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  • Marché de brutes

    (Anthony Mann / Etats-Unis / 1948)

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    1943073846.jpgAprès En quatrième vitesse, continuons sur le même terrain et passons avec Anthony Mann ce Marché de brutes (Raw deal). En 48, le cinéaste n'est pas encore l'un des grands maîtres du western, mais est déjà un solide artisan du film noir. Et en effet, tout est là : ombres et lumières, personnages obsessionnels, destins tragiques, sans oublier les contraintes budgétaires qui stimulent l'invention visuelle.

    Joe Sullivan est en prison. Il a payé à la place de Rick. Celui-ci, par l'intermédiaire de Pat, la régulière de Joe, parvient à lui faire croire qu'il a organisé son évasion, alors qu'il sait pertinemment qu'il n'a aucune chance de s'en sortir. Seulement voilà, Joe réussit à se faire la belle...

    La vengeance est en marche. L'habileté de Mann lui permet de donner un éclairage (dans tous les sens du terme, avec John Alton à la photo) original à la plupart des passages obligés. Le style est sec comme un coup de trique dans les séquences d'évasion et de cavale, jouant de l'ellipse pour accélérer le tempo (Joe et Pat déboulant en taxi volé, le conducteur inerte sur la banquette arrière). Une bagarre mémorable dans l'arrière boutique d'un magasin pour chasseurs entre Sullivan et Fantail (l'inquiétant John Ireland) porte la violence à son point le plus chaud, ou plutôt, le plus froid (obscurité, absence de musique, rapidité des gestes).

    Le scénario place le héros entre deux femmes aux caractères opposés, ce qui a tendance à casser le rythme et à psychologiser un peu trop l'ensemble, si intéressante que soit la situation. J'apporterai le même bémol à la séquence du refuge chez le vieux couple, lors de laquelle arrive un incident signifiant mais dur à avaler (un tueur poursuivit par la police meurt sous les balles des flics sous les yeux des fugitifs). De même, la fin est brillante mais assez conventionnelle dans son suspense.

    Tout au long de ce Marché de brutes, et à chaque niveau, se pose finalement la question du choix entre deux options, deux chemins aux directions radicalement opposées : choisir entre deux femmes, choisir entre deux routes, choisir entre cacher la vérité à son homme et avouer au risque de le perdre, choisir entre tirer un coup de feu et garder ses distances, choisir entre rentrer chez soi et faire demi-tour pour revenir dans la gueule du loup...

    Le figure sadique du film est celle de Rick. Raymond Burr l'incarne de façon bien monolithique, ce qui ne l'empêche nullement de balancer une poêlée d'alcool flambé à l'une de ses amies, devançant ainsi largement Lee Marvin et sa cafetière bouillante de Règlement de comptes. Les deux personnages féminins, attachants, pâtissent d'interprétations inégales (sauf dans la très bonne séquence où Pat et Joe débarquent de nuit chez Ann). Dennis O'Keefe est lui remarquable.

    Je chipote quelque peu, peut-être en pensant trop au grand Anthony Mann du cycle James Stewart. Marché de brutes doit de toute façon être vu comme l'un des exemples les plus représentatifs du genre noir.

  • Il était un père

    (Yasujiro Ozu / Japon / 1942)

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    257726947.jpgUn Ozu. Cela faisait un sacré bail. Et le temps passant, si je connais toute sa filmographie d'après-guerre, je serai bien en peine de mettre en avant clairement tel ou tel titre. Dans ces années-là, l'oeuvre d'Ozu est si compacte, cohérente, uniquement bâtie sur d'infimes variations autour de mêmes thèmes, que la mémoire finit par ne plus bien discerner les films les uns des autres. A moins de les voir plusieurs fois, il me semble que les préférences ne s'établissent pas sur grand chose, voire même, ne reposent finalement que sur l'étât d'esprit du moment.

    Il était un père (Chichi Ariki) est considéré non comme le premier grand film d'Ozu (il en a signé plusieurs dans les années 30) mais comme celui où son esthétique si particulière apparaît pour la première fois de façon aussi claire et continue. Voici donc une occasion de se frotter à nouveau à ce cinéma-là, l'un des plus mystérieux qui soient.

