à ces scènes d'engueulades qui, toujours, trouvent à se relancer, qui ne s'épuisent jamais au premier coup. Ces mouvements sous la surface provoquent aussi des remous (d'où le vertige qui nous prend dans les moments les plus incandescents), des superpositions de forces contraires. L'évidence de ces courants est la plus forte lorsque l'oralité est à l'honneur. La fête organisée par Adèle pour Emma et ses amis des Beaux-Arts constitue sans aucun doute, de ce point de vue, l'un des sommets de l'art de d'Abdellatif Kechiche. Porteuses de sens social, les paroles s'y croisent sans jamais coïncider. Cette disjonction est prolongée dans l'image par l'organisation de l'espace en tranches successives, le fond du plan ajoutant une dimension, une toile où est projeté Le Journal d'une fille perdue de Pabst et de Louise Brooks. Projection vivifiant encore le dispositif scénique et gratifiante pour le spectateur. Projection impudique, voire prétentieuse. Passons sans état d'âme : la puissance se dégageant, lorsqu'il est à son meilleur, du cinéma de cet homme-là est si rare par ici.
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Coupes franches
Devant Blue Jasmine, on commence par apprécier la façon dont sont traités les protagonistes, sans ménagement mais sans mépris, on commence par avancer par à-coups, on commence à préférer des scènes de-ci de-là. Woody Allen y pratique l'alternance en passant, sans s'embarrasser de transitions, d'une époque, celle de la splendeur sociale de Jasmine, à une autre, celle de son déclassement.
Ici, la vie ne se déroule pas en ruban, elle est ponctuée de coupes. Le but de Woody Allen me semble être, cette fois-ci, de montrer ces coupes franches et comment les gens s'en accommodent. Une large fracture scinde le cœur et l'esprit de l'héroïne mais la réussite du film est d'en disséminer d'autres, en de multiples endroits, plutôt que d'insister sur l'illustration de la principale. La fracture et l'opposition guident la mise en scène, ce qui apporte toute leur justification aux forts contrastes, aux vigoureuses querelles, aux chocs culturels et sociaux.
La coupe, certains personnages en répètent continuellement les effets, d'autres en tirent bénéfice, en profitent pour faire table rase du passé ou en font carrément un mode de vie au gré de leurs changements d'humeur et de leur instabilité affective. Jasmine, elle, s'y abîme. Sa faille personnelle provoque en elle une tectonique des temps, l'un, passé, finissant par recouvrir l'autre, présent, à son insu.
Sur le plan narratif, la coupe franche rend imprévisible l'ordonnancement des flashbacks et incertaine la teneur de certains épisodes. Bien qu'étant très précis socialement et très actuel, le film se laisse glisser vers une petite étrangeté, le surgissement de plus en plus brutal des acteurs dans les plans leur donnant un aspect fantomatique, les coups de force du scénario prenant l'allure d'épreuves théâtrales. Dans l'image elle-même se poursuit ce travail, par l'usage du champ-contrechamp et celui du gros plan isolant. Les arrières-plans, flous ou trop idylliques, accusent alors le déséquilibre mental de Jasmine.
L'attachement aux personnages est une première condition pour trouver bon un Woody Allen. Celle qui en fait un très bon est l'inspiration d'une mise en scène appropriée à son sujet. Ces deux sont ici réunies.
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Transmission de pensées
De par son double statut de victime de la folie totalitaire et de cinéaste œuvrant à la résurgence de la mémoire, Rithy Panh était destiné à livrer un jour un film qui s'appuierait sur sa propre expérience et qui contiendrait son propre témoignage. L'Image manquante est ce film, magnifique essai de cinéma autobiographique qui, dans le même mouvement, bouleverse par son récit de l'horreur et stimule par sa réflexion sur les images et la mémoire.
