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  • L'enfer est à lui

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    Échos

    Le premier ressort dramatique activé dans L'enfer est à lui est l'effroyable brûlure que provoque un jet accidentel de vapeur sur l'un des protagonistes du hold up ferroviaire auquel nous assistons. Lors du dénouement, ce seront les gaz lacrymogènes lancés par la police qui envahiront les bureaux de l'usine chimique dans lesquels s'est introduite la bande de malfrats menée par Cody Jarrett. Ces deux variations autour d'un même motif encadrent un récit qui n'est pas avare de ce type de procédé structurant. Verna, avant d'embrasser Cody, se débarrasse de son chewing gum et répète ainsi le geste effectué précédemment par Big Ed... avec elle. Cody exécute deux traitres de la même façon, en tirant à travers un obstacle : le coffre d'une voiture et la porte d'une chambre à coucher. A deux reprises, Pardo, l'infiltré, se retrouve en grand danger, en présence de ce Bo Creel qui risque de le confondre. Des séquences de filature se répondent, soumises à un montage qui resserre ses griffes. Et bien sûr, à deux reprises, Cody est victime d'une violente crise de mal de tête. Au cours de la deuxième, dans l'atelier du pénitencier, il rampe volontairement jusqu'à Pardo et par cette seule image, Walsh nous montre ce qu'annonçait plus tôt un dialogue entre le faux prisonnier et son supérieur dans la police : Cody croit trouver en l'autre une deuxième mère.

    Densité

    Autour de la figure centrale et irradiante de Cody, un réseau serré et complexe est tissé. Au sein de celui-ci, chacun peut se démarquer ou disparaître de manière imprévisible. Le rôle du chasseur principal semble d'abord dévolu à l'inspecteur de police, avant que Pardo ne monte en première ligne. De même, Ma Jarrett maintient un moment dans l'ombre Verna, la régulière de son fils Cody, avant de lui laisser toute la place. La trame est si riche et mouvante que les rebondissements de l'intrigue, nombreux, ne prennent jamais l'allure de coups de force scénaristiques, mais apparaissent simplement comme les conséquences d'une succession de conflits mettant en jeu des ambitions multiples et opposées. La narration est donc surprenante sans être arbitraire.

    Étau

    Nous qui attendons l'histoire d'une cavale, nous voilà très tôt et, pour longtemps, enfermés dans une prison. D'ailleurs, même à l'extérieur de cet établissement carcéral, l'emprise est totale. Le moindre terrain est bientôt quadrillé par les forces de police et, lors du final, les uniformes noirs semblent s'extraire sans fin de l'architecture même de l'usine. Les gangsters s'entassent à plusieurs dans des voitures qui paraissent trop étroites et se glissent dans la cuve d'un camion citerne pour leur coup le plus audacieux. Les refuges qu'ils trouvent, chalets, motels, sont exigus, au point que la caméra finit souvent par buter sur quelqu'un, comme le montre la première apparition de Ma Jarrett, active aux fourneaux dans un coin de la pièce et dont on ne soupçonnait pas la présence. Plus tard, un mouvement de caméra comparable enregistrera au contraire le vide d'un salon et n'attrapera qu'en bout de panoramique l'un des occupants. Ce plan vient après une séquence agitée (le départ de Cody et des autres évadés quittant une énième planque) et le montage crée une rupture qui dit tout de la fuite des anciens complices et de leur peur devant le retour de Cody.

    Migraine

    Le psychotique Cody souffre donc de maux de tête fulgurants. Walsh n'a aucun mal à nous convaincre de cela puisqu'il sature régulièrement sa bande son : fracas du chemin de fer, vacarme de la prison, de son atelier et de son réfectoire, sons électroniques du mouchard utilisé par les policiers, bruits de l'usine jusqu'à l'explosion finale des produits chimiques... Mais aussi, invasion musicale de moments pas forcément déterminants pour la dramaturgie.

    Incarnation

    Dans L'enfer est à lui, le moindre personnage secondaire existe avec force. Il n'y a qu'à voir la scène du parloir entre Pardo et sa fausse épouse. Cette dernière joue un rôle, le temps d'un court dialogue, et ne réapparaît plus par la suite. Or, elle est vraiment là, devant nous, grâce à l'interprète, au timing de la mise en scène, à la préparation de son intervention par quelques allusions plus avant dans le récit. James Cagney, lui, en Cody Jarrett, est tout simplement époustouflant. Il l'est d'autant plus qu'il est admirablement filmé par un Raoul Walsh qui n'insiste jamais sur une trouvaille dans l'expression gestuelle. Cody lance deux clins d'œil, l'un à sa mère et l'autre à Pardo et ils sont à chaque fois, dans le mouvement général du plan, presque imperceptibles. Son explosion nerveuse et désespérée au réfectoire de la prison a souvent été mise en avant par les critiques pour affirmer la grandeur de Cagney mais sa première crise de migraine, bien que moins spectaculaire, est tout aussi géniale. Elle trouve son efficacité dans sa brutalité et sa force dans un détail, l'accompagnement de la chute de Cody de sa chaise par un coup de feu involontaire venant du revolver qu'il tenait machinalement dans ses mains (et Walsh se garde bien d'épiloguer en nous montrant où la balle a pu finir sa course : seul compte ici le sursaut des complices).

    Modèle

    Cody est amoureux de sa maman. Cette donnée aurait pu alourdir considérablement le portrait psychologique du gangster, se transformer en explication simpliste de sa folie. Mais son moment de désespoir en prison le rend pathétique et son stratagème imaginé pour s'évader démontre qu'il peut très lucidement "jouer la folie". Ailleurs, une pause propice à la confession nous touche (cela d'autant plus facilement qu'elle retourne totalement le sens de la séquence en cours, au début de laquelle nous venions de craindre que Cody ne démasque pour de bon Pardo). Le Cody Jarrett de Cagney et Walsh est l'une des "bêtes de fiction" les plus fascinantes qui soient, attraction principale mais pas unique d'un film extraordinairement tendu, âpre, intense.

