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australie

  • Animal Kingdom

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    Le prologue, montrant la mort par overdose de la mère du jeune Josh et la récupération de celui-ci par sa grand-mère carnassière, cueille brillamment à froid. Suit le générique et l'apparition du titre, Animal kingdom, qui se pose sur une reproduction kitch de la vie des lions dans la savane, le mâle dominant placé au centre de la composition. Il reste à peu près cent minutes et pourtant le film pourrait s'arrêter là puisque tout le message de David Michôd est contenu dans cette image et ce titre. Le travail du spectateur est pré-mâché : oui, il s'agira bien de la description d'une famille de gangsters qui s'entre-dévorent dans leur lutte pour la survie et le pouvoir, dans un milieu environnant tout aussi gangréné par la violence et la corruption.

    Michôd a l'ambition de devenir le James Gray australien (et la prochaine étape pour lui est, en toute logique, américaine). Il ne veut donc pas réaliser juste un petit polar de plus, si bien troussé soit-il. Il veut déjà toucher à la tragédie et, à l'instar de son personnage principal, trouver tout de suite sa place, si possible au sommet. Mais confondant main ferme et main lourde, il ne décolle pas le nez de son tableau animalier. Par conséquent, tout ce qui ne concerne pas directement la famille de truands est traité au mieux de manière désinvolte, au pire par le cliché, et la conduite du récit est assez catastrophique. Généralement, les grands polars reposent sur une mise à jour impitoyable des mécanismes criminels et sur la description précise des liens et des tensions existant entre le groupe étudié et ce qui lui est extérieur. Dans Animal kingdom, cette acuité est totalement absente, la progression dramatique est mécanique et la monotonie des coups que se rendent successivement les forces de l'ordre et la famille finit par laisser indifférent.

    Si l'on excepte le personnage de la grand-mère, la caractérisation n'a rien d'original, chaque membre du groupe étant très marqué, psychologiquement ou professionnellement. Josh est notre guide, affichant une neutralité apparente (proche de la bêtise sauf, bien sûr, au moment du dénouement puisqu'il faut bien que Michôd boucle son récit en assénant une nouvelle fois son message  : survie et pouvoir). Nous sommes supposés le suivre pour mieux pénétrer les sombres arcanes de cette fratrie. Or, la question du point de vue n'est jamais véritablement prise à bras le corps par le cinéaste, qui détaille quantité d'actions dont Josh ne peut avoir connaissance sur le moment. La présence de la voix off n'est donc qu'un signe d'appartenance au genre, rien de plus.

    Constamment sous-exposée, l'image n'est guère attrayante et la caméra ne s'éloigne pratiquement jamais des acteurs, ce qui rend la perception de l'espace problématique (il paraît que cela se passe à Melbourne). La mise en scène de Michôd tire vers l'épate naturaliste. Mais ce naturalisme est aussi, à de nombreuses occasions, mis à distance (on est moderne ou on ne l'est pas). Allons-y donc, lourdement, avec les ralentis, les contrepoints musicaux ou les envolées lyriques...

    Perdant de son intérêt au fur et à mesure de son avancée, le film devient dans la dernière ligne droite presque pathétique. Le scénario, qui brillait jusque là par son absence, fait tout à coup son coming out, ce qui nous vaut des idées déplaisantes (le suspense autour de la famille de la petite amie de Josh), grossières (le retour du flic pourri des stups, après une seule scène au tout début), débiles (le garde du corps qui pointe son flingue sur Josh) ou "rassurantes" sur le plan de la morale (la vengeance finale)...

    Dans le genre "affiche qui se la pète", le distributeur français a fait fort mais, finalement, je me demande s'il n'a pas cerné involontairement la personnalité du jeune réalisateur. Quant aux louanges de la critique, qui voit en David Michôd une éclatante révélation, elles s'expliquent avant tout, selon moi, par l'absence, ces dernières années, de néo-polars anglo-saxons marquants (si l'on ne tient pas compte de la permanence de certains "vieux maîtres" comme Polanski ou Eastwood et que l'on ne s'intéresse qu'aux jeunes cinéastes, la comparaison avec les effervescentes années 90, celles qui s'ouvrirent avec Miller's Crossing des Coen ou Les arnaqueurs de Frears et se refermèrent avec L'Anglais de Soderbergh, rend diablement nostalgique).