Panh nous parle de la période khmère telle qu'il l'a vécue de 1975 à 1979, de 11 à 15 ans, celle où, ballotté d'un camp de travail à un autre, il a vu disparaître dans la boue cambodgienne toute sa famille. Histoire forte mais racontée sans aucun pathos, y compris lorsqu'il s'agit d'évoquer les moments les plus douloureux. Histoire, surtout, que le cinéaste tente de mettre en forme.
Entendons le verbe tenter non comme l'annonce d'un échec quelconque mais comme le signe d'une recherche, visible sur l'écran lui-même, au cours d'un film qui donne l'impression d'une réflexion en train de se faire, de se construire. Fréquemment d'ailleurs, reviennent des inserts sur des mains d'artisans façonnant les figures de terre destinées à illustrer le récit de l'auteur. Ces intermèdes sont mieux que de simples occasions de pause, ils servent à montrer qu'un travail est en cours.
La dictature khmère est un trou historique. L'extermination qu'elle a opéré n'est pas sans preuve mais elle est sans image. Les khmers ayant été jusqu'à détruire aussi celles d'avant dans leur fièvre inouïe de table rase du passé, l'image cinématographique cambodgienne n'est plus. Il ne subsiste que de fragiles fragments, essentiellement tirés de la propagande au service de Pol Pot et de l'Angkar, son organisation.
Privé de ce type de documents ou réduit à en insérer des bribes qui de toute façon, inévitablement, ne disent pas la vérité (un seul, exhumé ici, semble la dire très brièvement), Rithy Panh doit bâtir son œuvre sur autre chose et en passer donc par la représentation pour évoquer son périple. Son choix s'est porté sur l'utilisation de figurines et de décors fabriqués, placés sur des petits plateaux. Ce matériau est aussi rudimentaire qu'il est filmé avec simplicité. Les mouvements de caméra sont discrets, l'animation n'est pas recherchée, la force du tableau immobile se suffit à elle-même. Cette fixité permet de situer clairement les choses tout en laissant le spectateur se concentrer sur le texte et la voix qui le porte. Elle permet d'ancrer dans une réalité tout en s'en affranchissant, notamment par l'apport d'une dimension onirique.
Pour la victime qui cherche à survivre, l'important est de préserver un noyau dur de liberté dans son esprit compressé. Le maintien de ce petit espace justifie le recours, dans le film, à quelques envolées irréelles, rendues possibles par le choix de représentation. Formidablement, Rithy Panh suit la chronologie des cinq terribles années qu'il passa alors mais laisse aussi par endroits flotter le temps, ce qui lui sert à rendre parfaitement ce sentiment de répétition sans avenir, cette abolition de toute perspective qu'impose le système concentrationnaire.
Cette recherche du "comment transmettre" fait le prix et la beauté ultimes de L'Image manquante. La juxtaposition d'images différentes, leur projection, leur fusion parfois, qu'elles soient d'archives, qu'elles montrent des figurines ou qu'elles soient tournées, comme volées, au présent, tout ce travail porte ces beaux fruits. Ce dernier type d'images, les plus rares, ne sont pas, par ailleurs, les moins émouvantes : des vagues qui s'abattent sur nous une à une et sans répit, des doigts qui extirpent de minuscules grains de riz, des pieds nus d'enfant qui avancent sur la terre sèche... C'est l'équivalence d'une sensation précise que Rithy Panh recherche dans ces instants. C'est aussi pour lui, l'une des manières de se rapprocher le plus près possible d'une réalité dont la représentation frontale est impensable, impossible. Conscient de cette impossibilité, il a alors inventé ces biais fertiles et fait remonter très puissamment son passé, sa mémoire et sa pensée artistique.
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Une Nouvelle très Vague
L'acteur est un sujet qui m'intéresse généralement assez peu. En réaction peut-être à l'époque de mon adolescence, quand presque tout le cinéma me semblait passer par le charisme de quelques actrices et acteurs suivis le long de leur carrière quels que soient les titres et les réalisateurs, je ne parviens plus vraiment à extraire ce facteur humain des images sur l'écran. D'ailleurs, je ne vois plus depuis longtemps un film "pour" un acteur. S'il m'est arrivé ici ou ailleurs de tenter de décrire l'effet produit sur moi par une interprétation admirable, j'aurais toutes les peines du monde à m'étendre longuement sur le sujet.
