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2010s - Page 16

  • Pater

    cavalier,france,2010s

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    Dans Pater, Alain Cavalier propose à Vincent Lindon de réaliser un film dans lequel ils joueraient respectivement le Président de la République et le nouveau Premier Ministre. La fiction se met en marche, avec comme fil directeur l'établissement d'une loi imposant à toutes les entreprises françaises de ne pas dépasser un certain écart entre les plus faibles et les plus hauts salaires.

    Cette fable est racontée dans le style maintenant habituel d'Alain Cavalier qui utilise ses petites caméras, travaille sans équipe technique et tourne dans les propres maisons et appartements de ses "acteurs". Naturellement, à l'intérieur de ce récit s'insèrent des intermèdes plus purement documentaires, sans qu'aucun bouleversement esthétique ne les signalent à l'attention.

    Ce film est donc politique, mais là n'est pas, selon moi, l'essentiel. Ce n'est pas en tout cas la raison principale de mon attachement. Certes, la blague est plus fine qu'il n'y paraît car les scénarios imaginés ont leur pertinence (le refus par le peuple d'une loi objectivement "bonne") et le stratagème final, au moment de l'élection présidentielle, nourrit habilement le thème de la filiation et de la trahison possible du père, mais il manque peut-être des noms de partis et d'hommes politiques pour échapper à la théorie et produire un discours plus offensif.

    Toutefois, la question de la différence entre les revenus résonne très fortement et, ce qui rend le film plus passionnant encore, le rapport de chacun à l'argent est plus ou moins directement mais régulièrement éclairé. Ainsi, à côté de propos intéressants mais parfois vagues et généralistes, l'attention se porte sur l'économie même du film en train de se faire et sur les positions personnelles du cinéaste et de l'acteur. Il y a là la recherche d'une transparence, recherche qui s'accorde avec la simplicité du cinéma de Cavalier.

    Ce qui épate, c'est donc, notamment, l'honnêteté de Lindon, à tous points de vue (sur la morale, l'engagement, la notoriété, l'argent...). Paradoxalement, ce film qui semble constamment "tricher" s'ouvre à nous avec une franchise incomparable. On pourrait croire qu'il propose au spectateur un jeu autour du vrai et du faux. Et effectivement, on peut essayer de déterminer le niveau de réalité de chaque séquence puisque le personnage et la personne réelle sont parfois clairement distinguées, puisque tel moment est fort parce qu'il est vrai et tel autre est remarquable parce que bien réfléchi. Mais cet exercice me semble totalement vain. Qui nous dit que cette discussion sur le vif n'est pas jouée ? Que cette scène bien calée n'est pas entièrement improvisée ? En fait, réalité et fiction coexistent à chaque instant. Devant la caméra de Cavalier, cela devient une même chose et cela fait, à mon sens, le grand intérêt de Pater. D'autres lui sont attachés. Le rapport qui s'établit entre le Président et son protégé redouble clairement celui existant entre le metteur en scène et son interprète, en particulier dans les indications, la direction données, et Pater est également un beau portrait d'acteur.

    Beaucoup ont loué ce film pour sa nature "d'ovni" et je ne nierai absolument pas sa singularité. Mon tempérament étant ce qu'il est, j'ai tout de même cherché à le rapprocher de quelque chose et plutôt qu'à certains vrais-faux documentaires plus ou moins récents, j'ai étrangement pensé aux films iraniens de Kiarostami et Makhmalbaf, Close up (1990) et Salaam Cinema (1994). 

     

    cavalier,france,2010sPATER

    d'Alain Cavalier

    (France / 105 mn / 2011) 

  • Une séparation

    farhadi,iran,2010s

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    Le premier plan d'Une séparation s'étire dans la longueur pour présenter un couple en plein débat, face à un juge, à propos de l'opportunité d'un divorce. Le rythme des dialogues et le cadrage choisi (fixe, réunissant l'homme et la femme et mettant le spectateur, littéralement, à la place du juge), s'ils semblent attacher d'entrée le film à une tradition cinématographique iranienne, souffrent d'une certaine rigidité. Dans ce dispositif, la véhémence des expressions et les regards adressés à la caméra paraissent un peu forcés. Or la suite va brillamment contredire cette impression d'entrave et les deux axes dévoilés dans ce plan séquence initial, la parole et le regard, vont structurer tout le récit pour donner au film sa dynamique.

    Une séparation, comme ce titre l'indique, est un film sur l'écart et la distance. L'appartement bourgeois dans lequel se noue le drame a une allure parfaitement réaliste et la mise en scène se donne l'air de n'être que fonctionnelle, sans esthétisme particulier. Pourtant, on remarque rapidement que l'endroit est une galerie de glaces et de vitres trompeuses ou opaques, un décor qui, par la présence de ses recoins, met à l'épreuve la circulation des regards. Et il en va de même pour les sons. Que voit-on et qu'entend-on d'une action et d'une discussion ? C'est à partir de cette interrogation que s'enclenche une machinerie policière. Même maintenu dans un cadre restreint, ce registre procure déjà un certain plaisir du récit, mais le film va plus loin. Il parle de l'impossible accès aux pensées profondes de l'autre, impossibilité basée notamment sur un constat tout simple : si proche que nous soyons, jamais nous ne voyons ni entendons exactement la même chose que notre voisin. Une autre donnée, également mise à jour par le cinéaste, rend la fusion impossible : l'écart sensible existant entre les différentes paroles, leur nature, leur usage. D'une part, la langue de la justice n'est pas la même que celle de l'intime, et, d'autre part, le maniement des mots reste un marqueur de classe sociale.