    La trame du film, bien qu'étalée sur une quinzaine d'années, est d'une grande simplicité. Monsieur l'instituteur Horikawa est un veuf qui élève seul son fils Ryohei. A la suite d'un accident ayant coûté la vie à un élève lors d'une sortie, il décide de démissionner, se sentant coupable d'un manque d'autorité et de protection et souhaitant se consacrer dorénavant exclusivement à son fils. Seulement, les petits emplois successifs de l'un et les études de l'autre ne cessent de les séparer, de plus en plus longuement. Ryohei finit par épouser lui aussi la cause enseignante. Après des années, le rapprochement tant attendu avec son père, qui continue inlassablement de prôner l'ardeur et l'exemplarité dans le travail et qui répond toujours qu'il va parfaitement bien, peut enfin se réaliser. Il ne durera qu'une semaine.

    Le film est tourné en pleine deuxième guerre mondiale. Pendant toute cette période, Ozu n'a jamais voulu faire d'ode au patriotisme japonais, réalisant seulement deux longs-métrages en retrait politiquement parlant. Si Il était un pèrerepose sur deux socles rassembleurs, la famille et le travail, il est miné par une tristesse infinie. Sous les sourires, la politesse et la retenue, de sérieux tourments agitent les personnages. Dans deux scènes d'anthologie, à quinze ans d'intervalle, on dit à Ryohei, bouleversé, de ne pas pleurer. Parce que c'est un garçon, qu'il faut paraître digne, ne penser qu'à bien faire. Enfant ou adulte, il n'arrive pourtant pas à retenir ses sanglots. La belle dernière scène du film nous le montre dans le train, en compagnie de sa femme. Après leur échange, il tourne son visage vers la fenêtre. On jurerait que les larmes ne sont à nouveau pas loin. Du début à la fin, Il était un père ne suit qu'une ligne : dire l'amour paternel et le besoin qui en découle d'être ensemble.

    Parmi les excellents comédiens, le génial Chishu Ryu dans le rôle du père touche au plus profond, tout en ayant l'air de ne rien faire sinon d'être là. Comme rarement, nous avons l'impression qu'il vieillit réellement sous nos yeux, alors qu'il n'use d'aucun artifice, sinon une barbe et une moustache.

    Il y a enfin cette mise en scène si étrange. Les brefs inserts de paysage ou de coin de rue déserts scandent le récit. Leur finalité est trouble : suspension du temps ou transition entre deux périodes, indifférence des éléments extérieurs ou élargissement du cadre pour atteindre à l'universel... De même, la fameuse place de la caméra pour filmer les conversations. Le cadrage ne se fait pas à hauteur des yeux des personnages assis mais un peu en dessous, au niveau des épaules dirait-on, d'où une légère contre-plongée. La frontalité des champs et contre-champs, variant du face à face au côte à côte, interpelle également toujours autant. Plus facile à saisir, la construction du récit offre une belle symétrie pour faire resentir l'inversion des parcours et des rapports de dépendance. A la moitié du film, une série de séquence organise le passage de témoin : à la pêche, au bain, à la préparation des valises, père et fils toujours côte à côte, se ressemblant.

  • Allemagne année zéro

    (Roberto Rossellini / Italie / 1948)

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    Allemagne année zéro (Germania anno zero) est sans doute le premier film de Rossellini que j'ai vu à l'adolescence. Mon souvenir particulièrement lointain s'est transformé au fil du temps pour se figer en une forme parfaitement trompeuse : l'idée qu'il s'agissait d'un plaidoyer, d'un appel à la réconciliation, et qu'il se terminait sur le suicide d'un enfant afin d'alerter les consciences. Enfin revu, Allemagne année zéro m'a procuré un sentiment bien différent.

    Tout d'abord, il n'est pas étonnant que le film ait provoqué tant de violentes batailles cinéphiliques au tournant des années 50 (batailles essentiellement idéologiques, la période néo-réaliste de Rossellini venant après quelques films mussoliniens et avant un cinéma tourné vers la grâce), par son esthétique réaliste radicale, par son refus de désigner clairement coupables et victimes et par l'ambiguïté de son dénouement. Pourtant, ce sont bien ces caractéristiques qui font sa grandeur, 60 ans plus tard. Cette force indéniable n'empêche pas de faire remarquer que l'oeuvre ne s'offre pas facilement, tant du point de vue esthétique, que du point de vue scénaristique.

