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2010s - Page 10

  • Vous n'avez encore rien vu

    resnais,france,2010s

    Pour la première fois depuis longtemps (I want to go home), le jeu formel auquel m'a convié Alain Resnais ne m'a pas paru véritablement concluant.

    Invités à la projection surprise de la captation d'une pièce de théâtre par de jeunes comédiens, pièce qu'ils ont jadis joués eux-mêmes à des époques différentes, un groupe d'acteurs français parmi les plus fameux se met à re-jouer celle-ci spontanément. De cette manière, ils emboîtent donc le pas, ils prolongent, ils répondent à la représentation qui se déroule sur l'écran du salon dans lequel ils ont été installés.

    Partant de cette idée, Resnais développe une mise en scène très complexe par les relations qu'elle crée entre la salle et l'écran, entre le décor virtuel et le décor réel, entre le personnage et le comédien. Le découpage surprend constamment, tout comme les compositions dans le cadre qui font apparaître ou disparaître les acteurs, les font changer de position ou de place d'un plan à l'autre, cela alors qu'ils sont supposés rester assis dans leurs fauteuils. Vous n'avez encore rien vu est fort de son étrangeté. Etrangeté du point de départ (deux pièces d'Anouilh, Eurydice et Cher Antoine ou l'amour raté, vénérées par Resnais depuis les années 40), du sujet (une histoire mythique et fantastique) et du traitement (par conséquent, les plus beaux moments sont ceux convoquant des fantômes).

    Cependant, le film me paraît osciller sans cesse entre le concept et le récit, même si son but, manifestement, est de glisser progressivement du premier au second pour mieux emporter le spectateur. A mon sens, l'adhésion, l'harmonisation, l'équilibre peinent à se faire : tantôt je m'accroche à l'histoire, tantôt je m'intéresse au dispositif, le rapprochement vers l'un se faisant au détriment de l'autre. Pourtant, c'est bien l'idée de modulation que cherche à partager Resnais, en particulier dans le jeu des acteurs puisque souvent un même personnage et les mêmes mots sont pris en charge par deux interprètes différents. Or, cette modulation induit l'établissement de préférences et, de manière plus précise et gênante, de hiérarchies.

    Cette sensation s'accentue avec le choix du cinéaste de placer en miroir un ensemble de grands comédiens et une troupe paraissant beaucoup moins aguerrie, les bénéfices de la double représentation étant vite tirés par le premier groupe. Le second présente une version plus directe, brute, de la pièce, qui nous intéresse moins, qui manque singulièrement d'attraits. La captation presque sans artifice (ne reste que celui du montage) s'oppose à la magie cinématographique entourant ce qui se passe dans le salon. Lumières admirables, décors mouvants, découpage inventif, interprétation de haute volée... tout sert à magnifier le simple texte. D'ailleurs, on remarque la disparition progressive, au fil du film, des comédiens de la représentation enregistrée dans l'entrepôt. L'hommage aux acteurs, un brin solennel, est ainsi délivré essentiellement aux plus reconnus, ceux qui s'activent dans un écrin classieux, loin du cadre ingrat dans lequel travaillent les autres.

    Enfin, si Alain Resnais nous offre encore là son lot de beaux moments, il utilise quelques effets de manière plus "gratuite" que d'ordinaire comme les renvois au muet à travers les fermetures à l'iris ou les cartons, il se saisit des outils numériques sans obtenir un résultat très convaincant esthétiquement et il propose une fin à tiroirs plutôt ratée dans son alternance de tons, pessimiste et/ou optimiste.

    Cela dit, au-delà de cette déception, la dimension "testamentaire" de Vous n'avez encore rien vu ne m'inquiète pas outre mesure. Ce n'est que partie remise.

     

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    resnais,france,2010sVOUS N'AVEZ ENCORE RIEN VU

    d'Alain Resnais

    (France - Allemagne / 115 min / 2012)

  • (A nouveau) Quatre films de Gérard Courant

    courant,france,documentaire,musical,2010s,2000s

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    Quatrième voyage dans la filmographie de Gérard Courant (le premier ici, le deuxième , le troisième ), toujours grâce à son aimable concours.


    BB X 20

    Amusant : grâce à Gérard Courant, je peux dire que j'ai vu l'essentiel des films tournés par Brigitte Bardot. En une heure et vingt-et-une minutes ! Le cinéaste a en effet eu l'idée, a priori saugrenue, de prendre vingt films de l'actrice et de les mettre bout à bout en accélérant vingt-cinq fois leur défilement. D'en faire une compression.

    Le premier intérêt de l'objet obtenu est de donner une vue d'ensemble de la carrière relativement brève (1952-1973) de BB. Une nouvelle fois, on se convainc que cette actrice si importante n'aura finalement participé qu'à un seul très grand film. Si la liste qu'elle peut dresser contient des titres nullement négligeables (il faudrait sans doute revoir, notamment, Vie privée et l'épisode William Wilson tiré des Histoires extraordinaires, tous deux signés par Louis Malle), force est de constater que, hormis le sublime Godard, ces Autant-Lara, Clouzot, Malle et Deville-là ne sont pas les plus admirés au sein des filmographies de ces réalisateurs. Ce jugement général sur le parcours de Bardot, la vision de BB X 20 permet de le reformuler mais il ne peut être porté à partir du seul film de Courant.

    En effet, il est impossible en le regardant d'apprécier la valeur véritable de chacun des longs métrages présentés, malgré le fait qu'ils le soient, après tout, de manière "complète". Dans la cavalcade survitaminée de l'image, redoublée par celle de la bande son (ne tentez pas l'expérience de cet incessant gazouillis sonore un soir de grande fatigue), ne sont décelables que les ambiances, les genres, les registres. Les récits, quant à eux, ne sont guère compréhensibles au-delà d'une trame très générale et si un style particulier peut être perçu, nous ne pouvons en juger ni l'efficacité, ni la pertinence. Bien sûr, les images du Mépris brillent toujours de leur éclat, conservé ici grâce à la prédilection de Godard pour les plans longs et les décors peu nombreux mais nous ne sommes pas sûrs que cette distinction ne soit pas faussée par notre connaissance du film. Ainsi, soumis à cette forme, La vérité de Clouzot vaut A cœur joie de Bourguignon, le western Shalako d'Edward Dmytryk devient intriguant, les comédies comme Doctor at sea de Ralph Thomas paraissent endiablées...

    Dès lors, quels enseignements tire-t-on de ce flot irrépressible ? Une compression est une réalisaton produisant un objet autre, bien que les mêmes composants persistent. Le résultat est à la fois identique et différent. Dans le cas de BB X 20, on peut dire qu'en ressort la quintessence, ou bien les clichés. On remarque les constantes et ce sont bien celles qui ont fondé le mythe Bardot. Dès 1952, quasiment pas un seul film n'oublie de montrer ou de suggérer la nudité, ni de proposer une scène de danse, ni de culminer en une scène d'amour (accéléré par Gérard Courant, le ballet des hommes désirant Bardot devient réellement mécanique). Malgré la vitesse, toujours nous reconnaissons l'actrice, cela dès ses débuts (seule exception : Viva Maria, où on a parfois du mal à distinguer Brigitte Bardot de Jeanne Moreau, mais l'effet, accentué ici, était déjà recherché par Louis Malle). Que ce traitement radical n'entame en rien cette présence, voilà qui est révélateur de la puissance du mythe. L'expérience de Gérard Courant fonctionne parce que c'est Brigitte Bardot.