     

    lenferestalui00.jpgL'ENFER EST A LUI (White heat)

    de Raoul Walsh

    (Etats-unis / 114 mn / 1949)

  • The Devil and Daniel Webster

    (William Dieterle / Etats-Unis / 1941)

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    devil11.jpgValse des titres au fil des présentations, des sorties et des reprises (Here is a man, A certain Mr Scratch, All that money can buy, The Devil and Daniel Webster, et, en France, Tous les biens de la terre) et distribution de plusieurs versions (dont une amputée de vingt minutes) : ces aléas en disent déjà beaucoup sur le caractère inclassable de ce film. Américain depuis 1937 mais ayant vécu en Allemagne jusqu'en 1930, William Dieterle, qui avait notamment interprété, en 1926, le rôle de Valentin dans le Faust de Murnau, propose là un déplacement géographique et temporel du mythe, une variation sur le thème de l'homme vendant son âme au diable, développée à partir d'une iconographie et d'une histoire appartenant au folklore des Etats-Unis naissants. Fort du succès de La vie de Louis Pasteur (1936), de La vie d'Emile Zola (1937), de Juarez (1939) et, surtout, de Quasimodo (1939), le cinéaste s'était fait producteur et profitait alors du savoir-faire des équipes de la RKO.

    Démarrant comme un classique morceau d'Americana, The Devil and Daniel Webster se signale vite par son empreinte expressionniste. Les rais de lumière aveuglent et strient les visages, les ombres sont démesurées. Une fois le virage vers le fantastique effectué, les personnages semblent par endroits comme absents à eux-mêmes et les apparitions diaboliques se succèdent. Se manifestent ainsi, de manière fulgurante, la féline Simone Simon en tentatrice enjôleuse et un Walter Huston moderne en diable, sarcastique, aux gestes précis, au sourire carnassier et au phrasé percutant.

    Le fantastique, si bien  exploré par Dieterle, est l'irruption dans la vie quotidienne du surnaturel et de l'irrationnel. Le pittoresque, lui, caractérise ce qui attire l'attention par son aspect original, sa fantaisie, son relief. Dans les deux cas, nous avons donc quelque chose qui se détache d'un fond (ce qui renvoie aussi à l'expressionnisme et à ses représentations picturales des tourments des personnages). Le mélange de ces registres n'est pas a priori évident mais il trouve là une cohérence. La chronique paysanne et la fable fantastique marchent donc, d'un bout à l'autre, main dans la main. Le cliché (la douce épouse mise à l'épreuve, la mère attentionnée et soucieuse, la femme tentatrice) prend dès lors une autre couleur. Le Diable mène la danse, et en maltraitant son violon (les stridences de Bernard Hermann aidant), il bouscule la musique folklorique, entraîne jusqu'au vertige la valse des paysans. Il peut aussi transformer un bal mondain en réunion de spectres.

    Mais cette hybridation n'est pas la seule à être tentée par un Dieterle qui parsème son film de réflexions politiques, par le biais de l'humour avec les discussions malicieuses entre le sénateur et les villageois ou de manière plus frontale avec le plaidoyer final de Webster en faveur de l'Union. Le message est progressiste : les usuriers qui étranglent financièrement les fermiers sont pointés du doigt, l'appât du gain est dénoncé comme responsable de tous les maux, les efforts des paysans pour mettre sur pied une coopérative sont soulignés, les pêchés originels sont évoqués (les violences faites aux Indiens et aux Noirs). Toutefois, le respect entre adversaires politiques est prôné et surtout la loyauté envers la constitution est donnée comme indispensable à la bonne marche de la nation. Nous sommes en 1940-41. L'Amérique n'est pas encore en guerre, mais l'Europe est déjà à feu et à sang.

    Cette dimension politique est rendue explicite par la longue scène de procès qui recouvre toute la dernière partie du film. Ce passage obligé pour bien des drames hollywoodiens de l'époque est ici soumis à un décalage, par son lieu (une grange), son ambiance (surnaturelle), ses enjeux (le sauvetage d'une âme), ses protagonistes (quelques fantômes) et le discours politique qui est tenu. La ferveur des personnages et la fermeté narrative suffisent à préserver l'adhésion, mais en même temps, un certain recul est perceptible. Et finalement, c'est tout le film qui aura joué de ce petit écart, en mêlant différents genres, en alternant visions idylliques et apparitions diaboliques, en osant quelques clins d'œil vers le spectateur (le villageois demandant à Belle si elle est Française, le dernier mot, ou geste, laissé au Diable...). Ainsi, nous pouvons dire, en assumant cet anachronisme total, que le plaisir distillé par cet étrange Devil and Daniel Webster est en fait le même que peut procurer un grand film post-moderne.

     

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  • Le fils du désert

    (John Ford / Etats-Unis / 1948)

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    filsdudesert.jpgTrois bandits volent l'argent de la banque d'une petite ville de l'Arizona. Avec le sheriff et ses adjoints à leurs trousses, ils se retrouvent dans le désert sans eau et sans chevaux. Ils y rencontrent une femme mourante sur le point d'accoucher dans son chariot ensablé. Après l'avoir aidé à donner vie à son bébé, ils lui promettent de sauver ce dernier et d'en devenir les parrains. Les trois hommes reprennent ensuite leur éprouvant périple, portant tour à tour le nourrisson dans ses couvertures.

    Le fils du désert (Three godfathers) est un western prenant la forme d'une parabole biblique. Respect de la parole donnée, évocation des rois mages, indication du chemin à suivre par une étoile ou du choix à faire par l'ouverture de la bible à la bonne page, actes rédempteurs, lumière divine transperçant le ciel, apparitions miraculeuses, villes bien nommées (Welcome, New Jerusalem), dénouement le jour de Noël, tout y est. A tel point que le film ne se réduit malheureusement qu'à cela, le reste, ce qui encadre le récit principal, n'étant que signe de reconnaissance n'allant pas au-delà du cliché (à l'image de la jeune femme, fille du banquier, séduite par John Wayne, qui apparaît au début puis en conclusion). Ainsi, le scénario, une fois la situation posée, offre finalement peu de surprises et une progression assez mécanique, impression accentuée par la succession des trépas (et les mourants se lançant à chaque fois dans de longues tirades, l'émotion peine à percer).