    L'espace qui se crée entre les mots des uns et les mots des autres, entre la pensée et sa mise en forme, la perception différente que peuvent avoir deux personnes d'un même évènement ou d'une simple phrase (ce que les mots veulent dire), voilà ce qui entraîne ici une série de réactions en chaîne. Prenant un aspect choral par sa faculté à s'intéresser de façon égale à chaque personnage, le film parvient à échapper à toute lourdeur, entre autres raisons parce qu'il reste confiné dans l'intime. Brillant par son écriture sans paraître artificiel, il se déroule sur un tempo parfaitement maîtrisé, la plupart des séquences se permettant de "retomber" en leur fin, comme dans la vie. Tendu, le film n'est pas hystérique.

    Enfin, l'un des aspects les plus frappants est l'absence de jugement porté sur les personnages. Ici, chacun a vraiment ses raisons. Pour autant, cela n'indique pas qu'il faille se contenter d'un statu quo car, jusqu'au bout, l'écart de classe est perceptible. Si l'onde de choc est comparable des deux côtés, les gens les plus aisés s'en sortiront toujours mieux que les autres. Les conséquences matérielles, par exemple, ne sont pas du tout du même ordre.

    Tout cela forme au final une trame complexe, qualité qui ne vient pas uniquement d'un scénario excellemment ficellé.

     

    farhadi,iran,2010sUNE SÉPARATION (Jodaeiye Nadre az Simin)

    d'Asghar Farhadi

    (Iran / 123 mn / 2011)

  • La dernière piste

    reichardt,etats-unis,western,2010s

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    Je l'avoue : j'étais bien plus impatient de découvrir La dernière piste que The tree of life. Sans doute Terrence Malick est-il un cinéaste plus important que Kelly Reichardt, ne serait-ce que pour ses trois premiers films, mais si je juge l'écart existant entre les promesses formulées auparavant et l'émotion effective ressentie au moment de la réception de la nouvelle proposition de cinéma de chacun des deux, La dernière piste m'est alors infiniment plus chère que la palme d'or cannoise de cette année.

    Le goût de l'errance, l'enregistrement des frémissements de la nature et les variations de lumière d'Old joy (2006), comme le traitement de l'espace et la justesse de l'approche des personnages dans Wendy et Lucy (2008), laissaient penser que Kelly Reichardt pouvait porter un regard singulier sur un genre comme le western. Bien sûr, il convient de préciser d'emblée que La dernière piste (Meek's cutoff en VO, soit le "raccourci de Meek", titre bien plus pertinent, moins trompeur, moins "dramatique" que celui choisi pour nous) est un western comme Macadam à deux voies (Hellman, 1971) est un road movie ou Last days (Van Sant, 2005) un biopic. S'il emprunte au genre les formes et les thèmes, il soustrait sa dramaturgie classique.

    L'un des problèmes posés aux réalisateurs s'attelant à des fictions historiquement situées est de faire entrer facilement le spectateur dans un monde recomposé, de l'acclimater. Puisque nous sommes ici dans un western, l'image, restituant un cadre familier (rochers, rivière, canyons, étendues désertiques), n'a guère besoin de précautions, surtout si un tempo particulier s'y installe tout de suite avec force et évidence, un tempo lent et naturel. Le son assure lui aussi de la présence des choses : le chariot fait réellement un bruit de chariot avançant sur un terrain accidenté ; la terre, l'eau, les cailloux ne se voient pas seulement, ils s'entendent tels qu'ils sonnent. Le décor posé, le corps doit ensuite trouver sa place. Il est présenté actif, en mouvement, à la fois occupé par des détails pratiques et tendu vers un seul but.

    Et, tardivement, vient la parole. Elle brille tout d'abord pas son absence, avant de se faufiler, lointaine et difficilement audible. Saisie, elle se révèle sans rapport avec l'action, quand elle ne passe pas à travers la prière. Elle est indirecte (le guide raconte une histoire à l'enfant, un homme explique à sa femme ce qu'un autre voyageur vient de lui dire). Il faut quelque temps avant qu'elle ne se porte au cœur des choses et du récit. Cette évolution très progressive n'a pas seulement été pensée comme doux accompagnement du spectateur. Elle vise à faire sentir à celui-ci l'importance que revêt cette activité. Meek, le guide fanfaron menant (ou plutôt errant avec) le petit groupe de migrants sur un territoire hostile de l'Oregon, domine par le verbe, tient sa légitimité de ses mots. Dans cette société du milieu du XIXe siècle, la parole vaut le plus souvent comme preuve de l'expérience, s'impose aisément comme vérité. Étant donnée la difficulté à remettre en question son porteur, on mesure d'autant mieux le courage de quelques uns qui, par intuition ou calcul (qui traduit ici l'intelligence), choisissent le temps venu de s'opposer à la violence de la vision qu'a Meek des Indiens.

    La réflexion est prolongée autrement après la rencontre avec l'Autre. Face à l'Indien, la parole, telle qu'elle est employée n'aide en rien à la communication. La langue inconnue nous reste jusqu'au bout aussi mystérieuse que les intentions de celui qui la parle. A ce niveau-là, le mur ne tombe jamais et Kelly Reichardt offre dans toute la dernière partie des séquences magnifiques de coulées de paroles strictement parallèles, ne se fondant à aucun moment.

    Si, dans La dernière piste, l'usage de la parole passionne, il en va de même de l'organisation de l'espace à l'intérieur du cadre (tendant vers le carré primitif plutôt que vers le rectangle moderne). Le monde décrit semble s'ordonner peu à peu sous le regard des femmes. Leur point de vue est adopté. D'abord maintenues en retrait, à l'écart des lieux d'action et des prises de (non-)décision, elles vont ensuite se rapprocher du centre, au point, pour l'une d'elles, de prendre en charge le récit (de prendre en main le fusil). Nous serions donc devant une histoire de l'émancipation de la femme, autant qu'une histoire d'acceptation de l'Autre. Le projet était périlleux mais la très belle mise en scène de Kelly Reichardt évite toute lourdeur et laisse réticent à employer ainsi ces grands mots. La façon dont est traité le couple principal de ce convoi le montre bien. Le trait est discret mais essentiel : d'une part, la femme n'y est pas soumise et d'autre part, au détour d'un bref mais bouleversant dialogue sur la confiance, apparaît toute la complexité du rapport de celle-ci à l'Indien, rapport nullement réductible à l'attirance-répulsion devant le sauvage mais dépendant aussi de la position du mari.