    L'exception - 34 clips Elisa Point & Léonard Lasry

    BB, nous la retrouvons dès le début du DVD compilant trente-quatre clips réalisés par Gérard Courant pour un album de duos d'Elisa Point et Léonard Lasry. Le principe suivi est, une nouvelle fois, simplissime : sur la durée d'une chanson est calée une séquence d'un film existant, connu ou pas. La plupart du temps, chaque chanson bénéficie de plusieurs clips (on peut aller jusqu'à quatre propositions différentes).

    BB, donc, ouvre le bal de L'exception. "Libre" est chantée à quatre reprises, sur des images d'A cœur joie, d'Une ravissante idiote et du Repos du guerrier (pour deux séquences distinctes). Cette entrée en matière laisse sceptique. Est-ce à cause de la chanson, accompagnant de manière trop littérale le mythe Bardot ? Ou bien est-ce le temps d'adaptation nécessaire face au procédé d'une part et au style musical d'autre part, cette chanson pop à la Française chuchotée par deux voix se répondant de manière très... cinématographique (de fait, Elisa Point comme Léonard Lasry n'ont cessé, dans leur travail d'entrecroiser ces deux champs culturels que sont la musique et le cinéma) ?

    Peu importe. Bientôt, le flux musical nous berce, les images l'accompagnant de mieux en mieux, qu'elles nous soient familières ou pas. Dans cette série, la réussite d'un clip ne tient en effet pas vraiment au statut que l'on donne à l'œuvre réappropriée par Courant, les images étant toutes, peu ou prou, magnifiées de la même façon. L'attachement à une chanson, à son rythme, à son phrasé, à son texte est plus important. Il conditionne le sentiment d'adéquation, d'enrichissement mutuel. Ainsi mes préférences vont à "Mais qui sommes-nous ?" (qu'elle s'étire sur le Blow up d'Antonioni ou le Monsieur Ripois de Clément), à "L'exception" et, si il ne fallait en choisir qu'une, à "Ta compagnie me manque" (surtout lorsqu'elle enrobe la tristesse de Gérard Philippe dans Une si jolie petite plage d'Yves Allégret).

    Pour s'accorder à la durée, Gérard Courant peut condenser ou étirer les séquences qu'il a choisi, comme il peut les laisser défiler normalement ou en proposer un remontage. En accéléré, le grotesque du Servant de Losey est accentué, au ralenti, la beauté de Maria Schneider dans Profession reporter d'Antonioni est fixée. Ce voile musical posé sur des scènes aimées par le cinéaste sert à déifier des acteurs et surtout des actrices. A rendre hommage, aussi, à une certaine époque, voire à une certaine cinématographie (les années 60-70 et le cinéma italien sont très souvent convoqués).

    De cette compilation, nous pouvons tirer quelques leçons sur le rythme musical et cinématographique, observer les endroits où ils se mêlent le mieux. Assurément, après l'évidence de la danse (toute chanson au lent tempo doit pouvoir "fonctionner" sur les images d'India song), viennent les duos amoureux, les échanges, les caches-caches et les déambulations. En mariant ces deux arts (l'un "majeur", l'autre "mineur" ?), Gérard Courant parvient à réaliser un nouvel hybride donnant à réfléchir sur la nature même du cinéma, fondement de sa démarche. Accessoirement, il réalise (même si, d'après ce que l'on peut voir depuis plusieurs années sur internet, il est loin d'être le seul) ce que nous sommes sans doute nombreux à fantasmer régulièrement : écouter sur des images adorées des musiques qui ne le sont pas moins.


    Un monde nouveau

    Un monde nouveau arrive à la suite d'A travers l'univers et prend donc la quatrième place dans la série Mes villes d'habitation. Le principe est inchangé : filmer une vue de chaque rue d'une ville ou d'un vaste quartier dans lesquels Gérard Courant a vécu, un plan de la plaque portant le nom de la voie la précédant invariablement.

    A travers l'univers nous emmenait dans la petite ville de Saint-Marcellin, Un monde nouveau dans le quartier du bois de Vincennes, dans ses 112 rues et 14 places. L'une des lignes de force qui sous-tendait le premier cité est moins repérable cette fois. De "chaque prise raconte une histoire", on passe plutôt à "chaque prise est une composition et une dynamique". Je pensais que ce sentiment de déplacement était dû en partie à une légère modification de la durée des plans, à un raccourcissement, d'un film à l'autre, à un rapprochement du délai des vingt secondes (en dessous, l'expérience ne fonctionnerait plus ou du moins, fonctionnerait de manière totalement différente : il n'y aurait plus cette suite d'événements du réel mais un simple catalogue d'instantanés). Or il n'en est rien. La durée est bien la même.

    Sans doute est-ce alors dû à la réalité géographique du bois de Vincennes. Le paysage qui s'offre à nous le long de ces soixante-cinq minutes n'est pas aussi varié que celui de Saint-Marcellin. Il n'est fait d'ailleurs que de deux types de voies : d'une part les abords du bois, les avenues, le périphérique et l'autoroute, d'autre part les petites routes, les chemins, les allées à l'intérieur. Les premières voies sont laissées aux voitures, les secondes aux promeneurs et aux sportifs, et la frontière entre les deux est marquée, visuelle et sonore. Ainsi, les activités présentées varient peu : joggers, cyclistes, rollers et cavaliers croisent les familles, les chiens et les retraités.

    Le statisme imperturbable du cadre enregistre d'autant mieux, rend d'autant plus sensible les mouvements, les traversées dans le plan étant régulières, dans toutes les dimensions de l'espace. Devant ce spectacle, nous prenons également conscience des différences de vitesse qui s'y déploient. La vie, en effet, n'a pas le même rythme pour les dynamiques coureurs, pour les vieilles personnes avec canes et pour les enfants joueurs (les plus spontanés, ceux qui osent les "Regarde Maman ce qu'il fait le Monsieur..."). C'est ainsi, avec ces "poèmes cinématographiques du réel", que l'on en apprend autant sur celui qui regarde que sur ce (ou celui) qui est regardé.


    LA MORT N'EST PAS UNE SOLUTION

    A l'origine, les plans qui constituent ce film ne sont que des vues documentaires du quartier populaire parisien du canal Saint-Martin. Ces vues, plus ou moins longues, sont assemblées, mises bout à bout dirait-on, sans que soit réellement dessinée une ligne narrative.

    Mais bien sûr, l'affaire est bien plus complexe. La mort n'est pas une solution date de 2010 alors qu'il a été tourné en 1980. Il est en fait la reprise de la deuxième partie de Vivre est une solution, œuvre pour laquelle Gérard Courant arpentait les lieux, encore hantés par le fantôme d'Arletty (depuis l'Hôtel du Nord de Carné). Les images prises une à une en Super 8 qui, accélérées, donnaient alors un métrage de trente minutes ont été ralenties pour atteindre une nouvelle durée de plus d'une heure.

    De par son statut documentaire, La mort n'est pas une solution nous dit-il quelque chose sur 1980 (ou 2010) ? Au-delà de quelques signes caractéristiques comme les voitures ou les vêtements des passants, pas vraiment. Ce n'est pas un défaut car tel n'est pas son but. Évidemment, la dimension "archiviste" du cinéma de Courant se retrouve dans cette entreprise mais celle-ci tend à toucher autre chose (sinon, quel serait l'intérêt d'une telle reprise ?). A quoi pense-t-on, à vrai dire, devant cet essai ? A un film de science-fiction qui daterait du temps du cinéma muet... Ces images d'où ne provient aucun son, avançant par saccades et baignant dans des couleurs étranges, proches d'un effet pochoir, donnent l'impression d'avoir affaire à une œuvre retrouvée et que l'on aurait restauré, l'accompagnant d'une musique de Philip Glass qui accentue encore sa singularité. Sa difficulté aussi, car la répétition des effets et l'absence de procédé narratif mettent à rude épreuve le spectateur. L'esprit peut en effet vagabonder de temps à autre. Heureusement, l'originalité esthétique, les accidents du réel (des passants, des amis qui conversent), les belles compositions plastiques et, comme dans Un monde nouveau, la sensation des différents mouvements secouant incessamment la ville (ici, piétons et véhicules cohabitent) nous font tenir vaille que vaille.