    Au moment où l'accumulation des correspondances commence à saturer le spectateur, le Kid, le personnage d'Harry Carey Jr, fait lui-même le lien entre l'aventure qu'il vit avec ses deux camarades et le texte de l'évangile. Si Ford insiste tellement, se dit-on, c'est que la surcharge de signification va peut-être finir par donner quelque chose d'intéressant, distancié, flamboyant ou monstrueux. Un film "malade". Mais il n'en est rien. Ce n'est pas nouveau, le cinéma de Ford est à prendre au pied de la lettre, et ici, cette scène n'est rien d'autre qu'un moyen de faire accepter à tous une évidence. Certes, au centre de cette œuvre d'évangélisation, le cinéaste prend soin de placer Robert Hightower (Wayne), ce mécréant (le dernier "miracle" lui fait lever les yeux au ciel, puis, tout de même, jeter un coup d'œil autour de lui, dans la continuité du mouvement et de façon plus prosaïque, comme pour "contrebalancer" son premier réflexe). Mais ce sera bien la seule trace d'ambiguïté d'un film qui semble d'ailleurs ne jouer que sur deux registres : selon les scènes, les protagonistes sont soit enjoués et blagueurs (le comique n'y est pas des plus fins), soit affectés et recueillis. Les caractères ne s'offrent à nous ni dans la demie-teinte, ni dans la profondeur (le rapport de fascination, ou du moins, l'estime qui existe entre le sheriff et Hightower est exposée d'entrée, le premier affirmant, dès le début de la chasse, qu'il aimerait jouer aux échecs avec le second).

    A cela s'ajoutent quelques soucis d'ordre narratif (à quoi sert cette ellipse lors de la découverte par Wayne du charriot dans le désert si elle ne provoque qu'un exposé bavard de la situation par ce dernier à l'attention de ses deux compagnons ?) et esthétique (ces multiples plans de coupes sur un vrai bébé emmaillotté déboulant entre ceux montrant les acteurs encombrés d'un paquet bien léger et bien rigide : le réalisme fordien en prend un coup...).

    Que reste-t-il alors ? La composition de quelques plans et surtout, essentiellement, le secret de la mise en scène des gestes et des postures, perceptible à certains endroits : Wayne tenant son chapeau à bout de bras pour faire de l'ombre à l'agonisant, Pedro Armendariz roulant sur lui-même et se cassant la jambe, Harry Carey Jr réclamant le nourrisson et se mettant à le bercer en marchant et en chantonnant...

    Tout de même, "Ford mineur" est le mieux que je puisse dire.

  • Le démon de la chair

    (Edgar G. Ulmer / Etats-Unis / 1946)

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    ledemondelachair.jpgUne bourgade de la région de Boston, au début du XIXème. Jenny est une petite fille pauvre, se débrouillant comme elle peut avec son ivrogne de père. Elle ne rêve que d'une chose : épouser un homme riche.  Devenue une très belle femme, elle n'a pas beaucoup de mal à y parvenir. Elle se jettera successivement dans les bras du plus gros entrepreneur de la ville, de son fils et de son contremaître, les deux premiers y laissant la vie.

    Il est rare que l'on nous présente au cinéma une fillette aussi délibérement méchante. On voit lors du prologue du Démon de la chair (The strange woman) la petite Jenny jouer de façon douteuse avec la vie d'un camarade en le poussant dans la rivière alors qu'il ne sait pas nager puis mentir effrontément aux adultes affolés, jusqu'à se faire passer pour celle qui a sauvé le garçon de la noyade. Passé cet épisode, elle annonce solennellement à son père qu'elle finira bientôt par être très riche.

    L'arrivisme éhonté du personnage et sa jouissance à réussir tout en provoquant la perte de ses proches sont ainsi posés dès le début et il sera, jusqu'à la fin, bien difficile de trouver le moindre signe d'infléchissement moral. Cette capacité à s'élever en piétinant les autres sans aucun scrupule est pour le spectateur assez fascinante. S'il nous arrive parfois de croire à la sincérité de quelques sanglots, sans doute parce que nous sommes conditionnés par les codes du mélodrame, en un clin d'œil, le double jeu de l'héroïne nous est ré-affirmé pour clore la séquence. Autre source d'étonnement : la jeune femme, sachant pertinemment ce qu'il faut faire pour devenir populaire, accumule les bonnes actions (dons à l'église, reprise d'une entreprise à l'abandon) pour mieux mener à bien sa conquète maladive du pouvoir. Très intelligemment, Ulmer filme les scènes de visites aux pauvres et aux malades sans dénoncer la "bienfaitrice", ce qui permet de préserver dans le récit une certaine ambiguïté.

    Le scénario du Démon de la chairse rapproche par bien de aspects de celui du film de John Stahl, Pêché mortel(1945), ce qui est parfaitement logique lorsque l'on sait qu'un même romancier est à l'origine des deux récits : Ben Ames Williams. Hedy Lamarr est certes moins mystérieuse que Gene Tierney, ses variations de registre apparaissant plus tranchées. Mais ce très léger "sur-jeu" sied bien au film d'Ulmer. En effet, la qualité de l'œuvre est de ne rien cacher et de rester constamment honnête avec le spectateur. Il ne s'agit toutefois pas de rendre tout évident dès le premier plan : lorsqu'un personnage dissimule quelque temps un sentiment ou un projet, sa duperie ne doit pas paraître d'emblée au spectateur alors que ses interlocuteurs sont abusés. Des images (et des mots) du film naissent un fort effet de réalisme : actions suspendues, gestes et postures crédibles, mains qui se touchent (Jenny prend toujours l'initiative, à un moment ou à un autre, de poser la sienne sur celle de sa prochaine "proie", afin de mieux la troubler) et réactions sensées. Dans un genre très codé, ce soin apporté à la vraisemblance ménage une agréable surprise, quasiment pour chaque séquence, et de ce fait, la mise en scène d'Ulmer paraît aussi belle dans les moments de transition narrative que dans les temps forts et les passages obligés (fort bien réalisés, notamment en faisant passer la contraction du temps découlant d'une succession rapide d'événements par des articulations parfaites) . Le film, assez long, faiblit quelque peu sur le dernier tiers (Georges Sanders n'y est pas à son meilleur niveau) et Ulmer expédie son dénouement. Il n'en a pas moins réalisé là un excellent mélodrame.

  • Joies matrimoniales

    (Alfred Hitchcock / Etats-Unis / 1941)

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    joiesmatrimoniales.jpgJoies matrimoniales (dorénavant diffusé sous son titre original, Mr. and Mrs. Smith, sans doute moins vieillot) est l'un des rares Hitchcock parlant qu'il me restait à découvrir. Je n'étais pas spécialement pressé car sa réputation n'a jamais été très flatteuse, le cinéaste lui-même ne faisant rien pour la réhausser. Et en effet, nous avons là le plus faible des films américains du cinéaste.