     

    animalkingdom00.jpgANIMAL KINGDOM

    de David Michôd

    (Australie / 113 mn / 2010)

  • Bright star

    (Jane Campion / Australie - Grande-Bretagne / 2009)

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    Beaucoup évoquent le très beau film de Jane Campion en insistant avant tout sur ce qu'il n'est pas (un biopic, un mélodrame flamboyant) réduisant ainsi ses mérites à l'évitement de divers écueils avant d'éventuellement lui reprocher un manque d'émotion. J'ai trouvé pour ma part des raisons plus positives d'admirer Bright star. Les voici, sous forme de notes éparses :

    * Bien que la cinéaste ait choisi une nouvelle fois de dessiner un portrait de femme, ce qui frappe dès les premières scènes, dès la rencontre entre Fanny Brawne et John Keats, c'est le pied d'égalité sur lequel sont placés les deux personnages. D'emblée, leur relation est donnée comme adulte, honnête et droite. Les obstacles à l'assouvissement de leur passion, d'abord sociaux et ensuite physiques, ne sont là que pour mettre en valeur leur admirable opiniatreté et ne prennent jamais la tournure d'une convention scénaristique destinée à provoquer l'apitoiement. Nulle trace de renoncement, pas plus de prise de position bravache ou provocante. Cette histoire tracée d'une ligne claire est celle de l'affirmation d'un amour sûr de son droit. *

    * Si cet amour touche autant, c'est qu'il est menacé. La ligne risque la brisure, sous les effets de l'éloignement, de la maladie ou de la mort (a-t-on déjà entendu propos aussi terriblement lucides que ceux sortant de la bouche de John Keats à la veille de son départ pour l'Italie ?). La poésie irriguant tout le film jusqu'à en devenir sa raison d'être, il est fatal que la cassure vienne mettre en péril la fluidité des vers récités par John et Fanny. Toux et sanglots fissurent les poèmes. *

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    * Que Bright star délaisse les torrents lacrymaux et musicaux alors qu'il est riche en événements dramatiques a semblé gêner. Le traitement du premier sommet émotionnel est significatif. S'attend-on à une course folle et à des trombes d'eau que l'on assiste à une marche soutenue sous une pluie fine. Jane Campion ne contourne pas les clichés romantiques, elle les épure, se débarrasse du décorum et du superflu, se concentre sur l'essentiel, soit, ici, des visages mouillés. La présentation telle quelle des articulations dramatiques laisse la poésie envahir l'espace du film comme il envahit celui de l'héroïne. Et c'est bien là qu'il faut chercher la plus grande réussite du film, qui tient dans la parfaite coïncidence de ces deux mouvements. La poésie s'entend toujours de façon justifiée, avec parcimonie, tout comme la musique qui ne vient que de loin en loin, mais de façon si marquante. Les flux progressent au même rythme. En résulte, de plus en plus au fil du récit et malgré un scénario serré, une impression de flottement en de nombreux endroits, une suspension, qui finit notamment par donner toute sa valeur, inestimable, aux derniers jours de Keats auprès de Fanny. *

    * Jane Campion reconstitue en évitant la surcharge intérieure. Il s'agit de faire vivre ce décor et que les personnages s'y fondent. La fameuse scène de communion à travers la cloison, louée à juste titre, a aussi cette utilité : pousser le lit contre le mur, caresser la paroi, s'approprier le lieu, et devenir autre chose qu'un acteur en visite au XIXe. *

    * Bright star touche à la beauté sans jamais paraître esthétisant. Si les plans, particulièrement ceux de nature, éblouissent, la vie ne manque pas d'y circuler, frémissante. La fluidité de la mise en scène nous laisse croire qu'il n'y a qu'à laisser faire le vent, à enregistrer le mouvement d'un rideau puis celui d'une jupe. L'art de la composition de Jane Campion a ceci de précieux, c'est qu'il ne semble jamais nous être imposé. *

    * "Qu'il est bon de suivre une aventure amoureuse si pudique en ces temps d'étalage de vulgarité !" se sont exclamés certains. Mais cette délicatesse serait bien ennuyeuse si elle ne laissait filtrer un émoi bien réel. Le glissement du vent sous les habits et les variations de la lumière sur les visages suffisent déjà à propager les sensations au-delà de l'écran. Mais encore : est-ce vraiment la pudeur qui caractérise les baisers échangés au bord du lac ? Le chamboulement intérieur n'est-il pas douloureusement trahit par la plainte d'une Fanny qui s'affaisse, "Mère, j'étouffe !" ? *