    La mort n'est pas une solution est comme un jeu (ardu) d'archéologie qui rendrait impossible une véritable datation. L'intemporalité du lieu (ce canal préservé) s'y prête bien. Il est dès lors assez piquant d'observer Gérard Courant expérimenter "hors du temps", lui qui aime tant, d'ordinaire, à travers sa caméra, fixer et dater.


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    Courant,France,Documentaire,musical,2010s,2000sBB X 20

    L'EXCEPTION - 34 CLIPS ELISA POINT & LÉONARD LASRY

    UN MONDE NOUVEAU

    LA MORT N'EST PAS UNE SOLUTION

    de Gérard Courant

    (France / 81 min, 142 min, 65 min, 67 min / 2010, 2011, 2006, 2010)

    Site internet : Gérard Courant.

  • Super 8

    abrams,etats-unis,science-fiction,2010s

    Aussi soigné, respectueux et efficace qu'il soit, Super 8 n'a pas gagné ma totale adhésion. Bien qu'endossant la forme de l'hommage sincère (pour aller vite, au cinéma de Spielberg et de ses disciples dans les années 80) plutôt que celle du pastiche ou de la parodie, bien que se gardant d'effectuer des clins d'œils trop voyants et des mises à distance trop malignes, le film de J.J. Abrams laisse un étrange goût. Je m'y suis senti bien mais peu impliqué, coincé entre le désir de me laisser porter par cette histoire et celui de saisir le sous-texte référentiel dans toutes ses composantes.

    Par rapport à son producteur et modèle Spielberg, Abrams a les mêmes capacités : à raconter, à inventer des images fortes, à étaler son brio technique, à faire fonctionner un mécanisme. Cette volonté de reprise ne s'affranchit malheureusement pas des défauts qui parsèment parfois les films du filon original. Ainsi l'apothéose finale n'est pas beaucoup plus que le résultat d'une accumulation de péripéties ployant sous les boursouflures visuelles. Sur la durée, les facilités narratives percent et le sentimentalisme déborde lors du traitement de ce thème à nouveau convoqué : la refondation de la communauté rendue possible par la traversée de l'épreuve (seuls varient la nature et le caractère des protagonistes chargés de véhiculer ce thème : ici, deux pères de familles amputées se repoussent avant de se réconcilier par l'intermédiaire de leurs enfants).

    Super 8 doit certainement fonctionner au premier degré, auprès de ceux qui peuvent le regarder en "toute innocence". Mais en ce qui me concerne, il me fut impossible de ne pas voir comment il a été pensé et conçu, dans son ensemble comme dans ses détails. Au-delà du recours à des plans emblématiques (ceux captant par exemple les regards des victimes désignées) ou du choix d'une partition musicale ad hoc, frappe l'usage trop ostensible du "retardement". Classiquement, il concerne l'apparition du monstre, dans une gestion du choc de la représentation un brin artificielle (Abrams jouant du hors-champ ou du masquage par des éléments du décor). Plus gênant, il caractérise aussi la façon dont sont révélés les secrets et les douleurs enfouies, moteurs psychologiques et émotionnels du récit. Le déficit d'humour, l'absence de jeu narratif, le sérieux de l'entreprise, le non-dépassement des données de départ m'ont empêché de me délecter vraiment du spectacle (oui, on peut dire que je ne suis jamais content...).

     

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    abrams,etats-unis,science-fiction,2010sSUPER 8

    de J.J. Abrams

    (Etats-Unis / 112 min / 2011)

  • Retour de La Rochelle (12/12) : Miguel Gomes

    Dernière note de ma série consacrée aux films vus au 40e Festival International du Film de La Rochelle. Y était rendu, en sa présence, un hommage au cinéaste portugais Miguel Gomes. Tabou, son troisième long métrage, sortira dans les salles le 5 décembre prochain. Ce sera l'un des plus beaux films de cette année 2012.

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    Miguel Gomes est joueur.

     

    La gueule que tu mérites

    Le premier jeu est un jeu d'enfants. Il se joue en deux parties.

    Partie 1. Francisco travaille dans l'éducation. Aujourd'hui, c'est à la fois son anniversaire et le carnaval d'école. Il est donc habillé en cowboy. Il n'est pas très aimable, râle sans cesse après les gamins et après sa copine, qu'il semble d'ailleurs tromper avec une collègue.

    Entre deux bouffées de comédie musicale, Miguel Gomes fait preuve d'un humour pince-sans-rire, un humour décalé passant essentiellement à travers les dialogues et le montage (qui fait aussitôt succéder à une chute la pose d'un bandage). Nous sommes à la fois avec les personnages et légèrement en retrait. Une musicalité naît, l'attachement se fait, une sensibilité "pop" émerge. Miguel Gomes, avec La gueule que tu mérites, passe en quelque sorte pour un cousin portugais de l'Argentin Martin Rejtman dans sa façon de faire un "cinéma du sourire". Attention, je n'ai pas dit "en coin". Et plaçant cela, je ne pense pas non plus à quelqu'un comme Wes Anderson : Gomes, lui, ne fait pas garder à Francisco son costume de cowboy sans une bonne raison. Par ailleurs, son cinéma est bien plus libre que celui de l'Américain.

    Partie 2. Francisco est tombé malade dans sa maison de campagne. Sans doute imagine-t-il... Comme chez Blanche-Neige, sept hommes doivent s'occuper de sa santé mais surtout doivent suivre les règles d'un jeu qu'il a inventé.

    Très vite au sein de son film, Gomes redistribue donc les cartes. Francisco disparaît totalement du champ. L'incongruité vire à l'absurde, seule règle à suivre dorénavant. Les sept personnes qui interviennent maintenant se croisent incessamment dans un ballet de plusieurs jours scandés par des cartons dessinés comme dans la littérature jeunesse. De fait, la seule logique qui vaille est celle de l'enfance. Le parti pris de Gomes est simple : faire que les adultes se comportent comme des enfants, sans exception, sans déviation, sans retour. Alors les chamailleries, les épreuves, les frissons devant les contes et la magie, mettent en action ces corps trop grands. Le résultat sur l'écran est littéralement déroutant puisque tout peut advenir. Il procure également des sentiments mélangés devant ce qui apparaît tantôt comme un savoureux décalage, tantôt comme du burlesque un peu laborieux. Quand la forme du film elle-même se met au diapason de cette liberté, comme à l'occasion d'un emboîtement narratif vertigineusement ruizien, l'expérience porte ses plus beaux fruits.

    Ici la (double) question est la suivante : si un trentenaire peut se comporter en gamin capricieux, un film entier peut-il tenir sur cette contradiction, et le sens donné aux actes peut-il s'échapper pour retrouver une innocence originelle, sans médiation, de façon directe ?

     

    Ce cher mois d'août

    Le deuxième jeu est plus long. Il consiste à faire naître une fiction.