    L'introduction est pourtant relativement intrigante, qui nous plonge dans les derniers moments d'une scène de ménage longue de trois jours (le couple restant cloîtré dans la chambre jusqu'à la réconciliation) et Carole Lombard et Robert Montgomery ont des atouts à faire valoir. Le prétexte de cette comédie du remariage est relativement original : Monsieur et Madame sont mariés depuis quelques années lorsqu'ils apprennent, séparément, que leur union n'est pas légale, à cause d'un imbroglio juridique. Il leur suffit, toutefois, de refaire une cérémonie afin de régler le problème. Mr Smith, qui ne sait pas que sa femme est parfaitement au courant de la chose, retarde sa nouvelle demande afin d'éprouver le frisson du sexe hors mariage. Mrs Smith s'en offusque et le fiche à la porte. S'ensuit le jeu classique du chat et de la souris avec dénouement attendu.

    La volonté de Mr Smith de coucher avec son épouse alors qu'elle ne l'est plus vraiment n'est bien sûr que suggérée et jamais énoncée clairement. Cependant, Hitchcock se plaît à déprécier les sentiments nobles et les liens sacrés : le joli restaurant du premier dîner en amoureux est devenu un snack sordide, Carole Lombard fait craquer les coutures de son ancienne robe, les hommes éternuent et se mouchent constamment, un aparté familial a lieu sous la tuyauterie bruyante d'un cabinet de toilette... Une certaine vulgarité perce ainsi sous le vernis de la comédie romantique. Malheureusement, la mise en place de situations qui pourraient clairement être exploitées à travers une débauche sexuelle (Mr Smith regardant sa femme et son amant potentiel, qui se trouve être également son ami et collègue) se heurte à la retenue imposée par la norme hollywoodienne et la rencontre des registres ne provoque pas une subversion des codes mais accuse plutôt la platitude des bons sentiments, la pesanteur du puritanisme et l'arbitraire des comportements qui découlent de ces absurdes règles de bienséance. C'est le naturel qui en fait les frais : l'évolution psychologique des personnages n'apparaît guère crédible, Mrs Smith devient, par ses atermoiements, assez antipathique à nos yeux et l'honnêteté foncière du troisième larron n'est pas une preuve de force de caractère mais de mièvrerie.

    Dans sa première partie, le film n'est pas désagréable à suivre. Quelques gags sont amusants, comme celui qui voit Robert Montgomery se cogner discrètement le nez au dancing, afin de se le faire saigner et d'échapper à une compagnie embarrassante. Mais même à l'intérieur des meilleures séquences, ces instants sont très inégaux, passant de l'inspiré à l'anecdotique, voire au poussif. On tente de se raccrocher à des correspondances formelles ou thématiques avec les autres Hitchcock (un beau plan de Carole Lombard en robe du soir très légère, se séchant auprès d'une cheminée) mais le jeu finit par lasser d'autant plus que l'histoire patine sérieusement dans la dernière demie-heure avec ces chassés-croisés interminables entre les chambres d'un chalet de montagne.

  • Le grand sommeil

    (Howard Hawks / Etats-Unis / 1946)

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    Du fameux échange entre Lauren Bacall et Humphrey Bogart qui clôt la première partie du Grand sommeil (The big sleep), celle qui voit se résoudre l'énigme posée au départ, avant qu'une autre, sous-jacente, ne soit démêlée par la suite, de cet échange, donc, il a souvent été tiré tout le sel érotique. Il est vrai qu'il est fondé sur une métaphore transparente, celle de la course hippique. De plus, le film ne se contente pas de ce seul dialogue à double-sens, organisant une valse des désirs infinie autour du privé Marlowe. Dès la première scène, la fille de son client lui tombe littéralement dans les bras. Peu après, une belle bibliothécaire le renseigne sans se faire prier sur le voisin d'en face et veut bien l'aider à faire passer le temps en attendant le retour du suspect, enlève ses lunettes, dénoue ses cheveux, baisse le store et ferme la porte de son magasin. On ne saurait être plus clair. Qu'il soit synonyme de dépravation (la jeune Carmen Sternwood et sa vie dissolue) ou vécu de manière plus "saine" (Marlowe), le désir sexuel est partout, à l'origine de tout, de l'histoire criminelle (les ennuis de la famille) et de l'histoire d'amour (entre Marlowe et Vivian).

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    Mais revenons à nos chevaux. Le dialogue-pivot du film a un autre sens, plus évident encore car plusieurs fois repris par la suite : la nécessité, dans cette affaire, de prendre part à une course. Et en effet, se précise au fur et à mesure (alors que l'intrigue elle-même s'obscurcit) la règle du jeu. Tout simplement, il faut être le premier à investir un lieu. Logiquement, Marlowe commence par être convoqué (il est attendu par le patriarche Sternwood), puis son enquête le porte d'un lieu à l'autre, débarquant en cours d'une action ou s'avisant qu'il a été précédé par quelqu'un, évaporé ou caché dans le décor. Son parcours l'oblige également à repasser régulièrement par certains endroits (la maison louée par Geiger) comme l'on accumulerait les tours de terrain. Pour parvenir à ses fins, il doit combler son retard et il prend définitivement l'avantage lorsqu'il tend un piège à Eddie Mars en le devançant, l'attendant sur son terrain, dans sa propriété.

    Chacun le sait, la trame du Grand sommeil est extrèmement difficile à suivre, surtout dans la deuxième moitié du film. Les personnages, eux, ne paraissent en revanche jamais perdus. Si Marlowe est parfois perplexe, il comprend tout très vite, le récit le plaçant toujours en avance par rapport à un spectateur qui prend chacune de ses explications généreusement dispensées pour une bouée de sauvetage. Ces petits récapitulatifs laissent l'illusion de saisir au moins quelques détails et les grandes lignes de l'imbroglio. C'est l'une des manières que trouve Hawks pour ne pas laisser verser son récit dans l'arbitraire mais ce n'est pas la seule.

    Étrangement, l'impression de vitesse est moins donnée par les mouvements de caméra et les déplacements que par le tempo imposé aux mots (Le grand sommeil est un film d'intérieur qui va vite...). Le rythme effréné des répliques concerne aussi bien les propos visant à la séduction que ceux purement investigateurs. Cet emballement est source de plaisir lorsqu'il s'agit d'observer la guerre des sexes, pourquoi devrait-il se calmer dans les moments réservés à l'enquête ? Il faut toutefois préciser que c'est bel et bien l'enchaînement des questions et des réponses et non l'élocution de chacun qui est rapide, cela à une seule exception près, parfaitement cohérente : dans le final, Marlowe débite ses phrases à toute vitesse, pour la première fois à ce point, étant toujours dans cette logique de la course et touchant enfin au but.

