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  • Joris Ivens (coffret dvd 2 : 1946-1988)

    L'Indonésie appelle (Indonesia calling) (Joris Ivens / Australie / 1946) □□

    La Seine a rencontré Paris (Joris Ivens / France / 1957) ■■

    ... A Valparaiso (Joris Ivens / Chili - France / 1963) ■■

    Rotterdam - Europort (Rotterdam - Europoort) (Joris Ivens / Pays-Bas - France / 1966) ■■□□

    Pour le mistral (Joris Ivens / France / 1966) □□

    Le 17ème parallèle (Joris Ivens / France / 1968) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : Une histoire de ballon (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : La pharmacie n°3 (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Une histoire de vent (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1988) ■■

    Le deuxième volume du coffret Joris Ivens couvre 40 ans de travail au service du documentaire et nous fait voyager aux quatre coins du monde, jamais en touriste mais toujours en témoin (pour le 1er coffret, voir ici).

    Du tract au poème

    Ivens2 02.jpgNous retrouvons Ivens à la sortie de la guerre aux Antipodes. L'Indonésie appelle est un court film-tract relatant la lutte des dockers indonésiens travaillant dans les ports australiens et organisant le blocage des navires hollandais. L'Indonésie avait profité de la fin du conflit mondial pour proclamer son indépendance. Pour les natifs de l'archipel, il était donc primordial de contrer toute tentative de reprise en main militaire pas les anciens colonisateurs. Ivens nous montre le rassemblement des forces ouvrières, l'organisation du blocus et l'aide internationale apportée par les syndicats. Les informations sont classiquement amenées par un commentaire, qui laisse cependant la place à des discours enregistrés sur place ou à la post-synchronisation pour certaines séquences. Ce nouvel usage de la parole apporte un surcroît de réalisme, bien que celui-ci soit d'un autre côté entamé par d'évidentes reconstitutions. L'efficacité du film est quelque peu lénifiante et son esthétique ne l'élève guère au-dessus du simple reportage.

    Avec La Seine a rencontré Paris, le militantisme est mis en veilleuse pour se tourner vers la pure poésie du réel. Cette ode fluviale est un régal pour les yeux puisque bénéficiant d'une magnifique photographie et d'un sens très sûr du cadrage, jusque dans les captations à l'improviste de ces trains et autres voitures croisant sur les ponts la ligne tracée par le bâteau-caméra. Quoi de plus fluide qu'un travelling glissant sur l'eau, qu'il soit avant ou latéral, captant la vie des berges ? Exerçant son oeil de peintre et d'architecte, Ivens double le plaisir de la composition plastique par celui du mouvement. Mouvements d'appareils et mouvements des corps. Car tout autant que le fleuve, c'est l'activité humaine qui se développe autour qui intéresse le documentariste. Les instants volés aux passants ou aux travailleurs peuvent passer parfois pour du pittoresque, mais il faut voir comment la vie s'y glisse, grâce à ces brefs regards-caméra, ces discussions que l'on devine animées, ce labeur lesté tant de noblesse que de pénibilité. La narration se cale sur une journée, d'une aube à l'autre, comme le poème de Prévert, lu par Serge Reggiani, englobe toute une vie. Ivens s'accorde avec le poète pour célébrer les enfants, les travailleurs, les vieillards, les pêcheurs, les clochards et surtout les amoureux. Charmant, drôle et inventif, La Seine a rencontré Paris a reçu le Grand Prix du court-métrage à Cannes en 1958.

    Ivens2 09.jpgPlus admirable encore, ...A Valparaiso est la pépite de ce deuxième coffret. Valparaiso, ville du Chili, coincée entre la mer et les collines : Ivens a une nouvelle fois le génie du lieu et tire toutes les possibilités de cette cité verticale où tout s'organise en va-et-vient entre haut et bas, via les multiples escaliers et ascenseurs téléphériques. Ce portrait d'une ville et de ses habitants, il le trace au rythme d'un montage d'une grande modernité (jouant du coq à l'âne, libérant quelques notations humoristiques...) et l'encadre comme à son habitude par un commentaire. Mais le ton a évolué. Nous sommes en 1963 et les cinémas de Resnais et de Marker sont bien passés par là, se dit-on, jusqu'à ce que le générique de fin nous confirme la participation de ce dernier. Le texte est en effet signé par l'auteur de La jetée, qui apporte son regard en apparence plus détaché mais pas moins intense ni pertinent et qui permet à Ivens de mêler idéalement au sein d'une même oeuvre la démarche militante et l'ambition poétique. Le discours se fait ainsi moins directif et, sans perdre ses qualités d'organisation, la mise en scène est elle aussi plus libre, le tout rendant possible le maintien d'une force de conviction sans les oeillères de la propagande. Ce très grand documentaire se charge de plus, dans sa dernière partie, d'une certaine émotion lorsque l'on voit le cinéaste passer sous nos yeux, pour la première fois et à l'intérieur même de son film, à la couleur, au moment d'aborder l'histoire de ce peuple chilien, par le biais de l'art.

    La collaboration avec Chris Marker s'est poursuie avec Rotterdam-Europort, essai-filmé sur la grande cité industrielle hollandaise. Le rythme du documentaire se calque sur celui de la ville : constamment en mouvement, bruyante, envahie par les fumées des cheminées d'usine. Les changements de plans sont brusques et rapides, le texte (dit par Yves Montand) relativement obscur. L'aspect décousu est également accentué par l'intrusion de la fiction (l'apparition du Hollandais volant, personnage mythique), contaminant le regard porté sur la réalité et complexifiant encore une oeuvre assez ardue.

    Avec Pour le mistral, Ivens continue dans cette voie de l'essai. Survolant la Provence, il tente de filmer le vent, sa trace et ses effets. Le commentaire, poétique, climatique et géographique est l'un des moins heureux de l'oeuvre d'Ivens, par sa tendance à alourdir les images. Les paysages défilent et l'ennui pointe son nez. C'est la présence humaine qui réhausse l'intérêt : quelques paysans au travail et des passants luttant chacun à leur manière contre les bourrasques balayant les rues lors d'une délicieuse séquence. Au deux tiers de ces trente minutes un peu longues, le cinéaste nous refait le passage à la couleur. Dans ...A Valparaiso, le basculement esthétique était lié à l'arrivée du thème du sang alors qu'il manque ici une justification.

    Du témoignage au testament

    Ivens2 17.jpgCes diverses expériences cinématographiques n'empèchent pas Joris Ivens de continuer à combattre par caméra interposée. Réalisé en 1968, Le 17ème parallèle est un document essentiel sur la guerre du Vietnam par l'immersion à laquelle s'est adonné le cinéaste, pendant deux mois, au sein de la population de Vinh Linh, petite ville du Nord située tout près de la ligne de démarcation et donc des bases américaines. Les bombardements incessants détruisent les habitations, les rizières et les routes, qui sont aussitôt remises en état. Un impressionnant réseau souterrain est construit, le plus souvent par les femmes. Minh, la responsable locale de la sécurité est d'ailleurs la figure principale du film. Ivens décrit patiemment tous les faits et gestes de cette population de paysans et de défenseurs (râteau à la main et fusil en bandoulière), des plus anodins aux plus engagés. De la durée et de la répétition naît la vision précise d'un peuple en résistance : Le 17ème parallèle montre ainsi parfaitement ce sur quoi la puissance américaine se casse les dents. Sans musique, la bande-son est saturée du bruit des avions yankees, le danger venant du ciel. On trouve dans le film peu d'images spectaculaires, noyées qu'elles sont dans celles consacrées à l'attente ou au travail quotidien d'une vie en temps de guerre et le commentaire est parcimonieux, s'équilibrant avec le son enregistré sur place. Ivens tient l'émotion à distance avant un finale (capture d'un soldat US, mots d'enfants) relayant la promesse calme mais ferme qui émane d'un peuple debout.

