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40s - Page 2

  • Avant de t'aimer (Elmer Clifton et Ida Lupino, 1949)

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    Ida Lupino aurait tourné la grande majorité des scènes, suite au décès d'Elmer Clifton, ce qui fait de ce Not Wanted, bien qu'elle ne soit pas créditée à ce poste au générique, sa première réalisation. On y trouve déjà, effectivement, et sans aucun doute possible, les singulières qualités des suivantes. L'histoire racontée ici est celle d'une fille de 19 ans fuyant loin de sa famille, mais se voyant repoussée par son amant pianiste et se retrouvant enceinte de lui. Le sujet est clair, "osé", social. A travers lui, Lupino fait accéder les petites gens au grand et poignant mélodrame. Elle parvient à un bel équilibre entre des séquences longues où les discussions se developpent tout en montrant la vérité des corps et des émotions, et d'autres plus courtes, plus découpées, plus directement expressives visuellement et traduisant la dangereuse dérive psychologique de l'héroïne vers la folie, une fêlure intérieure ainsi reliée aux difficultés concrètes de la vie. Attachée à décrire le quotidien, le réel et ses problèmes, la mise en scène de la cinéaste n'a rien de terne, les éclats dramatiques le prouvent bien sûr mais les régulières trouvailles (un geste, un temps de silence, une présence à l'arrière ou à l'avant, une réaction...) parsemant les moments plus simples et calmes en font tout autant. 

  • Faire face (Ida Lupino, 1949)

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    Sur la maladie tombant comme la foudre et le lent réapprentissage de la marche par une jeune danseuse, un beau mélodrame dont on a l'intuition de la réussite dès les premières séquences, Lupino captant des tout petits gestes amoureux d'un grand naturel puis filmant dans sa durée intégrale un numéro de music hall. Dès lors, la vérité des corps, des situations, des dialogues ne va jamais cesser d'apparaître, rendue par une mise en scène claire et rigoureuse mais aussi dynamique et variée malgré l'étroitesse réaliste du cadre, celui d'un établissement de rééducation. La subtile production de plusieurs échos (un visage mouillé par l'eau de mer puis par des larmes, deux scènes de danse, deux encouragements formulés par l'homme pour que celle qu'il aime avance vers lui), le refus de verser dans le terrible mélo comme dans le trop facile réconfort (alors que l'héroïne est justement constamment tiraillée, entre deux états psychologiques et entre deux hommes), la parfaite direction d'actrices et d'acteurs (même les personnages secondaires ont leur épaisseur immédiate) contribuent, entre autres qualités, à procurer une émotion réelle. 

  • L'Année tchèque (Jiri Trnka, 1947)

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    On connaît généralement le nom de Trnka si l'on est spécialiste du cinéma d'animation ou bien si l'on a lu les Cahiers et les Positif des années 50. Son premier long métrage de marionnettes est composé de plusieurs tableaux consacrés à des contes et légendes liés à la vie des paysans, sans dialogue mais en musiques et chansons populaires. Celles-ci, alliées à un montage très vif, donnent au film son dynamisme. Trnka travaillant de plus, à partir de son matériel inanimé, sur la notion de mouvement, les décors et les éclairages étant variés, les éléments judicieusement convoqués, il n'y a donc là rien d'ennuyeux ni de statique. Enfin, une profondeur supplémentaire est apportée sur le plan narratif : chaque segment recèle en son sein un autre niveau de représentation (rêve, récit, spectacle... de marionnettes) pour offrir une belle série d'enchâssements (jusqu'à faire des paraboles chrétiennes, de plus en plus marquées au fil des histoires, des couches comme les autres, jusqu'à transformer toute bondieuserie en élément du merveilleux). 

