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pays-bas

  • Joris Ivens (coffret dvd 2 : 1946-1988)

    L'Indonésie appelle (Indonesia calling) (Joris Ivens / Australie / 1946) □□

    La Seine a rencontré Paris (Joris Ivens / France / 1957) ■■

    ... A Valparaiso (Joris Ivens / Chili - France / 1963) ■■

    Rotterdam - Europort (Rotterdam - Europoort) (Joris Ivens / Pays-Bas - France / 1966) ■■□□

    Pour le mistral (Joris Ivens / France / 1966) □□

    Le 17ème parallèle (Joris Ivens / France / 1968) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : Une histoire de ballon (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : La pharmacie n°3 (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Une histoire de vent (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1988) ■■

    Le deuxième volume du coffret Joris Ivens couvre 40 ans de travail au service du documentaire et nous fait voyager aux quatre coins du monde, jamais en touriste mais toujours en témoin (pour le 1er coffret, voir ici).

    Du tract au poème

    Ivens2 02.jpgNous retrouvons Ivens à la sortie de la guerre aux Antipodes. L'Indonésie appelle est un court film-tract relatant la lutte des dockers indonésiens travaillant dans les ports australiens et organisant le blocage des navires hollandais. L'Indonésie avait profité de la fin du conflit mondial pour proclamer son indépendance. Pour les natifs de l'archipel, il était donc primordial de contrer toute tentative de reprise en main militaire pas les anciens colonisateurs. Ivens nous montre le rassemblement des forces ouvrières, l'organisation du blocus et l'aide internationale apportée par les syndicats. Les informations sont classiquement amenées par un commentaire, qui laisse cependant la place à des discours enregistrés sur place ou à la post-synchronisation pour certaines séquences. Ce nouvel usage de la parole apporte un surcroît de réalisme, bien que celui-ci soit d'un autre côté entamé par d'évidentes reconstitutions. L'efficacité du film est quelque peu lénifiante et son esthétique ne l'élève guère au-dessus du simple reportage.

    Avec La Seine a rencontré Paris, le militantisme est mis en veilleuse pour se tourner vers la pure poésie du réel. Cette ode fluviale est un régal pour les yeux puisque bénéficiant d'une magnifique photographie et d'un sens très sûr du cadrage, jusque dans les captations à l'improviste de ces trains et autres voitures croisant sur les ponts la ligne tracée par le bâteau-caméra. Quoi de plus fluide qu'un travelling glissant sur l'eau, qu'il soit avant ou latéral, captant la vie des berges ? Exerçant son oeil de peintre et d'architecte, Ivens double le plaisir de la composition plastique par celui du mouvement. Mouvements d'appareils et mouvements des corps. Car tout autant que le fleuve, c'est l'activité humaine qui se développe autour qui intéresse le documentariste. Les instants volés aux passants ou aux travailleurs peuvent passer parfois pour du pittoresque, mais il faut voir comment la vie s'y glisse, grâce à ces brefs regards-caméra, ces discussions que l'on devine animées, ce labeur lesté tant de noblesse que de pénibilité. La narration se cale sur une journée, d'une aube à l'autre, comme le poème de Prévert, lu par Serge Reggiani, englobe toute une vie. Ivens s'accorde avec le poète pour célébrer les enfants, les travailleurs, les vieillards, les pêcheurs, les clochards et surtout les amoureux. Charmant, drôle et inventif, La Seine a rencontré Paris a reçu le Grand Prix du court-métrage à Cannes en 1958.