En conséquence, je rechigne toujours à dire ou à écrire : "J'adore celui-ci" ou "Je déteste celle-là". Par exemple, je me fiche pas mal de la star Léa Seydoux. Il se trouve simplement qu'elle est parvenue à m'intéresser, me toucher, me plaire, chez Benoit Jacquot et Ursula Meier. Il se trouve simplement que Les adieux à la reine et L'enfant d'en haut m'ont paru de bons films.
Mais il y en a une qui m'agace, c'est Greta Gerwig. Je ne l'aime pas. Enfin, je ne l'aime pas "pour le moment". Car je n'aime ni Damsels in distress de Whit Stillman ni Frances Ha de Noah Baumbach, deux films découverts ces derniers temps à quelques jours d'intervalle.
Dans l'un comme dans l'autre, la grande affaire serait, nous dit-on, "le corps burlesque" de Greta (et éventuellement de ses partenaires). Greta est danseuse, elle a de grandes jambes et une démarche de "mec bizarre". Et en effet, il lui arrive de tomber et de secouer étrangement les bras à mi-hauteur sur les côtés, comme si elle voulait prendre son envol. C'est tout. Comme il s'agit ici de deux comédies, vous pensiez que nous parlerions de Blake Edwards ou de Jerry lewis ? Non, non. Au niveau du burlesque, nous avons déjà fait le tour.
Sur les plans esthétique et visuel, Damsels in distress et Frances Ha n'ont pas grand chose à nous apporter, malgré les couleurs chatoyantes de l'un et le noir et blanc mignon de l'autre. Ce sont essentiellement des œuvrettes verbales, verbeuses, bavardes, dans lesquelles les gens parlent pour ne rien dire en accumulant les décalages, les litotes et les sentences teintées d'absurde. Ne s'exprimant jamais au premier degré, ils manquent toujours de nous toucher et de nous attacher.
Faire apprécier des personnages décalés, voilà une tâche difficile. Et si ce décalage tient lieu de principe de mise en scène, l'exclusion totale du spectateur est le risque encouru. L'agacement pointe rapidement devant ces deux comédies à la fantaisie mollassone et au déficit comique certain, devant ces minauderies artistiques, devant cette gentillesse, devant cette politesse à peine perturbée par quelques saillies verbales graveleuses (autour de la sodomie chez Stillman, du 69 ou de l'homosexualité chez Baumbach) dans une volonté de contre-pied venant quinze ans après les petits dérapages des films de Woody Allen sur les prostituées ou la fellation (Harry dans tous ses états, Maudite Aphrodite...).
Woody Allen, c'est un peu celui que l'on ne nomme pas dans ces deux films. Référence devenue trop ringarde sans doute. Pourtant, bien des choses renvoient vers son œuvre et poussent finalement à la réévaluer à la hausse, jusqu'à ses films les moins intéressants. Chez Allen au moins, la plupart du temps, le récit se tient, va au-delà d'un assemblage de vignettes, ne compte pas seulement sur la couverture musicale pour trouver son homogénéité et son rythme.
Plutôt qu'Allen, Stillman et Baumbach préfèrent citer directement Truffaut. Littéralement obsédés par la Nouvelle Vague, ils veulent en retrouver l'insolence et la liberté. Malheureusement, ils n'en récupèrent que l'habillage, l'apparence culturelle, pour transformer ce qu'ils filment en un contemporain vague, un faux présent en train, déjà, de passer. Ainsi, à côté des références aux anciens jeunes turcs français, abondent dans leurs films les moqueries sur les comportements d'aujourd'hui, les rejets de la technologie, les refuges dans les plis douillets des partitions de Georges Delerue, les étagères remplies de disques 33 tours, les fringues vintages et les tournures de phrases désuètes.
