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  • I wish, nos vœux secrets

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    I wish, réalisé par un cinéaste attachant, est un film charmant et il vaut donc mieux que j'avance tout d'abord les réserves qu'il m'a inspiré afin de terminer mon texte sur une meilleure note.

    C'est une chronique de l'enfance contée à hauteur de gamin de 9/10 ans. Le fil directeur est celui qui reste tissé entre deux frères séparés, l'un vivant avec sa mère, l'autre avec son père. Leur attente est celle d'un miracle : il adviendra selon eux au point exact où les deux nouveaux trains reliant leur ville respective vont se croiser pour la première fois. Partant de là, le récit se fait impressionniste, légèrement éparpillé et s'étirant le long du quotidien. Plus qu'un dialogue à distance entre les deux frères, c'est finalement la photographie d'une petite bande qui est prise, bande à laquelle il faut aussi ajouter les parents et grands-parents.

    Reléguer les figures parentales totalement hors-champ aurait pu paraître arbitraire mais tout ce qui les concerne dans le film m'a semblé représenter la part la moins intéressante. Si l'aîné des garçons répète à plusieurs reprises "je n'y comprends rien", disons que, en regardant les adultes, nous comprenons quant à nous un peu trop facilement, les caractères étant marqués. Pour faire sentir la frontière qui existe entre le monde de l'enfance et celui des adultes, le réalisateur aurait peut-être pu creuser un peu plus l'idée de l'intrusion dans le cadre par les grandes personnes.

    Le principe du lien qui persiste est avancé avec adresse, même s'il est véhiculé avant tout par les mots, par la reprise d'un personnage à l'autre de formules. Et si on en passe souvent par une esthétique de la vignette, avec notamment des intermèdes musicaux assez commodes, ces quelques bémols n'empêchent pas de trouver la première moitié globalement plaisante.

    Et la seconde assez belle. Le petit groupe d'amis écoliers se met enfin en route pour atteindre son but, laissant les adultes derrière eux, aidés seulement par l'autre génération, celle des grands-parents. Cette aide apportée concrétise ce que l'on pressentait déjà : une connivence au-delà des mots et par-delà la génération intermédiaire se débattant comme elle peut dans la société.

    Mais ce qui fait le prix de cette partie du film, qui bénéficie également de la cinégénie du déplacement de groupe, ferroviaire ou pédestre, c'est sa résolution. L'expérience faite, qui représente le pic narratif, ne change les choses que très légèrement. Le terme d'apprentissage paraît trop fort pour ce qui est surtout une progression à petits pas, au rythme de la vie. Ni fossoyeur d'espoirs, ni générateur d'illusions, l'exceptionnel moment partagé marque une nouvelle ouverture pour ces gosses, comme pour le spectateur (qui en prend particulièrement conscience avec le dernier plan). I wish se situe dans un entre-deux étroit, celui des petites choses, comme le montre une série d'inserts semblant pointer ce qui importe dans la vie, cette somme qui naît de trois fois rien. Pour avancer, il faut s'enrichir de ce qui est passé. C'est l'un des messages du film et c'est peut-être l'un de ses principes de mise en scène (ainsi, par exemple, d'une beuverie plutôt longuette resurgira, plus tard, une décision importante).

     

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    Kore-eda,Japon,2010sI WISH, NOS VŒUX SECRETS (Kiseki)

    d'Hirokazu Kore-eda

    (Japon / 128 min / 2011)

  • La femme scorpion & Elle s'appelait Scorpion

    Ito,Japon,70s

    Ito,Japon,70s

    Même si on pioche avec parcimonie dans le monde du film de genre et de série, on s'aperçoit assez vite que les productions japonaises des années 60 et 70 se distinguent plus souvent que d'autres par deux caractéristiques qui font notamment le prix de cette Femme scorpion proposée par la Toei en 1972 : l'esthétisme forcené de la mise en scène et ses implications politiques.

    Le réalisateur, Shunya Ito, profite de l'explosion des formes cinématographiques ayant eu lieu pendant la décennie précédente et prolonge leurs effets pour dynamiter la mise en forme de son récit. Longues minutes sans accompagnement musical ou partitions pop décalées, mouvements frénétiques ou très calculés de la caméra, procédés de distanciation ou d'identification, filtres de couleur, sauts d'un registre à l'autre (sadisme, grotesque, fantastique, horreur, érotisme), ralentis, éclairs de violence... L'homme derrière la caméra sachant gérer les changements de rythme, ces diverses possibilités s'expriment de la façon la plus aveuglante quand le récit le commande. Par exemple, après une longue exposition sous forme d'évasion manquée, un flash-back, que l'on attendait pas, prend une forme théatrâle, avec panneaux tournants et lumières de scène.

    On est assez étonné de voir à quel point la maitrise technique et la vigueur narrative caractérisent cette production. Grâce à cette mise en scène faisant feu de tout bois, on échappe (presque) à la monotonie d'une histoire qui n'est finalement qu'une série d'humiliations subies par une belle jeune femme, sa vengeance proprement dite ne tenant que dans les toutes dernières minutes. Bien sûr, le prix à payer est celui des invraisemblances et des ellipses incongrues, mais l'ambiguïté du décor carcéral, d'apparence tantôt réaliste (pour les scènes les plus humiliantes), tantôt onirique, fonctionne assez bien, comme le jeu "primaire" des couleurs, à travers notamment les uniformes des gardiens et des prisonnières, ces femmes souvent magnifiques et dénudées, soumises aux tourments et aux regards lubriques.