  • Le Bandit (Alberto Lattuada, 1946)

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    Lattuada pose sa pierre aux fondations du cinéma néoréaliste. Il le fait en tirant son film, tourné dans Turin en ruines, si fortement vers le noir, l'ombre, la nuit, que celui-ci en devient aussi expressionniste. Le récit du prisonnier de guerre rentrant chez lui pour ne trouver qu'un pays dévasté le poussant à devenir hors-la-loi est mené sans chichi aucun, ainsi que les plans rapides sur les corps laissés dans le wagon l'annonçaient dès la première séquence. Lattuada filme avec dynamisme, variété et force, influencé par l'Amérique comme l'est évidemment le monde qu'il décrit (saisissant plan de la découverte par le héros de l'immeuble où logeait sa famille totalement détruit, sur un air de jazz). Tout est cassé, sali, renversé. Les repères ont volé en éclats : la jolie sœur tapine, le chien mange des bonbons, les bandits jouent du piano, la voiture de la petite nièce se fait mitrailler. Tout étant sens dessus-dessous, même les plus grands hasards tragiques n'étonnent plus. Et forcément, cela doit mal finir. 

  • Arènes sanglantes (Rouben Mamoulian, 1941)

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    Œuvre ambitieuse produite par Selznick et réalisée par Mamoulian. Ce dernier excelle sur le plan visuel. D'une part, il filme des décors admirablement éclairés et rendant la couleur locale, espagnole (bien que le film soit essentiellement nocturne). D'autre part, il insère quantité de détails ne faisant a priori pas avancer le récit mais le densifiant cinématographiquement, avec un apport réaliste : une main saisissant une bouteille en attendant une réponse, une chute d'un balcon sans conséquence, une bague que l'on rend en signe de rupture, un endormissement lors d'une sérénade, une mèche de cheveux qu'on replace en souvenir du passé... Côté dialogues, en revanche, c'est moins brillant car puissant, certes, mais souvent lourd. Après trois quarts d'heure remarquables, on se rend compte malheureusement que l'univers de la tauromachie ne va rester qu'une toile de fond. Sur 2 heures au total, seules deux corridas sont montrées, l'une triomphale, l'autre dramatique, et Tyrone Power n'a jamais le moindre plan le mettant en présence d'un taureau dans le cadre (alors que la séquence de l'entraînement clandestin, de nuit, du personnage jeune, au tout début, est très belle et crédible). Finalement, c'est un itinéraire moral des plus conventionnels qui est décrit dans une ambiance de mélo, entre gloire et déchéance, entre femme aimante et tentatrice fatale. Ç'aurait pu être bien plus. 

  • L'Aigle des mers (Michael Curtiz, 1940)

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    L'un de ces classiques qui peuvent d'abord apparaître trop classiques à la découverte et qu'il ne faut pas hésiter à revoir pour en apprécier toute la grandeur. Curtiz met en scène deux heures d'aventures sans faiblir un instant, avec une science rythmique de la construction qui fait que les grands moments sont disposés tout le long, avec une force égale et alors même qu'ils sont très différents les uns des autres, de l'abordage introductif au duel final en passant par l'intense épisode panaméen ou la fameuse révolte des galériens. L'expressivité sans excès que l'on trouve dans toutes ces séquences est un bonheur. De plus, mon lointain souvenir était peut-être celui d'un déséquilibre avec les scènes plus dialoguées mais en fait, celles-ci n'entament pas du tout le plaisir. Elles gardent leur dynamisme propre et donnent "indirectement" l'intérêt historique du film par rapport à son époque de réalisation, à travers sa vision des luttes impériales du XVIe siècle. Elles reposent aussi en grande partie sur la peu conventionnelle relation que tisse le scénario entre la Reine d'Angleterre et son corsaire favori, relation à laquelle nous sommes discrètement préparés, dans la grande tradition hollywoodienne, au début, avec seulement deux lignes de dialogue entre des marins.

  • Un merveilleux dimanche (Akira Kurosawa, 1947)

    Un couple désargenté traverse Tokyo meurtri par la guerre. En 1947, Akira Kurosawa, qui n’a pas encore les coudées franches, tente la téméraire transformation d’une chronique sociale en poème humaniste poignant, au risque de détourner le regard de la réalité.