Dans les années 80-90, Jarmusch, Hartley ou Carax payaient eux aussi leur dette envers la Nouvelle Vague mais ils n'en faisaient pas leur camp retranché, leur petite caserne arty à l'écart du monde. Dans Simple Men, pendant la séquence de danse en hommage à Godard, ce n'est pas un Madison que l'on entend, mais Sonic Youth. S'attachant à des jeunes gens, Stillman et Baumbach font en fait des films pour vieux cinéphiles.
Terminons avec Carax. Je le confesse : moi aussi, depuis un certain jour de 1986, j'ai pu me demander à l'occasion ce que cela donnerait si je filmais, depuis une voiture, ma copine en train de courir le long d'un trottoir, avec le Modern love de David Bowie à fond dans les oreilles. Mais c'était pour abandonner l'idée aussitôt. Baumbach, lui, l'a fait et l'a montré à tout le monde. Grand bien lui fasse...
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MEURTRIER, adjectif.
Avec Aurora, Cristi Puiu poursuit le travail entamé avec son extraordinaire Mort de Dante Lazarescu, et de façon plus radicale encore. Un travail d'étirement du temps de la fiction. Un travail de dilution de l'événement dans la continuité du réel. Mais parallèlement, par la durée excessive imposée, par le suivi opiniâtre d'un personnage principal que l'on peut donc, malgré sa banalité apparente, qualifier de héros, et enfin par le mouvement que celui-ci provoque ou dans lequel il est entraîné, le cinéaste donne aussi à voir de véritables odyssées modernes.
A partir d'un matériau brut, "documentaire" pourrait-on avancer (lieux sans attrait particulier, son direct, absence de musique, acteurs amateurs mêlés aux professionnels), le but de Cristi Puiu est de faire naître une fiction, un intérêt narratif, sans en passer par les codes du cinéma dominant, cette démarche se lestant ici d'une forte dimension morale en relation avec la représentation de l'acte meurtrier. Se tenant fermement à distance, usant des caches que le décor peut lui fournir, le cinéaste se garde bien de faire de la violence, inévitable, un spectacle dont on pourrait jouir. Il ne transforme pas non plus ce choix éthique en système esthétique contraignant, ni en tournure manipulatrice (la manière, disons hanekienne, de faire : "l'horreur, je montre bien que je ne la montre pas"). En effet, non seulement ce choix de mise en scène n'est pas systématique mais il se justifie au fur et à mesure que le sentiment de paranoïa ou d'élémentaire prudence (pendant et après les meurtres) est ainsi partagé. De plus, étant irriguée de toute part par les flux de réalité, les plans, le plus souvent longs jusqu'à faire séquence, ne tendent pas une clôture du sens, à l'établissement d'une vérité unique.
Si Aurora est si long (181 minutes), c'est notamment parce que l'on y voit le héros faire le double de chemin nécessaire : Cristi Puiu, non content de privilégier ce prosaïsme du style, choisit d'insister sur les hésitations, les tergiversations, les oublis, les vérifications, les retours sur ses pas, autant de manières de nous faire prendre conscience du trouble qui envahit le cerveau de son Viorel (personnage principal que, précision importante, Puiu interprète lui-même).
Le fleuve, tranquille en surface et tumultueux en profondeur, qu'est le film finit tout de même par dévoiler sur la longueur son organisation d'ensemble. Trois parties, d'égale durée, peuvent être distinguées. La première vaut pour une présentation du milieu et détaille les préparatifs de l'acte, la deuxième montre la réalisation, la troisième les conséquences immédiates. La première partie met à l'épreuve le spectateur impatient, la deuxième le sidère par sa sécheresse et le maintien d'une égalité de traitement, la troisième l'emporte vertigineusement. Rigoureux, en accord avec son projet, Cristi Puiu ne fait pas des meurtres l'acmé de son œuvre. Si ces scènes de violence en sont le pivot, elles n'en sont pas le pic. La dernière partie, celle de l'après est la plus dense et la plus impressionnante. C'est dans celle-ci que Viorel est le plus agissant, où il doit aller le plus à la rencontre d'autrui, où il prend à bras le corps son rapport aux autres. Le prix du film est là, venant au terme de l'effort, en ces moments de confrontations traités en long plans, époustouflants de tension.