    Le film réveille les bas instincts du spectateur mâle, en montrant des donzelles dominées et outragées. Sauf que... Bien sûr, la femme scorpion est indestrucible. Mais plus profondément encore, Ito, après avoir montré ces violences, renverse la perspective en décrivant la révolte des prisonnières. Et dans ces agressions en retour s'inscrit moins une volonté de vengeance qu'un affrontement inévitable entre hommes au pouvoir et femmes trop longtemps écrasées. C'est ici que le film apparaît clairement politique (sans idéalisme pour autant : le groupe de femmes est aussi traversé de violentes tensions). L'autorité masculine et militaire du Japon est bien la cible. C'est une cérémonie officielle qui est perturbée dès les premières images et surtout, c'est l'emblème national qui est souillé régulièrement, sa nature profonde étant dévoilée dans un plan éloquent : un drap blanc se tache peu à peu en son centre à la suite d'un écoulement de sang.

    Réputé comme étant au moins du même niveau, Elle s'appelait Scorpion, deuxième numéro d'une série qui se poursuivra bien au-delà, déçoit. Le film démarre exactement de la même façon que le premier, par une humiliation dans un cachot et une cérémonie interrompue. Et il se termine en décalquant toujours le modèle : la vengeance ultime se réalise à l'ombre ou en haut des gratte-ciels, en punissant le Mâle à coups de couteaux.

    Entre les deux, Shunya Ito s'efforce pourtant de changer de cadre. Il quitte la prison et suit l'évasion d'un groupe de prisonnières. L'environnement est plus réaliste et la qualité esthétique s'en ressent, tout comme la réflexion politique. Les défauts sont plus criants : l'héroïne est plus un catalyseur qu'autre chose, intouchable et donc moins humaine ; la violence est délavée de ses couleurs pop, devenant plus dérangeante ; les trucs de mise en scène sont d'un usage qui semble moins souple, tendant vers la systématisation (en particulier les panoramiques circulaires ultra-rapides donnant le point de vue de la victime assaillie) ; l'érotisme, bien que plus rare, est mal justifié (deux lesbiennes se pelotent au fond d'une grange, pendant le conciliabule des évadées) ; les excès dans l'interprétation sont légion. Plus mouvementé, ce deuxième volet est paradoxalement plus ennuyeux.



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    Ito,Japon,70sIto,Japon,70sLA FEMME SCORPION (Joshuu 701-gô: Sasori)

    ELLE S'APPELAIT SCORPION (Joshuu sasori: Dai-41 zakkyo-bô)

    de Shunya Ito

    (Japon / 87 min & 90 min / 1972)

  • Tokyo !

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    Tokyo !, film à sketches convoquant trois réalisateurs singuliers (ou branchés, si l'on veut glisser une pointe d'ironie), ne m'a guère emballé et m'a paru donner, au moins pour deux de ses tiers, un résultat qualitatif bien en-deça de la réputation de leur artisan respectif, réputation sur laquelle reposait d'ailleurs exclusivement le projet (la réapparition de Leos Carax devenant même très vite, pour beaucoup, l'unique raison d'être du film).

    Autant l'annoncer tout de suite : Interior design, le segment signé par Michel Gondry, est le seul à m'avoir réellement intéressé. Il intrigue tout d'abord par le registre choisi, celui de la chronique douce-amère teintée de social. Il privilégie ainsi le réalisme du cadre et des rapports entre les personnages, certes placés à l'occasion sous le signe du jeu, mais pratiquement pas soumis aux habituels décrochages oniriques caractéristiques des autres récits de Gondry. Les longues marches qu'effectue dans les rues de Tokyo son couple d'amoureux procurent des sensations inédites chez lui. Il y a là quelque chose de plus terre à terre que d'ordinaire, même lorsqu'il s'agit de décrire l'activité du jeune homme, apprenti cinéaste fauché et inventif. De fait, si chaque épisode du triptyque est supposé éclairer un aspect particulier de la société tokyoïte, le travail de Gondry se révèle le plus subtil, en particulier par la réflexion qu'il entame autour des notions d'habitat et d'espace de vie. C'est dans les interstices de ces espaces-là que se cache pendant un temps le fantastique poétique attendu : un dialogue évoque brièvement l'existence de fantômes vivant entre les murs des habitations. Mais le virage n'est définitivement pris que dans les toutes dernières minutes du film, lorsque nous ne l'attendons plus vraiment. Se précise alors mieux encore le but du cinéaste (avec le danger, minime selon moi mais sans doute réel, de faire sentir que tout ce qui précéde n'ést qu'une façon de "meubler" en attendant la belle idée finale). Ce charmant Interior design se termine ainsi dans un drôle de fantastique quotidien, en compagnie, très agréable, d'une Ayako Fujitani (chastement) dénudée et en formulant un étonnant éloge de l'ustensile, de l'objet de tous les jours.

    Shaking Tokyo de Bong Joon-ho est bien moins piquant, plombé qu'il est par le poids de son sujet : le portrait d'un hikikomori, une personne restant cloîtrée chez elle, limitant au maximum les contacts avec l'extérieur. Le point de vue adopté est strictement celui du protagoniste et, dès les premières scènes, on sent que le pari va être difficile à gagner. Bien que le cours, répétitif, des choses soit changé par l'intrusion d'une belle jeune femme, le récit ne parvient jamais vraiment à nous accrocher. La mise en garde finale sur le danger qu'il y a à se refermer sur soi-même est plutôt lourde. De plus, la mise en scène de Bong Joon-ho, ici loin de ses réussites dans le long-métrage, se fait un peu trop fétichiste et maniérée.