    Ivens2 09.jpgPlus admirable encore, ...A Valparaiso est la pépite de ce deuxième coffret. Valparaiso, ville du Chili, coincée entre la mer et les collines : Ivens a une nouvelle fois le génie du lieu et tire toutes les possibilités de cette cité verticale où tout s'organise en va-et-vient entre haut et bas, via les multiples escaliers et ascenseurs téléphériques. Ce portrait d'une ville et de ses habitants, il le trace au rythme d'un montage d'une grande modernité (jouant du coq à l'âne, libérant quelques notations humoristiques...) et l'encadre comme à son habitude par un commentaire. Mais le ton a évolué. Nous sommes en 1963 et les cinémas de Resnais et de Marker sont bien passés par là, se dit-on, jusqu'à ce que le générique de fin nous confirme la participation de ce dernier. Le texte est en effet signé par l'auteur de La jetée, qui apporte son regard en apparence plus détaché mais pas moins intense ni pertinent et qui permet à Ivens de mêler idéalement au sein d'une même oeuvre la démarche militante et l'ambition poétique. Le discours se fait ainsi moins directif et, sans perdre ses qualités d'organisation, la mise en scène est elle aussi plus libre, le tout rendant possible le maintien d'une force de conviction sans les oeillères de la propagande. Ce très grand documentaire se charge de plus, dans sa dernière partie, d'une certaine émotion lorsque l'on voit le cinéaste passer sous nos yeux, pour la première fois et à l'intérieur même de son film, à la couleur, au moment d'aborder l'histoire de ce peuple chilien, par le biais de l'art.

    La collaboration avec Chris Marker s'est poursuie avec Rotterdam-Europort, essai-filmé sur la grande cité industrielle hollandaise. Le rythme du documentaire se calque sur celui de la ville : constamment en mouvement, bruyante, envahie par les fumées des cheminées d'usine. Les changements de plans sont brusques et rapides, le texte (dit par Yves Montand) relativement obscur. L'aspect décousu est également accentué par l'intrusion de la fiction (l'apparition du Hollandais volant, personnage mythique), contaminant le regard porté sur la réalité et complexifiant encore une oeuvre assez ardue.

    Avec Pour le mistral, Ivens continue dans cette voie de l'essai. Survolant la Provence, il tente de filmer le vent, sa trace et ses effets. Le commentaire, poétique, climatique et géographique est l'un des moins heureux de l'oeuvre d'Ivens, par sa tendance à alourdir les images. Les paysages défilent et l'ennui pointe son nez. C'est la présence humaine qui réhausse l'intérêt : quelques paysans au travail et des passants luttant chacun à leur manière contre les bourrasques balayant les rues lors d'une délicieuse séquence. Au deux tiers de ces trente minutes un peu longues, le cinéaste nous refait le passage à la couleur. Dans ...A Valparaiso, le basculement esthétique était lié à l'arrivée du thème du sang alors qu'il manque ici une justification.

    Du témoignage au testament

    Ivens2 17.jpgCes diverses expériences cinématographiques n'empèchent pas Joris Ivens de continuer à combattre par caméra interposée. Réalisé en 1968, Le 17ème parallèle est un document essentiel sur la guerre du Vietnam par l'immersion à laquelle s'est adonné le cinéaste, pendant deux mois, au sein de la population de Vinh Linh, petite ville du Nord située tout près de la ligne de démarcation et donc des bases américaines. Les bombardements incessants détruisent les habitations, les rizières et les routes, qui sont aussitôt remises en état. Un impressionnant réseau souterrain est construit, le plus souvent par les femmes. Minh, la responsable locale de la sécurité est d'ailleurs la figure principale du film. Ivens décrit patiemment tous les faits et gestes de cette population de paysans et de défenseurs (râteau à la main et fusil en bandoulière), des plus anodins aux plus engagés. De la durée et de la répétition naît la vision précise d'un peuple en résistance : Le 17ème parallèle montre ainsi parfaitement ce sur quoi la puissance américaine se casse les dents. Sans musique, la bande-son est saturée du bruit des avions yankees, le danger venant du ciel. On trouve dans le film peu d'images spectaculaires, noyées qu'elles sont dans celles consacrées à l'attente ou au travail quotidien d'une vie en temps de guerre et le commentaire est parcimonieux, s'équilibrant avec le son enregistré sur place. Ivens tient l'émotion à distance avant un finale (capture d'un soldat US, mots d'enfants) relayant la promesse calme mais ferme qui émane d'un peuple debout.