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    * Deux présences presque muettes impressionnent le spectateur, celle des enfants, jeunes sœur et frère de Fanny. Contrairement à l'usage, les plans de coupe qui leur sont consacrés ne cherchent pas à ponctuer, à souligner ou à attendrir. Il y a dans l'enfance, telle que la filme Campion, un mystère et une dignité. Deux instants admirables le démontre : la réaction à peine perceptible du garçon lorsque Fanny lui demande de jouer les messagers auprès de Keats au cours du bal, et celle de la petite fille qui s'écarte soudainement du bosquet dans lequel s'est écroulé le poète. Si les deux amants se retrouvent très souvent accompagnés d'un tiers, cette présence n'est pas source de conflit. Les deux jeunes et la mère sont observateurs et non juges. Il y a du Fanny en eux aussi. De même, l'ambiguïté qui caractérise la relation du couple avec Brown, l'ami fortuné, a finalement pour effet de consolider encore le lien amoureux. *

    * Les enfants suivent Fanny partout et semblent dessiner un cercle moins contraignant que protecteur. Les arrivées de Keats à la maison des Brawne sont d'abord signalées par la petite sœur. Les relations qui s'établissent entre les personnages sont ainsi subtilement inscrites dans l'organisation spatiale des séquences. Sans verbalisation, sans insistance visuelle, Campion nous montre comment son héroïne empiète sur le territoire de Brown jusqu'à l'expulser du champ afin de rester seule avec John. Nous n'avons donc, par la suite, aucun mal à comprendre que chaque éloignement imposé provoque une blessure profonde. *

    Jane Campion signe là son septième long-métrage. Tous sont passionnants.

     

    D'autres avis, très différents, à lire ailleurs : De son cœur le vampire, Eclats d'images, Fenêtres sur cour, Films vus, La Kinopithèque, Laterna Magica, Dasola, Dr Orlof, Plan C, Préfère l'impair, Rob Gordon, Une fameuse gorgée de poison

  • Joris Ivens (coffret dvd 2 : 1946-1988)

    L'Indonésie appelle (Indonesia calling) (Joris Ivens / Australie / 1946) □□

    La Seine a rencontré Paris (Joris Ivens / France / 1957) ■■

    ... A Valparaiso (Joris Ivens / Chili - France / 1963) ■■

    Rotterdam - Europort (Rotterdam - Europoort) (Joris Ivens / Pays-Bas - France / 1966) ■■□□

    Pour le mistral (Joris Ivens / France / 1966) □□

    Le 17ème parallèle (Joris Ivens / France / 1968) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : Une histoire de ballon (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : La pharmacie n°3 (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Une histoire de vent (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1988) ■■

    Le deuxième volume du coffret Joris Ivens couvre 40 ans de travail au service du documentaire et nous fait voyager aux quatre coins du monde, jamais en touriste mais toujours en témoin (pour le 1er coffret, voir ici).

    Du tract au poème

    Ivens2 02.jpgNous retrouvons Ivens à la sortie de la guerre aux Antipodes. L'Indonésie appelle est un court film-tract relatant la lutte des dockers indonésiens travaillant dans les ports australiens et organisant le blocage des navires hollandais. L'Indonésie avait profité de la fin du conflit mondial pour proclamer son indépendance. Pour les natifs de l'archipel, il était donc primordial de contrer toute tentative de reprise en main militaire pas les anciens colonisateurs. Ivens nous montre le rassemblement des forces ouvrières, l'organisation du blocus et l'aide internationale apportée par les syndicats. Les informations sont classiquement amenées par un commentaire, qui laisse cependant la place à des discours enregistrés sur place ou à la post-synchronisation pour certaines séquences. Ce nouvel usage de la parole apporte un surcroît de réalisme, bien que celui-ci soit d'un autre côté entamé par d'évidentes reconstitutions. L'efficacité du film est quelque peu lénifiante et son esthétique ne l'élève guère au-dessus du simple reportage.

    Avec La Seine a rencontré Paris, le militantisme est mis en veilleuse pour se tourner vers la pure poésie du réel. Cette ode fluviale est un régal pour les yeux puisque bénéficiant d'une magnifique photographie et d'un sens très sûr du cadrage, jusque dans les captations à l'improviste de ces trains et autres voitures croisant sur les ponts la ligne tracée par le bâteau-caméra. Quoi de plus fluide qu'un travelling glissant sur l'eau, qu'il soit avant ou latéral, captant la vie des berges ? Exerçant son oeil de peintre et d'architecte, Ivens double le plaisir de la composition plastique par celui du mouvement. Mouvements d'appareils et mouvements des corps. Car tout autant que le fleuve, c'est l'activité humaine qui se développe autour qui intéresse le documentariste. Les instants volés aux passants ou aux travailleurs peuvent passer parfois pour du pittoresque, mais il faut voir comment la vie s'y glisse, grâce à ces brefs regards-caméra, ces discussions que l'on devine animées, ce labeur lesté tant de noblesse que de pénibilité. La narration se cale sur une journée, d'une aube à l'autre, comme le poème de Prévert, lu par Serge Reggiani, englobe toute une vie. Ivens s'accorde avec le poète pour célébrer les enfants, les travailleurs, les vieillards, les pêcheurs, les clochards et surtout les amoureux. Charmant, drôle et inventif, La Seine a rencontré Paris a reçu le Grand Prix du court-métrage à Cannes en 1958.