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    Tournant sur place, dans les ruines de l'été 47, Rossellini tente de pallier d'abord aux difficultés techniques induites par son choix d'un réalisme total. On relève donc bien des différences de texture et de lumière d'un plan à l'autre, des changements de vitesse de défilement, de nombreux regards de passants vers la caméra dans les scènes de rues, une interprétation inégale. Cependant, la réputation de Rossellini fait croire à une mise en scène de la transparence, d'où le montage serait absent, laissant la rumeur du monde se faufiler tel quelle. Dans les faits, cela apparaît moins radicalement, surtout dans les séquences familiales, au découpage assez classique. D'autre part, la captation de la vie urbaine par les plans séquences autorise la composition plastique (de plus en plus vers la fin, en suivant Edmund avec les maisons éventrées au fond de l'image). Le réalisme, autant par les gestes du quotidien, est là par une dramatisation du récit qui n'est pas mise en avant mais qui semble résulter uniquement du climat de l'époque, soit les maladies, les patrouilles ou les arrestations. Un élément surprend particulièrement : l'utilisation de la musique. Des orchestrations parcourt des séquences comme "par en-dessous", créant un autre flot expressif, n'accompagnant pas, comme il est d'usage, une évolution de sentiment, mais la commentant presque, sans vraiment la rejoindre. Cette musique démarre souvent en plein milieu de la scène. Il est étonnant de trouver ici une amorce du travail que fera Godard plus tard, avec bien sûr, plus de vigueur.

    Ces caractéristiques esthétiques font déjà d'Allemagne année zéro une oeuvre complexe, difficile à appréhender d'un bloc. En abordant le point de vue moral, l'affaire se complique encore. Rarement un film aura atteint une telle noirceur dans la description d'une période difficile. Tous les maux de la Terre semblent trouver dans ces ruines leur point de convergence. Les Nazis ayant entraînés le monde vers l'abîme, le peuple allemand est condamné à se débattre dans cet enfer. Sans jugement manichéen, sans expliciter le rôle réel que chacun des personnages a tenu les années précédentes, Rossellini, au travers du regard d'Edmund, ne nous épargne rien : les femmes se prostituent, tous trafiquent et volent, chacun méprise son voisin, le grand frère est un lâche, le malade pourrit la vie à tout l'immeuble, l'instituteur abuse des enfants.

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    Nous naviguons dans ces eaux noires jusqu'au fameux dernier quart d'heure du film, qui suit la déambulation du garçon jusqu'à son dernier refuge, duquel il se jettera dans le vide. Son geste restera mystérieux, car Rossellini n'explique pas, il lâche juste quelques signes. Le cinéaste, chose que bien des gens lui ont régulièrement reproché, place à un moment donné cette courte scène de l'orgue de l'église qui retentit, arrêtant un instant la marche des passants et celle d'Edmund. Voici un signe divin qui l'appelle à Dieu ? Peut-être, mais c'est heureusement plus ambigu que cela. D'une part, cette scène fait un écho étrange à celle où, plus tôt, un gramophone résonnait soudainement, au milieu des gravats, d'un discours d'Hitler. D'autre part, Edmund reprend aussitôt son parcours. (Ouverture de parenthèse : parfaitement mécréant, je suis cependant souvent intéressé par les auteurs interrogeant sans cesse leur rapport à la religion, comme dans Les onze Fioretti de François d'Assise de Rossellini ou L'évangile selon St Matthieu, que je ne suis pas loin de considérer comme étant le meilleur Pasolini. Fermeture de parenthèse.). Autre signe éventuel : Edmund est rejeté ou incompris, par son frère et sa soeur qui le laissent quitter la maison, par l'instituteur qui nie lui avoir donné l'idée de tuer son père, et par les enfants qui refuse de le laisser jouer avec eux au football. Mais finalement, plus que ces pistes si peu concluantes, ce qui ressort de la longue marche d'Edmund et de son ascension dans l'immeuble détruit, c'est l'apparition du jeu. Cet enfant de 12 ans joue sous nos yeux pour la première fois, à sautiller, à escalader. Mais de plus en plus dangereusement. Il joue à la mort, puisque de toute façon, celle-ci est partout autour de lui. Il fait "bang bang" avec un pistolet imaginaire, tire sur son ombre, sur son front. Jeu et mort se confondent. Se suicide-t-il ou joue-t-il pour de vrai ? Cette incertitude finale ponctue un film opaque, témoignage non pas d'un chaos, car dans le chaos il y a encore de la vie, mais du néant.