    Ce cher mois d'août, c'est l'histoire d'une fille, de son père et de son cousin, tous les trois faisant partie d'un groupe de bal en tournée estivale dans les villages portugais. Mais cette histoire, au début en tout cas, elle n'est pas sur l'écran. Elle n'apparaît pas et pourtant elle est déjà en place... Le film commence comme un assemblage de repérages, d'éclats de réel, de prises de vues enregistrant des groupes de musique populaire portugaise et les lieux dans lesquels ils jouent les soirs d'été. On pense s'aventurer dans un documentaire très personnel, un sujet local que le cinéaste porterait en lui depuis longtemps. Mais des indices font réfléchir, le plus clair étant l'apparition d'une équipe de tournage. De manière progressive, la fiction s'en mêle, l'imbrication devenant de plus en plus complexe au fil du temps. Un plan documentaire recèle une "histoire" ou bien le réel s'invite dans un récit. Un glissement insensible s'opère pour finalement lancer la fiction dramatique, nourrie de tout ce qui l'a précédée, un lieu, une anecdote, une figure.

    Miguel Gomes s'est d'abord attaché à montrer le très particulier, ce qui l'entoure et qui n'a pas, a priori, un intérêt extraordinaire, seulement un certain pittoresque (par ailleurs, il croit fermement à la sublimation des éléments les plus "basiques" de la réalité par le cinéma : un bal populaire, une chanson de variété, un personnage local, un habitant comme les autres). Si Ce cher mois d'août est lent et long, c'est que le travail doit être patiemment réalisé, que l'idée du temps qui coule doit être suffisamment transmise pour provoquer l'ouverture d'esprit. Le cinéaste fait le pari de l'attention continue du spectateur lors de cette nouvelle expérience narrative. Et lorsque le mélodrame se déploie, on se dit effectivement que pour être incarné d'aussi belle manière, il a fallu que les corps qui le soutiennent aient été filmés ainsi, approchés et captés dans leurs élans les plus naturels.

    Ce film est un chant de liberté. La liberté procurée par les jours chauds de l'été, les soirs de bal sur les places publiques et les après-midi de baignade dans les rivières. Tout est fluidité, sensualité, présence au monde, humour (un gag hilarant clôt le film de pertinente et merveilleuse manière : on reproche à l'ingénieur du son d'avoir enregistré, au moment des prises, des bruits qui "n'existent pas dans la réalité").

    A travers Ce cher mois d'août, est formulée la question : un récit peut-il naître avec le temps sous nos yeux, comme de lui-même, au lieu d'arriver à nous déjà scellé ?

     

    Tabou

    Le troisième jeu est un jeu de mémoire.

    Pilar est une militante catholique qui s'enquièrent régulièrement de la santé de sa voisine Aurora, vieille dame digne mais colérique. Lorsque celle-ci meurt, son histoire est racontée. Dans le temps, elle avait en Afrique une ferme et un amant...

    Après un magnifique prologue illustrant une légende, s'ouvre une nouvelle œuvre à deux volets. La première partie de Tabou, contemporaine, est filmée avec simplicité bien que baignant dans le même (superbe) noir et blanc que le reste. C'est une succession de jours de fin d'année. Ces datations, le calme apparent, la sensation hivernale, l'ombre de la mort, font craindre une échéance. Mais tout ne s'arrête pas à minuit le 31 décembre. Une nouvelle année commence derrière. Le temps présent passe, c'est celui du non-événement.

    Il faut qu'un passé soit raconté pour entrer dans l'Histoire et en même temps pour placer des bornes narratives. Le titre de la deuxième partie est "Paradis" alors que celui de la première était "Paradis perdu". Sa principale caractéristique est d'être sonore mais muette. Sur l'écran, les gens parlent mais on ne les entend pas, alors que les bruits naturels émanant de leur environnement ou la musique diffusée arrivent très bien à nos oreilles. La seule voix qui nous guide est celle du conteur, voix off se posant sur les images et expliquant parfois ce que l'on ne voit pas. Cette voix prend en charge le récit et en libère toute la puissance.

    Le cinéma de Miguel Gomes est d'une grande douceur, même si il peut être traversé par des tensions dramatiques. De façon identique, la beauté visuelle comme le sérieux de l'entreprise n'imposent pas un rejet de l'humour ni l'invention de détails d'apparence anachronique (les dire "hors du temps" serait plus juste). Cette légère distance qui est introduite parfois n'a cependant rien à voir avec un quelconque second degré ou une ironie facile. Les saynètes musicales, par exemple, trahissent bien un goût, un amour et non un besoin de placer quelques références.

    Film après film, l'image qu'obtient Gomes devient de plus en plus éclatante et sensuelle, Tabou constituant, au moins de ce point de vue, un véritable sommet. Mais le son, lui aussi, est ciselé de manière unique. On le notait dès La gueule que tu mérites, Miguel Gomes aime travailler par superpositions et chevauchements, des musiques, des bruits, des voix pouvant même s'inviter depuis le hors-champ ou depuis un "hors-temps". Se fait sentir alors la présence de quelque chose de sous-jacent, quelque chose qui chemine sous la surface, et, dans le cas de Tabou, quelque chose d'immémorial. L'une des idées fortes du film est celle de la permanence de la mémoire, et précisément, d'une mémoire particulière (on pourrait rapprocher l'interrogation de Gomes de celle de Malick, la grandiloquence en moins). Cette réflexion recoupe bien sûr, immanquablement, celle portant sur l'histoire du cinéma. Si la pureté et l'éblouissement du cinéma muet peuvent être retrouvés, sous une forme ou une autre, c'est bien qu'il en subsiste des traces dans les images d'aujourd'hui. Sur ce plan-là, le geste de Gomes s'éloigne à la fois de la reproduction d'Hazanavicius et du requiem de Carax. C'est un geste de joueur, de parieur, de chercheur. Un geste calme et réflechi qui donne confiance et espoir.

    La question que pose Tabou ? Pouvons-nous, tous ensemble, retrouver notre innocence devant le spectacle, accéder à nouveau à une certaine pureté du regard et à un niveau de croyance élevé ?

    Le cinéma de Miguel Gomes (auteur "aventurier", comme le qualifie fort justement un ami dans sa présentation) est l'un des plus libres et des plus stimulants qui soient. Il faut bien sûr, pour en profiter pleinement, accepter une suspension, accorder une grande attention et s'abandonner au temps. Cet admirable Tabou refuse la facilité du mélange des époques, il est d'une seule coulée. Cela représentera peut-être, pour certains, une difficulté. C'est pourtant sa force, sa qualité, sa beauté, son honnêteté. Il faut absolument le découvrir.

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    lagueule00.jpgcechermoisdaout00.jpgtabou00.jpgLA GUEULE QUE TU MÉRITES (A cara que mereces)

    CE CHER MOIS D'AOÛT (Aquele querido mes de agosto)

    TABOU (Tabu)

    de Miguel Gomes

    (Portugal, Portugal - France, Portugal - Allemagne - Brésil - France / 110 min, 150 min, 120 min / 2004, 2008, 2011)

  • Retour de La Rochelle (7/12) : Paradis : Amour

    Film présenté en avant-premère au 40e Festival International du Film de La Rochelle, sortie en salles prévue le 9 janvier 2013.

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    Seidl,Autriche,2010s

    C'est l'histoire d'un rapport vicié, celui existant entre le Sud et le Nord. Il est exposé, dans Paradis : Amour, à travers le séjour touristique et sexuel d'une femme autrichienne au Kenya.

    L'espace du club de vacances dans lequel elle s'installe est bien délimité, ordonné, gardé. La mise en scène y est ostensiblement symétrique, Ulrich Seidl se servant de ce type de composition pour y glisser toute son ironie et dénoncer par la seule puissance formelle un lieu dont la vie ne cesse de s'absenter. Ecrasés, momifiés, les corps rougis sur les transats ne bougent jamais. Dans les plans larges, seuls ceux des quatre ou cinq protagonistes identifiés au cours du récit, touristes ou animateurs locaux, arrivent à se mouvoir mollement à l'occasion.