    Ivens2 09.jpgPlus admirable encore, ...A Valparaiso est la pépite de ce deuxième coffret. Valparaiso, ville du Chili, coincée entre la mer et les collines : Ivens a une nouvelle fois le génie du lieu et tire toutes les possibilités de cette cité verticale où tout s'organise en va-et-vient entre haut et bas, via les multiples escaliers et ascenseurs téléphériques. Ce portrait d'une ville et de ses habitants, il le trace au rythme d'un montage d'une grande modernité (jouant du coq à l'âne, libérant quelques notations humoristiques...) et l'encadre comme à son habitude par un commentaire. Mais le ton a évolué. Nous sommes en 1963 et les cinémas de Resnais et de Marker sont bien passés par là, se dit-on, jusqu'à ce que le générique de fin nous confirme la participation de ce dernier. Le texte est en effet signé par l'auteur de La jetée, qui apporte son regard en apparence plus détaché mais pas moins intense ni pertinent et qui permet à Ivens de mêler idéalement au sein d'une même oeuvre la démarche militante et l'ambition poétique. Le discours se fait ainsi moins directif et, sans perdre ses qualités d'organisation, la mise en scène est elle aussi plus libre, le tout rendant possible le maintien d'une force de conviction sans les oeillères de la propagande. Ce très grand documentaire se charge de plus, dans sa dernière partie, d'une certaine émotion lorsque l'on voit le cinéaste passer sous nos yeux, pour la première fois et à l'intérieur même de son film, à la couleur, au moment d'aborder l'histoire de ce peuple chilien, par le biais de l'art.

    La collaboration avec Chris Marker s'est poursuie avec Rotterdam-Europort, essai-filmé sur la grande cité industrielle hollandaise. Le rythme du documentaire se calque sur celui de la ville : constamment en mouvement, bruyante, envahie par les fumées des cheminées d'usine. Les changements de plans sont brusques et rapides, le texte (dit par Yves Montand) relativement obscur. L'aspect décousu est également accentué par l'intrusion de la fiction (l'apparition du Hollandais volant, personnage mythique), contaminant le regard porté sur la réalité et complexifiant encore une oeuvre assez ardue.

    Avec Pour le mistral, Ivens continue dans cette voie de l'essai. Survolant la Provence, il tente de filmer le vent, sa trace et ses effets. Le commentaire, poétique, climatique et géographique est l'un des moins heureux de l'oeuvre d'Ivens, par sa tendance à alourdir les images. Les paysages défilent et l'ennui pointe son nez. C'est la présence humaine qui réhausse l'intérêt : quelques paysans au travail et des passants luttant chacun à leur manière contre les bourrasques balayant les rues lors d'une délicieuse séquence. Au deux tiers de ces trente minutes un peu longues, le cinéaste nous refait le passage à la couleur. Dans ...A Valparaiso, le basculement esthétique était lié à l'arrivée du thème du sang alors qu'il manque ici une justification.

    Du témoignage au testament

    Ivens2 17.jpgCes diverses expériences cinématographiques n'empèchent pas Joris Ivens de continuer à combattre par caméra interposée. Réalisé en 1968, Le 17ème parallèle est un document essentiel sur la guerre du Vietnam par l'immersion à laquelle s'est adonné le cinéaste, pendant deux mois, au sein de la population de Vinh Linh, petite ville du Nord située tout près de la ligne de démarcation et donc des bases américaines. Les bombardements incessants détruisent les habitations, les rizières et les routes, qui sont aussitôt remises en état. Un impressionnant réseau souterrain est construit, le plus souvent par les femmes. Minh, la responsable locale de la sécurité est d'ailleurs la figure principale du film. Ivens décrit patiemment tous les faits et gestes de cette population de paysans et de défenseurs (râteau à la main et fusil en bandoulière), des plus anodins aux plus engagés. De la durée et de la répétition naît la vision précise d'un peuple en résistance : Le 17ème parallèle montre ainsi parfaitement ce sur quoi la puissance américaine se casse les dents. Sans musique, la bande-son est saturée du bruit des avions yankees, le danger venant du ciel. On trouve dans le film peu d'images spectaculaires, noyées qu'elles sont dans celles consacrées à l'attente ou au travail quotidien d'une vie en temps de guerre et le commentaire est parcimonieux, s'équilibrant avec le son enregistré sur place. Ivens tient l'émotion à distance avant un finale (capture d'un soldat US, mots d'enfants) relayant la promesse calme mais ferme qui émane d'un peuple debout.