    Après plusieurs documentaires vietnamiens, Joris Ivens et sa compagne Marceline Loridan se lancent au début des années 70 dans un projet ambitieux, celui de Comment Yukong déplaça les montagnes, soit 12 films de durées variables (de 15 minutes à 2 heures) consacrés à la société chinoise contemporaine. Deux épisodes sont proposés dans ce coffret. Sur un plan technique, on note tout d'abord la révolution qu'apporte l'usage du son direct. Bien sûr, cadrage et montage résultent toujours d'un choix mais la synchronisation de l'image et du son sur toute la durée semble permettre d'atteindre un niveau supérieur du réel. Suivant l'évolution logique, le commentaire n'est plus surplombant mais se fait personnel (employant le "nous" du couple de réalisateurs) et accompagne le spectateur plus qu'il ne le guide. Ce dernier se sent donc plus libre, impression redoublée par le calme du montage et cela malgré le cadre idéologique. Car l'idéologie est ici comme mise à nu. Devant ce peuple chinois sortant de la Révolution Culturelle, plus que la reprise régulière et naturelle de slogans politiques, le plus surprenant pour nous est cette tendance irrépressible à l'auto-critique en public. Que la caméra soit braquée sur une salle de classe, une pharmacie ou vers la rue, il y a dans Yukong une dimension d'exemplarité qui se développe sous le regard bienveillant d'Ivens et Loridan. Les contradictions ne sont pas extirpées par les auteurs, elles sortent d'elles-mêmes de la bouche des hommes et femmes cotoyés. Le nez sur le quotidien, il n'y a certes pas de "recul" politique ici. Mais cette écoute attentive permet de saisir sur la durée l'âme d'un peuple et de comprendre bien des rouages d'une société mal connue.

    Ivens2 28.jpgA la fin des années 80, très diminué, Joris Ivens arrive au bout du voyage. Marceline Loridan le fait passer de l'autre côté de la caméra : un vieil homme de 90 ans repart en Chine afin de filmer (à nouveau) le vent. Entre imagerie de contes et extraits d'anciens films, entre captations documentaires et petites fictions, entre symphonie de paysages et décors de carton-pâte, Une histoire de vent est un patchwork avançant par associations d'idées. Si le fil conducteur est bien celui du vent (donnant d'ailleurs prétexte à de superbes vues, magnifiées par la belle musique de Michel Portal), le périple est autant géographique qu'autobiographique et offre à Ivens l'occasion de réfléchir sur son propre cinéma. A cet égard, la plus belle scène du film nous le montre, tenant une perche et un micro, en train d'enregistrer le vent et de capter, en même temps, des bribes de conversations dans toutes les langues possibles, métaphore parfaite de son travail et du but qu'il a poursuivi pendant cinquante ans. Plus étonnant encore, cet essai kaléidoscopique, inégal mais émouvant, est réalisé avec humour, en particulier lorsqu'il s'agit de revenir sur la méthode Ivens et ses petits arrangements possibles avec la réalité. Il faut certes connaître suffisamment son oeuvre pour goûter pleinement la saveur de ce dernier fruit, faute de quoi quelques séquences paraîtront particulièrement incongrues (telle cette reconstitution kitch et théatrâle des grandes heures de la Révolution Culturelle). Toutefois, lorsque l'on a suivi le parcours de l'homme, on ne peut que se réjouir de cette malice de vieux sage qui, sans renier ses engagements passés, montrant avec humour l'envers des choses, semble nous dire que la transparence n'est jamais totale mais aussi que sous la propagande peut cheminer la vérité.

    Une histoire de vent est donc une oeuvre singulière et un testament idéal car tendu vers la vie. Ses facettes en sont multiples, à l'image de l'oeuvre entière de Joris Ivens, trop souvent réduite au reportage. Une carrière exemplaire, voilà ce qui se dégage du panorama. Non dans le sens d'une qualité supérieure de chaque opus, mais bien dans celui de l'accompagnement de l'histoire du documentaire sur plus d'un demi-siècle, épousant son évolution formelle, la devançant parfois.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Joris Ivens (coffret dvd 1 : 1912-1940)

    Le pont (De brug) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1928) ■■□□

    La pluie (Regen) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1929) ■■□□

    Symphonie industrielle (Philips-Radio) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1931) ■■□□

    Komsomol : Le chant des héros (Komsomolsk) (Joris Ivens / URSS / 1933) ■■□□

    Nouvelle terre (Nieuwe gronden) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1933) ■■□□

    Borinage (Joris Ivens et Henri Stork / Belgique / 1934) ■■

    Terre d'Espagne (The spanish earth) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1937) ■■

    Les 400 millions (The 400 million) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1939) ■□

    L'électrification et la terre (Power and the land) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1940) □□

    Pour la plupart des cinéphiles, le nom de Joris Ivens est essentiellement associé à un documentaire mythique tourné en pleine guerre d'Espagne et, éventuellement, à Une histoire de vent (1988), dernier film d'un homme de 90 ans qui allait s'éteindre un an plus tard. Bénéficiant dans les années 60 d'une certaine aura (et de farouches adversaires : "Joris Ivens qui, n'ayant filmé tout au long de sa carrière que de la pluie, des ponts, de la boue, du maïs et des bennes se trouve être le cinéaste officiel de l'Europe de l'Est", François Truffaut, 1956), l'oeuvre du documentariste est peu diffusée, sans doute à cause de son militantisme que l'on juge d'une autre époque. L'initiative d'Arte de sortir deux coffrets dvd couvrant l'essentiel de la production du cinéaste hollandais est donc à saluer.

    L'avant-garde

    Ivens05.jpgJoris Ivens s'est intéressé très tôt au cinéma. Son premier film, qu'il nomme La flèche ardente et qui est présenté dans le coffret, il le tourne à 11 ans avec la caméra familiale, dirigeant son entourage, les uns grimés en cowboys, les autres en indiens. Ses véritables débuts, il les effectue au sein d'un groupe d'intellectuels et d'étudiants influencés par Vertov, Eisenstein ou Flaherty. Il profite d'un voyage en France pour tourner un très court-métrage : Etudes des mouvements à Paris. Jouant avec le montage et le cadrage, il capte la vie urbaine sous l'angle de la circulation incessante et de la vitesse. Les piétons ne l'intéresse guère, il s'attache plutôt aux voitures et à leurs ballets. L'expérience continue avec deux oeuvres plus consistantes, longues d'une quinzaine de minutes, qui le placeront au centre du mouvement d'avant-garde européen de la fin des années 20 : Le pont et La pluie. Dans le premier, un pont de Rotterdam, ferroviaire et levant, est filmé sous tous les angles possibles. L'attention du cinéaste vire à la fascination pour la mécanique lorsqu'est activé l'impressionnant système permettant la montée et la descente du plateau central nécessaire au passage des bateaux les plus imposants. Déjà cependant, nous remarquons une chose : le gigantisme de la construction laisse toute sa place à l'homme, celui qui l'inspecte ou celui qui met en marche. Le deuxième film est un ouvrage impressionniste orchestrant les prémisses, le déroulement et la fin d'une forte averse sur la ville. Dans un style très vif, nous allons et venons des détails infimes que le grossissement rend abstrait (les gouttes d'eau glissant ou tombant sur les objets) aux plans d'ensembles consacrés aux silhouettes humaines cherchant à se protéger du déluge. Se fait déjà ici le lien entre le formalisme et le réel.