    Errance, répétition des travaux et des jours, renvois des actions vers le hors-champ, nombre réduit de personnages (un guide, trois couples, un garçon, puis un Indien et personne d'autre)... Sans aucun doute la radicalité de Kelly Reichardt ne fera pas l'unanimité. Elle est cependant, selon moi, une manière extraordinaire de faire revivre ce passé. Rarement a-t-on eu ainsi l'impression d'être véritablement plongé dans l'époque décrite, par le naturel des actes, le rendu de l'environnement ou le développement de notions qui lui sont rattachées (importance primordiale de la parole, sentiment de perte des repères dans une nature inviolée, recours expéditif à la violence...). De plus, elle ouvre des pistes plutôt qu'elle ne bloque la pensée sous une forme contraignante. Le final est donc ouvert. Et, à la suite d'une phrase retentissante et d'un sublime champ-contrechamp, dans le fondu au noir qui envahit alors l'écran s'engouffrent soudain, comme à rebours, comme inversées, toute l'histoire de l'Amérique et celle des représentations de la conquète de l'Ouest.

     

    PS : Je ne peux m'empêcher de voir dans La dernière piste le pendant minimaliste du film de Paul Thomas Anderson, There will be blood. Quelques détails incitent au rapprochement : le rapport au genre, l'apparition progressive de la parole, l'utilisation d'une musique très particulière, la présence de Paul Dano... Mais je vois surtout, dans les deux cas, le sommet provisoire d'une ascension constante.

     

     

    reichardt,etats-unis,western,2010sLA DERNIÈRE PISTE (Meek's cutoff)

    de Kelly Reichardt

    (Etats-Unis / 104 mn / 2010)

  • Animal Kingdom

    animalkingdom.jpg

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    Le prologue, montrant la mort par overdose de la mère du jeune Josh et la récupération de celui-ci par sa grand-mère carnassière, cueille brillamment à froid. Suit le générique et l'apparition du titre, Animal kingdom, qui se pose sur une reproduction kitch de la vie des lions dans la savane, le mâle dominant placé au centre de la composition. Il reste à peu près cent minutes et pourtant le film pourrait s'arrêter là puisque tout le message de David Michôd est contenu dans cette image et ce titre. Le travail du spectateur est pré-mâché : oui, il s'agira bien de la description d'une famille de gangsters qui s'entre-dévorent dans leur lutte pour la survie et le pouvoir, dans un milieu environnant tout aussi gangréné par la violence et la corruption.

    Michôd a l'ambition de devenir le James Gray australien (et la prochaine étape pour lui est, en toute logique, américaine). Il ne veut donc pas réaliser juste un petit polar de plus, si bien troussé soit-il. Il veut déjà toucher à la tragédie et, à l'instar de son personnage principal, trouver tout de suite sa place, si possible au sommet. Mais confondant main ferme et main lourde, il ne décolle pas le nez de son tableau animalier. Par conséquent, tout ce qui ne concerne pas directement la famille de truands est traité au mieux de manière désinvolte, au pire par le cliché, et la conduite du récit est assez catastrophique. Généralement, les grands polars reposent sur une mise à jour impitoyable des mécanismes criminels et sur la description précise des liens et des tensions existant entre le groupe étudié et ce qui lui est extérieur. Dans Animal kingdom, cette acuité est totalement absente, la progression dramatique est mécanique et la monotonie des coups que se rendent successivement les forces de l'ordre et la famille finit par laisser indifférent.

    Si l'on excepte le personnage de la grand-mère, la caractérisation n'a rien d'original, chaque membre du groupe étant très marqué, psychologiquement ou professionnellement. Josh est notre guide, affichant une neutralité apparente (proche de la bêtise sauf, bien sûr, au moment du dénouement puisqu'il faut bien que Michôd boucle son récit en assénant une nouvelle fois son message  : survie et pouvoir). Nous sommes supposés le suivre pour mieux pénétrer les sombres arcanes de cette fratrie. Or, la question du point de vue n'est jamais véritablement prise à bras le corps par le cinéaste, qui détaille quantité d'actions dont Josh ne peut avoir connaissance sur le moment. La présence de la voix off n'est donc qu'un signe d'appartenance au genre, rien de plus.

    Constamment sous-exposée, l'image n'est guère attrayante et la caméra ne s'éloigne pratiquement jamais des acteurs, ce qui rend la perception de l'espace problématique (il paraît que cela se passe à Melbourne). La mise en scène de Michôd tire vers l'épate naturaliste. Mais ce naturalisme est aussi, à de nombreuses occasions, mis à distance (on est moderne ou on ne l'est pas). Allons-y donc, lourdement, avec les ralentis, les contrepoints musicaux ou les envolées lyriques...

    Perdant de son intérêt au fur et à mesure de son avancée, le film devient dans la dernière ligne droite presque pathétique. Le scénario, qui brillait jusque là par son absence, fait tout à coup son coming out, ce qui nous vaut des idées déplaisantes (le suspense autour de la famille de la petite amie de Josh), grossières (le retour du flic pourri des stups, après une seule scène au tout début), débiles (le garde du corps qui pointe son flingue sur Josh) ou "rassurantes" sur le plan de la morale (la vengeance finale)...