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    La vitesse, c'est aussi la sêcheresse des coups et le magnifique réalisme gestuel. C'est le passage à tabac du détective dans une impasse, en deux ou trois mouvements fulgurants, et c'est Marlowe qui suspend son coup de fil pour faire deux pas vers la serveuse du bar afin que celle-ci lui allume sa cigarette. A l'art du geste et des postures s'ajoute enfin celui de l'organisation spatiale. Le caractère arbitraire des changements de lieux est gommé par la mise en scène : merveilleux raccords dans le mouvement pour passer d'une séquence à l'autre, illustration des relations entre les personnages par leur position (le jeu de regards et de gestes, lorsque Marlowe retrouve Vivian chez Mars, en train de chanter), musique de Steiner qui accompagne sans surligner, légères variations lors des approches successives d'un même décor. Tout cela est d'une grande simplicité et d'une fluidité admirable et prouve que, décidément, atteindre la "transparence" demande du travail.

    Photos : dvdbeaver
  • Le grand passage

    (King Vidor / Etats-Unis / 1940)

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    grandpassage.jpgDevant les abus des autorités et l'intolérance de la bonne société de Portsmouth, Langdon Towne, fraîchement viré de Harvard, et son ami Hunk Marriner partent à l'aventure vers l'Ouest. Ils croisent alors la route du Major Rogers et de son bataillon de Rangers, soutenu par les Anglais. Le militaire a besoin d'un cartographe et prenant connaissance des talents de dessinateur de Towne, les invite à se joindre à eux pour une expédition périlleuse destinée à anéantir une tribu d'indiens alliés aux Français.

    Selon la tradition, notre regard épousera donc celui des deux témoins Towne et Marriner (l'excellent Robert Young et l'indispensable Walter Brennan) pour mieux plonger dans la vie des Rangers et admirer la force de caractère de l'homme d'exception placé à leur tête (Spencer tracy, à la fois intransigeant et humain, ferme et accessible). Mais avant toute chose, dans ce Grand passage (Northwest passage), frappe le cadre dans lequel se déroule cette rencontre avec un corps militaire car une fois passée l'introduction, nous serons placé au coeur de la nature immense, protectrice parfois, meurtrière souvent. Dans un prodigieux Technicolor, Vidor capte en extérieurs son incroyable présence, rend toute la vérité d'un terrain et traduit sans détour l'impact physique de celui-ci sur les hommes. S'y fondre ne va pas de soi, l'union se mérite et l'effort est permanent pour y parvenir. Quelques plans magnifiques montrent les Rangers (tout de vert vêtus) au repos, se confondant aux broussailles à flan de colline ou épousant la forme des branches émergeant des eaux d'un marais. Plus douloureusement, titubant en guenilles, ils se mettront à ressembler aux herbes folles brûlées par le soleil qui envahissent le fort désert, là où ils pensaient connaître la fin de leur calvaire. La majeure partie du récit se réduit en fait à une série d 'épreuves : faire basculer d'un flan à l'autre d'une colline une dizaine de canots (comme Fitzcarraldo son bateau), patauger dans un marais infesté de moustiques, former une chaîne humaine afin de traverser un torrent indomptable. Chacune de ces séquences se déploie dans toute sa longueur, Vidor alternant plans d'ensemble situant l'action face aux éléments et plans rapprochés rendant l'effort physique évident (on sent littéralement la densité des matières, comme celle du bois dont sont faits les canots). Le lyrisme ne découle donc pas seulement de la majesté du cadre mais aussi d'une épaisseur concrète des choses. Question de moyens bien sûr, et surtout, de savoir-faire. Le bataillon est constitué de 200 hommes au départ et d'une quarantaine à l'arrivée. On nous le dit et on le voit réellement sur l'écran. L'artifice et la simulation n'ont pas leur place ici.

    Cette approche est nécessaire pour faire passer l'éloge de la volonté, de l'endurance et de la résistance. La morale est militaire : l'homme s'élève par l'effort, la mission passe avant tout et les morts laissés derrière ne doivent pas ébranler l'âme. Elle s'accorde aussi parfaitement avec l'idéologie américaine : le chef charismatique guide et galvanise ses troupes, les aidant à trouver des ressources insoupçonnés de courage, mais il peut également se soumettre à un vote de ses subordonnés lorsque les tensions naissent d'une situation extrême qui n'est plus tenable. Toutefois, l'homme providentiel n'est pas Dieu, il ne le remplace pas (le dernier plan, qui en rajoute dans le messianisme, fut semble-t-il tourné dans le dos de Vidor) et Rogers aura son instant d'affaissement, en craquant, bien à l'abri des regards. A l'image de ce dernier personnage, le film de Vidor est moins dirigiste qu'il n'y paraît. Towne, le dessinateur, s'il se trouvera profondément changé par le périple et sa rencontre avec Rogers, n'endossera pas pour autant l'uniforme, restera civil et deviendra peut-être, comme le souhaite sa femme retrouvée (par l'épreuve), un grand peintre, une fois installé en Europe, à Londres.

    Comme souvent dans le Hollywood classique, il est fort intéressant de se pencher sur la façon dont sont vus les Indiens. Dans les rangs des Rangers, la haine est le moteur de ceux qui ont vécu les massacres de proches et la violence des témoignages surprend (scalps mais aussi éviscérations et autres amabilités, pratiques qui ne sont pas l'apanage des ennemis puisque l'un des militaires ira jusqu'au cannibalisme). Pourtant, le spectre des sentiments envers les Indiens est relativement large (Towne souhaite, au départ, juste aller à leur rencontre afin de les dessiner, d'autres n'y font guère allusion et ne semblent pas être obnubilés par le problème). Vidor ne monte pas de plan de réaction lorsqu'est fait par un soldat l'horrible récit destiné à galvaniser ses camarades et à l'heure de la bataille, certains freineront l'ardeur des plus hallucinés. Le cinéaste cède donc moins à une vision manichéenne qu'il ne traduit l'état d'esprit probable de ces militaires. Le seul épisode guerrier n'advient qu'à la moitié du métrage et il n'a rien d'une glorification par le face à face. La bataille éngagée ne l'est nullement sur un pied d'égalité qui permettrait aux Blancs victorieux de tirer le plus grand bénéfice. L'écrasement de l'ennemi est la conséquence d'une attaque-piège dans laquelle aucune chance n'est laissée, visant jusqu'aux femmes et aux enfants. Vidor, au terme de cette longue séquence au cours de laquelle ne s'entend aucune note de musique, dans un geste réaliste et dérangeant (on voit Towne recharger allègrement son fusil), assume l'image terrible qui change l'affrontement en extermination pure et simple : les derniers Indiens survivants sont encerclés au centre de leur village, désarmés pour la plupart, et sont abattus. Mission accomplie. Guerre nécessaire pour ces soldats, sans doute, sale assurément (au moins deux y laisseront leur santé mentale).