    Après plusieurs documentaires vietnamiens, Joris Ivens et sa compagne Marceline Loridan se lancent au début des années 70 dans un projet ambitieux, celui de Comment Yukong déplaça les montagnes, soit 12 films de durées variables (de 15 minutes à 2 heures) consacrés à la société chinoise contemporaine. Deux épisodes sont proposés dans ce coffret. Sur un plan technique, on note tout d'abord la révolution qu'apporte l'usage du son direct. Bien sûr, cadrage et montage résultent toujours d'un choix mais la synchronisation de l'image et du son sur toute la durée semble permettre d'atteindre un niveau supérieur du réel. Suivant l'évolution logique, le commentaire n'est plus surplombant mais se fait personnel (employant le "nous" du couple de réalisateurs) et accompagne le spectateur plus qu'il ne le guide. Ce dernier se sent donc plus libre, impression redoublée par le calme du montage et cela malgré le cadre idéologique. Car l'idéologie est ici comme mise à nu. Devant ce peuple chinois sortant de la Révolution Culturelle, plus que la reprise régulière et naturelle de slogans politiques, le plus surprenant pour nous est cette tendance irrépressible à l'auto-critique en public. Que la caméra soit braquée sur une salle de classe, une pharmacie ou vers la rue, il y a dans Yukong une dimension d'exemplarité qui se développe sous le regard bienveillant d'Ivens et Loridan. Les contradictions ne sont pas extirpées par les auteurs, elles sortent d'elles-mêmes de la bouche des hommes et femmes cotoyés. Le nez sur le quotidien, il n'y a certes pas de "recul" politique ici. Mais cette écoute attentive permet de saisir sur la durée l'âme d'un peuple et de comprendre bien des rouages d'une société mal connue.

    Ivens2 28.jpgA la fin des années 80, très diminué, Joris Ivens arrive au bout du voyage. Marceline Loridan le fait passer de l'autre côté de la caméra : un vieil homme de 90 ans repart en Chine afin de filmer (à nouveau) le vent. Entre imagerie de contes et extraits d'anciens films, entre captations documentaires et petites fictions, entre symphonie de paysages et décors de carton-pâte, Une histoire de vent est un patchwork avançant par associations d'idées. Si le fil conducteur est bien celui du vent (donnant d'ailleurs prétexte à de superbes vues, magnifiées par la belle musique de Michel Portal), le périple est autant géographique qu'autobiographique et offre à Ivens l'occasion de réfléchir sur son propre cinéma. A cet égard, la plus belle scène du film nous le montre, tenant une perche et un micro, en train d'enregistrer le vent et de capter, en même temps, des bribes de conversations dans toutes les langues possibles, métaphore parfaite de son travail et du but qu'il a poursuivi pendant cinquante ans. Plus étonnant encore, cet essai kaléidoscopique, inégal mais émouvant, est réalisé avec humour, en particulier lorsqu'il s'agit de revenir sur la méthode Ivens et ses petits arrangements possibles avec la réalité. Il faut certes connaître suffisamment son oeuvre pour goûter pleinement la saveur de ce dernier fruit, faute de quoi quelques séquences paraîtront particulièrement incongrues (telle cette reconstitution kitch et théatrâle des grandes heures de la Révolution Culturelle). Toutefois, lorsque l'on a suivi le parcours de l'homme, on ne peut que se réjouir de cette malice de vieux sage qui, sans renier ses engagements passés, montrant avec humour l'envers des choses, semble nous dire que la transparence n'est jamais totale mais aussi que sous la propagande peut cheminer la vérité.