    Dans le genre "affiche qui se la pète", le distributeur français a fait fort mais, finalement, je me demande s'il n'a pas cerné involontairement la personnalité du jeune réalisateur. Quant aux louanges de la critique, qui voit en David Michôd une éclatante révélation, elles s'expliquent avant tout, selon moi, par l'absence, ces dernières années, de néo-polars anglo-saxons marquants (si l'on ne tient pas compte de la permanence de certains "vieux maîtres" comme Polanski ou Eastwood et que l'on ne s'intéresse qu'aux jeunes cinéastes, la comparaison avec les effervescentes années 90, celles qui s'ouvrirent avec Miller's Crossing des Coen ou Les arnaqueurs de Frears et se refermèrent avec L'Anglais de Soderbergh, rend diablement nostalgique).

     

    animalkingdom00.jpgANIMAL KINGDOM

    de David Michôd

    (Australie / 113 mn / 2010)

  • Le gamin au vélo

    dardenne,belgique,mélodrame,2010s

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    J'ai aimé Le gamin au vélo mais je commence par deux bémols, qui concernent des petits défauts assez récurrents, me semble-t-il, dans le cinéma des frères Dardenne. La fin ne me plaît pas beaucoup. Sans la dévoiler, on peut dire qu'elle provoque successivement deux émotions fortes contradictoires. Je la trouve claudicante, les cinéastes prenant ici le risque de déplaire deux fois, au lieu d'asséner un seul grand coup (que ce soit dans un sens ou dans l'autre). Auparavant, à mi-parcours, il y a, comme souvent chez eux, un endroit où l'on voit le nœud du récit se serrer trop fort. Ainsi, à la remarquable première partie succède une seconde un peu trop dirigiste, faisant grincer ses rouages de film noir social.

    Cela dit, pour une large part, le petit miracle se reproduit. Devant une caméra que l'on sent de moins en moins tremblotante avec le temps mais toujours aussi engagée auprès des personnages, du récit et du réel, se raconte un bout de l'histoire de Cyril, 11 ans, abandonné au foyer par son père et récupéré les week-ends, avec son vélo, par l'aimable coiffeuse Samantha. Cyril, c'est Thomas Doret, garçon vif, pugnace et costaud, qui avance la tête en avant et les épaules rentrées. Samantha, c'est Cécile de France qui, dès sa première scène, fait tomber toutes les craintes que l'on pourrait avoir concernant sa présence dans cet univers particulier. Son personnage de coiffeuse existe.

    Lorsque le film se concentre sur la quête butée du père (toute cette première partie dont je parlais), il est stupéfiant de justesse et accumule les séquences très simples mais d'une grande force. Le montage, le cadrage, le rythme imposé aux acteurs libèrent une énergie incroyable. Cyril, par ses mouvements, ses déplacements, ne cesse de nous faire rebondir d'une séquence à l'autre (parfois, ces relances ont lieu dans le plan séquence lui-même). C'est une boule toujours en train de rouler et de changer de direction ("Pitbull", préfère le nommer, de son côté, le caïd de la cité, sous la coupe duquel il va tomber).

    Surtout, à l'intérieur des scènes, l'imprévisibilité des gestes est totale, autant que dans la vie. Les tentatives de fuite du foyer, qu'elles réussissent provisoirement ou qu'elles échouent aussitôt, donnent l'impression de n'avoir jamais été traitées comme cela au cinéma, de manière aussi réaliste, non pas dans leur teneur mais dans leur déroulement. Les échanges et les comportements sont parfois hésitants, souvent contrariés, régulièrement source de méprises (l'éducateur qui voit Cyril pédaler à toute vitesse vers la sortie et qui croit, comme nous, qu'il fait une nouvelle tentative). Être attentif à cela, c'est se rendre compte à quel point, d'ordinaire, le cinéma gomme tous ces effets de réel pour mieux atteindre à l'efficacité, au mépris de la moindre vraisemblance. Bien sûr, faire cette distinction ne doit pas revenir à établir un jugement de valeur entre les grands réalistes et les autres. Mais chez les Dardenne, et particulièrement ici, c'est bien cette précision et cette "honnêteté" que l'on admire (pour ma part, en tout cas) en premier, avec l'énergie pure qui émane de leur mise en scène, et qui permet d'accéder au fil du récit, malgré les quelques ficelles évoquées plus haut, à une grande émotion, parfois réellement bouleversante.

     

    dardenne,belgique,mélodrame,2010sLE GAMIN AU VÉLO

    de Jean-Pierre et Luc Dardenne

    (Belgique - France / 87 mn / 2011)

  • Minuit à Paris

    minuitaparis.jpg

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    Amour(s), nostalgie, création, magie : les thèmes abordés dans Minuit à Paris ne sont pas nouveaux pour Woody Allen mais leur présence conjointe devait assurer un certain confort. Malheureusement, le charme agit peu et l'opus se révèle plus que mineur. Beaucoup de choses ne fonctionnent pas cette fois-ci, alors que le sujet était plutôt prometteur.