    Placé entre les deux précédents, il reste le Cas Carax. Merde est une grosse provocation (ou l'inverse), un bras d'honneur esthétique et politique. Le cinéaste affiche, par l'intermédiaire de cette farce, sa misanthropie. Il est (se croit ?) méprisé par l'establishment et fier de l'être : ai-je rêvé ou bien est-ce réellement sa photo que l'on voit sur l'écran de télévision qui nous présente les portraits de deux étrangers persécutés par les autorités locales ? A travers ces images télévisées, entre autres, il brocarde quelques valeurs internationales, mais c'est surtout la société japonaise qui se voit placer sous son regard dédaigneux, elle qui est exclusivement présentée sous ses aspects les plus déplaisants : rappel de Nankin, peine de mort, xénophobie (je me demande comment aurait été reçu par la critique d'ici un segment "comique" de Paris je t'aime réalisé par Kitano par exemple, et montrant uniquement des Français racistes, adeptes de l'humour gras et du bon vin, évoquant au passage le Vel d'Hiv ou Octobre 61). Carax, sans doute heureux d'avoir joué un bon tour à ses commanditaires, veut faire table rase et foutre en l'air les conventions et la bienséance. Très bien. Mais ce faisant, il nous inflige les contorsions, maintenant inévitables, de son compère Denis Lavant, redoublées par le cabotinage de Jean-François Balmer pour un interminable duo, des blagues bien usées (la musique des Dossiers de l'écran, "Le Japon a peur !") ou un split screen sans autre justification que celle de dynamiter une séquence de procès (qui n'en devient pas plus intéressante pour autant). Pour son retour, j'aurai préféré qu'il exprime sa rage à partir d'un projet plus consistant (je dois toutefois avouer que ma sévérité envers les courts-métrages de Carax et Bong ne fut pas du tout partagée à l'autre bout de mon canapé deux places, comme elle ne semble pas l'avoir été par nombre des commentateurs du film au moment de sa sortie en salles en 2008).

     

    Tokyo.jpgTOKYO !

    de Michel Gondry, Leos Carax et Bong Joon-ho

    (France - Japon - Corée du Sud - Allemagne / 112 mn / 2008)

  • Le soldat dieu

    (Koji Wakamatsu /Japon / 2010)

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    soldatdieu.jpgPendant la guerre sino-japonaise, le soldat Kurokawa revient chez lui en héros couvert de médailles mais sans ses bras, ni ses jambes, ni l'usage de la parole. Son épouse Shigeko s'en occupe alors comme elle peut, subissant le poids de cet homme-tronc insupportable et violent. Mais la répétition des parades dans le village, des tâches domestiques, des soins, des repas et des faveurs sexuelles va mener finalement vers une inversion du rapport de domination dans le couple.

    Le retour du mutilé de guerre est un ressort classique du mélodrame que l'impétueux Wakamatsu tend ici à l'extrême. Son soldat brisé n'a rien de l'être sensible envoyé au front malgré lui, un dialogue nous apprenant d'ailleurs que ses accès de violence envers sa femme ne datent pas de sa réapparition. En guise d'action de guerre, on ne nous montre que le viol et le meurtre qu'il commet sur une Chinoise, avant de se faire écraser par une charpente enflammée. La première réaction de Shigeko, passée la sidération devant l'horrible vision de l'état de son mari est d'essayer de l'étrangler. Wakamatsu exacerbe le genre du mélodrame guerrier mais plutôt qu'à une explosion des codes, il travaille à une implosion ou à un épuisement.

    Un huis-clos s'installe, rythmé par les mêmes actions revenant jour après jour. Dormir, manger, baiser pour Kurokawa. Succession identique pour Shigeko mais s'y ajoutent de façon éreintante les travaux intérieurs et extérieurs. Les scènes se répètent, sans apprêts, en particulier celles de sexe, frontales et jouant de la monstruosité, de l'incongruité ou du grotesque, sans toutefois les rendre repoussantes en bloc car si condamnation il doit y avoir, elle ne doit bien sûr pas porter sur cela. A plusieurs reprises, des séquences - généralement parmi les moins confortables - se terminent sur un panoramique identique ayant pour cible le pan de mur contre lequel reposent les médailles de Kurokawa, le journal qui annonce son retour et une photo du couple impérial.

    Seules quelques promenades d'apparat apportent une aération. Shigeko exhibe dans sa charrette celui qui est devenu, aux yeux des villageois, le "soldat-dieu". Adulé, il se tient figé, bien droit, en uniforme. De retour à l'intérieur, Wakamatsu n'a de cesse de le mettre à nu, moignons à l'air et montre le héros local comme un ver de terre grotesque, odieux, bavant et grognant. La vision tient de l'anti-nationalisme rageur, dont l'une des manifestations les plus saisissantes est le chant patriotique qu'entonne une Shigeko à bout de nerfs au moment où elle torche son homme-tronc.

    Aller droit au but n'empêche cependant pas Wakamatsu de laisser planer quelques ambiguïtés. La tyrannie masculine est, sinon totalement renversée, du moins contrée. Shigeko, en reprenant le dessus, réalise, sans en avoir conscience, une double vengeance : l'une en sa faveur, l'autre pour la fille violée, dont le souvenir, provoqué par les étreintes, revient hanter violemment l'esprit et le corps du mari. Et paradoxalement, c'est une sorte d'équilibre qui est trouvé par le couple au bout d'un déchaînement paroxystique éprouvant les limites du spectateur. Mais le calme revenu, la conscience désembuée ne peut désigner qu'une seule issue morale à la situation.