    Photos : dvdbeaver.com & allocine.fr

  • Dr Jekyll et Mr Hyde

    (Rouben Mamoulian / Etats-Unis / 1931 & Victor Fleming / Etats-Unis / 1941)

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    Dans le Londres du XIXe siècle, un jeune médecin, Henry Jekyll, fait sensation avec sa théorie de la séparation de la double identité existant en chaque homme, la bonne et la mauvaise. Attiré par Ivy, une prostituée, et exaspéré par l'attitude de la famille de sa fiancée Muriel, qui repousse inlassablement leur mariage, il décide d'expérimenter sur lui-même l'effet que produit une potion destinée à libérer les pulsions pour quelques heures. Prenant alors une apparence quasi-monstrueuse, celle d'un homme qu'il nomme Mr Hyde, il prend possession de Ivy et la harcèle régulièrement. Le retour de voyage de Muriel semble remettre Jekyll dans le droit chemin, mais sa transformation se réalise tout à coup sans même avoir pris de potion. De plus en plus torturé par sa condition, Jekyll devient meurtrier et est abattu par la police.

    cea54b8bf3d63bd63ae8d45ef5a2fa83.jpgLe film de Mamoulian, qui n'est pas la première version cinématographique du roman de Stevenson (au moins deux adaptations avaient déjà été faîtes auparavant), date de 1931, soit avant le code Hays, établi en 1930 mais appliqué 4 ans après. L'oeuvre est donc ouvertement érotique. L'aguicheuse Myriam Hopkins, dans le rôle de Ivy, peut s'en donner à coeur joie : quand Jekyll la raccompagne jusqu'à sa chambre après l'avoir sauvée d'une agression dans la rue, elle finit nue sous les draps et laisse tomber sa jambe, qui se balance le long du lit. Ce mouvement de pendule, restant en surimpression sur le plan suivant de promenade, obsède incidemment Jekyll, qui tente de ne rien laisser paraître de son trouble face à son ami le Dr Lanyon. La volonté toujours ré-affirmée du héros d'avancer la date du mariage avec Muriel résonne comme une évidence : il veut coucher avec elle le plus tôt possible. C'est bien l'empêchement de ce désir qui provoque ses transformations et ses retours vers la prostituée. Une date d'union enfin fixée, et Jekyll se retrouve soulagé, pensant pouvoir mieux lutter contre ses démons intérieurs.

    L'opposition Jekyll/Hyde, est ici très marquée. Frederic March, interprète du rôle dans cette version, porte un maquillage simiesque. Si le début du film peut paraître verbeux, il ne fait que mieux ressortir la brutalité des propos que tient Hyde plus tard. Sa grande violence, son animalité en deviennent fascinantes. Hyde meure car on l'abat comme un singe trop dangereux. Mamoulian multiplie les trouvailles visuelles et tient à garder la belle esthétique des derniers muets : ombres expressionnistes, plans métaphoriques comme celui de la marmite au feu qui déborde quand Jekyll est à bout. La fameuse séquence d'introduction en caméra subjective donnant la vision du docteur jusque devant son miroir n'est pas gratuite. Elle permet de créer plus tard l'angoisse, quand Mamoulian semble reprendre le procédé, faisant croire à un moment de voyeurisme envers Muriel, depuis le jardin. Il naît peut-être ici cet effet de caméra subjective, synonyme de danger qui rôde, figure artistique reprise tant de fois par le cinéma d'épouvante.

    85475db2b392a0b3a5723bca585c8d79.jpgVue à la suite, la version de Victor Fleming en ressort bien affadie. Le film est pourtant plus réputé, essentiellement grâce à la présence au générique de Spencer Tracy et de Ingrid Bergman. La réflexion se veut plus subtile et les transformations physiques plus réalistes et moins spectaculaires. On y perd toutefois beaucoup en force. L'érotisme est réduit au minimum, Bergman/Ivy n'étant plus prostituée mais serveuse de bar. Tracy est plus sobre que March mais moins intéressant, trop sympathique et profondément bon. Ses accès de folie semblent passer pour des accidents et ne pas appartenir à sa personnalité propre. Jamais attiré par le mal, ses motivations sont alors bien floues. Hyde n'est plus un animal mais est proche de ces personnages de maris harcelant leurs femmes jusqu'à la folie dans les mélodrames criminels, très courants à l'époque, de type Gaslight ou Rebecca. Le remake est fidèle à la version précédente, reprenant parfois des plans exacts.