    Le travail

    Tout au long de sa carrière, Joris Ivens aura oscillé entre travaux de commande et projets militants personnels. Symphonie industrielle est un documentaire retraçant la naissance d'un poste de radio, élément par élément, au sein des usines Philips. Très précis sur les différentes étapes de fabrication, le film est très travaillé, tant au niveau de l'image que du son. Le regard d'Ivens est parfois humoristique, cherchant à faire sourire avec les objets, les rythmes des machines et l'accompagnement musical. Car il s'agit bien de faire danser les bras articulés et les tapis roulants. L'ouvrier, qu'il soit souffleur de verre ou qu'il mette en carton tel produit, est bien sûr partie intégrante du ballet. Le travail à la chaîne n'est certes pas dénoncé, passe plutôt une ode au savoir-faire.

    Ivens14.jpgLes liens tissés par Ivens avec certains cinéastes russes comme Poudovkine l'entraîne à cette époque à tourner dans la steppe un film, Komsomol, autour de la construction d'un haut fourneau. Dédiée aux travailleurs communistes de l'occident luttant chaque jour en terrain capitaliste, l'oeuvre de propagande est d'une efficacité redoutable par l'expressivité de ses images et la sûreté de son montage. Mais entre les inter-titres didactiques, c'est bien un véritable regard documentaire qui passe. L'architecture est magnifiée mais les corps vivent, les déplacements ne sont pas ordonnés. Dans une bataille productiviste entre deux poseurs de rivets, ce sont avant tout les gestes qui parlent. Ivens filme les hommes au travail simplement. L'image en elle-même n'est pas héroïque, c'est l'enrobage qui la transforme ainsi. Le document donne à voir quelques scènes manifestement rejouées, mais très bien intégrées. Devant ce mélange de fiction et de documentaire, est-il mal placé de penser au cinéma de Jia Zangke (bien que ce dernier s'attache plutôt à la destruction et à l'engloutissement d'un monde qu'à son élévation) ?

    La construction d'un haut fourneau est-elle plus photogénique que celle d'une digue ? La commande que passe le gouvernement néerlandais à Ivens semble en tout cas moins l'intéresser que l'offre russe. Pour Nouvelle terre, il fait donc ce qu'il sait faire, filmer le travail, mais il vagabonde du côté des baraquements d'ouvriers et ne se voit réellement inspiré que lorsqu'il se tourne vers la mer et en tire des images lyriques. Quelques mois après le tournage, Ivens ajoute à son court-métrage un épilogue, montage d'archives sur les effets désastreux de la crise économique mondiale. Vue aujourd'hui, cette version semble déséquilibrée, mais elle annonce clairement la suite.

    La misère et la guerre

    Ivens21.jpgAvec Borinage, en 1934, Joris Ivens passe de la propagande à l'interventionnisme. Il commence par décrire les rouages de la crise capitaliste mondiale provoquant chômage, famines et révoltes, en reprenant notamment des archives stupéfiantes d'une violente répression policière envers des grévistes du Wisconsin, puis il passe au cas particulier d'une région de Belgique où les mineurs vivent dans d'effroyables conditions. La misère n'a que faire de l'esthétisme (il n'y a pas de musique ni de commentaire) et l'efficacité de la dénonciation demande une approche directe et lisible. Ivens reconstitue donc. Mais ce mensonge n'en est pas un, puisque l'on sent que la caméra aurait très bien pu enregistrer cette réalité, exactement de la même manière, à cette même place, au moment où elle se présentait. La composition des plans n'est toutefois pas oubliée et le montage organise une série d'oppositions qui légitiment la lutte : pylône surplombant une baraque sans électricité, montagnes de charbon inexploitées côtoyant les rebuts de mauvaise qualité laissés aux mineurs, habitants expulsés de maisons pouvant servir ensuite à entreposer les briques destinées à l'édification d'une église... Le temps de l'ode au travail bien fait est passé, voici venu celui des périls et de la colère.

    Ivens23.jpgTourné en 1937, Terre d'Espagne reste la pierre angulaire de la première moitié de carrière de Joris Ivens. L'efficacité du style est à son plus haut point, assemblant remarquablement des éléments disparates au sein d'une narration fluide. Ces images de la guerre d'Espagne ont gardé toute leur force. Rarement aura-t-on ressenti comme ici la violence d'un bombardement : des gens commencent à courir, une bombe explose, des enfants jouent au milieu des débris, une deuxième bombe explose, deux enfants sont morts. Probablement, ce ne sont pas les mêmes que les premiers que l'on a vu. Quant une réalité n'est pas captée telle quelle, faut-il la ré-organiser ? Dans ce genre de séquence, le choc fait que la question ne vient pas vraiment à l'esprit et c'est, paradoxalement, dans des moments moins dramatiques, quand vient la mise en scène du retour au village d'un soldat, qu'elle titille plus intensément le spectateur rompu à la traque de l'artifice. Si le rythme interne des séquences est très travaillé, leur succession donne la preuve de la grande maîtrise du cinéaste dans la construction d'un récit. Ivens, en multipliant les transitions habiles, qu'elles soient visuelles (cartes, trajets) ou sonores (le haut-parleur informant toute la campagne environnante, le bruit de la masse du paysan devenant bombardement), bâtit un édifice narratif qui se trouve être plus thématique que chronologique. Dans cette optique, le commentaire a une importance énorme. Celui écrit et dit sobrement par Ernest Hemingway tantôt fait naître l'image (l'évocation de la mort sous les bombes nous fait passer d'un lieu à un autre), tantôt la décrit. Un bonus du dvd nous permet de voir le film avec le même commentaire dit par Orson Welles, dans une version non distribuée. La comparaison est assez passionnante. Le phrasé de Welles est plus doux, plus fluide et semble fictionnaliser le récit, perdant ainsi la froide urgence d'Hemingway. Le premier nous conte une histoire quand le second nous met face à une réalité. Le texte insiste sur la dimension non-héroïque d'une bataille. L'Espagne éternelle est convoquée en ouverture et en clôture du film. Entre les deux, la guerre est vécue à hauteur d'homme.

    Ivens27.jpgSi Ivens a trouvé dans Terre d'Espagne l'équilibre parfait entre une vision globale et une conviction personnelle, Les 400 millions, réalisé deux ans plus tard, met en lumière les limites de son cinéma. La situation chinoise de 1939 (le Japon tentait d'envahir son voisin) était, même à l'époque, sans doute moins connue que celle de l'Espagne en 1937. Joris Ivens se fait donc très pédagogique, au travers d'un commentaire signé Dudley Nichols et dit par Frederic March, sur la culture millénaire et sur la paisible population chinoise. Passé un éprouvant prologue montrant des populations civiles sous le choc des attaques aériennes japonaises, nous nous éloignons de la ligne de front pour suivre quelques réunions d'état-major et l'entraînement de nouvelles recrues. Le peuple est vu comme une entité uniforme et Ivens ne peut guère s'approcher du singulier. Son goût pour la reconstitution finit par mettre mal à l'aise lorsqu'il illustre par des images diverses le récit d'un soldat de retour du front : ces plans pris de loin sur des soldats japonais courant affolés sous la mitraille d'héroïques chinois sans qu'aucun ne tombe jamais sous les balles laissent pour le moins sceptique.