    Film complexe quant aux rapports qui s'établissent entre les personnages et peu enclin à ménager l'œil, l'esprit et l'estomac du spectateur, mais film très direct dans la formulation de son message politique, Le soldat dieu (Kyatapira) impressionne, même s'il ne retrouve pas tout à fait la force, notamment sur le plan narratif (l'insertion d'images d'archives et de flash-backs est plus classique) du précédent Wakamatsu, United Red Army.

     

    FIFIH2010.jpgSortie aujourd'hui. Film présenté en avant-première (et primé) au

     

     

  • Fleur empoisonnée

    (Katsuhiro Fujii / Japon / 1980)

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    Fleur02.jpgDes innombrables "romans pornos" produits par la Nikkatsu entre 1971 et 1988, Fleur empoisonnée n'est sans doute pas le meilleur ni le plus représentatif mais il est empreint d'un charme paradoxal, tenant essentiellement au mélange d'ingrédients disparates qu'il réalise. Le prologue se teinte d'une couleur rétro plutôt vague avant que le récit ne soit clairement situé dans le temps, au tournant des années 40, l'ambiance est au mystère, proche du roman policier anglais, le décor est à l'européenne, l'intrigue se déroulant dans une vaste demeure aux allures de château, mais les références historiques et les rites sexuels sont clairement japonais.

    Le héros de Fleur empoisonnée, qui n'est pas vraiment le personnage le plus souvent présent à l'écran mais celui dont on épouse le mieux le point de vue, est un peintre. La première séquence dans laquelle il apparaît le montre en train de mettre la dernière touche au portrait de la femme qu'il aime. En s'invitant au manoir du mari de celle-ci, il pénètre en fait dans son propre tableau (il veut aussi, bien sûr, pénétrer son modèle). Mais ce passage lui fait perdre toute maîtrise des événements et lever le voile sur le secret qui s'y niche revient à se faire expulser du cadre.

    Le huis clos orchestré par Katsuhiko Fujii a tout du ballet mécanique. Les entrées s'y multiplient, de manière aléatoire, aux limites de l'absurde, au-delà du crédible (deux soldats arrivent et c'est toute l'armée que l'on annonce). Les scènes se font parfois surréalistes, presque buñueliennes, comme lorsque l'ensemble des invités-surprise finissent par s'assoupir dans le salon.

    Le constant va-et-vient à l'œuvre dans le film (nous ne parlons là, pour l'instant, que des déplacements des personnages dans le décor) et les pistes narratives qu'il entrouvre à chaque fois, font que la mise à jour du traumatisme de l'héroïne, classiquement explicité par des flash-backs de plus en plus précis, n'a pas vraiment la force qu'elle devrait avoir. Ainsi, le film donne l'impression d'effleurer plusieurs thèmes, d'illustrer plusieurs figures et combinaisons plutôt que de s'en tenir à une seule ligne. Cela explique sans doute que malgré son propos finalement assez noir (il est tout de même question de régression, d'abus, de domination et de mort), il se suive agréablement, presque confortablement.

    Les scènes sexuelles se succèdent en offrant quantité de variantes. Cadrages et postures, respectant les interdits, sont savamment calculés et accentuent l'étrangeté de certaines situations. Ici, ce n'est pas l'idée de la femme-objet qui émerge car tous le sont, de l'un ou de l'autre sexe. La plupart des personnages ne sont d'ailleurs définis que par leur fonction, leur costume : l'infirmière, le soldat, le majordome...

    Devant ce ballet, la question se pose : qui manipule qui ? Et surtout, qui est le voyeur ? Tout le monde l'est à un moment ou à un autre, jusqu'à l'être ensemble et au même moment, lorsqu'un interrogatoire se transforme en spectacle de bondage. Alors qu'il ne semble y avoir dans ce manoir que deux chambres, l'une principale, l'autre pour recevoir les amis, une ronde se met en marche autour du miroir sans tain qui les sépare. Il y a donc, souvent, exhibition. La plus étonnante est celle qu'effectue une fille de général portant l'uniforme allemand avec ses deux serviteurs, devant les invités à moitié endormis dans le salon. Elle se donne en spectacle sans retenue.

    Un impeccable retournement final (avant un épilogue qui s'étire quelque peu) achève de nous le confirmer : si les miroirs du manoir ne manquent pas de reflets, le film, lui, ne manque pas de réflexivité. 

     

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  • Maborosi & After life

    (Hirokazu Kore-eda / Japon / 1995 & 1998)

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    maborosi.jpgPartant d'une histoire digne du mélo le plus lacrymogène, Maborosi (Maboroshi no hikari) est un film conduit sur une note basse, d'une manière très sûre et très sensible, particulièrement remarquable pour un premier long métrage (de fiction, s'entend, puisque Hirokazu Kore-eda, le futur auteur de Nobody knows et Still walking, avait à l'époque une expérience de documentariste, information qui n'étonne guère et qui explique en partie l'acuité du regard s'exerçant ici).

    Passé un prologue intrigant - visualisation d'une réminiscence du passé de l'héroïne dont la nécessité s'imposera a posteriori tant du point de vue esthétique que psychologique -, éclate l'évidence d'une mise en scène singulière, bien que trouvant un point d'appui revendiqué en celle de Yasujiro Ozu. La durée et la fixité des plans confèrent la même dignité aux personnages de Kore-eda qu'à ceux du maître. Les nombreuses incisions que provoquent des plans d'extérieurs citadins dépeuplés donnent au récit un tempo et un ton très particuliers. Mais une telle reprise serait de bien peu d'intérêt si elle ne s'accompagnait d'une modulation. Les fameux inserts d'Ozu prennent souvent l'allure d'une pause entre deux scènes chargées de paroles et de présence humaine alors qu'ici ils se différencient moins franchement de ce qui les entoure, les dialogues n'abondant pas et les figurants se faisant rares, disparaissant même, autour du couple auquel s'attache la caméra. Enfin, là où le réalisme d'Ozu soutient un discours sur la société japonaise de son temps, celui de Kore-eda entraîne ailleurs.