    Inspiré à son auteur par Isn’t Life Wonderful, un D.W. Griffith de 1924, le sixième long-métrage d’Akira Kurosawa est un film de reconstruction traitant de la crise du logement et de l’emploi dans un Tokyo en grande partie en ruines. Découpé en larges blocs pour décrire une journée entière, Un merveilleux dimanche propose d’abord une peinture réaliste dont la potentielle rudesse rossellinienne est tempérée par des éclaircies de comédie. L’état peu enviable de la société japonaise est montré à travers les yeux d’un couple devant compter son temps passé ensemble et son argent au yen près. Dès le début, Kurosawa insiste sur les caractères opposés de l’homme et de la femme pour finir par adhérer totalement à la vision de celle-ci. En effet, à partir d’une longue scène-pivot placée en son centre, il tord entièrement son récit dans le sens féminin d’un optimisme et d’un romantisme indéfectibles. Audacieusement, il ne garde plus que la force des éléments (pluie et vent, qui lui sont chers, sont déjà convoqués) et du noble sentiment amoureux pour reléguer le réel en vague toile de fond, alors qu’il était jusque-là prégnant, installé avec quantités de détails signifiants. Le film devient ainsi de plus en plus onirique. Pris à contre-pied à mi-chemin et entraîné là où il ne s’attendait pas à l’être au sein d’une chronique sociale, le spectateur peut alors réagir de deux façons : soit il s’abandonne au rêve humaniste et à l’émotion véhiculée par les larmes de l’héroïne, soit il se braque devant la pruderie observée, l’évasion satisfaite dans la rêverie et la résignation souriante face au destin.

    (Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2018)

  • Le Plus Dignement (Akira Kurosawa, 1944)

    En 1944, le jeune Akira Kurosawa participe à l’effort de guerre nippon en dirigeant Le Plus Dignement, fiction de propagande à la gloire des femmes ouvrières. Si cet inédit patriotique retient l’attention, c’est pour son réalisme et sa mise en scène déjà sûre.

    “Sélectionné par le Service d’information du gouvernement”, Le Plus Dignement est le deuxième film réalisé par Akira Kurosawa. Ce n’est pas une œuvre belliqueuse montrant les horreurs de la guerre mais un film social destiné à remonter le moral du public japonais et à encourager ses efforts. Son originalité est de s’intéresser au travail féminin, par la description d’une équipe d’ouvrières acharnées. Loin des décors de studio, la caméra enregistre les gestes dans une véritable usine comme les défilés dans les rues de la ville, et Kurosawa prend plaisir à cadrer les groupes compacts, les rassemblements enthousiastes et chantants. Bien sûr, les nécessités de la propagande limitent infailliblement la portée du film. Les notations sur les à-côtés et le rapport à l’extérieur ne sont pas développés comme semblerait pouvoir le faire le cinéaste. Les chefs sont toujours bienveillants et chaque ouvrière prête à tous les sacrifices, y compris familiaux. Les malentendus sont surmontés dans des larmes de repentir. Surtout, la dramaturgie se rabat constamment sur le seul enjeu de la hausse de la production de l’usine, courbe à l’appui. Paradoxalement, dans cet univers contraignant, c’est finalement l’accession à une plus grande sensibilité du cœur qui est louée. L’intérêt est maintenu par la qualité de la réalisation, parfois très inventive dans les variations d’échelle, du gros plan sur l’individu au plan d’ensemble sur le groupe soudé. À 34 ans, Kurosawa, déjà, faisait preuve d’une technique sans faille et savait mener dynamiquement un récit, même soumis aux impératifs de la propagande en temps de conflit mondial.

    (Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2018)

  • Chasse tragique (Giuseppe De Santis, 1947)

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    Le premier film de De Santis, juste avant Riz amer, est une œuvre néoréaliste, engagée du côté communiste, qui donne à voir un tableau saisissant d'une situation de chaos qui s'éternise (la sortie de la guerre en Italie, avec paysans exploités, vétérans poussés au banditisme, profiteurs capitalistes, autorités dépassées, nostalgiques du fascisme... ). Comme la mise en scène est hyper expressive, absolument pas limitée à l'enregistrement d'une triste réalité, le désordre de l'époque est particulièrement sensible. De Santis accole au néoréalisme d'autres tendances, du film noir au mélodrame, fait parfois songer à Welles autant qu'au cinéma soviétique, propose d'amples mouvements de caméra pour lier foule et décor naturel étendu (on peut penser, pour plus tard, à Jancso ou Angelopoulos), libère, de façon étonnante dans ce cadre, un érotisme franc... Le revers de la médaille est l'inégalité entre les scènes, l'hystérie du jeu de certains acteurs... L'excès caractérise tout, c'est impressionnant ou agaçant selon les moments. Et le discours final, réconciliateur et édifiant, trop attendu et conventionnellement préparé, touche peu. Il y a tout de même certaines beautés et surprises.