    Le casting est peu enthousiasmant, et pas seulement du côté français. Par contraste, Owen Wilson donne l'impression de s'en sortir assez bien dans le registre, difficile, du mimétisme allénien. Alors que se réalisent les premiers basculements de réalité, il offre de fort jolis instants de suspension et d'hébétude. Le problème est que Woody Allen lui impose de les prolonger indéfiniment, dans un film qui va ainsi rester constamment dans cet entre-deux. Ce flottement peut être, ailleurs (y compris dans d'autres œuvres du cinéaste), payant, mais ici, il dévitalise totalement l'ensemble. D'une part, le va-et-vient entre deux époques ne produit pas une grande tension en termes de récit. D'autre part, si l'on voit les aventures nocturnes du Gil Pender campé par Wilson comme le fruit de son imagination, on s'étonne qu'il soit si peu acteur de ses fantasmes (alors que le cinéma d'Allen s'était fait, ces derniers temps, assez sexy, Minuit à Paris manque cruellement de désir et de sensualité). De même, si son esprit est capable de convoquer tous les grands noms d'artistes fréquentant le Paris 1920, pourquoi ne s'emballe-t-il pas pour nous entraîner dans une spirale vertigineuse ? A un moment, la canne de Salvador Dali entre dans le champ pour tapoter son épaule, mais tout doucement. On peut voir dans ce plan le principal défaut du film : un sérieux manque d'audace et de rythme (mon camarade Timothée a sans doute trouvé le meilleur titre de note de l'année au moment d'écrire sur Minuit à Paris : La machine à remonter le temps et à ramollir le tempo).

    Allen a voulu recomposer le monde parisien à la lumière des connaissances populaires. Comme il n'est pas un imbécile, son introduction, dans laquelle il présente un à un les endroits les plus célèbres de la capitale, il l'étire à l'extrême, en allant jusqu'au bout de la chanson de Cole Porter qui la porte, et parvient ainsi à dépasser le cliché. Ensuite, il donne une vision rêvée d'une époque et de ses artistes. Le choix est pleinement assumé et justifié par la psychologie du héros mais cela ne suffit pas pour effacer l'impression du catalogue simpliste et poussiéreux (malgré deux ou trois idées un petit peu amusantes comme lorsque Pender souffle à Buñuel l'idée de L'ange exterminateur).

    Par ailleurs, comme dans les Woody Allen les moins réussis, le moraliste fait passer son message avec trop d'insistance. Ici, il s'agit de prendre garde à ne pas perdre le lien avec le présent, de profiter sans s'abîmer dans la contemplation d'un passé idéalisé. Ce danger, les dialogues ne cessent de le pointer, et ce dès les premières scènes (la fiancée qui reproche constamment à Gil de "vivre dans le passé"). Plus loin, ce sont encore les dialogues qui gâchent l'idée, séduisante bien qu'attendue, du "saut dans le temps dans le saut dans le temps", à coups d'explications bien inutiles. Enfin, j'ajouterai à mes griefs la platitude de certaines scènes. Celle de la rencontre entre Gil et Adriana (Marion Cotillard), par exemple, n'est qu'une suite de champs-contrechamps sans âme. Dès lors, j'en viendrais presque à rejoindre, provisoirement, les vieux détracteurs du cinéaste en avançant qu'ici, Woody Allen en dit trop et n'en montre pas assez.

     

    minuitaparis00.jpgMINUIT À PARIS (Midnight in Paris)

    de Woody Allen

    (Etats-Unis - Espagne / 100 mn / 2011)

  • Sound of noise

    simonsson,stjarne nilsson,suède,comédie,2010s

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    logoKINOK.jpg

    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    A l'origine, il y a ce court métrage de 2001, devenu fameux depuis, Music for one apartment and six drummers. Six individus s'introduisaient dans l'appartement d'un vieux couple pour y jouer quatre morceaux de musique à la seule aide des objets qu'ils trouvaient dans chaque pièce. Sound of noise en est un prolongement, une extension aux dimensions d'un long métrage. Les enjeux sont donc évidents : il s'agit d'étoffer sans étouffer, de grandir sans trahir.

    L'idée de la performance décalée est conservée, mais au lieu d'être étirée, elle est démultipliée, constituant ainsi un tempo en quatre temps forts pour autant de pièces musicales. Sur un plan narratif, tout le travail a donc consisté à faire tenir celles-ci ensemble. C'est une trame à tendance policière qui a été retenue, les six percussionnistes se voyant offrir ici un adversaire en la personne d'Amadeus Warnebring, un inspecteur d'inspecteur perturbé dans sa prime jeunesse par son apprentissage de la musique au sein d'une famille de chefs d'orchestre. Ce traumatisme ayant généré chez lui une véritable phobie musicale, les variations cocasses peuvent s'enchaîner et la pâte sonore peut être travaillée au-delà des séquences de concert ou de répétition.

    Le talent de nos six activistes est de moduler le bruit des outils et matériaux usuels pour en extraire tout le potentiel musical. Entre leurs mains, l'ustensile devient instrument. Ainsi, la frontière entre bruit et musique devient flottante. Pour autant, le but n'est pas de brouiller la perception ni de créer un chaos (si destruction il y a, elle est toujours accidentelle), mais d'aiguiser l'ouïe, de séparer et de classer attentivement. Là se niche la raison d'être du gag récurrent et progressivement amplifié de la perte d'audition sélective du policier. Celui-ci n'entend plus le moindre son émanant d'un objet ou d'une personne touchés ("joués") par l'un des musiciens qu'il traque. L'idée paraît absurde mais elle ne l'est pas plus, en définitive, que l'argument initial du récit.

    On trouve matière à rire, au moins à sourire, dans ce film signé par un duo assez doué pour croquer avec vitalité des saynètes-sketchs et assez imprégné de l'univers de la musique pour se mettre dans la poche les amateurs (au prix de quelques facilités, pas forcément désagréables, comme ces petits gags sur les batteurs). Le "terrorisme" musical décrit ici permet d'opérer un déplacement humoristique de toute la machinerie narrative soutenant habituellement les récits policiers et plusieurs effets plaisants découlent de ce décalage. Préservons-en les surprises et bornons-nous à évoquer l'un des plus évidents et des plus efficaces, à un stade avancé de l'histoire : se promener en ville avec un instrument de percussion devient plus répréhensible, aux yeux des gardiens de l'ordre, que porter une arme.