    Voilà pour le Paradis. L'Amour, c'est celui que cherche ces femmes occidentales, déjà relativement agées pour la plupart, auprès des Noirs (des "Nègres") du coin. Mais pour effleurer cette illusion, il leur faut tout de même, de temps à autre, franchir les limites du complexe hôtelier. Et au-delà, la symétrie et l'asepsie ne sont plus de mise. Seidl abandonne quasiment les plans fixes, même si ceux-ci restent généralement longs afin de déstabiliser, encore et toujours, le spectateur, de pousser chaque situation aussi loin que possible, avec l'appui de ses acteurs. Découle une certaine idée du malaise, sans doute, de cet entêtement à filmer les corps peu attrayants, comme celui de la courageuse Margarete Tiesel, sous les caresses des mains de beaux jeunes gens noirs.

    La mise en scène de Seidl est ici un peu moins impressionnante, moins coupante, moins oppressante que dans ses deux autres longs métrages de fiction, Dog days et Import Export, mais elle n'en apparaîtra pas plus supportable à certains. Personnellement, il me semble pourtant qu'on peut très bien la supporter, que si une évidente tension parcourt certains plans séquences comme ceux accompagnant la recherche nocturne de Klara dans des quartiers agités (tension qui, alors, nous renvoie peut-être, dans ce cas précis, à un réflexe conditionné peu avouable), on sent qu'il n'y a pas trop à craindre non plus. Car Ulrich Seidl n'est pas un preneur d'otage, ni un manipulateur, comme peut l'être son plus illustre et palmé compatriote Michael H. C'est seulement qu'il ne ferme pas les yeux (sur le scandale que représente le corps humain) et qu'il ne se bouche pas les oreilles (sur l'aberration raciste que peuvent véhiculer des propos "innocents").

    Alors sans doute Paradis : Amour s'arrête-t-il au constat (est-ce sa limite ?) mais celui-ci est implacablement dressé. Margarete a beau enjamber la cordelette séparant l'espace des vacanciers de celui des vendeurs de la plage et pénétrer cet autre monde (là où la caméra avance à sa suite, alors qu'elle est contrainte, dans le club, à ne montrer que surfaces et aplats), tout ce qu'elle désire construire comme relation est voué à l'échec. Le Nord veut qu'on l'aime pour ce qu'il croit être vraiment, qu'on le remercie. Le Sud veut bien jouer le jeu à condition que les compensations viennent avec. Margarete essaye avec un autre, puis un autre, sans plus de succès sur la durée. La spirale est sans fin. L'écart est devenu trop important. Il faudrait tout remettre à plat mais cela semble absolument impossible.

    Vous entendrez à nouveau parler de Paradis : Amour en janvier prochain, lors de sa sortie en salles. D'après les réactions outrées qu'il a suscité à Cannes, nous ne devrions pas être beaucoup plus que deux à le défendre : Positif et moi.

     

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    Seidl,Autriche,2010sPARADIS : AMOUR (Paradies : Liebe)

    d'Ulrich Seidl

    (Autriche - France - Allemagne / 120 min / 2012)

  • To Rome with love, Adieu Berthe & La part des anges

    Trois comédies :

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    To Rome with love

    To Rome with love, le Woody Allen de l'année, est moins emballant que Vicky Cristina Barcelona et moins réussi que ses quatre films britanniques, mais il est plus vivant que Minuit à Paris et moins agaçant que Whatever works. Je vous l'accorde, dresser cette échelle toute personnelle n'a pas grand intérêt tant les préférences de chaque cinéphile concernant les œuvres récentes du new-yorkais diffèrent (seul Match point, qui a bénéficié sans aucun doute du double fait d'être le premier de la série "européenne" et de courir sur une note exclusivement dramatique, provoque un consensus). Bornons-nous donc à parler de ce nouvel opus arborant les couleurs italiennes.

    A l'accroche possible "WA est en petite forme", je préfère une autre : "WA choisit une petite forme". Et cela ne lui sied pas mal. Ici, quatre histoires sont racontées mais alternativement, un bout de l'une arrivant après un bout d'une autre. Les récits ne se mélangent pas, leur seul point commun étant la ville dans laquelle ils se déroulent. Ces sauts narratifs réguliers ont un avantage : ils protègent d'un discours trop appuyé sur l'Existence, péché mignon du cinéaste. Certes, ses thèmes chéris se retrouvent, mais dès que l'un d'entre eux devient un peu trop présent, on passe rapidement à autre chose en changeant de segment. La légèreté du film vient aussi de là.

    Ne cherchant absolument pas à épater son spectateur, Allen, pour son hommage à la ville romaine, réalise en fait l'équivalent contemporain des films à sketchs ou des films choraux qui faisaient une bonne part du cinéma italien de la grande époque de l'après-guerre. Il se situe dans cette moyenne-là, inégal mais assez souvent drôle. Ses différentes parties sont équilibrées puisque l'on trouve dans chacune du bon et du moins bon, de la routine allennienne et des bribes inspirées.

    Tout le monde connaît maintenant le meilleur gag du film, venant d'une idée "bête" poussée malicieusement jusque dans ses retranchements les plus absurdes. Il porte littéralement la partie WA/Judy Davis, partie qui, par ailleurs, charrie son lot de clichés, tant du côté américain que du côté italien (et les premières scènes d'Allen à l'écran le montrent, à mon sens, fatigué). Parallèlement, l'histoire du jeune couple de la campagne que le hasard sépare dans Rome implique une figure de prostituée guère renouvellée mais offre, à travers l'aventure de la fille, un réel vent de fraîcheur, l'agréable dépassement d'une naïveté au départ encombrante, sans jugement moral.

    La partie Benigni est la plus ouvertement absurde. C'est une critique amusée de l'emballement et du vide médiatique. Notre Roberto franchit la ligne tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, il est souvent efficace mais se force par moments, trop heureux d'être "l'Italien de Woody Allen" et de passer pour l'égal d'un Alberto Sordi. Enfin, la partie Eisenberg/Page n'est pas très neuve quand elle décrit la façon dont un homme tombe amoureux de la meilleure amie de sa fiancée. La singularité vient plutôt du glissement opéré par le personnage d'Alec Baldwin, de la réalité à l'imaginaire, sans que la belle présence désabusée et la verve de l'acteur n'en pâtissent.

    C'est ainsi que le dernier Woody Allen balance, gentiment, sans prétention.

     

    Adieu Berthe - L'enterrement de Mémé

    Je dois avouer connaître très mal le cinéma de Denis (et Bruno) Podalydès (je n'en avais jusque là pas vu grand chose : Le mystère de la chambre jaune, qui m'avait assez profondément ennuyé, et Versailles Rive-Gauche, que j'ai, depuis tout ce temps, totalement oublié) et sans doute n'est-ce pas la meilleure disposition pour apprécier Adieu Berthe, film qui passe manifestement aux yeux de beaucoup de défenseurs pour l'aboutissement d'un chemin commencé à l'orée des années 90.

    Le rapprochement opéré ici avec Woody Allen n'est dû qu'aux hasards d'une programmation m'ayant fait découvrir les deux œuvres à la suite l'une de l'autre et à l'appartenance au genre comique. Peut-être Podalydès a-t-il pu faire dire à certains, à ses débuts, que son humour était assez allennien. Toujours est-il qu'Adieu Berthe trouve tout de suite, à mon sens, un rythme, une forme, un ton singuliers, dépourvus de toute béquille référentielle.