    Une histoire de vent est donc une oeuvre singulière et un testament idéal car tendu vers la vie. Ses facettes en sont multiples, à l'image de l'oeuvre entière de Joris Ivens, trop souvent réduite au reportage. Une carrière exemplaire, voilà ce qui se dégage du panorama. Non dans le sens d'une qualité supérieure de chaque opus, mais bien dans celui de l'accompagnement de l'histoire du documentaire sur plus d'un demi-siècle, épousant son évolution formelle, la devançant parfois.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Joris Ivens (coffret dvd 1 : 1912-1940)

    Le pont (De brug) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1928) ■■□□

    La pluie (Regen) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1929) ■■□□

    Symphonie industrielle (Philips-Radio) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1931) ■■□□

    Komsomol : Le chant des héros (Komsomolsk) (Joris Ivens / URSS / 1933) ■■□□

    Nouvelle terre (Nieuwe gronden) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1933) ■■□□

    Borinage (Joris Ivens et Henri Stork / Belgique / 1934) ■■

    Terre d'Espagne (The spanish earth) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1937) ■■

    Les 400 millions (The 400 million) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1939) ■□

    L'électrification et la terre (Power and the land) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1940) □□

    Pour la plupart des cinéphiles, le nom de Joris Ivens est essentiellement associé à un documentaire mythique tourné en pleine guerre d'Espagne et, éventuellement, à Une histoire de vent (1988), dernier film d'un homme de 90 ans qui allait s'éteindre un an plus tard. Bénéficiant dans les années 60 d'une certaine aura (et de farouches adversaires : "Joris Ivens qui, n'ayant filmé tout au long de sa carrière que de la pluie, des ponts, de la boue, du maïs et des bennes se trouve être le cinéaste officiel de l'Europe de l'Est", François Truffaut, 1956), l'oeuvre du documentariste est peu diffusée, sans doute à cause de son militantisme que l'on juge d'une autre époque. L'initiative d'Arte de sortir deux coffrets dvd couvrant l'essentiel de la production du cinéaste hollandais est donc à saluer.

    L'avant-garde

    Ivens05.jpgJoris Ivens s'est intéressé très tôt au cinéma. Son premier film, qu'il nomme La flèche ardente et qui est présenté dans le coffret, il le tourne à 11 ans avec la caméra familiale, dirigeant son entourage, les uns grimés en cowboys, les autres en indiens. Ses véritables débuts, il les effectue au sein d'un groupe d'intellectuels et d'étudiants influencés par Vertov, Eisenstein ou Flaherty. Il profite d'un voyage en France pour tourner un très court-métrage : Etudes des mouvements à Paris. Jouant avec le montage et le cadrage, il capte la vie urbaine sous l'angle de la circulation incessante et de la vitesse. Les piétons ne l'intéresse guère, il s'attache plutôt aux voitures et à leurs ballets. L'expérience continue avec deux oeuvres plus consistantes, longues d'une quinzaine de minutes, qui le placeront au centre du mouvement d'avant-garde européen de la fin des années 20 : Le pont et La pluie. Dans le premier, un pont de Rotterdam, ferroviaire et levant, est filmé sous tous les angles possibles. L'attention du cinéaste vire à la fascination pour la mécanique lorsqu'est activé l'impressionnant système permettant la montée et la descente du plateau central nécessaire au passage des bateaux les plus imposants. Déjà cependant, nous remarquons une chose : le gigantisme de la construction laisse toute sa place à l'homme, celui qui l'inspecte ou celui qui met en marche. Le deuxième film est un ouvrage impressionniste orchestrant les prémisses, le déroulement et la fin d'une forte averse sur la ville. Dans un style très vif, nous allons et venons des détails infimes que le grossissement rend abstrait (les gouttes d'eau glissant ou tombant sur les objets) aux plans d'ensembles consacrés aux silhouettes humaines cherchant à se protéger du déluge. Se fait déjà ici le lien entre le formalisme et le réel.