    Toutefois, au cinéma, l'excellence dans la vignette s'accompagne aussi, souvent, de difficultés à assurer le maintien d'une ligne narrative ferme. Et Sound of noise peine effectivement à intéresser de manière égale sur toute sa durée, en dehors des performances musicales. Celles-ci représentent les pics du film. L'éclatement sonore produit est bien répercuté par le montage, vif et précis. Pour éviter une éventuelle lassitude, ces séquences sont par ailleurs habilement entrecoupées par des astuces illustrant la théorie du "grain de sable enrayant la machine" chère au genre policier.

    L'importance des moyens convoqués par les six musiciens lors de leurs happenings marque une progression logique, le terrain de l'action passant d'un lieu très limité dans l'espace (une chambre d'hôpital) à la ville entière. Notre inclinaison personnelle pour le rock de chambre plutôt que de stade explique-t-elle que la jubilation ressentie diminue d'une étape à l'autre ? C'est aussi que l'ampleur technique s'accompagne d'un élargissement du propos et des thématiques. Du coup, les cibles visées par le groupe rebelle, devenant nombreuses et difficiles à discerner, finissent par être perdues de vue. L'utopie devient vague (la paix de l'âme par le silence ?), son accès, conventionnel (l'amour).

    La pensée n'est donc pas si subversive que cela, pas plus que la mise en scène n'est dévastatrice. Mais Sound of noise possède cette faculté, appréciable, de nous faire dodeliner de la tête par mimétisme, à la suite de Miss Sanna Persson, joli cerveau du commando, dès que celle-ci lance son métronome dans sa première scène. Et l'envie revient à chaque fois que l'on entend quelqu'un lancer : "1, 2, 3, 4 !" (en suédois).

     

    soundofnoise00.jpgSOUND OF NOISE

    de Johannes Stjarne Nilsson et Ola Simonsson

    (Suède - Danemark - France / 98 mn / 2010)

  • The tree of life

    Malick,Etats-Unis,2010s

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    Quel jugement puis-je porter, moi, perdu, retrouvé, puis perdu à nouveau ?

    Es-Tu là ?

    Guide-moi dans Ton Œuvre.

    Aide-moi à penser et à trouver les mots.

    L'expérience fut vécue, mais en retrait, souvent, trop souvent.

    Mais oui, quelle musicalité, quel montage, sensoriel. Ces images ne raccordent pas et restent pourtant inextricablement liées.

    Ta caméra flotte.

    Des bribes de vie, uniquement. Des bribes qui s'assemblent encore et encore.

    Une Mère aimante, un Père rigide, des Frères. Une famille. La Famille. Et Dieu qui est dans tout.

    Le temps passe, les temps s'entremêlent. 1950-2010. Et cela dure, cela dure... Rien de classique dans Ta manière de raconter. Tu tiens, Tu tiens, fier, magnifique et démonstratif.

    Des voix off chuchotées. Des phrases, pesées, espacées.

    Cinéma-poème, cinéma-confesse, cinéma-prêche.

    En contre-plongée, l'Homme grandit et le ciel affirme sa présence. L'Humain, la Nature et le Grand Ordonnateur dans le même plan.

    Parfois, au milieu du cinéma de poésie, brièvement, un cinéma de prose. Pourquoi ? Pourquoi ces petits îlots narratifs au milieu du torrent ?

    Quelle ligne traces-Tu, quel est Ton dessein ? Le chaos d'abord, puis la naissance de notre monde, la théorie de l'évolution. Et le retour à l'humain pour l'histoire d'une vie, jusqu'à l'au-delà.

    Big-Bang alors.

    2001, Atlantis, Ushuaïa Nature ? L'Odyssée de l'espèce : tunnel narratif au cœur de Ton Œuvre qui l'est si peu, de toute façon.

    De la matière gazeuse à la cellule. De la bactérie au dinosaure.

    Grandeur de la Nature : le tyrannosaure épargne le parasaurolophus sur le bord de la rivière, à l'exact endroit, sans doute, où Tes soldats, franchissant la Ligne rouge, s'entretueront.

    L'enfant (re)paraît. Il grandit.

    Le tunnel m'a laissé les oreilles bourdonnantes et les yeux piquants. C'est encore laborieux. Il me faut du temps. Celui de l'enfance. Je commence à me reprendre à l'arrivée de l'adolescence. D'autant mieux que Tu me parles enfin sans détour. L'émotion était là, mais elle n'avait jamais vraiment éclos. Alors que maintenant, les gestes, les regards et les paroles s'inscrivent enfin dans du réel. Du récit, mais au bout de combien de temps ? Je ne sais plus. Cette histoire est belle pourtant, ce mélodrame est fort. Il y a tant de choses à lire dans le regard de ce garçon. Trente ? Quarante ? Soixante minutes ?... de cinéma, non pas à la Hauteur, mais à la bonne hauteur...

    D'autres, très grands, et Toi aussi, en d'autres temps, ont préféré n'atteindre à l'universel qu'après avoir patiemment détaillé le particulier. Sûr de Ta force, Tu as décidé d'en commencer tout de suite avec l'Immensité, et, suivant un étrange mouvement, de la délaisser un instant pour mieux y revenir, bien sûr, pour clore Ton discours.

    Car retour vers les sommets asphyxiants il y a bien, in fine.

    Passage. Porte. Au-delà. Larmes. Musique.

    Ton cinéma est déjà, naturellement, métaphysique et magnifie depuis toujours la moindre parcelle du réel. Lui laisser prendre à bras le corps le Grand sujet, c'est le rendre excédentaire et emphatique.

    Je le vois bien : plus Tes films s'élèvent, plus Ton cinéma ploie.

    Je ne T'entends pas.

    Tu ne m'as guère aidé.

    Existes-Tu vraiment ?