    La mise en scène de Maborosi produit un effet étrange, comme si l'attention très soutenue au réel finissait par tirer vers l'irréel. Le montage dicte une progression non dramatique, qui ne naît pas de l'enchaînement des événements mais qui accumule les ellipses. Il y a bien un drame, à l'origine, et quel drame !, la mort, par un suicide inexplicable, de l'être aimé. Mais la vie continue avec l'acceptation d'un nouveau partenaire et les changements que cette situation provoque, au potentiel dramatique si fort, sont absorbés par la sérénité apparente de l'ambiance : la relation entre l'homme et la femme semble immédiatement harmonieuse, leurs enfants respectifs s'entendent à merveille... Cette absence d'accrocs peut surprendre. Elle est pourtant d'une certaine vérité.

    Un léger mouvement de bascule finit tout de même par s'opérer, en deux temps. Une onde de choc issue du drame initial, peut-être refoulé jusque là par l'héroïne, se répercute à l'occasion d'un retour sur les lieux de cette vie antérieure puis au moment de la disparition temporaire d'une voisine du village, partie pêcher en mer avant la tempête. La douleur refait alors surface. Kore-eda s'en tient cependant toujours à l'observation digne.

    L'attente de nouvelles de la pêcheuse de crabes s'étire sur plusieurs séquences. Il est toutefois étonnant que, durant ce temps, à aucun moment, la caméra de Kore-eda ne se tourne vers la mer. C'est que les plans de Maborosi, même peuplés de un, deux ou trois personnages, sont déjà creusés par l'absence. Et cela est perceptible dès le début du film : lors du prologue, la grand-mère du personnage principal, alors jeune fille, quitte cette dernière au milieu d'un pont, l'angle choisi soustrayant l'aïeule à notre regard quand elle s'éloigne. La mort est ainsi suggérée, la disparition des uns et le désarroi des autres sont purement affaires de mise en scène.

    Hirokazu Kore-eda tient un équilibre difficile en nous imposant une certaine mise à distance du regard tout en préservant une proximité sensible. Plusieurs plans le concrétisent, très larges, englobant tout le paysage et laissant pourtant entendre parfaitement les voix de ceux que l'on distingue à peine. Voilà qui signe aussi, peut-être, l'accès à une autre dimension, pressentiment qui existait déjà à la vue de quelques admirables compositions plastiques (s'appuyant sur les lignes d'horizon, sur l'architecture "naturelle"), devant l'absence presque irréelle déjà évoquée de l'homme dans certains plans ou encore à entendre cette brève évocation d'une "lumière fantôme" (donnant son titre au film) attirant parfois les êtres qui se perdent alors et laissent derrière eux les vivants, à l'âme entamée, sans réparation possible.

    afterlife.jpgIl est étrange de constater à quel point After life (Wandâfuru raifu) peut être considéré comme l'envers exact de Maborosi, les deux semblant séparés par un miroir sans teint. Le point de vue a changé, nous sommes passés de celui des vivants à celui des morts. Le titre ne ment pas : tout se déroule ici après la vie, dans des limbes à l'organisation bureaucratique. Inversant les données par rapport au premier film, l'argument est ici fantastique mais il subit un traitement parfaitement réaliste. La caméra est le plus souvent portée pour suivre les déplacements des personnages, les échanges entre les nouveaux arrivants et ceux qui les accueillent sont soumis à la frontalité du recueil de témoignages dans les reportages, la lumière naturelle éclaire sans apprêt des décors fonctionnels et rudimentaires.

    Avançant au rythme des jours d'une semaine, le récit génère plusieurs blocs. Le premier est essentiellement composé d'une suite d'entretiens destinés à l'élection d'un souvenir précis chez chacun des vingt-deux morts défilant devant les "fonctionnaires" du lieu. Le procédé entraîne forcément un sentiment de répétition et, comme la situation est d'une grande singularité et que la parole devient l'élément moteur, le spectateur peut se sentir plus "dirigé" dans sa réflexion et ses émotions. L'intérêt ne faiblit pas, cependant, notamment grâce à l'humour discret se faufilant dans les dialogues ("Vous êtes morte hier. Toutes mes condoléances."), au contrepoint apporté par la vie quotidienne des agents, à la surprise provoquée par certains récits, dont les plus émouvants ne portent pas forcément sur les sujets les plus attendus (ainsi du choix d'un souvenir lié à un vol en avion).

    Déjà attachant, le film prend une réelle ampleur en relatant la mise en images des souvenirs des défunts. Ces derniers sont en effet conduits dans un bâtiment transformé en studio, où s'affairent plusieurs techniciens tentant de recréer au plus près l'ambiance qui leur a été demandée. A travers la réalisation de ces petites séquences, Kore-eda célèbre l'artisanat cinématographique. Il insuffle une nouvelle dimension, sans jamais insister, liée à la capacité qu'aurait le cinéma de faire revivre un instant précis. L'émotion de ces hommes et de ces femmes, troublés par cette possibilité offerte, devient la nôtre. Le cinéaste termine son récit à l'aide d'un rouage astucieux du scénario qui laisse les personnages reprendre la main, histoire que l'émotion produite ne soit pas uniquement "réflexive".