    Le travail

    Tout au long de sa carrière, Joris Ivens aura oscillé entre travaux de commande et projets militants personnels. Symphonie industrielle est un documentaire retraçant la naissance d'un poste de radio, élément par élément, au sein des usines Philips. Très précis sur les différentes étapes de fabrication, le film est très travaillé, tant au niveau de l'image que du son. Le regard d'Ivens est parfois humoristique, cherchant à faire sourire avec les objets, les rythmes des machines et l'accompagnement musical. Car il s'agit bien de faire danser les bras articulés et les tapis roulants. L'ouvrier, qu'il soit souffleur de verre ou qu'il mette en carton tel produit, est bien sûr partie intégrante du ballet. Le travail à la chaîne n'est certes pas dénoncé, passe plutôt une ode au savoir-faire.

    Ivens14.jpgLes liens tissés par Ivens avec certains cinéastes russes comme Poudovkine l'entraîne à cette époque à tourner dans la steppe un film, Komsomol, autour de la construction d'un haut fourneau. Dédiée aux travailleurs communistes de l'occident luttant chaque jour en terrain capitaliste, l'oeuvre de propagande est d'une efficacité redoutable par l'expressivité de ses images et la sûreté de son montage. Mais entre les inter-titres didactiques, c'est bien un véritable regard documentaire qui passe. L'architecture est magnifiée mais les corps vivent, les déplacements ne sont pas ordonnés. Dans une bataille productiviste entre deux poseurs de rivets, ce sont avant tout les gestes qui parlent. Ivens filme les hommes au travail simplement. L'image en elle-même n'est pas héroïque, c'est l'enrobage qui la transforme ainsi. Le document donne à voir quelques scènes manifestement rejouées, mais très bien intégrées. Devant ce mélange de fiction et de documentaire, est-il mal placé de penser au cinéma de Jia Zangke (bien que ce dernier s'attache plutôt à la destruction et à l'engloutissement d'un monde qu'à son élévation) ?

    La construction d'un haut fourneau est-elle plus photogénique que celle d'une digue ? La commande que passe le gouvernement néerlandais à Ivens semble en tout cas moins l'intéresser que l'offre russe. Pour Nouvelle terre, il fait donc ce qu'il sait faire, filmer le travail, mais il vagabonde du côté des baraquements d'ouvriers et ne se voit réellement inspiré que lorsqu'il se tourne vers la mer et en tire des images lyriques. Quelques mois après le tournage, Ivens ajoute à son court-métrage un épilogue, montage d'archives sur les effets désastreux de la crise économique mondiale. Vue aujourd'hui, cette version semble déséquilibrée, mais elle annonce clairement la suite.

    La misère et la guerre

    Ivens21.jpgAvec Borinage, en 1934, Joris Ivens passe de la propagande à l'interventionnisme. Il commence par décrire les rouages de la crise capitaliste mondiale provoquant chômage, famines et révoltes, en reprenant notamment des archives stupéfiantes d'une violente répression policière envers des grévistes du Wisconsin, puis il passe au cas particulier d'une région de Belgique où les mineurs vivent dans d'effroyables conditions. La misère n'a que faire de l'esthétisme (il n'y a pas de musique ni de commentaire) et l'efficacité de la dénonciation demande une approche directe et lisible. Ivens reconstitue donc. Mais ce mensonge n'en est pas un, puisque l'on sent que la caméra aurait très bien pu enregistrer cette réalité, exactement de la même manière, à cette même place, au moment où elle se présentait. La composition des plans n'est toutefois pas oubliée et le montage organise une série d'oppositions qui légitiment la lutte : pylône surplombant une baraque sans électricité, montagnes de charbon inexploitées côtoyant les rebuts de mauvaise qualité laissés aux mineurs, habitants expulsés de maisons pouvant servir ensuite à entreposer les briques destinées à l'édification d'une église... Le temps de l'ode au travail bien fait est passé, voici venu celui des périls et de la colère.