     

    A lire, parmi tant d'autres, trois textes plus sérieux et plus assurés : sur 365 jours ouvrables, sur Fenêtres sur cour, sur La troisième chambre.

     

    Malick,Etats-Unis,2010sTHE TREE OF LIFE

    de Terrence Malick

    (Etats-Unis / 138 mn / 2011)

  • L'étrange affaire Angélica

    oliveira,portugal,fantastique,2010s

    ****

    Si le fantastique est l'intrusion du surnaturel dans le monde réel, il naît par conséquent du déplacement et du décalage. L'étrange affaire Angélica est donc un très grand film fantastique.

    Le récit débute avec la visite d'un inconnu à un jeune photographe amateur, Isaac, au cours d'une nuit pluvieuse. Celui-ci est invité dans un vaste domaine à faire le portrait mortuaire d'une jeune femme. Dans ces premières scènes, Oliveira s'évertue à donner à certains éléments de l'image une valeur de signes annonciateurs et souvent inquiétants : une colombe, un regard appuyé derrière une vitre mouillée, une statue indiquant une direction. Mais l'étrangeté s'installe également par des moyens plus subtils. La progression est fluide, les enchaînements cohérents, et pourtant, il y a déjà comme un décalage produit par les raccords. Il arrive que le contrechamp ne semble pas appartenir tout à fait à la même réalité que le champ. L'effet est frappant dans la série de plans qui poussent le héros de sa chambre à la vigne travaillée par les ouvriers sur l'autre versant. C'est une force indéfinissable qui donne l'impulsion, le respect d'une continuité par le traitement de l'espace et de la lumière ne semblant pas primordial.

    Cela n'a rien d'une erreur ou d'une faiblesse. Le travail effectué sur la lumière, qu'elle soit naturelle à l'extérieur ou issue d'une source électrique à l'intérieur, est prodigieux. Dès les premiers plans, la nuit s'impose comme étant véritablement ténébreuse, emprisonnant les personnages qui la traversent avec précautions. Seuls des points lumineux s'extraient, soit de manière très vive, soit presque imperceptiblement, mais restant toujours cernés par le noir. Les plans d'Oliveira sont des tombeaux. Le dernier donne à voir la fermeture de volets. C'est la fermeture du caveau, du cercueil, de la boîte.

    La série d'emboîtements à l'œuvre dans le film est moins ludique que funèbre. Elle se manifeste déjà par la présence des animaux domestiques prisonniers, oiseau en cage et poisson rouge dans son bocal (plus encore : l'oiseau est surveillé par un chat qui est lui-même menacé par un chien dont on entend l'aboiement). Ensuite, les surcadrages sont fréquents. La photographie est tenue dans les mains et lorsque l'image qui est prise s'anime, le fantastique, la folie, sont signalés mais affleure également l'idée d'une "réduction de la vie" à ce petit espace. Se remarquent aussi, de plus en plus au fil du récit, la présence de rideaux sur les bords des cadres. Il n'y a, dès lors, aucune surprise à ce que le dénouement prenne une forme ouvertement théâtrale.

    L'architecture des décors est de ce point de vue, très particulière. Le chambre qu'occupe dans cette pension le héros est un axe. Elle n'est vue, de l'intérieur, pratiquement que sous deux angles : vers la fenêtre donnant sur la rue et, à l'exact opposé, vers la porte s'ouvrant sur l'escalier du hall. La perception que l'on a des trois autres principaux décors (le salon de la pension, l'église et le domaine) est équivalente. Cette organisation scénique en profondeur, d'une porte à une fenêtre, souvent ouvertes de surcroît, crée une dynamique, un courant, un appel d'air. Ainsi, la fuite est facilitée, le héros n'hésitant d'ailleurs pas à quitter précipitemment ces lieux à plusieurs reprises. Mais celui-ci se voit aussi happé par le dispositif, entraîné vers un autre monde.

    Un ange l'attire et voir un ange, c'est déjà frayer avec la mort. Mais tous ceux qui l'entourent semblent participer à cette invitation au départ : la gouvernante peut prendre sans effort des airs inquiétants et les travailleurs de la vigne peuvent être rendus, par l'instantané photographique, très menaçants lorsqu'ils lèvent leur bêche. La nuit envahit son espace et les sons l'oppressent de la même façon, bruits des camions passant sous la fenêtre ou du tracteur travaillant la terre. Mais notre homme était prévenu dès le début. Lorsque le messager s'est manifesté la première fois, le bruit infernal d'un poste de radio irréparable se propageait tandis qu'une fumée de cigarette s'élevait pour envahir toute la chambre.

    S'il s'agit bien de l'histoire d'un passage qui nous est contée, l'espace et le temps doivent être brouillés. Le récit présente donc plusieurs "éternels retours". Les mêmes lieux sont investis plusieurs fois. Le mendiant ne cesse de quémander à la sortie de l'église. Le salon de la pension, par sa disposition, ressemble à s'y méprendre à la chambre d'Isaac et celui-ci y entre toujours (et en sort) le dernier. La fin du récit donne l'impression d'une boucle. Comme le héros le dit lui-même, à la suite du poète, le temps suspend son vol. Mais il s'enroule aussi quand la découverte d'une photo de jeunesse de la défunte provoque l'arrivée dans la pièce de petites filles bien réelles. De même, les travaux agricoles qui intéressent le photographe sont d'un autre âge. Le temps n'est pas le même pour tout le monde, autre source de décalage. Isaac, lors de la veillée ou de la messe, bouge quand les amis et les membres de la famille restent figés puis, lors d'un déjeuner au salon, se tient debout, immobile, pendant que les autres pensionnaires s'attablent et tiennent une discussion animée.