    Toutefois, je dois dire (et je ne suis pas le seul) que le film ne me pousse pas à le commenter outre mesure. La qualité de l'interprétation est évidente (la troupe des Podalydès accueillant notamment une Valérie Lemercier ébouriffante, par le texte comme par la présence physique) comme sont pertinentes la plupart des idées comiques (l'entreprise Obsécool ou le "combien de portos ?" lancé par Arditi, parmi les nombreuses trouvailles). Sous les rires, percent bien sûr des thèmes graves, des courants sérieux (l'angoisse du vieillissement, de la séparation, de la disparition), rendus ainsi sans insistance ni sensiblerie. Séduisent surtout l'honnêteté du traitement des personnages, l'étonnant respect de leur indécision, de leurs revirements. A leur image, le film se fait buissonnier, jusqu'à en devenir parfois langoureux (j'aime peu, pour ma part, les intermèdes oniriques proposés là). Des SMS s'inscrivent plein écran, à de nombreuses reprises. Cela ne constitue pas une première et perturbe légèrement la fluidité des plans mais l'idée de les différencier par des codes couleur renvoyant à leur auteur est, dirai-je, lumineuse.

     

    La part des anges

    La comédie de Ken Loach est bien plus dramatique que celle d'Allen ou de Podalydès (elle est aussi, dans ses moments purement comiques, moins amusante). Le terreau social, écossais, au-dessus duquel s'élève La part des anges n'est pas plus privilégié que ceux que l'on trouve dans les films les plus sombres du cinéaste. Au menu, donc : atavisme, alcoolisme, délinquance, bastons, prison...

    Si la tête des personnages est maintenue hors de l'eau, c'est qu'est apportée cette fois-ci une pincée de fable, à la faveur d'une improbable arnaque au whisky menée à bien par une sympathique troupe de bras cassés (des petits délinquants condamnés à des travaux d'utilité publique qui ont pu acquérir quelques connaissances dans l'art de la distillation). A ces losers, le scénario ménage quelques coups de pouce du destin (prolongeant ceux, bien réels, que des bonnes personnes, si rares dans ce monde en voie de pourrissement, veulent bien leur donner).

    Coups de pouce et coups de massue aussi, ditribués en alternance, d'une manière si systématique qu'elle empêche La part des anges d'accéder au statut de bonne cuvée. Loach et Laverty se plaisent à manipuler le spectateur sans précautions ni subtilité. Leur principe est celui du yoyo émotionnel : une tuile succède à une chance, une condamnation vient après une échappée, une angoisse suit un bonheur. Pour faire sentir la difficulté qu'il y a à s'extirper de ce milieu défavorisé, ils soufflent le chaud et le froid, parfois à l'intérieur même des scènes, dont on voit venir le changement de tonalité à plein nez (à la suite d'une soudaine nervosité du cadre, d'un flottement ou d'un petit décadrage). C'est un véritable système qui est mis en place, quand la répétition à l'œuvre dans Ladybird, pour prendre un exemple tiré de la meilleure période du cinéma de Loach, produisait tout à fait autre chose.

    Pourtant, La part des anges reste estimable et n'ennuie pas. Le "coup" imaginé a le mérite de propulser les protagonistes hors de leur milieu et donc du "système". Surtout, dans les séquences elles-mêmes, Loach sait toujours tirer le meilleur de ses acteurs et n'a aucun mal à nous attacher aux figures principales. On apprécie alors les discussions et les rapports les plus simples, on se surprend à s'intéresser à des choses peu évidentes comme un cours sur le whisky. C'est entre ses articulations que le film existe, c'est dans le trois fois rien qu'il assure.

     

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    de Woody Allen

    (Etats-Unis - Italie - Espagne / 112 min / 2012)

    ADIEU BERTHE - L'ENTERREMENT DE MÉMÉ

    de Bruno Podalydès

    (France / 100 min / 2012)

    LA PART DES ANGES (The angels' share)

    de Ken Loach

    (Grande-Bretagne - France - Belgique - Italie / 100 min / 2012)

  • The deep blue sea

    davies,grande-bretagne,mélodrame,2010s

    The deep blue sea se maintient tout du long si intensément dans son genre (le mélodrame), dans son sujet (une femme venant de quitter son mari tente de vivre avec son amant), dans son époque (avec une reconstitution du début des années 50) qu'il arrive à transformer l'académisme qui le guette en une forme de radicalité. Le film de Terence Davies est tourné vers le passé au point d'en retrouver par instants une force primitive (un peu comme cela peut se passer chez Oliveira par exemple).

    Les premières minutes sont très belles. Quasiment sans paroles, elles se déroulent accompagnées, portées, par les violons d'un concerto de Samuel Barber. Sous ces cordes, une femme repliée dans son appartement fait une tentative de suicide, est sauvée par l'intervention des voisins, émerge difficilement et subit, bribes par bribes, les assauts de sa mémoire. Ainsi nous est présentée Hester Collyer (Rachel Weisz), sa situation s'expliquant par quelques flash-backs regroupés. De façon très délicate, cette construction narrative introductive va rendre la suite flottante, comme indéterminée par endroits, alors qu'elle prend pourtant une apparence linéaire. Les scènes vont se succéder sans que leur statut (passé, présent, songe ?) ne soit absolument assuré. L'importance de ce qui se joue et le fait que nous soient contées seulement un peu plus de vingt quatre heures de la vie de cette femme renforcent l'impression que des blocs d'un autre temps ont très bien pu se déplacer, à notre insu, entre les autres.

    L'esthétique déployée par Davies va également dans le sens d'une étrange suspension. Impressionne en premier lieu une série de fondus au noir recoupant les eclipses de la conscience d'Hester lors de la préparation de son suicide. Par la suite, ce sont les cadres eux-mêmes qui vont se voir plongés dans le noir sur leur plus grande surface. Les images de The deep blue sea, si elles frappent d'abord par leur aspect cotonneux, finissent par baigner dans l'obscurité : les personnages sont cernés, tels de petites flammèches résistant vaillamment.

    Ce choix de lumière provoque une focalisation et un isolement. Il renvoie aussi la reconstitution dans l'ombre : un objet, un meuble apparaît comme signe avant d'être obscurci. De même, peu de gens gravitent autour du triangle amoureux, hormis à l'intérieur des pubs (et dans le métro transformé en abri anti-bombardements), là où sont entonnées les chansons populaires qu'aime tant faire revivre Terence Davies.

    Le récit est faussement bouclé à son terme. Plus précisément, il l'est par la mise en scène, alors qu'il signale plutôt une ouverture (doublement paradoxale : la fin d'une liaison est l'occasion d'un nouveau départ, et, sur les décombres encore fumants de la guerre, un enfant joue). Entre ses deux extrémités, The deep blue sea semble l'archétype du film bavard. Or, il l'est en fait assez peu. Ce sentiment, nous l'avons surtout à cause de la lenteur extrême qui caractérise les dialogues. A chaque phrase, succède un silence profond. Les acteurs ont travaillé la lenteur de la diction, ont cherché à révéler les affects par leur attitude entre les mots. Cela se voit souvent. Comme le travail sur la lumière, cet autre parti-pris vise le respect de la réalité d'un temps révolu, dans lequel s'enferme volontairement Terence Davies. Il provoque aussi, malgré tout, avouons-le, un certain ennui.

     

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    davies,grande-bretagne,mélodrame,2010sTHE DEEP BLUE SEA

    de Terence Davies

    (Grande-Bretagne - Etats-Unis / 98 min / 2011)

  • Cosmopolis

    cronenberg,canada,2010s

    La plus grande partie de Cosmopolis se passe donc dans une limousine. Cronenberg en fait un fascinant objet flottant sur la mer maintenant démontée du capitalisme. A l'intérieur : son propriétaire, Eric Packer, souhaitant traverser un New York embouteillé sous le prétexte d'une coupe de cheveux. A l'extérieur : la contestation puis le chaos.