    La période se clôt aux Etats-Unis, où le Ministère de l'agriculture demande à Ivens de réaliser un reportage sur les actions en faveur des fermiers ne bénéficiant pas d'approvisionnement en éléctricité. L'électrification de la terre propose dans sa première partie un portrait digne de paysan américain au rythme des compositions lyriques de la mise en scène. Puis, l'arrivée de la fée électricité coïncide magiquement avec l'acquisition par la famille des produits électroménagers les plus modernes. La propagande prend alors les atours de la publicité.

    Faisant souvent oeuvre de commande, Joris Ivens n'a donc pas toujours pu se défaire des inévitables entraves qui en découlent, mais son cinéma a ceci d'intéressant : tout en rendant compte de diverses réalités aux quatre coins du monde, il explore incessamment la frontière entre militantisme et propagande et celle entre documentaire et fiction.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Dumbo

    (Ben Sharpsteen / Etats-Unis / 1941)

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    dumbo.jpgUne séance familiale pour changer. Quatrième long-métrage d'animation signé Disney, après Blanche-Neige (1937), Pinocchio (1940) et Fantasia (1940), Dumbofut réalisé très vite et avec moins de moyens que les précédents. Son esthétique s'en ressent énormément : dessins simples et peu détaillés, plans généraux brossés à gros traits, sons d'ambiance rares et recouverts par la musique. L'ensemble libère une saveur primitive qui manque cependant de fluidité narrative dans sa succession de séquences à peine articulées entre elles. Disney (et le superviseur Ben Sharpsteen) commande toute une armée d'animateurs et directeurs artistiques. Sans doute est-ce l'une des explications à l'éparpillement stylistique du film, d'une scène à l'autre. Les humains sont tantôt absents, tantôt moteur du récit, les animaux parlent ou pas (Dumbo ne dit pas un mot), l'anthropomorphisme touche soudain une locomotive. L'histoire tient en quelques mots : Dumbo l'éléphant aux oreilles encombrantes naît dans un cirque, devient la risée de ses congénères, du personnel et du public et se lie d'amitié avec une souris qui le convainc qu'il peut voler.

    La première partie, longuette, nous conte l'ostracisme progressif dont est victime Dumbo. Il faut l'arrivée de la souris, personnage catalyseur plus intéressant que le héros, pour s'intéresser au film. Comme à son habitude, Disney oscille entre bons sentiments et traits plus noirs, entre guimauve et audaces formelles. L'ivresse accidentelle de Dumbo et son ami a pour conséquence une série d'hallucinations. Cette parade des éléphants, roses puis de toutes les couleurs, psychédélique avant l'heure est une nouvelle rupture surprenante (voire même inquiétante aux yeux d'un jeune gars de 6 ans), intégrant un délire jazzy proche des (futurs) numéros musicaux rêvés de Minnelli ou des cauchemars felliniens. Déroutant également, un spectacle de clowns voit se succéder rapidement toute une série de gags navrants ou absurdes dans une violence qui rappelle celle des Marx Brothers (séquence d'autant plus troublante que ces clowns ne sont aucunement humanisés sous leur masque). D'autres références cinématographiques sont plus directes : un groupe de corbeaux gouailleurs sort d'un film de gangsters et une petite souris peut, à la lueur d'une bougie, projeter une ombre gigantesque et vampirique. La trame générale rappelle celle du Cirquede Chaplin, à la différence près qu'au final, Dumbo continue évidemment sa route avec les artistes.

  • Sergent York

    (Howard Hawks / Etats-Unis / 1941)

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    Sergent York (Sergeant York) c'est une histoire de famille, de religion, de patriotisme et d'héroïsme. C'est une histoire morale qui fait craindre l'insupportable. A tort. Car cette histoire passe par une forme simple et souveraine, une forme qui fait toute la grandeur du cinéma classique hollywoodien.

    "- Va chercher ton frère, il est à l'auberge de la frontière." (La Mère York à son plus jeune fils).

    Ramené ivre au bercail, Alvin York (Gary Cooper) se plante devant l'entrée et prend un air de chien battu. Devant sa mère, il baisse les yeux, enlève son chapeau et saisit le col de sa veste des deux mains dans un geste de protection. On se dit que Hawks et Cooper veulent ainsi signifier que Alvin est dans la peau du petit garçon pris la main dans le sac et tenaillé par le remords. Or la scène se termine par le déversement d'un grand sceau d'eau sur la tête de Cooper, auquel il s'attendait manifestement. Sa position n'était donc pas uniquement signifiante mais reposait sur la vérité du geste. Hawks, comme tous les grands classiques, a le génie du gestuel, des petits détails comportementaux, qu'ils soient professionnels (York qui passe son doigt humecté sur l'extrémité de son fusil avant chaque tir) ou intimes (en repartant du pré en compagnie de son amoureuse, York ne peut s'empêcher de se retourner brièvement pour un dernier regard sur ce lopin de terre qu'il rêve d'acquérir). Dans tous les registres, Gary Cooper est extraordinaire.

    "- La guerre fait monter les prix... - Quelle guerre ? - La guerre en Europe ! - Nous, on est chez nous." (un colporteur de la ville et un vieux fermier).

    Elle semble bien loin cette guerre des tranchées vue depuis ce petit morceau du Tennessee. Les gens ont déjà assez à faire avec leurs soucis de récoltes difficiles et les conflits entre fermiers. C'est à coups de poings au bar ou en se regroupant dans l'église que les problèmes sont résolus dans la communauté. Avec humour et émotion, patiemment (plus de la moitié du récit étalé sur 2h20), Hawks use de toute la palette pour peindre son Amérique profonde. Mais arrive un moment où l'engagement est inévitable. Et pour convaincre ces hommes de traverser l'Atlantique, il faudra leur parler de cette liberté si chèrement acquise et si fragile. Le film date de 1941. Roosevelt pousse alors son pays à entrer dans le deuxième conflit mondial. Nous, nous pouvons réfléchir une fois encore au terme de "guerre juste".

    "- Je repasserai vous voir bientôt. - J'espère bien !" (Alvin York et Gracie lors de leur première rencontre).

    Entre Alvin et Gracie, tout semble tout de suite coller, malgré le comportement frustre de celui-ci et le trouble de celle-là. Il sait ce qu'il veut, mais elle ne le sait pas moins à voir son empressement à répondre aux questions et ses regards en coin qui semblent à la fois lui échapper et la contenter. Plusieurs fois il faudra qu'elle lui assure, jusqu'au reproche, que ce n'est pas un bout de terre fertile qu'elle veut épouser, mais un homme : lui. Hawks brosse encore un portrait de jeune femme qui n'a rien du doux faire-valoir.

    SgtYork1.jpg

    "- J'attends que Dieu me fasse un signe." (Alvin York au pasteur).