    Il est bien connu que Manoel de Oliveira a débuté au temps du muet. Je n'insiste donc pas plus sur son sens extraordinaire de la composition plastique, ni sur la beauté désuète des effets spéciaux utilisés dans les séquences de rêve. Un autre lien avec l'histoire de cinéma m'a semblé tissé fermement. Il y a dans L'étrange affaire Angélica la même liberté, la même sûreté des moyens, la même tranquille assurance, la même invention et la même transparence que dans les dernières œuvres de Buñuel. Deux séquences particulières rendent évidente, à mon avis, la parenté : la veillée mortuaire avec le héros déplacé au milieu de figures immobiles et celle du déjeuner qui voit le récit prendre un chemin de traverse inattendu, à la faveur de la discussion de deux comparses.

    Lenteur du rythme, archaïsme de la forme, frontalité des plans, préciosité du langage... Ce qui caractérise le cinéma d'Oliveira et qui peut rebuter, parfois, décuple ici la force du propos, la forme nourrissant idéalement le fond, et inversement.

     

    oliveira,portugal,fantastique,2010sL'ÉTRANGE AFFAIRE ANGÉLICA (O estranho caso de Angélica)

    de Manoel de Oliveira

    (Portugal - Espagne - France - Brésil / 97 mn / 2010)

  • Detective Dee : Le mystère de la flamme fantôme

    Hark,Chine,hong-kong,aventures,2010s

    ****

    Alors que je m'attendais à revivre l'agréable expérience des deux premiers volets de la série Tsui Harkienne Il était une fois en Chine, le début de Detective Dee m'a quelque peu inquiété. En guise d'introduction, la visite d'un chantier destiné à l'achèvement d'une immense statue dressée à la gloire de la future impératrice Wu Ze Tian (nous sommes en Chine, à la fin du septième siècle) donne en effet lieu à une débauche numérique qui veut dire le gigantisme et qui a plutôt tendance, au contraire, à nous faire perdre tout sens des proportions. Devant ce spectacle, je me suis alors fait la réflexion suivante : ici, Tsui Hark, qui pourrait être rapproché du Steven Spielberg d'Indiana Jones, est en fait plus proche de Jean-Pierre Jeunet ou même de Luc Besson. La suite allait-elle corriger cette première impression peu encourageante et apporter des éléments qui justifieraient pleinement le fait que ce retour du cinéaste lui ait valu en avril une double couverture, chez les Cahiers du Cinéma et à Positif ? Ma réponse a balancé pendant les deux heures de projection entre le oui et le non, pour s'arrêter, au final, pile au milieu.

    Il est heureux que la moitié du métrage soit consacrée aux combats car ils sont pratiquement tous admirables. Seul celui que mène Dee au Temple du Grand Prêtre m'a paru gâché par les effets spéciaux, alors que le décor qui l'accueille est fabuleux. Le long passage du "Marché fantôme" est, lui, réellement splendide et se constitue presque en "film dans le film". La vivacité du découpage rend les mouvements assez beaux et atténue en même temps l'irréalisme des prouesses physiques. Tsui Hark sait par ailleurs rendre l'épaisseur de la nuit. Dans Detective Dee, le soleil est synonyme de mort : une grande partie du film est donc nocturne et la présence d'un personnage albinos, ainsi que le parcours du héros, tiré puis renvoyé vers les ténèbres, ne sont pas des éléments anodins.

    Les rapports qui s'établissent entre les personnages sont relativement conventionnels mais ne sont pas dénués d'intérêt et leur rupture peut même provoquer l'émotion. Mais la dimension la plus stimulante du film se trouve ailleurs. Le récit propose une série d'actes mystérieux et détaille les tentatives de résolution. Or, Tsui Hark tient un équilibre, notamment grâce à la vitesse insensée qu'il impose à ses images et qui nous empêche par conséquent, à plusieurs reprises, d'être totalement sûr d'avoir réellement vu ce que nous croyons avoir vu. Cet équilibre, il est entre l'illusion de l'acte magique et le dévoilement du tour (que l'enquête nous ramène régulièrement vers l'intérieur du colosse, dans la machinerie, est un tropisme signifiant). Des explications rationnelles sont finalement toujours avancées mais elles ne parviennent pas à dépouiller entièrement le sujet des ses habits fantastiques, ce qui évite que l'on se dise au dénouement : "Ce n'était que ça". Si le fin mot de l'histoire est donné, le parfum de mystère persiste.

    Mais, comme je l'ai laissé entendre plus haut, Detective Dee n'est pas dépourvu de défauts, loin de là. Évoquons les quelques plans hideux de "transfigurations", l'abondance des dialogues entre deux scènes d'action et, parfois, leur redondance par rapport à ce que dit l'image, et l'articulation difficile entre l'intrigue tortueuse à dominante policière et la mise à jour des rivalités de cour. Plus gênant encore me paraît être la grandiloquence qui habite aujourd'hui ce type de production, haut de gamme du genre où cohabitent Zhang Yimou, John Woo et, donc, Tsui Hark. Les séquences de palais chutent sans retour vers l'emphase et ennuient. Enfin, il est difficile de ne pas relever le message politique véhiculé par le film. Dee, l'ancien rebelle, doit composer avec le pouvoir, se mettre finalement au service du despote, dans l'espoir éventuel de le rendre un jour "éclairé". Ce calcul est pour le moins risqué. A cela s'ajoute cette idée qu'il existerait une "bonne dictature", celle exercée par le pouvoir en place, et une "mauvaise dictature", celle que sont susceptibles d'installer les sournois adversaires, intérieurs ou extérieurs. Cet éloge de la soumission fait de Detective Dee un bel étendard chinois.

     

    Hark,Chine,hong-kong,aventures,2010sDETECTIVE DEE : LE MYSTÈRE DE LA FLAMME FANTÔME (Die Renjie)

    de Tsui Hark

    (Chine - Hong Kong / 123 mn / 2010)