    D'autres adaptations suivront bien sûr, dont le fameux détournement (caméra subjective comprise) de Jerry Lewis, Dr Jerry et Mr Love. J'ai un bon souvenir du Mary Reilly de Frears, et je rêve de découvrir un jour l'intriguant Dr Jekyll et Sister Hyde de Roy Ward Baker (1971), fleuron de la compagnie britannique Hammer.

  • Capitaine de Castille

    (Henry King / Etats-Unis / 1947)

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    926ee6529b10aad78fb386fe3c18f573.jpgDans les années 50/60, Henry King, qui était à la fin d'une prolifique carrière entamée au temps du muet, passait généralement pour un cinéaste académique ou au mieux pour un artisan consciencieux. Son oeuvre a par la suite été sérieusement re-évaluée par quelques critiques, certains le plaçant même auprès des plus grands réalisateurs de l'âge d'or hollywoodien. Il faudrait donc certainement voir un jour, au hasard, Le brigand bien-aimé (avec Henry Fonda et Tyrone Power en frères James), La cible humaine, Le cygne noir... , d'autant plus que ce Capitaine de Castille (Captain from Castile) aiguise particulièrement la curiosité. Ce film d'aventures se révèle même être, tout simplement, l'un des meilleurs du genre.

    Dans l'Espagne du début du XVe siècle, nous voyons le beau Pedro de Vargas et toute sa noble famille tomber dans les griffes de l'Inquisition. La mort de sa jeune soeur, soumise à la "question", le pousse à se venger de leur tortionnaire, à s'évader et à partir, en compagnie de son ami Garcia et de Catana, une fille de taverne, pour le Nouveau Monde. Il participe donc à la Conquête, aux cotés de Cortez. Le récit, émaillé de nombreux rebondissements et empruntant quantité d'éléments au mélodrame, raccroche bien le film au genre. Plusieurs composantes lui donnent cependant une singularité affirmée. Dès l'introduction, une chasse à l'esclave à l'aide de deux molosses canins, il semble évident que l'ambiance ne sera pas festive. Henry King filme la quasi-totalité de son histoire en décors naturels, utilisant une magnifique lumière de fin du jour et des éclairages subtils pour les scènes intérieures. Le réalisme, le cinéaste l'obtient également par des petites touches comportementales (voyez le chuchotement charmeur que Cortez adresse en passant, en plein discours guerrier, à sa traductrice à propos de son collier), en dirigeant parfaitement ses comédiens, tous remarquables. Dans le rôle de Vargas, Tyrone Power, acteur fétiche de King, est d'une modernité étonnante. Sa mélancolie semble contaminer tout le film. Jean Peters (qui sera notamment La flibustière des Antilles de Tourneur) fait ici ses débuts à l'écran et a bien plus que son vertigineux décolleté à offrir. Le moment de la déclaration d'amour, brillamment reporté jusque là par King, arrive magnifiquement, passant par la mise à jour d'un sortilège et une danse sensuelle (rendue touchante par le fait que manifestement, les deux acteurs ne sont pas de grands danseurs, mais qu'ils arrivent à faire passer toute l'intensité de l'instant). Surtout, une séquence proprement sublime suit peu après. Dans l'attente d'une révolte indienne, scandée par les tambours environnants, Catana, Garcia et Vargas se reposent à l'ombre de leur habitation. Vargas, épuisé, s'endort dans les bras de Catana. Elle déclare alors à Garcia qu'elle porte dans son ventre un enfant de son homme, qui l'ignore encore pour l'instant, et lui fait part de ses espoirs. Une musique s'élève, le visage de Jean Peters s'illumine, mais les tambours sont encore bien perceptibles...

    Cette inquiétude diffuse qui émanne des personnages, elle s'accorde avec le sentiment plus général de la perte d'une certaine innocence. La seconde guerre mondiale n'est terminée que depuis peu : l'arbitraire et la violence des exactions des inquisiteurs les rapprochent des nazis, comme le montre la scène saisissante de la mort de la soeur (composée entièrement sur la profondeur de champ, de l'inquisiteur de dos au premier plan, jusqu'à la petite porte du fond, d'où parviennent les cris de la malheureuse, et entre les deux, le père, la mère et le fils, immobilisés par les gardes et bientôt foudroyés en deux phrases sêches : "La fille s'est évanouie" puis "La fille est morte"). Sans les états d'âmes habituellement prêtés aux héros, Vargas accomplira sa vengeance brutalement, embrochant de son épée son adversaire désarmé, dans la pénombre de sa geôle. Quand le film aborde les rivages des Amériques (subitement, faisant l'économie du moindre plan de traversée), il insiste autant sur la grandeur des conquistadors que sur la bassesse de leurs motivations. Le personnage de Cortez (interprété par Cesar Romero) est à cet égard assez fascinant : militaire à la psychologie complexe, surtout attiré par les belles femmes et l'or de ses interlocuteurs.