    Alvin est un "bon à pas grand-chose", buveur et bagarreur. Sa mère ne le blâme pas mais s'en afflige et elle pense que le pasteur pourrait discuter avec Alvin, histoire de le remettre un tant soit peu sur le droit chemin. L'homme de foi (Walter Brennan, merveilleux) enlève son col blanc quand il sent qu'il doit passer à des propos plus terre à terre pour qu'Alvin l'écoute vraiment, sans être pour autant totalement convaincu. C'est un soir de tourments que notre homme croira sentir la main de Dieu. Un éclair viendra le projeter à terre, blesser sa jument et faire fondre son fusil. Sous la pluie battante, dans la boue, Alvin et son cheval se relèvent (plans magnifiques). La main droite est engourdie après le choc, de la même façon qu'elle l'avait été après la bagarre avec l'autre prétendant de Gracie (bien évidemment, cela, aucun gros plan ne vient nous l'asséner et c'est bien toute la beauté de ce cinéma-là : dire les choses comme en passant, en laissant avant tout les corps agir). La luminosité est étrange et une musique sacrée se fait entendre. Mais après tout, l'église est juste à côté... York y rentre, sans doute pour la première fois. Les fidèles y sont réunis, chantant en coeur. Le pasteur aperçoit Alvin et lui fait un petit signe de la main, la ferveur du chant ne fait que s'amplifier jusqu'à ce York s'agenouille, entouré de la communauté. Cette scène de conversion sans paroles laisse au bord des larmes jusqu'au plus farouche des athées (car moi-même...). Si la foudre tient de l'imagerie, de la légende, la soudaineté de l'engagement religieux de York n'est qu'apparent, car il vient ponctuer une série de résolutions fermes et radicales, prises bien avant et lui permettant déjà de changer de mode de vie : travailler jour et nuit, acheter une terre meilleure, épouser la femme qu'il aime.

    "- Je cherche juste à être un bon soldat, sans poser de problèmes..." (Alvin York à ses camarades appelés).

    Une fois entré dans l'armée, Alvin York suscite la méfiance chez ses supérieurs à cause de ses convictions religieuses (sur le champ de bataille, se battra-t-il ?). Or, l'objecteur de conscience se révélera vite comme étant le meilleur tireur du bataillon. Hawks n'aime pas les généralités, il filme un individu, un parcours singulier. Au cinéma, le cadre de la caserne est souvent prétexte au pire comique troupier. Hawks, avec sa caméra attentive et à hauteur d'homme, ne verse jamais dans cette facilité. Quand York dévoile sa naïveté de campagnard par sa méconnaissance du mot "métro", ses camarades rient tranquillement mais lui expliquent aussitôt chaleureusement le principe de ce train circulant sous terre.

    "- Là-haut je ne pensais pas à la Bible mais à sauver la vie de mes copains." (Alvin York après son acte de bravoure).

    York, qui s'efforçait depuis quelques temps de bannir toute idée de violence de sa tête, a donc été forcé de s'engager dans l'armée. Sa foi n'est pas remise en cause mais elle se retrouve à l'épreuve du réel. Comment conjuguer les commandements de la Bible et les impératifs de la guerre ? La question est au centre d'une série de discussions entre Alvin et son pasteur ou son commandant. La simplicité des échanges éloigne tout sentiment de bavardage. De leur côté, soeur, frère, mère et fiancée s'inquiètent du sort d'Alvin. Surtout Gracie. La Mère York tente de la rassurer : "Il est sous la protection du Seigneur". Hawks coupe là brutalement et raccorde sur un immense champ de bataille. Il semble bien qu'Alvin va devoir oublier Dieu pendant quelques temps...

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    "- York a capturé le Kaiser !" (Un soldat à un autre).

    En pleine bataille des Ardennes (la guerre des tranchées vu par Hawks est d'une tension et d'une sobriété remarquables), le soldat York tue en une seule action d'éclat, comme à la chasse, une vingtaine d'Allemands, fait taire les mitrailleuses décimant les rangs américains et, avec l'aide de sept autres camarades, ramène 132 prisonniers. Le fait de guerre, difficile à croire, est avéré (ou presque, voir lien plus bas). Conscient de son énormité, après avoir laissé respectueusement toute la place à l'exploit, Hawks s'amuse à montrer le chemin de l'information au sein des bataillons, dans le style du téléphone arabe, le nombre d'Allemands capturés augmentant régulièrement d'une bouche à l'autre. Toujours attaché aux faits et aux gestes, il filme également les demandes d'explication du Général à York, sur les lieux  mêmes du coup de force.

    "- Il vous suffira de dire que vous manger tous les jours de son vermicelle. - Mais je ne l'ai jamais goûté ! - L'ensemble pourrait vous rapporter 250000 dollars. - Dîtes-moi. Tout ça, c'est pour ce que j'ai fait en France ?" (Alvin York au conseiller militaire)

    Ainsi naît le mythe du Sergent York. Le retour en Amérique est triomphal. Seulement, Alvin York reste le même et Hawks montre bien la vanité des remise de médailles, le décalage entre l'image projetée du héros et la simplicité d'un homme comme les autres, la gêne devant le faste quand on a connu la boue des tranchées, l'agacement de voir les retrouvailles familiales constamment repoussées... Tout cela, Clint Eastwood avait mis une moitié des 2h30 de ses Mémoires de nos pères pour nous l'expliquer. Hawks prend 15 minutes. Grandeur du cinéma classique hollywoodien vous disais-je...

     

    Vu au 19e Festival International du Film d'Histoire de Pessac.

    A lire sur DVDClassik et sur Critikat.

    Et un retour sur les faits réels dans L'Express.

    Photos : dvdbeaver.com

  • Jour de fête

    (Jacques Tati / France / 1949)

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    Avec le fiston, Jour de fête marche donc mieux que Mon oncle. Plusieurs raisons à cela, assez évidentes finalement : durée plus courte, rythme plus vif et registre plus franchement burlesque.

    Quand Mon oncle fait sourire, Jour de fête fait rire. Serait-ce à dire que les films les plus drôles sont les plus simplement réalisés ? Il est vrai qu'une mise en scène affichant sa virtuosité et ses atouts plastiques tend parfois à faire écran. Trop de signifiant, trop de réflexion nuit à la spontanéité de l'éclat de rire. Dans le comique, tout est donc affaire d'équilibre pour ne pas tomber dans l'excès inverse, celui de la platitude et de la facilité. On parlera alors ici de subtilité, là d'élégance ou encore ailleurs de vivacité.

     

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    La simplicité de Jour de fête n'est bien sûr qu'apparente. Elle masque une ambition technique (le film fut conçu, rappelons-le, pour être le premier long-métrage français en couleurs) et narrative hors du commun et surtout d'une incroyable originalité dans le paysage cinématographique de l'époque. Les trouvailles sonores sont toujours aussi merveilleuses (le moment de drague entre le forain et la villageoise, au son du western projeté à côté; les mimiques de François devant sa glace, l'oeil entouré de noir, pendant qu'une poule caquette on ne sait où...). Entre les longues plages sans dialogues (l'animation progressive de la place, la nuit d'ivresse de François dans les champs) et les échanges fleuris (grâce aux accents et aux jeux de mots), c'est un paysage sonore inédit qui se faufile entre nos oreilles. Plus référentiel, le recours au burlesque offre un régal de chutes en tous genres.

    Dès son premier long, Tati se dirige déjà vers le "spectacle total" qu'il appelait de ses voeux. Et au spectacle, tous les protagonistes de son film y sont. Chacun observe les autres. S'impose ici une leçon que les oeuvres suivantes ne cesseront d'asséner : la nécessité qu'il y a à s'arrêter un instant, le temps de regarder autour de soi avec étonnement, bienveillance ou humour, comme le fait le paysan en haut de son champ, observant l'étrange "danse de l'abeille" du facteur en contrebas.