    L'œuvre, particulièrement originale, presque ludique, traite avec tact de questions essentielles. Quels souvenirs garde-t-on d'une vie ? Habite-t-on le souvenir d'un(e) autre ? After life complète Maborosi pour donner naissance à un univers artistique délicat et cohérent, hanté par la mort, l'absence, le deuil et l'idée de la trace laissée par la présence humaine.

     

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  • Histoire d'une femme

    (Mikio Naruse / Japon / 1963)

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    histoirefemme.jpgDès les premières séquences, tout sonne juste. Mikio Naruse commence par passer d'un personnage, ou d'un groupe, à un autre, laissant assez longtemps flotter son récit avant d'en désigner plus clairement la ligne directrice (la vie d'une femme japonaise depuis son mariage dans les années 30 jusqu'au moment où elle devient grand-mère, dans les années 60). Ces premières descriptions de parcours professionnels, sentimentaux et domestiques, ce brassage choral se font sans ostentation aucune, le regard restant à hauteur d'homme et de femme sans jamais les surplomber. Peu à peu, des flash-backs brisent la linéarité temporelle. Leur articulation avec le présent de la narration est aussi fluide que le sont les transitions entre les séquences consacrées aux différents personnages et si le déroulement de l'histoire peut surprendre ou dérouter, il le fait à la façon de la vie elle-même. La subtile subjectivité qui s'affirme dans ces retours en arrière (le point de vue adopté étant d'abord celui de la grand-mère puis celui de sa belle-fille, qui finit par être placée au centre du film) est déjà un premier signe du talent de Naruse pour façonner des caractères et dégager une psychologie d'une remarquable justesse.

    L'itinéraire familial dessiné sous nos yeux, accompagné de ses petites arborescences, finit par donner vie à un tableau sociologique du Japon de l'avant à l'après-guerre et ce sont les destinées individuelles qui éclairent les moments historiques et non l'inverse. De la même manière, les flash-backs ne sont pas là pour illustrer scolairement une idée de scénario ou un thème cher au cinéaste. Ils sont déclenchés par le souvenir que provoque tel comportement ou par une association d'idée, et ils prennent le temps de détailler un contexte, de laisser se développer chaque composant du "sous-récit", avant d'exposer l'événement dramatique qui, pour le coup, devient inattendu. Cette délicatesse de construction, obtenue grâce à un enchaînement fluide plutôt qu'à un empilement répétitif et arbitraire des malheurs de l'existence, gouverne l'avancée du mélodrame. Dans ce qui est peut-être la plus belle scène du film, la lecture par l'héroïne, en pleine rue, de la lettre d'adieu laissée par l'homme qu'elle aime entraîne la perte (provisoire) de son petit garçon dans la foule (situation qui sera reprise à la fin, de manière encore une fois très délicate, lorsque l'arrière-grand-mère, dans le parc, relâchera brièvement sa surveillance du petit dernier de la lignée).

    Histoire d'une femme, Histoire de la femme voire Une histoire de femme : l'existence de ces différents titres français donnés à Onna no rekishi par les diffuseurs dit bien l'ampleur que Naruse parvient à donner à cette évocation d'un destin singulier. Il faut se garder cependant de chercher là une exaltation du sens du sacrifice qui caractériserait la femme japonaise. Pour Naruse, il s'agit plutôt de faire un constat tragique, en suivant les générations successives sur cette trentaine d'années : les femmes survivent et les hommes meurent. Et ce ne sont pas ces derniers qui sont le plus à plaindre. La mort de l'être aimé est une épreuve mais c'est une épreuve qui en annonce presque toujours une autre, plus terrible encore : la révélation tardive d'une erreur, d'un malentendu, d'une tromperie ou d'une trahison. La tristesse recouvre ce film pluvieux et nocturne. Seule la scène finale semble laisser une place au soleil. Il faut le chercher loin ce rayon annonçant un avenir moins douloureux, reposant sur... un petit garçon.

    Chez Naruse, la moindre silhouette impose sa présence en quelques secondes, les plans durent exactement le temps qu'il faut, la mise en scène a l'apparence de la simplicité (du Ozu en plus souple, en moins intimidant peut-être). Réalisé six ans avant sa mort et quatre ans avant son dernier film, Histoire d'une femme infirme le jugement qui consiste à stopper le temps des beaux mélodrames "narusiens" à la fin des années 50 (après la série comportant, entre autres, les magnifiques Frère et sœur, Le repas, L'éclair, Le grondement de la montagne et Nuages flottants).

  • Baby Cart 1 & 2

    Baby Cart : Le sabre de la vengeance (Kozure Okami : Ko wo kashi ude kashi tsukamatsuru) (Kenji Misumi / Japon / 1972) ■□□□

    Baby Cart : L'enfant massacre (Kozure Okami : Sanzu no kawa no ubaguruma) (Kenji Misumi / Japon / 1972) ■□□□

    babycart.jpgBon, je n'aime pas beaucoup ça...

    Le premier volet de la série, afin de poser les bases, est laborieusement charcuté pour intégrer le long flash-back nous éclairant sur ce qui a poussé le grand samouraï Ogami Itto à devenir un mercenaire errant avec son enfant en landau. Ainsi, le récit principal, réduit à la portion congrue, n'avance jamais et le mot "fin" arrive en laissant un goût d'inachevé. Est-ce pour mieux façonner les caractères et déployer une narration plus ample par la suite ? Absolument pas. Le deuxième film reprend le schéma qui sera, semble-t-il, reproduit dans toute la série : le héros monnaye ses talents de bretteur à travers le pays pour quelque mission dangereuse alors que, dans le même temps, des hommes de main au service du clan qui veut sa mort s'acharnent sur lui.