    La limousine est blindée et calfeutrée de liège, stoppant ainsi non seulement les projectiles mais également tous les bruits du dehors. Les conversations dans le véhicule se font donc sans pollution sonore, sans ambiance, dans un silence qui se remarque. Par conséquent, baisser une vitre provoque un sursaut : la rumeur du monde, que l'on avait oublié, s'engouffre tout à coup. Le monde est toujours là.

    Ces vitres font écran. Aussi, elles sont des écrans. Des images défilent derrière elles, à moins qu'elles défilent sur elles. Comment Cronenberg a-t-il obtenu cet effet déstabilisant ? On dirait de la vieille transparence, une production de faux, un simulacre. Pourtant, il suffit que la vitre se baisse pour que l'on se rende compte que la réalité est bien là, pour que l'on passe en quelque sorte du virtuel au réel. Le cinéaste d'eXistenZ est à l'aise sur ce terrain théorique et le maniement d'images au dégrés de réalité si divers qu'ils peuvent être mal définis ne lui pose aucun problème.

    L'histoire se déroule sur une journée. Pour la raconter, on ne s'embarasse pas de transitions. La présence de nombre d'interlocuteurs défilant dans la limousine s'impose à notre regard sans aucune préparation et, de la même façon, le montage expulse brutalement ces figures secondaires à la fin de leur intervention. Lors des rares changements de lieu, chacun, certes, très proche de la limousine, ne sont pas plus ménagés des plans d'ensemble qui feraient office de liant. Ainsi est repoussé le monde, en dehors de cette bulle parfaite.

    C'est étrange : la chute du golden boy se fait, pour une fois, de manière horizontale. On assiste plutôt à une avancée, un voyage vers la mort. Tout aussi étrange est le rapport au temps que la projection produit. Le glissement du navire sur roues dans les rues se fait au ralenti mais le temps n'en est pas plus facile à saisir, à appréhender. Eric Packer et ses semblables sont à l'origine d'une révolution : l'argent, auparavant lié au travail au présent, se gagne en spéculant sur le futur et la notion du temps, soumis à une incroyable accélération, s'en trouve pulvérisée. Fort de ce constat, Cosmopolis peut concentrer les événements en une seule et improbable journée, peut passer outre les justifications des rencontres, peut faire voisiner les projections dans le futur et les souvenirs de l'enfance.

    Bavard, le film l'est mais il l'est en toute logique. Il faut en passer par là. Comment représenter ce monde-bulle de la finance déconnectée et volatile sans montrer ces corps et ses têtes brasser de l'air avec leurs mots en apparence vides de sens ? Bien des tournures nous échappent, quoi de plus normal ?

    Ces répliques, Cronenberg les distribue en champs-contrechamps réguliers mais cette figure de style classique, il la tord en donnant des proportions bizarres, en aspirant les visages et en rejetant loin les arrière-plans (qui restent cependant nets). Les perspectives sont déformées. De même, au-delà des surfaces lisses, des reflets et des simulacres, se trouve l'asymétrie, celle qui met en péril l'empire financier de Packer, celle qui entraîne et explique la faillite. C'est une idée qui devient constituant de l'image elle-même : à l'intérieur de la limousine, dans sa longueur, on s'aperçoit vite que la symétrie n'y est pas. Cette dernière marque-t-elle même un seul plan du film (à l'exception du tout premier) ? Il ne me semble pas. Il y a toujours un détail, un objet, un verre, une tablette, d'un côté ou de l'autre, quelque chose qui déséquilibre légèrement les plans. Dois-je encore mentionner l'instabilité du navire dans la foule déchaînée et la coupe de cheveux terminée à moitié ?

    Car bien sûr, à l'image de sa voiture, Packer l'hygiénique va être taché, bousculé, dépenaillé, avant d'être éliminé (sortant du coiffeur, il semble avoir été scalpé : le golden boy vu comme le cowboy cerné par les indiens !). Et la représentation de ces outrages successifs nourrit le terreau cronenbergien, là d'où proviennent par exemple les réflexions sur l'hybridation. Pisser dans sa limousine : le geste que l'on observe fait croire à une souillure mais le rapprochement de la caméra oppose un démenti. L'urine est en fait récoltée, assimilée par la mécanique.

    Co-existence et union du mécanique et du vivant, du réel et du virtuel, du futur, du passé et du présent, tout cela n'empêche pas ce qui fait l'homme de remonter à la surface, les fluides par exemple. Le visage blanc de Robert Pattinson peut spectaculairement rougir, à un doigt de l'explosion, et les odeurs remonter à de nombreuses occasions, surtout après le sexe. Si sagement illustré dans A dangerous method, il redevient, ici, troublant, jouant autour du grotesque et de la pornographie.

    Sa limousine, Eric Packer l'a faite rallonger, selon son propre aveu. Comme il aurait pu augmenter la taille de son sexe. Son engin, il ne se lasse d'ailleurs pas de le sortir. En prenant garde, toutefois, car le sortir peut s'avérer dangereux. Il pourrait s'en voir déposséder et se retrouver du mauvais côté du sexe. L'homme d'argent viril (en représailles à une agression, il frappe bien évidemment entre les jambes) craint l'intrusion et la perforation (un virus informatique, un doigt de médecin, une balle de flingue, généralement gros, démesuré). Mais s'il est dangereux de sortir son engin, il est également dangereux de sortir de son engin. Packer le sait, quittant rarement sa limousine. Sa seule véritable sortie sera en effet définitive.

    Plus ingrate que les autres, la dernière partie du film est presque rendue autonome. Du moins, elle se place en miroir. Packer est sorti de son véhicule, délesté de tout (costume, garde du corps, pistolet high-tech), quittant l'air aseptisé pour du désordre et de la crasse. La parole cherche alors à comprendre le pourquoi d'une haine, à la verbaliser et donc, à prendre du recul par rapport à ce qui a précédé à l'écran afin d'en proposer un règlement. Le théâtre fait irruption et une autre étrangeté s'installe (la longueur du dialogue, l'amas dans l'appartement). Cronenberg sera radical jusqu'au bout. Ciselant sa théorie sans se laisser distraire (avec le premier plan sur Packer, hiératique, prenant en charge une diction blanche, imperméabilisant son regard derrière ses lunettes, le programme était déjà établi), peaufinant son objet jusqu'aux limites de l'abstraction, il n'en laisse pas moins remonter des bouffées de fictions précédentes, celles du temps d'avant sa période un brin corsetée 2002-2011 : meurtre télévisé, complots, gourous... Pincées qui rendent plus fascinant encore cet ovni, lui faisant prendre place à côté d'un Crash encore prégnant.

    Dernière remarque : la logique cinématographique (qui n'a bien sûr que peu à voir avec la réalité) aurait voulu que l'on retrouvât plutôt Juliette Binoche dans la limousine de Lavant/Carax. Or, c'est bien dans celle de Pattinson/Cronenberg qu'elle déboule finalement. Est-ce là la raison fondamentale de ma préférence ?

     

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    cronenberg,canada,2010sCOSMOPOLIS

    de David Cronenberg

    (Canada - France / 110 min / 2012)

  • Journal de France

    nougaret,depardon,france,documentaire,2010s

    Journal de France : modeste ou prétentieux, ce titre est en tout cas très imparfaitement adapté puisqu'il ne recouvre qu'une partie de ce qui constitue ce film, avant tout un hommage enamouré rendu à Raymond Depardon par Claudine Nougaret. Au générique, pour l'écriture et la réalisation, le nom de Depardon s'affiche après celui de Nougaret. La voix off nous le confirmera un peu plus tard, l'initiative revient essentiellement à Madame. Malgré cela, sachant que depuis quelques années la collaboration est très étroite, on ne peut s'empêcher de mesurer tout le long de ce film l'écart qui se crée ici par rapport au geste cinématographique habituel de Depardon. Ainsi, plusieurs choses jurent sur l'écran : un habillage musical peu discret, un montage serré, une sonorisation et un non respect du format original de certains plans d'archives, des changements d'axe voulant pourtant garder l'illusion de la continuité d'une discussion, un statut vague des images proposées (chutes, inédits, extraits ?)...