    Le monde de Tati passe souvent pour gentillet. Sans vouloir tirer le film vers ce qu'il n'est pas, il convient de noter toutefois que l'on trouve dans Jour de fête quantité de sales garnements, un couple constamment en train de s'engueuler et des gens qui ne cessent de se moquer plus (les villageois) ou moins (les forains) gentiment de notre brave François. Signalons également que Tati peut aussi oser un gag grinçant comme celui, aussi court qu'irrésistible de l'homme mettant son bel habit, auquel le facteur lance un entraînant "alors, on se prépare pour la fête ?", sans voir le mort alité dans le coin de la pièce.

     

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    Dans cette chronique d'un petit village (toutes les petites touches humoristiques en disent aussi beaucoup sur le monde rural), se pose enfin la question d'une vision traditionaliste. La course en avant du progrès, Mon oncle en fera son sujet entier. Le plus grand plaisir que l'on prend, selon moi, à ce Jour de fête est en partie dû au fait que cette problématique est concentrée sur un seul élément : la révélation soudaine, par l'intermédiaire du cinéma, des exploits des postiers américains et de leurs machines. Nous spectateurs, nous n'avons alors qu'à savourer les gags qui en découlent, sans aller plus loin.

    La fin elle-même délivre avec finesse la morale et glisse de manière admirable. Une fois sorti trempé de sa chute (d'anthologie) dans la rivière, François se laisse conduire par la vieille femme à la chèvre, à bord de sa charrette. Il se pose enfin après sa folle course "à l'américaine" et peut s'arrêter au niveau des paysans dans leur champ. L'un d'eux lui demande de leur donner un coup de main, son gamin s'occupera bien de livrer le courrier restant à distribuer. On quitte donc François la fourche à la main et le garçon, casquette de facteur sur la tête cette fois, bouclera le film comme il l'avait ouvert : en suivant la caravane des forains. De la mémé à François puis au petit, comme un passage de témoin et la vie qui continue...

     

    Photos : Cinémathèque de Belgique et dvdbeaver.

  • Les démons de la liberté

    (Jules Dassin / Etats-Unis / 1947)

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    bruteforce.jpgLes démons de la liberté est un film de prison. La Brute forcedu titre original, c'est celle qu'applique le surveillant en chef, le capitaine Munsey. Dans un mouvement progressiste, Jules Dassin se place résolument du côté des prisonniers, sur lesquels aucun jugement moral n'est porté. La surpopulation carcérale et le tout-répressif sont dénoncés. Richard Brooks, futur cinéaste engagé, signe le scénario.

    Ce cinéma est aussi carré que le physique de Burt Lancaster, obsédé ici par l'idée d'évasion. La mise en scène de Dassin est d'abord au service du message. Tout est donc droit et clair. Les zones d'ombres sont gommées et les dialogues ne se chevauchent jamais, au risque parfois d'aller à l'encontre du réalisme recherché par une équipe que l'on devine très documentée. Claustration, rigueur de la représentation et mise à plat de nombreux problèmes via les dialogues : difficile d'éviter la rigidité. L'émotion affleure cependant lorsqu'est réservé à chaque prisonnier de la cellule R17 le privilège d'un flash-back. Un souvenir refait surface, lié à la femme aimée, dans chaque cas sublime. Ces séquences ont la saveur douce-amère du rêve évanoui.

    La dernière demie-heure laisse sur une bonne impression par la qualité d'un scénario qui abat avec adresse de nouvelles cartes et par la succession de scènes d'une violence aussi emphatique que désespérée. Plus que celle du prisonnier Collins (Lancaster), la grande figure du film est celle de Munsey, interprété par Hume Cronyn. Fonctionnaire de police aux méthodes fascistes, ce petit homme raide dans son uniforme révèle au cours d'une séance de torture très efficace une musculature insoupçonnée, mise en valeur par un débardeur immaculé, et en même temps une perversité d'autant plus redoutable qu'elle est calme et froide.

  • L'impasse tragique, Association criminelle & Acte de violence

    (Henry Hathaway / Etats-Unis / 1946, Joseph H. Lewis / Etats-Unis / 1955 & Fred Zinnemann / Etats-Unis / 1948)

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    Allez, comme je suis parti dans le film noir classique, je reviens sur de courtes notes prises il y a deux ou trois ans de ça, soit bien avant la naissance de ce blog génial et au retentissement international (j'ai de la famille à Montréal). C'était à l'occasion d'un cycle du Cinéma de minuit, si je me souviens bien. Relisons les ensemble :

    2102258982.jpgL'impasse tragique (The dark corner)

    Le détective privé Bradford Galt vient de purger injustement une peine de prison. Il reprend son activité à New York mais se sent bientôt observé et menacé, lui et sa charmante secrétaire, par un intrigant bonhomme en costume blanc. Celui-ci dit travailler pour Anthony Jardine, l'ancien associé de Bradford. Mais la mort de Jardine montre au héros qu'il y a encore quelqu'un à découvrir derrière toute l'histoire.

    La première qualité de cet excellent film est sa distribution homogène : Mark Stevens, Lucille Ball, Clifton Webb et William Bendix, qui campe ce formidable personnage de gros détective corrompu, toujours en costume blanc. Violence et sadisme caractérisent tout le monde ou presque (l'impressionnant interrogatoire que Bradford fait subir à son suiveur). Hathaway est à son aise dans ce domaine mais il offre aussi de très jolis moments de pause à son héros et sa secrétaire amoureuse, notamment dans une belle scène de dancing. Comme souvent chez ce cinéaste, c'est le réalisme des comportements, basé sur des geste crédibles, des petits détails, qui fait accepter l'intrigue solide mais un peu tordue et expédiée sur la fin.

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    Association criminelle (The big combo)

    Le lieutenant de police Leonard Diamond tente par tous les moyens de coincer le chef de bande Mr Brown, malgré le refus de sa hiérarchie de poursuivre les frais. Autant que son devoir, c'est son attirance pour Susan, la maîtresse de Brown, qui le pousse à aller jusqu'au bout.

    Violence et sadisme sont bien les mamelles du genre. Mr Brown (diabolique Richard Conte) fait penser à d'autres figures bien plus modernes du film noir, par sa névrose, son autoritarisme, la conscience de sa toute puissance et son débit mitraillette. Il semble évident que Quentin Tarantino connaît et apprécie cette Association criminelle. Tout d'abord, "Mr Brown" est un nom qui reviendra bien sûr dans Reservoir dogs. Mais il y a surtout cette séance de torture du policier ligoté sur une chaise, forcé d'écouter la radio dans un sonotone branché à fond pour lui crever les tympans. Tarantino, lui, préfère couper l'oreille, mais il me semble que le panoramique vers le poste de radio au plus fort de la tension est le même dans les deux films. En maître de la série B (n'oublions pas évidemment le génial Démon des armes, cinq ans plus tôt), Joseph Lewis tire le meilleur parti possible du manque de moyen, en accentuant la pénombre autour de sources lumineuses particulièrement vives ou en filmant en longs plans mobiles. Cerise sur le gâteau, Jean Wallace, blonde très troublante luttant plus ou moins pour se défaire de l'emprise de Mr Brown nous gratifie d'une scène sidérante quand son visage s'illumine en gros plan au moment où son homme disparaît derrière ses épaules pour descendre on se demande bien où. Voilà une série B toute proche du chef d'oeuvre.