    Ici, tout est au-delà de la caricature, jusqu'au ridicule pour ce qui est des personnages. Comment deviner l'issue d'un affrontement ? Celui qui grimace sans cesse est le méchant, il finira coupé en deux. Celui qui reste impassible est le bon, il s'en sortira en un éclair. Trouvant leur origine dans un célèbre manga, les films illustrent des cases sans aucun souci de progression dramatique. L'effet le plus désagréable est ressenti lors de la séquence interminable et effectivement cartoonesque des traquenards successifs tendus au samouraï, le long d'un seul chemin, par un groupe de ninjas féminins.

    Misumi pousse ainsi le film de sabre vers la parodie, tout en se prenant très au sérieux et c'est, je pense, cette position intenable qui me dérange. Rions avec les connaisseurs qui se repaissent du second degré et laissons les spectateurs basiques se satisfaire du premier... Le recours au gore se fait dans le même état d'esprit : en fonction du public, l'hyper-violence peut rebuter ou faire rire. Il est toujours possible de laisser flotter cette incertitude, mais au moins, celle-ci doit déboucher sur une réflexion, être intégrée au discours produit par le film, ce qui n'est pas le cas ici. De la même façon, Misumi expérimente constamment dans les cadrages, le rythme, la lumière et la bande-son mais se moque-t-il du cinéma moderne ou veut-il en faire partie ?

    Forcément, au milieu de ce feu d'artifice aussi vain que désordonné, il est arrivé qu'une idée, une composition, plus rarement une scène entière (celle du combat autour du puits dans le deuxième épisode, par exemple), me plaisent. Mais je ne peux guère m'intéresser à ce type d'ouvrage exclusivement pensé en termes de "trucs" de mise en scène ou de scénario.

    Arte a diffusé ces jours-ci les six épisodes de la série. Epuisé au bout du deuxième, j'ai déclaré forfait pour le reste...

  • Le samouraï du crépuscule

    (Yoji Yamada / Japon / 2002)

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    samouraiducrepuscule.jpgAvec Le samouraï du crépuscule (Tasogare Seibei), il ne faut pas s'attendre à un film de genre plein de bruits de lames qui s'entrechoquent, de giclées de sang ou de sauts périlleux arrière. Yoji Yamada, vénérable artisan du cinéma japonais qui s'est lancé dans une trilogie historique consacrée aux samouraïs après avoir œuvré essentiellement dans la comédie sociale, tourne ostensiblement le dos à toute notion d'épopée et à tout effet spectaculaire. Situé dans la deuxième moitié du XIXe, au moment où cette caste particulière se voit sur le déclin, le récit s'attache à décrire un épisode de la vie de l'un de ses membres, l'atypique Seibei Iguchi, homme simple et pauvre, s'occupant seul de ses deux petites filles et sentant son âme devenir plus paysanne que guerrière. C'est donc avant tout à l'étude minutieuse d'un quotidien peu éclairé d'ordinaire que nous convie Yamada.

    Sa mise en scène est très classique, très sage. Entre les panneaux coulissants des intérieurs et les murets des extérieurs, le film peut paraître un brin étriqué même s'il colle mieux ainsi à son projet initial : démythifier la figure du samouraï. Très estimables sont les efforts réalisés en vue d'une caractérisation sociale et morale précise. Moins bien géré est l'appel à l'émotion, les dialogues, relativement abondants, n'étant pas d'une originalité folle. De plus, le choix de laisser une voix off redondante, celle de l'une des fillettes devenue une vieille femme, prendre en charge la narration fait tendre quelques séquences vers une certaine sensiblerie.

    Fort heureusement, Yamada parvient à nous attacher à son personnage principal, ce samouraï que ses collègues fêtards surnomment "Crépuscule" car il rentre invariablement chez lui tous les soirs, une fois son travail de paperasse effectué, avant la tombée de la nuit. Cet être qui apparaît médiocre aux yeux de beaucoup est en fait un sabreur redoutable : un duel auquel il ne peut échapper nous le prouve, à nous et à toute la communauté ébahie. Endossant une nouvelle réputation à contre-cœur, minimisant l'ampleur de ses talents, refusant d'évoquer le moindre fait d'arme d'un passé que l'on peut imaginer glorieux, Seibei se trouvera malgré lui entraîné à nouveau dans la violence, soumis à la règle d'obéissance du samouraï et aux calculs politiques et guerriers de ses chefs. Les deux seuls combats que donne à voir Yoji Yamada, filmés en plans très longs et sans musique, laissent passer finalement plus d'émotion, par la mise à jour du tiraillement qu'ils provoquent chez Seibei, que les pauses amoureuses entre ce dernier et la sœur de son ami ou que l'égrenage des souvenirs attendris par sa fille.

  • United Red Army

    (Koji Wakamatsu / Japon / 2007)

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    united3.jpgObjet filmique fascinant s'étirant sur cent quatre-vingt dix minutes, le temps d'une immersion suffocante dans l'histoire tragique d'un groupuscule révolutionnaire, United Red Army (Jitsuroku rengô sekigun) est signé par un septuagénaire en pleine possession de ses moyens et que l'envie viscérale de mener à bien ce projet déjà ancien n'a aucunement aveuglé ni entravé. Koji Wakamatsu déploie un récit en triptyque aux panneaux bien distincts, quoique parfaitement articulés, et ayant ainsi chacun leur intérêt et leurs prolongements particuliers qui effacent tout sentiment de monotonie.