    Henry King oppose clairement la religion personnelle à celle qui se met au service d'un groupe totalitaire. C'est cette réflexion (et le réalisme historique et géographique) qui fait passer plus facilement les bondieuseries assénées par le personnage positif du prêtre accompagnant les conquistadors. De même, malgré le plan final, la Conquète n'est pas vraiment glorifiée. Certes, on voudrait que Vargas ouvre entièrement les yeux, rejette complètement l'imposture du christianisme, prenne conscience de la violence faite aux indigènes. Les scènes finales, aux rebondissements expédiés un peu trop vite (mais le film dure déjà plus de 2 heures), ne prennent pas ce chemin. Il n'empêche, aussi bien dans la bonne société espagnole que dans la glorieuse armée colonisatrice, quelque chose cloche, on l'a bien senti. Réelle intension du cinéaste ou interprétation personnelle ?

  • Le journal d'une femme de chambre

    (Jean Renoir / Etats-Unis / 1946)

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    3e91de7c2271f9040dbc68c154cd6ea1.jpgAprés la vision de ce film, en revenant sur mes lointains souvenirs de la version que Bunuel proposa ensuite et dans mon ignorance totale du roman d'Octave Mirbeau, je déclarais tranquillement à ma femme : "Bunuel a dû pas mal broder par rapport au livre avec son histoire de meurtre de petite fille. Renoir doit être plus fidèle." Bravo Ed ! Mes recherches d'infos le lendemain m'ont prouvé que j'avais tout faux. Renoir a complètement bouleversé le récit et c'est Bunuel qui s'est montré le plus proche de la vision de Mirbeau. Donc, Moralité n°1 : Je devrai lire plus. Et Moralité n°2 : Même avec les cinéastes que l'on admire le plus, il faut toujours se méfier de ses à-prioris.

    Le journal d'une femme de chambre (The diary of a chambermaid) fait partie de la poignée de films réalisés par Jean Renoir en exil à Hollywood pendant la seconde guerre mondiale. Cette version est bien sûr beaucoup moins marquante que celle de Luis Bunuel et c'est une oeuvre qui est loin d'égaler les pics successifs que le cinéaste aligna tout au long de la décennie précédente. La légende a retenu que Renoir avait eu les pires difficultés à s'adapter au système hollywoodien. De L'étang tragique à La femme sur la plage, les films de cette période sont peu disponibles et presque toujours réputés mineurs.

    Si Le journal... reste selon moi passionnant, c'est parce que d'une part, il révèle les tensions entre deux visions du cinéma (schématiquement, l'américaine et l'européenne) et d'autre part il fait résonner des échos de l'oeuvre antérieure du cinéaste. On peut s'amuser ainsi à repérer les caractéristiques affleurant ici et là de chacun des deux "auteurs" : Renoir et Hollywood. L'abondance musicale, le happy end sont assez éloignés des habitudes du réalisateur. Son art de peaufiner chaque second rôle afin de le rendre inoubliable est atténué ici, l'interprétation des silhouettes secondaires étant moins subtile et leur caractérisation passant beaucoup par le registre de la farce. Le travail des acteurs principaux est plus convaincant (Francis Lederer en fils de famille, Hurd Hatfield en valet et, bien sûr, Paulette Goddard, éclatante Célestine). Les poussant le plus possible vers le naturel lors des échanges amoureux (courte scène magnifique où Joseph détache les cheveux de Célestine) ou lors d'affrontements physiques, Renoir parvient aussi à glisser quelques détails réalistes dont il a le secret, tel ce costume qui tombe lorsque les femmes de chambre ouvrent la penderie. On remarque également plusieurs plans restant sur un personnage muet alors que d'autres débattent hors-champ et on se régale surtout de la fluidité de cette caméra. A cet égard, les scènes de fête foraine sont de grands moments : tout d'abord quand on suit la course enivrante de Célestine et de Mauger d'un stand à l'autre et enfin quand on assiste à la bagarre entre Joseph et Lanlaire, littéralement porté par les mouvements de la foule puis par un fabuleux travelling surplombant allant chercher la victime étendue.