    Acte de violence (Act of violence)

    Tiens, le chef d'oeuvre, le voici. Frank Enley vit paisiblement avec sa femme et son fils lorsqu'il s'aperçoit qu'un certain Joe Parkson rôde autour de chez lui. Ce dernier vient accomplir une vengeance, liée à leur expérience commune de la guerre.

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    Ce fabuleux Acte de violence est d'abord le récit d'une obsession, celle qui taraude Joe Parkson depuis la sortie de la guerre. Évoquant les traumatismes consécutifs à cette catastrophe, Zinnemann nous décrit deux caractères : le soldat cassé (physiquement et moralement) et l'officier refoulant sa lâcheté et sa trahison passées. Le cinéaste évite le flash-back redouté et préfère faire parler les personnages plusieurs minutes après le début du film et donc de la chasse à l'homme. Sans aucune fioriture, on entre de suite dans le vif du sujet et l'histoire se dévoile petit à petit. Il pèse sur le film une ambiance de violence rentrée, admirablement rendue lors du chassé-croisé en barques sur le lac ou quand Parkson rôde toute la nuit autour de la maison du couple. Comme chez Fritz Lang, la morale et le dilemme, prennent le pas sur l'enquête.

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    Le rôle dévolu à l'épouse de Frank (Janet Leigh impeccable), est loin d'être convenu, plein d'ambiguités. Le dénouement du film, attendu, est "heureusement malheureux" pour Enley et prive du même coup Parkson de sa vengeance. Les deux acteurs principaux sont superbes. Van Heflin est à l'aise au foyer comme dans les bas-fonds de Los Angeles (magnifiquement filmés) et Robert Ryan est imperturbable, boitant, engoncé dans son imperméable. Fred Zinnemann laisse les scènes durer, privilégie les long plans lors des dialogues (très peu de champs/contre-champs) et signe au final un très grand film noir.

  • Marché de brutes

    (Anthony Mann / Etats-Unis / 1948)

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    1943073846.jpgAprès En quatrième vitesse, continuons sur le même terrain et passons avec Anthony Mann ce Marché de brutes (Raw deal). En 48, le cinéaste n'est pas encore l'un des grands maîtres du western, mais est déjà un solide artisan du film noir. Et en effet, tout est là : ombres et lumières, personnages obsessionnels, destins tragiques, sans oublier les contraintes budgétaires qui stimulent l'invention visuelle.

    Joe Sullivan est en prison. Il a payé à la place de Rick. Celui-ci, par l'intermédiaire de Pat, la régulière de Joe, parvient à lui faire croire qu'il a organisé son évasion, alors qu'il sait pertinemment qu'il n'a aucune chance de s'en sortir. Seulement voilà, Joe réussit à se faire la belle...

    La vengeance est en marche. L'habileté de Mann lui permet de donner un éclairage (dans tous les sens du terme, avec John Alton à la photo) original à la plupart des passages obligés. Le style est sec comme un coup de trique dans les séquences d'évasion et de cavale, jouant de l'ellipse pour accélérer le tempo (Joe et Pat déboulant en taxi volé, le conducteur inerte sur la banquette arrière). Une bagarre mémorable dans l'arrière boutique d'un magasin pour chasseurs entre Sullivan et Fantail (l'inquiétant John Ireland) porte la violence à son point le plus chaud, ou plutôt, le plus froid (obscurité, absence de musique, rapidité des gestes).

    Le scénario place le héros entre deux femmes aux caractères opposés, ce qui a tendance à casser le rythme et à psychologiser un peu trop l'ensemble, si intéressante que soit la situation. J'apporterai le même bémol à la séquence du refuge chez le vieux couple, lors de laquelle arrive un incident signifiant mais dur à avaler (un tueur poursuivit par la police meurt sous les balles des flics sous les yeux des fugitifs). De même, la fin est brillante mais assez conventionnelle dans son suspense.

    Tout au long de ce Marché de brutes, et à chaque niveau, se pose finalement la question du choix entre deux options, deux chemins aux directions radicalement opposées : choisir entre deux femmes, choisir entre deux routes, choisir entre cacher la vérité à son homme et avouer au risque de le perdre, choisir entre tirer un coup de feu et garder ses distances, choisir entre rentrer chez soi et faire demi-tour pour revenir dans la gueule du loup...

    Le figure sadique du film est celle de Rick. Raymond Burr l'incarne de façon bien monolithique, ce qui ne l'empêche nullement de balancer une poêlée d'alcool flambé à l'une de ses amies, devançant ainsi largement Lee Marvin et sa cafetière bouillante de Règlement de comptes. Les deux personnages féminins, attachants, pâtissent d'interprétations inégales (sauf dans la très bonne séquence où Pat et Joe débarquent de nuit chez Ann). Dennis O'Keefe est lui remarquable.

    Je chipote quelque peu, peut-être en pensant trop au grand Anthony Mann du cycle James Stewart. Marché de brutes doit de toute façon être vu comme l'un des exemples les plus représentatifs du genre noir.

  • Il était un père

    (Yasujiro Ozu / Japon / 1942)

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    257726947.jpgUn Ozu. Cela faisait un sacré bail. Et le temps passant, si je connais toute sa filmographie d'après-guerre, je serai bien en peine de mettre en avant clairement tel ou tel titre. Dans ces années-là, l'oeuvre d'Ozu est si compacte, cohérente, uniquement bâtie sur d'infimes variations autour de mêmes thèmes, que la mémoire finit par ne plus bien discerner les films les uns des autres. A moins de les voir plusieurs fois, il me semble que les préférences ne s'établissent pas sur grand chose, voire même, ne reposent finalement que sur l'étât d'esprit du moment.

    Il était un père (Chichi Ariki) est considéré non comme le premier grand film d'Ozu (il en a signé plusieurs dans les années 30) mais comme celui où son esthétique si particulière apparaît pour la première fois de façon aussi claire et continue. Voici donc une occasion de se frotter à nouveau à ce cinéma-là, l'un des plus mystérieux qui soient.

    La trame du film, bien qu'étalée sur une quinzaine d'années, est d'une grande simplicité. Monsieur l'instituteur Horikawa est un veuf qui élève seul son fils Ryohei. A la suite d'un accident ayant coûté la vie à un élève lors d'une sortie, il décide de démissionner, se sentant coupable d'un manque d'autorité et de protection et souhaitant se consacrer dorénavant exclusivement à son fils. Seulement, les petits emplois successifs de l'un et les études de l'autre ne cessent de les séparer, de plus en plus longuement. Ryohei finit par épouser lui aussi la cause enseignante. Après des années, le rapprochement tant attendu avec son père, qui continue inlassablement de prôner l'ardeur et l'exemplarité dans le travail et qui répond toujours qu'il va parfaitement bien, peut enfin se réaliser. Il ne durera qu'une semaine.

    Le film est tourné en pleine deuxième guerre mondiale. Pendant toute cette période, Ozu n'a jamais voulu faire d'ode au patriotisme japonais, réalisant seulement deux longs-métrages en retrait politiquement parlant. Si Il était un pèrerepose sur deux socles rassembleurs, la famille et le travail, il est miné par une tristesse infinie. Sous les sourires, la politesse et la retenue, de sérieux tourments agitent les personnages. Dans deux scènes d'anthologie, à quinze ans d'intervalle, on dit à Ryohei, bouleversé, de ne pas pleurer. Parce que c'est un garçon, qu'il faut paraître digne, ne penser qu'à bien faire. Enfant ou adulte, il n'arrive pourtant pas à retenir ses sanglots. La belle dernière scène du film nous le montre dans le train, en compagnie de sa femme. Après leur échange, il tourne son visage vers la fenêtre. On jurerait que les larmes ne sont à nouveau pas loin. Du début à la fin, Il était un père ne suit qu'une ligne : dire l'amour paternel et le besoin qui en découle d'être ensemble.