    Ivens23.jpgTourné en 1937, Terre d'Espagne reste la pierre angulaire de la première moitié de carrière de Joris Ivens. L'efficacité du style est à son plus haut point, assemblant remarquablement des éléments disparates au sein d'une narration fluide. Ces images de la guerre d'Espagne ont gardé toute leur force. Rarement aura-t-on ressenti comme ici la violence d'un bombardement : des gens commencent à courir, une bombe explose, des enfants jouent au milieu des débris, une deuxième bombe explose, deux enfants sont morts. Probablement, ce ne sont pas les mêmes que les premiers que l'on a vu. Quant une réalité n'est pas captée telle quelle, faut-il la ré-organiser ? Dans ce genre de séquence, le choc fait que la question ne vient pas vraiment à l'esprit et c'est, paradoxalement, dans des moments moins dramatiques, quand vient la mise en scène du retour au village d'un soldat, qu'elle titille plus intensément le spectateur rompu à la traque de l'artifice. Si le rythme interne des séquences est très travaillé, leur succession donne la preuve de la grande maîtrise du cinéaste dans la construction d'un récit. Ivens, en multipliant les transitions habiles, qu'elles soient visuelles (cartes, trajets) ou sonores (le haut-parleur informant toute la campagne environnante, le bruit de la masse du paysan devenant bombardement), bâtit un édifice narratif qui se trouve être plus thématique que chronologique. Dans cette optique, le commentaire a une importance énorme. Celui écrit et dit sobrement par Ernest Hemingway tantôt fait naître l'image (l'évocation de la mort sous les bombes nous fait passer d'un lieu à un autre), tantôt la décrit. Un bonus du dvd nous permet de voir le film avec le même commentaire dit par Orson Welles, dans une version non distribuée. La comparaison est assez passionnante. Le phrasé de Welles est plus doux, plus fluide et semble fictionnaliser le récit, perdant ainsi la froide urgence d'Hemingway. Le premier nous conte une histoire quand le second nous met face à une réalité. Le texte insiste sur la dimension non-héroïque d'une bataille. L'Espagne éternelle est convoquée en ouverture et en clôture du film. Entre les deux, la guerre est vécue à hauteur d'homme.

    Ivens27.jpgSi Ivens a trouvé dans Terre d'Espagne l'équilibre parfait entre une vision globale et une conviction personnelle, Les 400 millions, réalisé deux ans plus tard, met en lumière les limites de son cinéma. La situation chinoise de 1939 (le Japon tentait d'envahir son voisin) était, même à l'époque, sans doute moins connue que celle de l'Espagne en 1937. Joris Ivens se fait donc très pédagogique, au travers d'un commentaire signé Dudley Nichols et dit par Frederic March, sur la culture millénaire et sur la paisible population chinoise. Passé un éprouvant prologue montrant des populations civiles sous le choc des attaques aériennes japonaises, nous nous éloignons de la ligne de front pour suivre quelques réunions d'état-major et l'entraînement de nouvelles recrues. Le peuple est vu comme une entité uniforme et Ivens ne peut guère s'approcher du singulier. Son goût pour la reconstitution finit par mettre mal à l'aise lorsqu'il illustre par des images diverses le récit d'un soldat de retour du front : ces plans pris de loin sur des soldats japonais courant affolés sous la mitraille d'héroïques chinois sans qu'aucun ne tombe jamais sous les balles laissent pour le moins sceptique.

    La période se clôt aux Etats-Unis, où le Ministère de l'agriculture demande à Ivens de réaliser un reportage sur les actions en faveur des fermiers ne bénéficiant pas d'approvisionnement en éléctricité. L'électrification de la terre propose dans sa première partie un portrait digne de paysan américain au rythme des compositions lyriques de la mise en scène. Puis, l'arrivée de la fée électricité coïncide magiquement avec l'acquisition par la famille des produits électroménagers les plus modernes. La propagande prend alors les atours de la publicité.

    Faisant souvent oeuvre de commande, Joris Ivens n'a donc pas toujours pu se défaire des inévitables entraves qui en découlent, mais son cinéma a ceci d'intéressant : tout en rendant compte de diverses réalités aux quatre coins du monde, il explore incessamment la frontière entre militantisme et propagande et celle entre documentaire et fiction.

    (Chronique DVD pour Kinok)