    Le grand passage est un film fort, une oeuvre ample qui avance lentement mais sûrement, où chaque élément scénaristique devient une toute autre chose qu'une simple péripétie, transfiguré qu'il est par la mise en scène.

  • King Kong, Le fils de Kong & Monsieur Joe

    (Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper / Etats-unis / 1933, 1933 & 1949)

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    En matière de cinéma, nous sommes d'ordinaire trop accablés par l'offre télévisuelle, hors câble et satellite, pour ne pas applaudir cette fois-ci la programmation par Arte d'une soirée "King Kong", le 22 juin dernier, et cela d'autant plus que le choix des versions était, pour une fois, cohérent : sur la TNT, King Kong était diffusé en multilingue, laissant donc le choix à chacun et permettant ainsi la découverte de ce classique par le plus jeune public, et les deux "suites" que sont Le fils de Kong et Monsieur Joe, plutôt destinées aux curieux, l'étaient en VO.

    kingkong.jpgEn revoyant le King Kong de Schoedsack et Cooper, frappe d'abord l'évidence d'un coup de génie des auteurs, celui d'avoir voulu faire de leur grand film d'aventure, un film qui réfléchit en même temps sur le pouvoir extraordinaire du cinéma. Grâce au choix initial du scénario de lancer l'expédition sous le prétexte d'un tournage exotique, nombre de séquences acquièrent par la suite une toute autre dimension. L'essai filmé que Carl Denham demande à son actrice Ann Darrow, sur le pont du navire en route pour Skull Island, consiste à la faire crier et à enregistrer son effroi. Celui-ci inquiète par anticipation Jack Driscoll, compagnon bientôt amoureux de la belle. A travers cette scène, le spectateur, lui, perçoit bien plus que cela : l'affirmation que de l'artifice pourra naître l'émotion.

    Au cinéma, tout est plus grand et le film commence donc véritablement lorsque l'immense porte séparant le village des indigènes et le monde de King Kong s'ouvre, au rythme d'un superbe travelling avant qui met en valeur ce qui, à partir de là, constituera l'un des fondements esthétiques et thématiques de l'oeuvre : la différence d'échelle entre l'humain et les éléments qui le dépasse. Passé ce seuil, tout devient possible. Produire de l'émerveillement est le but premier de Schoedsack et Cooper. Remarquons que lors de la présentation du monstre dans le théâtre new yorkais, nous suivons l'agitation ayant cours derrière le rideau, en compagnie des trois protagonistes principaux et des journalistes, mais le contrechamp révélant le point fixé par leurs regards nous est longuement refusé. Nous sommes rélégués à la même place que les spectateurs assis dans la salle de spectacle et nous devons attendre comme eux le lever de rideau pour voir la "huitième merveille du monde" enchaînée sur la scène.

    Le personnage de Denham, le cinéaste, est intéressant car il n'évolue pas. Sa quète obsessionelle a beau se finir en désastre, il ne culpabilise jamais. D'autre part, le caractère intrusif de l'expédition de cette équipe est bien marqué, ce qui amène à considérer le regard porté par les auteurs sur les indigènes. Ce type de récit d'aventures exotiques véhicule souvent les plus agaçants stéréotypes et libère régulièrement des relents colonialistes et racistes. Or, dans King Kong, la cruauté des rituels des insulaires vaut bien le cynisme de Denham. Plus remarquable encore, les Noirs et les Blancs sont égaux dans la panique. Le gorille géant ne choisit pas ses victimes en fonction de leur race, comme peuvent le faire les animaux féroces de Tarzan, uniquement friands de porteurs noirs. Ceux qui courent affolés entre leurs cases ne sont pas plus ridicules que ceux qui, partis au secours d'Ann, tombent d'un tronc d'arbre secoué par le monstre. La gueule de ce dernier est autant satisfaite à Skull Island qu'à New York.

    Il faudrait revenir aussi sur cette construction en trois temps (le voyage, l'île, New York), sur la longueur assumée des séquences d'animation et sur certaines scènes en particulier, comme celle de l'Empire State Building, extraordinairement découpée et harmonisant parfaitement des plans de nature très différente. Rappelons tout de même l'érotisme toujours prégnant des mésaventures d'Ann Darrow - Fay Wray. Le déshabillage dont elle est la victime reste toujours aussi délicieux. Coincée dans cette main gigantesque, elle est réduite à l'état de proie, objet de convoitise de multiples créatures. Notons d'ailleurs, et pour finir, que le T-Rex, le monstre de la grotte et l'oiseau préhistorique règnent sur trois domaines précis, la terre, l'eau et l'air, mais que King Kong les terrasse. Il n'est donc pas étonnant que ce dernier soit aussi à l'aise  dans la jungle  que dans un lac (comment fait-il pour le traverser ?) ou dans les nuages, là où l'aviation peine à l'abattre.

    filsdekong.jpgRééditer l'exploit à la faveur d'une suite rapidement mise en chantier (pour une sortie en salles seulement neuf mois après le premier) était une gageure impossible à tenir. Certaines des beautés de King Kong, telles que la charge érotique et la libération de l'imaginaire sont tellement volatiles que l'on peut considérer qu'elles ont échappé aux auteurs. Fatalement, Le fils de Kong (The son of Kong) est loin d'être porteur de la même fascination. Beaucoup plus court (65 minutes), il est bâti en deux parties distinctes et très inégales.

    La relance est assez habile et l'intrigue bien ficelée. Carl Denham commence à connaître le remords. Surtout, les victimes de la catastrophe new yorkaise ne cessent de le poursuivre en justice. Retrouvant son capitaine de navire, il reprend la mer. A voir ce bateau se diriger vers le Pacifique et tourner en rond autour de Skull island, on ressent parfaitement l'intensité d'une obsession qui n'ose dire son nom. L'évocation, fantaisiste ou non, d'un trésor oublié arrivera à point nommé pour fournir un prétexte à une nouvelle expédition sur l'île.