  • Le sang des bêtes

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    Le sang des bêtes, premier film que Georges Franju signe avec un aplomb impressionnant, est une horrible beauté, une réalité fantastique, un poème macabre, une calme tuerie. Oui, pour en rendre compte, on ne peut qu'associer des termes a priori opposés. Le cinéaste nous y invite dès le début, en commençant par montrer, dans un quartier de brocanteurs, des meubles posés sur l'herbe. Le cousinage avec le surréalisme et ses collages est rendu tout de suite évident.

    Pour autant, les oppositions ne sont pas, ici, arbitraires, elles sont au moins justifiées géographiquement puisque le film repose d'abord sur un véritable voisinage. Le montage et le commentaire font alterner des séquences consacrées au travail dans des abattoirs de la région parisienne et celles d'observation aux alentours, "à deux pas" comme il est dit à un moment. Régulièrement se produit un effet de contraste à partir de ces allers-retours, de même qu'est convoquée la notion de limite (limites entre l'abattoir et l'extérieur mais aussi, à d'autres niveaux, limites dans la représentation, limites de ce que peut soutenir le regard...).

    Si, imagine-t-on, les conditions techniques de tournage n'ont pas dû être faciles, Franju n'en a pas moins réalisé un film plastiquement très élaboré, gorgé d'images aussi choquantes que graphiques, baignant dans les fumées et les flots de sang noir, tenant entre les inquiétants revêtements des sols et des murs, se laissant traverser par les tabliers blancs et les bottes grises des ouvriers.

    Le travail est observé avec fascination. La caméra enregistre des gestes mille fois répétés, d'une précision améliorée de jour en jour et le commentaire emmène encore plus près des hommes à l'ouvrage, en donnant les noms et les prénoms, en insistant sur la dextérité acquise, en soulignant la pénibilité, voire la dangerosité.

    Avec une froide ambiguïté, ces hommes sont appelés les "tueurs", faisant avec application ce travail car "il faut bien se nourrir". Le sang des bêtes doit bien, encore aujourd'hui, servir à quelque croisade végétarienne. Or, si on y montre bien frontalement des cycles d'abattage, la neutralité du ton et l'absence d'appel direct en font tout autre chose qu'un tract : un choc recevable par tous, y compris par ceux qui ne s'intéressent pas à la question de la nourriture.

    On ne peut pas dire qu'il y ait ici "dénonciation", ni d'un système, ni des hommes qui y prennent une part active. Il y a avant tout un "étonnement". Étonnement devant le déroulement paisible d'actions à première vue aberrantes (ces éviscérations, ces démembrements...) et donnant des résultats absurdes (ces corps d'animaux s'agitant sans tête). L'interrogation dérive de la surprise devant un tel frottement entre deux états du réel. A travers son documentaire, Franju se demande comment un simple geste peut produire l'inconcevable, la coupe d'un corps en deux morceaux par exemple. N'oublions pas que le film date de 1949. Une phrase du commentaire compare un troupeau de mouton dirigé vers l'abattoir à un groupe d'otages. Le sang des bêtes paraît ainsi parcouru de métonymies, il renvoie à des atrocités qui ne seraient pas présentables directement (la fiction horrifique serait une autre manière de contourner cet interdit : ce seront Les yeux sans visage), il fait constamment penser à une boucherie bien humaine celle-ci, dans laquelle des bourreaux ont fait aussi consciencieusement leur travail.

    Bien que basé sur des éléments factuels précis (lieux, noms, outils), le film de Franju s'élève ainsi, par sa brillante mise en forme et par sa capacité à nous faire regarder derrière ses images, au-dessus du pur document-choc.

     

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    franju,france,documentaire,40sLE SANG DES BÊTES

    de Georges Franju

    (France / 21 min / 1949)