    L'entrée en matière se fait par le versant documentaire : un long exposé, aussi clair qu'il soit possible de faire, sur la complexe histoire post-seconde guerre mondiale de l'extrême-gauche japonaise. Les images d'archives en constituent le matériau premier, laissant toutefois, au bout de quelques temps, s'insérer de brèves reconstitutions destinées à rendre plus fluide la transition à venir entre documentaire et fiction, personnes réelles et acteurs, noir et blanc et couleurs (aux tendances monochromes). Le flot d'informations manque d'emporter parfois le spectateur, qui peut lâcher un fil de temps à autre, sans trop de conséquences pour sa compréhension générale (les sous-titres français s'ajoutant à l'image, à la voix-off et aux inscriptions en japonais). En plein maelström, Wakamatsu fixe certaines figures en arrêt sur image et incruste leurs noms, âges et fonctions au sein du mouvement. La vitesse est trop élevée, leur nombre est trop important, l'incertitude sur leur destin est trop grande pour que l'on ne renonce pas à les retenir tous mais que l'on se rassure, l'effet donnera sa pleine mesure, poignante, par son ré-emploi plus tard dans la narration, l'inscription de la date de la mort apparaissant alors à son tour, cette fois sur les images des cadavres.

    Car la suite, qui retrace la retraite clandestine et para-militaire d'une quinzaine de membres, va nous entraîner dans une sidérante plongée vers le néant. Le geste révolutionnaire va prendre une tournure sectaire et l'engrenage de l'auto-critique, usage qui, selon le dogme maoïste, permet l'accession à une véritable conscience communiste, mènera à l'établissement d'un régime de terreur : après la négation de la singularité de chaque individu, de sa pensée, de son sexe (les femmes sont "masculinisées" dans leur apparence physique et par l'égalité des traitements) viennent la violence, les tortures, les exécutions. Les séquences de procès et d'assassinats, irrémédiablement introduites par les mêmes plans d'ensemble, se succèdent de manière exclusive : la logistique quotidienne, les détails de la vie commune et l'entraînement militaire disparaissent de la ligne narrative, comme éjectés sous l'effet du tourbillon de la terreur.

    Le motif privilégié du film est celui de l'enfermement. La partie documentaire montre la naissance du mouvement contestataire au sein de la société. Le deuxième volet, celui du retrait, ne donne à voir que ce qui se joue dans l'abri et aux proches abords. Le troisième accentue encore l'isolement en décrivant une prise d'otage dans un chalet encerclé par la police sans nous offrir une seule image de l'extérieur. Ce resserrement spatial influe logiquement sur le nombre de protagonistes : de la foule des manifestations, nous passons à une quinzaine d'activistes puis aux cinq derniers membres encore en liberté. Dans cette optique, il ne faut pas s'attendre à un dénouement flamboyant, mais à une mêlée indistincte dans un recoin.

    L'ennemi, au cours de l'assaut final, devient une force invisible, sa présence ne s'affirmant que par le sifflement des balles traçantes, les fumigènes et les gerbes d'eau propulsées par les lances à incendie (le navire Armée Rouge Unifiée sombre). A s'épuiser en guerres internes, le groupuscule en vient à ne plus pouvoir penser l'ennemi autrement que comme une vague idée à combattre ce qui rend cette dernière lutte inefficace. Plus grave encore, sans doute, est l'incapacité des extrémistes à faire comprendre leurs discours et leurs actes à leur otage. Le lien avec le peuple est rompu. Ce retour vers l'action, après les errements théoriques ayant provoqués les purges, est donc particulièrement amer. L'endurcissement a rodé une rhétorique révolutionnaire mais semble avoir effrité l'âme de ces "soldats" et en ces instants décisifs remontent à la surface le libre arbitre, l'histoire personnelle, les attaches familiales, toutes choses repoussées avec vigueur lors du périple montagnard. La cohérence de la mise en scène de Wakamatsu impose à ce retour du refoulé, même s'il est provoqué de l'extérieur (l'arrivée de certains parents des preneurs d'otages autour du chalet), qu'il suive un chemin interne (nous n'entendons que des voix off portées par les mégaphones).

    La maîtrise du fleuve narratif que constitue United Red Army force l'admiration, la réussite de la reconstitution touche jusqu'à la bande originale, confiée à Jim O'Rourke, petit génie du rock indépendant sachant réveiller les expérimentations musicales des années soixante-dix sans les singer, et la représentation de la violence estomaque en flirtant, par la répétition, avec les limites de la complaisance sans les franchir. Entrant fortement en résonance avec certains aspects de la culture japonaise (dogme de l'obéissance, respect de la hiérarchie, importance des rituels, sens de l'honneur), le trajet décrit, ahurissant au point de tendre parfois vers l'absurde et le grotesque, débouche sur une réflexion dérangeante sur l'engagement, les nécessités de la lutte collective et les impasses de l'endoctrinement. Mais si le film passionne autant, c'est par la position que tient Koji Wakamatsu (que l'on peut qualifier de "compagnon de route" de ces groupes révolutionnaires). Le cinéaste ne se place jamais du côté de l'Ordre, il suit jusqu'au bout les extrémistes et ne les livrent pas à la vindicte. Il s'agit alors de se demander où a été atteint le point de non retour. Il ne se situe pas forcément au moment du passage à la lutte armée. Il est en fait très difficile à déterminer. Et la richesse du film vient de là.

    (Chronique dvd pour Kinok)