    Les surprises de cette première partie sont bonnes : une figure féminine attachante, une mutinerie "communiste" sur le navire... Schoedsack est parfois très inspiré : lors d'une formidable séquence d'incendie dans un petit cirque, la jeune femme sauve (provisoirement) son père et la caméra accompagne ses efforts en travelling latéral, à travers les tentures successives du chapiteau.

    Malheureusement, une fois toute l'équipe débarquée sur l'île, les auteurs ne savent plus trop quoi faire. L'apparition du "Petit Kong" est totalement ratée, l'accent étant mis tout de suite sur la compassion (on découvre le singe alors qu'il est prisonnier de sables mouvants). La violence animale a cédé la place à l'attendrissement et à la compréhension mutuelle, rendue possible par un anthropomorphisme disneyen. Cette nouvelle visite n'a pas d'autre enjeu qu'une sélection naturelle (seul le méchant du groupe se fera croquer) et une ultime prise de conscience de Denham, au terme d'un tremblement de terre assez laid et invraisemblable dans ses conséquences, malgré l'astucieuse reprise du motif de l'humain tenu dans la main du primate.

    mrjoe.jpgNouvelle variation, seize ans plus tard. Joe est un gorille géant vivant depuis sa naissance près de Jill, aujourd'hui une jeune femme héritière du domaine africain de son père. Max O'Hara (interprété, comme le personnage de Carl Denham, par Robert Armstrong), un entrepreneur de spectacle américain, finit par les rencontrer et faire signer un contrat à Jill afin de produire Joe dans son nouveau night-club new yorkais.

    Monsieur Joe (Mighty Joe Young) est lui-même inférieur à Son of Kong, le temps n'ayant guère joué qu'en la faveur des trucages, plus fluides dans le rendu des mouvements et dans la co-présence dans le plan d'acteurs et d'éléments animés. De manière très étonnante, une séquence d'incendie est teintée de rouge, comme au temps du muet. Les interprètes sont d'une rigidité désarmante (la palme à Ben Johnson en cowboy engagé pour attraper les fauves au lasso).

    Problématique est la question de l'exotisme, alors que la trame se veut plus réaliste que celle des deux précédents. En 1933, les îles du Pacifique étaient la promesse d'un ailleurs ouvrant sur l'inconnu et l'imaginaire. En 1949, l'Afrique n'est plus vue que comme le lieu d'un safari géant. En conséquence, le merveilleux se trouve déplacé et re-créé à New York, dans ce fantastique night-club que l'on arpente au rythme des sinuosités de la caméra, dans la seule séquence vraiment marquante du film.

    Ce n'est donc plus la magie du cinéma que l'on convoque mais l'entertainment. La violence est donc bannie. Contrairement à King Kong, Joe n'est dangereux que lorsqu'il se défend d'une attaque ou qu'il est sous l'emprise de l'alcool et sa seule victime sera un lion. Chutes sans conséquence, vols-planés rigolos, tout est édulcoré. Nous sommes dans un monde de bons sentiments amusés et enfantins, sans l'ombre d'une trace d'ambiguïté dans les rapports qu'entretiennent la belle et la bête.

    Une course-poursuite automobile incohérente (on s'arrête pour regonfler un pneu mais pas pour passer moins dangereusement d'un véhicule à l'autre) s'achève en apothéose lorsque les fugitifs stoppent leur périple afin de sauver les pensionnaires d'un orphelinat en flammes sur le bord de la route. Le détour est assez ahurissant. Seul son étirement en atténue le caractère arbitraire, offrant notamment un nouveau renvoi iconographique : le singe grimpe jusqu'en haut d'un arbre comme son ancêtre gravissait le célèbre building, avec toujours quelqu'un dans la main, la proie féminine étant cependant devenue une fillette à sauver.

    Si faible soit-il, j'ai suivi ce Monsieur Joe sans trop de déplaisir, ce qui m'empêche de le considérer aussi "nul" que Tavernier et Coursodon dans leur dictionnaire, par exemple.

    La vision successive de ces trois films dégage donc un intérêt particulier, dû aux reprises qui s'y font jour, mais nul doute que les deux derniers ne perdent beaucoup à être découverts séparément, Le fils de Kong et Monsieur Joe n'ajoutant finalement rien à la gloire des auteurs de Chang et des Chasses du comte Zaroff.

  • I've always loved you

    (Frank Borzage / Etats-Unis / 1946)

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    ivealwayslovedyou.jpgUn mélodrame de Borzage assez mauvais, qui fait illusion pendant une quarantaine de minutes avant de sombrer vers les limites du supportable. Bien sûr, nous ne croyons pas une seule seconde à cette histoire, celle de Myra, jeune femme élevée à la campagne par son père, autrefois pianiste célèbre en Europe, et qui devient la protégée du Maestro Goronof avant de lui faire de l'ombre sur la prestigieuse scène du Carnegie Hall. Toutefois, les péripéties du début s'enchaînent avec suffisamment d'assurance et la caractérisation des personnages oscille assez plaisamment entre stéréotypes et touches plus originales. Surtout, Borzage laisse toute sa place à la musique : le chemin balisé qui nous mène de l'audition au premier concert, en passant par les nombreuses répétitions, grâce sans doute à la sensibilité du cinéaste, évite les raccourcis et les escamotages habituels.

    Puis arrive le grand soir : Goronof dirige son élève sur scène pour la première fois et devant le tout New York. La séquence marque le point de bascule du récit et, malheureusement, celui du film qui, à partir de là se désagrège totalement. La bienveillance que l'on pouvait avoir pendant la première partie est mise à trop rude épreuve. La longueur de cette séquence au Carnegie Hall commence par nous intriguer mais nous nous rendons vite compte que le changement de statut des personnages qu'elle est chargée d'illustrer passe sans originalité aucune par la lourde mise en scène d'un combat, au cours duquel s'oppose de façon bien improbable la pianiste virtuose et son maître à l'oeil tout à coup noir.