    Après plusieurs documentaires vietnamiens, Joris Ivens et sa compagne Marceline Loridan se lancent au début des années 70 dans un projet ambitieux, celui de Comment Yukong déplaça les montagnes, soit 12 films de durées variables (de 15 minutes à 2 heures) consacrés à la société chinoise contemporaine. Deux épisodes sont proposés dans ce coffret. Sur un plan technique, on note tout d'abord la révolution qu'apporte l'usage du son direct. Bien sûr, cadrage et montage résultent toujours d'un choix mais la synchronisation de l'image et du son sur toute la durée semble permettre d'atteindre un niveau supérieur du réel. Suivant l'évolution logique, le commentaire n'est plus surplombant mais se fait personnel (employant le "nous" du couple de réalisateurs) et accompagne le spectateur plus qu'il ne le guide. Ce dernier se sent donc plus libre, impression redoublée par le calme du montage et cela malgré le cadre idéologique. Car l'idéologie est ici comme mise à nu. Devant ce peuple chinois sortant de la Révolution Culturelle, plus que la reprise régulière et naturelle de slogans politiques, le plus surprenant pour nous est cette tendance irrépressible à l'auto-critique en public. Que la caméra soit braquée sur une salle de classe, une pharmacie ou vers la rue, il y a dans Yukong une dimension d'exemplarité qui se développe sous le regard bienveillant d'Ivens et Loridan. Les contradictions ne sont pas extirpées par les auteurs, elles sortent d'elles-mêmes de la bouche des hommes et femmes cotoyés. Le nez sur le quotidien, il n'y a certes pas de "recul" politique ici. Mais cette écoute attentive permet de saisir sur la durée l'âme d'un peuple et de comprendre bien des rouages d'une société mal connue.

    Ivens2 28.jpgA la fin des années 80, très diminué, Joris Ivens arrive au bout du voyage. Marceline Loridan le fait passer de l'autre côté de la caméra : un vieil homme de 90 ans repart en Chine afin de filmer (à nouveau) le vent. Entre imagerie de contes et extraits d'anciens films, entre captations documentaires et petites fictions, entre symphonie de paysages et décors de carton-pâte, Une histoire de vent est un patchwork avançant par associations d'idées. Si le fil conducteur est bien celui du vent (donnant d'ailleurs prétexte à de superbes vues, magnifiées par la belle musique de Michel Portal), le périple est autant géographique qu'autobiographique et offre à Ivens l'occasion de réfléchir sur son propre cinéma. A cet égard, la plus belle scène du film nous le montre, tenant une perche et un micro, en train d'enregistrer le vent et de capter, en même temps, des bribes de conversations dans toutes les langues possibles, métaphore parfaite de son travail et du but qu'il a poursuivi pendant cinquante ans. Plus étonnant encore, cet essai kaléidoscopique, inégal mais émouvant, est réalisé avec humour, en particulier lorsqu'il s'agit de revenir sur la méthode Ivens et ses petits arrangements possibles avec la réalité. Il faut certes connaître suffisamment son oeuvre pour goûter pleinement la saveur de ce dernier fruit, faute de quoi quelques séquences paraîtront particulièrement incongrues (telle cette reconstitution kitch et théatrâle des grandes heures de la Révolution Culturelle). Toutefois, lorsque l'on a suivi le parcours de l'homme, on ne peut que se réjouir de cette malice de vieux sage qui, sans renier ses engagements passés, montrant avec humour l'envers des choses, semble nous dire que la transparence n'est jamais totale mais aussi que sous la propagande peut cheminer la vérité.

    Une histoire de vent est donc une oeuvre singulière et un testament idéal car tendu vers la vie. Ses facettes en sont multiples, à l'image de l'oeuvre entière de Joris Ivens, trop souvent réduite au reportage. Une carrière exemplaire, voilà ce qui se dégage du panorama. Non dans le sens d'une qualité supérieure de chaque opus, mais bien dans celui de l'accompagnement de l'histoire du documentaire sur plus d'un demi-siècle, épousant son évolution formelle, la devançant parfois.

    (Chronique DVD pour Kinok)