    La moitié du temps, nous suivons Raymond Depardon dans son périple en camping car à travers la France. Il est filmé en train de photographier et souvent la caméra fait mine d'épouser son regard. Or cette coïncidence est fausse : la caméra ne peut pas être au même moment à la même place que l'appareil photo. Il y a là une forme de tricherie. Ce détail peut paraître négligeable mais il est révélateur et gênant lorsque l'on pense à la rigueur et à la précision du point de vue qui caractérisent les films de Depardon.

    Autre réserve, sur la construction de l'ensemble. Alternent donc la description du travail de terrain qu'effectue le photographe et le défilement chronologique d'archives filmées par lui depuis sa jeunesse, retraçant ainsi toute sa carrière. Deux ou trois phrases seulement, dites en off par Claudine Nougaret, situent ces images remontées à la surface. Ce manque de contextualisation fait qu'elles nous sont jetées au visage et rendues spectaculaires. Ces séquences n'ont dès lors que leur force à offrir (certaines sont particulièrement marquantes), elles ne sont que choc.

    Le film peut tout de même être vu pour appréhender l'ensemble du parcours effectué par Depardon, pour déceler ce qui évolue, avec le temps, dans sa méthode, son style, sa manière de voir, ainsi que ses obsessions qui perdurent. Par ailleurs, l'aspect le plus prosaïque de Journal de France n'est pas inintéressant : comment notre homme organise ses journées sur la route, mène ses rencontres avec les habitants, effectue techniquement son travail... De plus, in extremis dira-t-on, Claudine Nougaret attrape quelque chose sur la fin. En choisissant de terminer avec une série de courts plans prélevés dans l'ensemble de l'œuvre, elle provoque un écho avec ceux présentés au début, les premiers essais du jeune homme dans les années 60 braquant sa caméra sur des couples d'amoureux lors d'une fête foraine. Au bord de ces manèges, comme plus tard ailleurs aux quatre coins du monde, l'important serait donc de soutenir le regard de l'autre, du passant, du filmé, afin de ne pas s'en tenir à un enregistrement mais plutôt de faire circuler quelque chose sur cette ligne invisible et inconfortable allant des yeux des uns à l'objectif de l'autre. Tracer cette ligne, voilà ce que semble avoir cherché à faire Raymond Depardon tout au long de sa carrière.

     

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    nougaret,depardon,france,documentaire,2010sJOURNAL DE FRANCE

    de Claudine Nougaret et Raymond Depardon

    (France / 100 min / 2012)

  • Holy motors

    holymotors.jpg

    Etonnant spectacle, tout de même, que ce ballet journalistique entre des titres de presse nous vendant l'hommage absolu, ultime, au septième art (tapis rouge critique souvent accompagné de la rencontre "exclusive" avec le phénomène) et un cinéaste campant sur sa position de déni bravache. La réalité de Holy motors, ce que j'en perçois en tout cas, est un peu différente : une œuvre boiteuse, provocante, inégale, fulgurante, exténuante et, en un sens, déprimante.

    Il ne faut pas trop, me semble-t-il, insister sur l'ode aux acteurs. Carax dit qu'il leur accorde peu d'importance en général et, en effet, si hommage il y a ici, il n'est pas adressé à une profession (ou alors juste à une activité : comment on fait, concrètement, l'acteur) mais simplement à Denis Lavant. Impossible de généraliser face à ce corps et cet esprit si particuliers. De plus, le lien qui unit les deux hommes depuis longtemps (forcément, les incarnations précédentes affleurent constamment sous la surface de Holy motors) empêche de trop théoriser et de se lancer dans une célébration si vaste.

    En revanche, l'interrogation du rapport de son propre film au cinéma, la place qu'il s'y donne, Carax ne peut l'éluder. Holy motors est composé de plusieurs segments, reliés par un mince fil, le trajet en limousine qu'effectue, en compagnie de sa conductrice-secrétaire, Mr Oscar pour aller d'un rendez-vous à l'autre dans Paris. Ces rendez-vous diffèrent à chaque fois par les lieux, les ambiances et les gens rencontrés, mais surtout ils génèrent des micro-récits et s'inscrivent dans des genres ou des sous-genres cinématographiques distincts (film réaliste, intimiste, farce, animation, comédie musicale...). Là où le film interpelle vraiment, c'est qu'il ne cherche pas à affirmer une pérennité ou des capacités de renouvellement mais au contraire à dire ce qu'est devenu le cinéma et ce qu'il pourrait encore devenir.

    Et apparemment, Leos Carax pense qu'il est mort, que c'est plié, que maintenant c'est autre chose, qu'il ne sert à rien de tenter d'en refaire. La belle image, par exemple, il faut la rayer, la saloper. Par le recours au grotesque, notamment : cela donne les agressions de Mr Merde ou bien le gag de gamin qui consiste à faire parler des voitures. Quand l'émotion monte, quand la magnifique chanson de Manset résonne, Carax introduit la mauvaise note avec ses singes, histoire qu'on ne s'en tire pas comme ça. L'humour remplit donc le film, bouffon et mal élevé. Il est ici la première forme de rébellion de Carax. C'est toujours sa tentation du bras d'honneur, son air de dire : "Ce que vous attendez, je pourrais vous le donner, mais je ne vous le donne pas."

    La posture amuse autant qu'elle agace mais force est de constater que le geste est impressionnant et que le film "travaille" constamment, que la faiblesse de certains segments s'efface devant l'ampleur de l'ensemble. Et ce qui relie ces neufs bouts éparpillés véhicule l'émotion qu'ils se refusent ou qu'ils échouent parfois (souvent ?) à libérer eux-mêmes. Car il y a cette fatigue qui leste le corps de Lavant au fur et à mesure qu'il avance, contaminant le film entier.

    Il y a aussi une déshumanisation, comme le confirme l'ultime plan qui exclut toute présence autre que celle des limousines. Peut-être que pour Carax, le cinéma n'est plus parce qu'il n'est plus humain (ni "techniquement", ni "moralement"). Le jeu de rôles sur lequel repose le fil narratif est d'abord jouissif  par la façon dont on s'y relève de la mort et de la maladie, par la façon dont les identités peuvent fluctuer, mais il glace vite le sang quand on se demande si, finalement, ce n'est pas le monde lui-même qui a disparu, si tous ces gens s'agitant sur l'écran sont bien réels et si Mr Oscar n'est pas, après tout, le seul être vivant à occuper cet espace. Céline, au volant de la limousine, n'est-elle pas elle aussi, pour l'éternité, marquée du sceau de la fiction passée, comme prisonnière ? Cette ultime sensation provient d'un éclair, comme le film en contient beaucoup. Mais pour avoir produit celui-ci en particulier, pour avoir osé demander à Edith Scob de faire ce geste que je n'aurais pas imaginé (re)voir un jour, poser un masque sur son visage, j'adresse mes chaleureux remerciements à Leos Carax.

     

    A lire aussi chez les ami(e)s : Les nuits du chasseur de films, Inisfree, Dr Orlof, Ciné-club de Caen

     

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    holymotors00.jpgHOLY MOTORS

    de Leos Carax

    (France - Allemagne / 115 min / 2012)