Le final, qui rend Aurora assez proche de POLICIER, adjectif., autre film majeur du nouveau cinéma roumain, tient en une confession qui, bien sûr, dit les choses autrement, donne encore un autre son de cloche par rapport à ce qui s'est déroulé sous nos yeux. Le terrible mystère est irréductible, la nature humaine reste désespérément imprévisible et l'effroyable banalité ne préserve de rien.
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Retournements
Le long plan sur lequel se termine Le Passé (plan qui peut fonctionner comme antidote au poison cinématographique distillé par la scène de l’étouffement dans Amour, l’horreur de Haneke) s’attache aux gestes et déplacements de Tahar Rahim et s’articule en son centre autour d’un arrêt, d’une hésitation et d’un retour sur ses pas. Filmer une volte-face, un aller-retour, une entrée-sortie-rentrée, Asghar Farhadi s’y applique à plusieurs reprises. L’occurrence la plus nette se trouve dans ces ultimes minutes. Les autres sont plus discrètes, jamais forcées, toujours liées à un autre flux, celui de la parole, et leur valeur se révèle ainsi a posteriori, une fois cette dernière scène observée.
Ce qui est très beau dans Le Passé (ce passé qui fait se retourner), c’est que ces manières d’agir sont calquées sur le mouvement de la pensée de personnages qui reviennent souvent, dans la continuité des échanges, sur leurs propos les plus durs, s’excusant de les avoir libérés sans précaution. Ces excuses, et les changements de ton qu’elles impliquent, il est finalement rare de les rencontrer ainsi au cinéma, alors que leur présence est tout à fait "réaliste" dans le cadre de films où la parole se déploie largement et véhicule de forts enjeux dramatiques.
Des dialogues aux attitudes, concernant enfants ou adultes, l’ensemble sonne avec une étonnante justesse. C’est une surprise, presque un miracle, lorsque l’on sait que Farhadi n’avait jamais tourné en France et ne maîtrise pas notre langue. Qu’il soit parvenu à préserver le naturel de son précédent film sans céder le moindre terrain à l’exotisme est assez mystérieux. Le Passé n’a rien à envier à Une séparation. Le challenge de sa mise en œuvre était pourtant beaucoup plus relevé.
Dans l’un comme dans l’autre film, le récit progresse par effets d’entraînement et par suite de dévoilements. La découverte de secrets, c'est le péché mignon du réalisateur iranien. Forcément, plus Le Passé avance, plus il flirte avec l’idée de coup de force scénaristique. Plus l’heure du générique de fin approche, plus l’on craint que Farhadi ne fasse le tour d’écrou de trop. Mais il s’en sort toujours. Il s’en sort parce que les révélations, les retournements, les réorientations narratives ne bouclent les choses et ne font mine de les expliquer que pour mieux ouvrir sur de nouveaux gouffres. On pourrait dire que chaque personnage a toujours une bonne raison d’agir (d’avoir agi) de telle ou telle façon mais il ne s’agit pas d’exonérer facilement. Chacun peut mal se comporter à un moment donné, avoir la mauvaise réaction (le personnage de Rahim dit d’ailleurs à son môme que certaines choses graves ne peuvent être pardonnées). Seulement, si un geste peut être expliqué, il n’a jamais une seule cause mais plusieurs. Dans l’entrelacs des rapports humains, les raisons sont toujours multiples.
Ainsi, les contradictions et les ambiguïtés qui perdurent jusque dans les déblocages des situations, dans les dévoilements des secrets, empêchent à mes yeux de décrire Asghar Farhadi comme un cinéaste manipulateur et un horloger sans âme.