    Parmi les excellents comédiens, le génial Chishu Ryu dans le rôle du père touche au plus profond, tout en ayant l'air de ne rien faire sinon d'être là. Comme rarement, nous avons l'impression qu'il vieillit réellement sous nos yeux, alors qu'il n'use d'aucun artifice, sinon une barbe et une moustache.

    Il y a enfin cette mise en scène si étrange. Les brefs inserts de paysage ou de coin de rue déserts scandent le récit. Leur finalité est trouble : suspension du temps ou transition entre deux périodes, indifférence des éléments extérieurs ou élargissement du cadre pour atteindre à l'universel... De même, la fameuse place de la caméra pour filmer les conversations. Le cadrage ne se fait pas à hauteur des yeux des personnages assis mais un peu en dessous, au niveau des épaules dirait-on, d'où une légère contre-plongée. La frontalité des champs et contre-champs, variant du face à face au côte à côte, interpelle également toujours autant. Plus facile à saisir, la construction du récit offre une belle symétrie pour faire resentir l'inversion des parcours et des rapports de dépendance. A la moitié du film, une série de séquence organise le passage de témoin : à la pêche, au bain, à la préparation des valises, père et fils toujours côte à côte, se ressemblant.

  • Allemagne année zéro

    (Roberto Rossellini / Italie / 1948)

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    Allemagne année zéro (Germania anno zero) est sans doute le premier film de Rossellini que j'ai vu à l'adolescence. Mon souvenir particulièrement lointain s'est transformé au fil du temps pour se figer en une forme parfaitement trompeuse : l'idée qu'il s'agissait d'un plaidoyer, d'un appel à la réconciliation, et qu'il se terminait sur le suicide d'un enfant afin d'alerter les consciences. Enfin revu, Allemagne année zéro m'a procuré un sentiment bien différent.

    Tout d'abord, il n'est pas étonnant que le film ait provoqué tant de violentes batailles cinéphiliques au tournant des années 50 (batailles essentiellement idéologiques, la période néo-réaliste de Rossellini venant après quelques films mussoliniens et avant un cinéma tourné vers la grâce), par son esthétique réaliste radicale, par son refus de désigner clairement coupables et victimes et par l'ambiguïté de son dénouement. Pourtant, ce sont bien ces caractéristiques qui font sa grandeur, 60 ans plus tard. Cette force indéniable n'empêche pas de faire remarquer que l'oeuvre ne s'offre pas facilement, tant du point de vue esthétique, que du point de vue scénaristique.

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    Tournant sur place, dans les ruines de l'été 47, Rossellini tente de pallier d'abord aux difficultés techniques induites par son choix d'un réalisme total. On relève donc bien des différences de texture et de lumière d'un plan à l'autre, des changements de vitesse de défilement, de nombreux regards de passants vers la caméra dans les scènes de rues, une interprétation inégale. Cependant, la réputation de Rossellini fait croire à une mise en scène de la transparence, d'où le montage serait absent, laissant la rumeur du monde se faufiler tel quelle. Dans les faits, cela apparaît moins radicalement, surtout dans les séquences familiales, au découpage assez classique. D'autre part, la captation de la vie urbaine par les plans séquences autorise la composition plastique (de plus en plus vers la fin, en suivant Edmund avec les maisons éventrées au fond de l'image). Le réalisme, autant par les gestes du quotidien, est là par une dramatisation du récit qui n'est pas mise en avant mais qui semble résulter uniquement du climat de l'époque, soit les maladies, les patrouilles ou les arrestations. Un élément surprend particulièrement : l'utilisation de la musique. Des orchestrations parcourt des séquences comme "par en-dessous", créant un autre flot expressif, n'accompagnant pas, comme il est d'usage, une évolution de sentiment, mais la commentant presque, sans vraiment la rejoindre. Cette musique démarre souvent en plein milieu de la scène. Il est étonnant de trouver ici une amorce du travail que fera Godard plus tard, avec bien sûr, plus de vigueur.

    Ces caractéristiques esthétiques font déjà d'Allemagne année zéro une oeuvre complexe, difficile à appréhender d'un bloc. En abordant le point de vue moral, l'affaire se complique encore. Rarement un film aura atteint une telle noirceur dans la description d'une période difficile. Tous les maux de la Terre semblent trouver dans ces ruines leur point de convergence. Les Nazis ayant entraînés le monde vers l'abîme, le peuple allemand est condamné à se débattre dans cet enfer. Sans jugement manichéen, sans expliciter le rôle réel que chacun des personnages a tenu les années précédentes, Rossellini, au travers du regard d'Edmund, ne nous épargne rien : les femmes se prostituent, tous trafiquent et volent, chacun méprise son voisin, le grand frère est un lâche, le malade pourrit la vie à tout l'immeuble, l'instituteur abuse des enfants.

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    Nous naviguons dans ces eaux noires jusqu'au fameux dernier quart d'heure du film, qui suit la déambulation du garçon jusqu'à son dernier refuge, duquel il se jettera dans le vide. Son geste restera mystérieux, car Rossellini n'explique pas, il lâche juste quelques signes. Le cinéaste, chose que bien des gens lui ont régulièrement reproché, place à un moment donné cette courte scène de l'orgue de l'église qui retentit, arrêtant un instant la marche des passants et celle d'Edmund. Voici un signe divin qui l'appelle à Dieu ? Peut-être, mais c'est heureusement plus ambigu que cela. D'une part, cette scène fait un écho étrange à celle où, plus tôt, un gramophone résonnait soudainement, au milieu des gravats, d'un discours d'Hitler. D'autre part, Edmund reprend aussitôt son parcours. (Ouverture de parenthèse : parfaitement mécréant, je suis cependant souvent intéressé par les auteurs interrogeant sans cesse leur rapport à la religion, comme dans Les onze Fioretti de François d'Assise de Rossellini ou L'évangile selon St Matthieu, que je ne suis pas loin de considérer comme étant le meilleur Pasolini. Fermeture de parenthèse.). Autre signe éventuel : Edmund est rejeté ou incompris, par son frère et sa soeur qui le laissent quitter la maison, par l'instituteur qui nie lui avoir donné l'idée de tuer son père, et par les enfants qui refuse de le laisser jouer avec eux au football. Mais finalement, plus que ces pistes si peu concluantes, ce qui ressort de la longue marche d'Edmund et de son ascension dans l'immeuble détruit, c'est l'apparition du jeu. Cet enfant de 12 ans joue sous nos yeux pour la première fois, à sautiller, à escalader. Mais de plus en plus dangereusement. Il joue à la mort, puisque de toute façon, celle-ci est partout autour de lui. Il fait "bang bang" avec un pistolet imaginaire, tire sur son ombre, sur son front. Jeu et mort se confondent. Se suicide-t-il ou joue-t-il pour de vrai ? Cette incertitude finale ponctue un film opaque, témoignage non pas d'un chaos, car dans le chaos il y a encore de la vie, mais du néant.

    Photos : dvdbeaver.com & allocine.fr