    Si édulcorée qu'elle soit, l'adaptation laisse passer des éclats d'une belle noirceur dans les rapports humains et sociaux. La valse des maîtres et des domestiques rappelle évidemment La règle de jeu (de même que l'on retrouve les apartés dans la serre ou sur la terrasse et l'importance scénographique de la cuisine comme lieu de tous les passages). D'ailleurs, Le journal... est par certains côtés le négatif de La règle... Certes ce dernier était bien le "drame gai" décrit par son auteur, mais, ici, le pessimisme est plus flagrant, les caractères plus tranchés, peu de personnages sont sauvés au bout du compte. D'où une complexité moins grande que dans le chef d'oeuvre absolu de 1939, mais pour un résultat nullement négligeable.

  • Lame de fond & La toile d'araignée

    (Vincente Minnelli / Etats-Unis / 1946 & 1955)

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    c9d8b5bbbb1d5f75f7a492c0a1a57f8e.jpgLame de fond (Undercurrent) est l'un des premiers films de Vincente Minnelli. Coincée entre Yolanda et le voleur et Le pirate, deux formidables comédies musicales, l'oeuvre est assez curieuse. Katharine Hepburn y incarne Ann Hamilton, jeune mariée qui ne tarde pas à s'inquiéter de l'état mental de son si charmant mari (Robert Taylor), et qui rencontre le frère plus ou moins caché de celui-ci (joué par Robert Mitchum). Toute la première partie est une chronique mondaine moyenne, où Hepburn apparaît quelque peu en porte-à-faux. Elle partage pourtant une scène fascinante et trouble avec Jane Meadows, qui, dans les toilettes des femmes, lui jette des allusions déconcertantes sur son mari. Mais ce n'est pas un film noir qui démarre alors, plutôt un drame psychologique et conjugal, dans la lignée de Rebecca ou Gaslight. Malheureusement, Minnelli, ici, ne se hisse pas au niveau de ces modèles du genre. L'aspect psychanalytique rend le film bavard et trop explicatif, malgré le soutien d'une mise en scène efficace (parfois trop efficace : on s'aperçoit vite de l'omniprésence dans le cadre des portes et des escaliers ou de ces feuillages soulevés par le vent). Mitchum est mal employé dans ce rôle de frère sensible et secret. Il est aussi au centre d'une scène très faible où il explique lourdement pourquoi et comment il a disparu tout ce temps. De l'autre côté, Robert Taylor ne soulève guère l'enthousiasme et meurt de façon ridicule sous les sabots du cheval de son frère. Déjà maître de son style dans les musicals, Minnelli n'était peut être pas encore prêt pour un grand film dramatique (sous réserve de voir un jour L'horloge, qu'il réalisa en 45). Plus tard, la réussite de Madame Bovary (1949) lui ouvrira cette deuxième voie qui mènera entre autres aux Ensorcelés.

    Dix ans plus tard, La toile d'araignée (The cobweb) est d'une toute autre tenue. Minnelli peut étaler en couleurs et en CinémaScope ses éclats mélodramatiques comme Sirk à la même époque. L'histoire gravite autour d'un hôpital psychiatrique "ouvert", là où le docteur McIver tente quotidiennement de changer les rapports entre soignants et malades responsabilisés. La mise en route du récit se fait à rebours de la convention qui veut que l'introduction d'un film présente clairement les personnages tour à tour. Pendant plusieurs minutes, il est bien difficile de différencier patients et personnel de l'hôpital dans le mouvement organisé par Minnelli. De même, Lauren Bacall passe deux ou trois scènes à s'affairer à l'arrière plan avant de se détacher et d'entrer dans le jeu. Nous avons donc bien là une ronde, un grand film choral, genre tellement à la mode ces temps-ci. Une petite affaire de choix de rideaux pour décorer la salle de réunion est le prétexte, parcourant tout le film, pour révéler les tensions au sein de la direction de l'établissement, chez quelques malades et dans le couple du Dr McIver. La narration se développe comme la toile d'araignée du titre, Minnelli alternant des scènes agitées dans l'hôpital et une série de duos dans les appartements ou les bureaux. Ces duos sont orchestrés de manière admirable, souvent en plans séquences d'une grande fluidité. La monotonie que le procédé pourrait engendrer est balayée par les variations apportées d'une séquence à l'autre : ici le décor peut supporter toute la scène (les allées et venues de Widmark, au début, dans les pièces de sa maison), là un long plan est coupé au milieu pour y insérer un événement se déroulant plus loin (la mise en parallèle des deux débuts de liaison, celle entre les deux jeunes patients et celle entre Widmark et Bacall). Parfois, le cinéaste s'appuie aussi sur un découpage plus classique mais terriblement efficace (la conversation téléphonique tendue entre Lilian Gish et Gloria Grahame).