    Ici, comme en bien d'autres occasions, Borzage surligne par les dialogues l'importance du moment, qui ne devrait être exprimée que par l'image. Par exemple, la communication extra-sensorielle qui s'établit entre Goronof et Myra, au piano tous les deux, à une centaine de kilomètres l'un de l'autre, est explicitée par la mère du premier, dont l'irruption ne semble justifiée que par cette fonction didactique : "Écoutez, elle lui parle... il lui répond...". Dans les deux séquences de concert, le public se charge de nous dire ce que l'on doit ressentir. Les personnages, de leur côté, ne parviennent plus à nous intéresser. L'inconséquence parfois vacharde du fils et de la mère Goronof se transforme en prise de conscience douloureuse pour l'un et en clairvoyance pleine de sagesse pour l'autre. Du point de vue de la construction dramatique, les ellipses couvrant plusieurs années sont sans effet, ne relevant que de la plus plate facilité : pendant six ans, Myra n'a pas touché à son piano de salon et c'est une simple demande de sa petite fille qui la pousse à rejouer ; après un saut de vingt ans, les enjeux et les caractères ne varient pas d'un pouce, les conversations semblent immédiatement reprendre le même cours.

    Au final, I've always loved you s'abîme dans les pires conventions du mélodrame et fait sienne la moins aimable des idéologies du genre, celle qui rend possible le triomphe des personnages les plus forts par le renoncement et l'effacement des plus faibles. Du désastre de cette dernière heure, sauvons éventuellement l'interprète de Myra, Catherine McLeod.

  • L'héritière

    (William Wyler / Etats-Unis / 1949)

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    Heritiere 03.jpgRéalisé en 1949, L'héritière (The heiress) marque la fin d'un cycle pour William Wyler, celui des drames de prestige, parmi lesquels L'insoumise (1938), La vipère (1941) et Les plus belles années de notre vie (1946), aussi solidement charpentés par leur scénario (souvent bâti sur des fondations théâtrales) qu'inventifs par leur mise en scène. La suite de la carrière, encore longue, du cinéaste allait en effet le voir aborder, de manière assez inattendue, quantité de genres différents (du film noir au péplum en passant par la comédie romantique). Pour les critiques français, l'heure était encore à l'admiration et à l'acquiescement au célèbre mot d'ordre lancé par Roger Leenhardt ("A bas Ford ! Vive Wyler !") et relayé par André Bazin dans les premiers Cahiers du Cinéma, mais le vent allait bientôt tourner, renvoyant Wyler aux oubliettes, de façon encore plus excessive qu'il n'avait été adoré pendant vingt ans.

    L'héritière est l'adaptation d'une pièce de théâtre, elle-même tirée d'une nouvelle d'Henry James. Dans le beau monde new yorkais du milieu du XIXe siècle, vont se déchirer trois personnages dont la caractérisation frappe d'emblée le spectateur. En effet, rarement il nous a été donné de voir des êtres aussi manifestement honnêtes, tant envers les autres qu'avec eux-mêmes. On ne parle pas ici d'exemplarité rigide, mais d'une droiture morale et d'une grande lucidité sur son propre caractère. La jeune Catherine Sloper, si mal à l'aise en société, reconnaît son inadaptation et ses appréhensions. Son père ne cache rien de ses déceptions devant le manque de charme de sa fille, sa sincérité allant jusqu'à la blessure. Morris Townsend, le soupirant soupçonné d'arrivisme, sait parfaitement quelles raisons poussent le docteur à lui refuser la main de Catherine et tente de se défendre point par point. Au cinéma, l'usage habituel est plutôt de retarder arbitrairement les confrontations et de ne pas dévoiler trop rapidement ce que savent réellement les personnages, parfois au prix de circonvolutions scénaristiques mettant à mal le réalisme comportemental le plus élémentaire. Dans L'héritière, la sincérité des propos est le moteur du récit et la justification de sa mise en doute en est l'enjeu.

    Lors de cet affrontement triangulaire, chacun nous paraît objectivement honnête. Le doute, ce ver dans le fruit, ne s'immisce pas par l'interstice qu'aurait laissé une action ou un propos malvenus. Il survient, à l'encontre de Morris, car, d'une part, les apparences sont contre lui et d'autre part, l'ordre des choses ne saurait être qu'intangible : un jeune sans le sou sera toujours un coureur de dot. Sur ce doux monde guidé par les convenances pèse les contingences sociales, qui doublées d'une emprise mortifère exercée par des fantômes idéalisés (la femme décédée du docteur, si belle et si brillante dans son souvenir, qu'elle l'empêche d'aimer sa propre fille), entraîneront une série de terribles déchirures.

    Wyler, partant d'un texte remarquable, n'avait, à la limite, qu'à se laisser porter. Il fait évidemment bien plus que cela. Dès le début, sa mise en scène s'organise sur la profondeur de champ, les cadrages ne cessant de ménager des ouvertures dans le plan (portes ou fenêtres entrouvertes). Les miroirs signalent leur présence, détournant les lignes de fuite et surtout, éclairant le derrière des choses. Jamais les personnages ne s'y contemplent, ils ne font que s'y refléter, nous laissant voir le côté d'eux qu'ils ne montrent pas. Seulement, le mystère reste entier. Ces jeux de miroirs et ces plans se perdant dans la profondeur semblent anticiper sur l'implosion du monde décrit. Dans la bâtisse des Sloper, que nous quittons rarement (la sûreté technique du cinéaste le dispensant d'aérer son intrigue, nous ne voyons de Paris qu'une devanture de café, un reflet encore), une série de duels verbaux est oganisée, Wyler y distribuant les protagonistes dans la perspective de façon à souligner les rapports de force. Au coeur de cette approche esthétique, le plan-séquence est roi. La durée qu'il installe met à l'épreuve la sincérité des personnages, que ce soit au cours de leurs disputes, de leurs danses (formidable séquence du bal, passage obligé habituellement si ennuyeux) ou de leurs étreintes. Cette démarche doit reposer sur une interprétation sans faille, or, comme le remarque avec pertinence Christian Viviani dans son introduction au film, Wyler, en grand directeur d'acteur qu'il est, a choisi d'opposer deux types de jeu différents : le maniérisme classique d'Olivia de Havilland et l'opacité, l'intériorité absolue de Montgomery Clift. Choix audacieux et payant, le métier de l'une s'équilibrant avec l'instinct génial de l'autre.

    Une fois encore, sous des dehors classiques, Wyler propose une oeuvre ne renonçant pas à l'expérimentation et parvient entre les conventions théâtrales à faire ressentir l'intensité d'une fêlure.

    (Chronique DVD pour Kinok)