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    Cet art de la scénographie et du rythme que déploie Minnelli, il est rendu parfaitement aussi grâce à un casting cinq étoiles. Le jeu de Richard Widmark, tout en soudaines accélérations des gestes, fait des merveilles. Gloria Grahame, renversante, compose une femme de médecin déjantée aux bords de la nymphomanie. Charles Boyer est un directeur balançant entre classe aristocratique et faiblesses pitoyables pour les chambres d'hôtel et les petites secrétaires. Lauren Bacall porte le deuil le plus terrible avec un magnifique retenue. Enfin, Lilian Gish fait exister le personnage le plus typé rien qu'en prenant l'habitude de raccrocher au nez de ses interlocuteurs. L'excellence s'étend jusqu'au seconds rôles, dont celui de John Kerr en jeune peintre incompris. Son histoire d'amour naissante avec une autre malade est traitée avec la subtilité habituelle de Minnelli. Une scène magnifique et muette montre ce couple enlacé, sortant doucement d'une séance de cinéma : la jeune femme est en train de guérir de son agoraphobie. Les dialogues sont d'une grande intelligence et, se concentrant sur les rapports entre les gens, évitent la vulgarisation de la pratique psychanalytique (à l'exception du discours bref de Richard Widmark devant le conseil d'administration qui paraît alors superflu). Cette qualité dans les dialogues, l'histoire d'amour entre Widmark et Bacall, en bénéficie et s'y fait jour alors une merveilleuse émotion contenue. L'évolution de leurs sentiments, le cinéaste la relate subtilement, faisant bien sentir la grande complexité qu'entraîne, dans les rapports humains, un simple adultère.

    Portraits de névrosés, de nymphomanes, d'alcooliques : ces figures mènent certes plus tard à Dallas. Mais elles sont, dans les grands Sirk ou les grands Minnelli, les véhicules d'une réflexion profonde sur l'état de la société américaine des années 50. Pourtant moins citée que d'autres oeuvres de son auteur, La toile d'araignée, avec sa mise en scène d'une beauté sans pareil, prend bien sa place, tout près des classiques du genre.

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    Photos Cobweb (en noir et blanc): briansdriveintheater.com & doctormacro.com
  • Lune de miel mouvementée

    (Leo McCarey / Etats-Unis / 1942)

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    d473858565cdf05585edeadb3603b322.jpgUn McCarey à la réputation plutôt bonne qui s'avère assez mauvais, chose surprenante pour un cinéaste d'habitude brillant. Dès le début, pourtant axé sur la comédie, le réalisateur semble peu en forme (et c'est pourtant le meilleur moment du film) et laisse Cary Grant et Ginger Rogers en roue libre dans un registre clownesque. Les gags ne volent pas bien haut (au niveau des fesses surtout) en comparaison avec Cette sacrée vérité par exemple où McCarey (et Grant) excellait dans le registre du comique engendré par la gêne perpétuelle des personnages. La comédie laisse parfois la place au mélo et au film noir, ce qui donne un rythme informe à une oeuvre trop longue (1h55) et rend les rebondissements, ainsi traités de façon très sérieuse, proprement ahurissants. Car l'angle sous lequel est vu la seconde guerre mondiale est très réducteur (même si cela a donné par ailleurs de grandes réussites), c'est celui de l'espionnage. Le plus incroyable des retournements de situations qui jalonnent le périple européen du couple star est la réapparition dans un grand hôtel parisien de la femme de chambre juive que Rogers avait sauvée de Pologne, trois ans avant. Mépris pour la vraisemblance et un patriotisme américain plaqué n'importe comment au gré d'un mauvais scénario (une seule scène intéressante de ce point de vue, basée sur les accents, les souvenirs, les expressions, pour démasquer une espionne se prétendant américaine) : déception est un faible mot. Et je n'aime pas Ginger Rogers (sauf dans Le danseur du dessus que j'ai déjà évoqué).