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  • Tokyo sonata

    (Kiyoshi Kurosawa / Japon / 2008)

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    tokyosonata.jpgAprès dix ans de rendez-vous manqués, je rencontre enfin Kiyoshi Kurosawa. Il me plaît.

    La singulière réussite de Tokyo sonata tient tout d'abord à son imprévisibilité. Le thème abordé (le délitement d'une cellule familiale) n'a pourtant rien de novateur et l'argument moteur (le licenciement du père, qui n'en dit mot à personne) a déjà été utilisé ailleurs. Au départ, chacun se trouve dans la position attendue : le père stressé par son travail, la mère discrète au foyer, l'ado toujours absent de la maison et le petit dernier sensible et doué. Les subterfuges du chef de famille et l'organisation de ses journées, entre recherche d'emploi humiliante et soupe populaire, tracent la voie principale du récit, qui frappe assez vite par ses constantes ruptures de ton. Kurosawa ayant souvent oeuvré dans le genre du fantastique, il excelle à faire naître l'étrange par petites touches esthétiques (la lumière projetée par un téléviseur, le bruits des trains) et il nous entraîne, dans les pas de son héros malheureux, à la découverte d'un monde insoupçonné et absurde, là où derrière un groupe de cadres supérieurs cravatés et pendus à leur mobile peut se cacher une armée de l'ombre de chômeurs au bord du gouffre.

    A ce premier point de vue, le film en ajoute deux autres : celui du fils aîné qui, lassé des petits boulots ne menant nulle part, décide de s'engager dans l'armée américaine et celui du plus jeune qui prend des cours de piano en cachette. Ces développements narratifs parallèles pourraient être unifiés par une mise en scène chorale et unanimiste privilégiant la fluidité des transitions. Or, ces histoires (toutes secrètes) sont étanches. En effet, Kiyoshi Kurosawa use d'ellipses et de raccords brutaux, heurtant ses séquences. La coupe, c'est un mur. Tout est séparation.

    Tokyo sonata est un précis de dynamique, soit l'étude des forces et des mouvements qu'elles provoquent. A ce stade du récit, l'édifice familial ne semble tenir que par la présence en arrière-plan de la mère. Celle-ci n'a pas encore eu droit à son histoire à elle (ça viendra). Elle se contente de faire le lien. Mais la pression est trop forte et le foyer doit exploser. Une série de crises familiales éclate donc et les déflagrations successives affolent les trajectoires : trois fuites opposées, trois courses effrénées en résultent (la quatrième, celle du fils aîné, se fait hors-champ). Le sentiment de liberté que procure cette prise de vitesse soudaine est toutefois de courte durée. Finalement, la plus grande douleur ne vient pas de l'explosion elle-même, mais de son souffle, projetant les personnages trop violemment. Il leur faudra reprendre tous leurs esprits pour repartir à zéro, après avoir, en quelque sorte, ressuscité.

    Dans le dernier tiers du film, Kurosawa ne cesse donc de tordre son récit. Comme il nous a habitué au fur et à mesure à cette avancée chaotique, il peut tout se permettre et laisser flotter d'admirables moments de cinéma (l'accompagnement par la caméra de la fuite en voiture, la révélation sur la plage au petit matin). Il peut surtout, au final, faire converger toutes les lignes qu'il a tracé, à l'occasion de l'un des plus beaux dénouements qu'il nous ait été donné de voir depuis longtemps. La musique, si parcimonieusement mais si remarquablement utilisée jusque là, envahit alors l'espace et les différentes histoires ne font plus qu'une, enfin.

  • Ponyo sur la falaise

    (Hayao Miyazaki / Japon / 2008)

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    ponyo.jpgPonyo sur la falaise (Gake no ue no Ponyo) est l'occasion pour moi de renouer avec plaisir avec l'oeuvre de Miyazaki, délaissé (involontairement) depuis l'extraordinaire Princesse Mononoke. Le miracle de ce cinéma-là est décidemment sa capacité à toucher avec la même intensité et dans le même mouvement les spectateurs de tous âges. Si les meilleures productions animées américaines peuvent y parvenir également, elles usent de moyens différenciés à l'intérieur même de leurs récits, en contentant le plus souvent le public adulte par la perfection technique ou l'emploi du second degré et des clins d'oeil cinématographiques. Les films du maître japonais sont en ce sens beaucoup plus homogènes, l'émotion et le rire des "petits et grands" éclatant en même temps.

    Vu de notre hauteur à nous, si Ponyo est aussi plaisant, il l'est d'abord par son apparente simplicité et le calme de son tempo. Certes, quelques temps forts se détachent mais ils ne sont pas placés stratégiquement dans le récit afin d'organiser un crescendo émotionnel efficace. A l'image de la longue discussion entre la déesse de la mer et le sorcier Fujimoto, chaque séquence prend le temps qu'il faut. La simplicité de l'argument et l'approche réaliste de la société japonaise contemporaine permet à Miyazaki un traitement tout en délicatesse des thèmes qui lui tiennent toujours à coeur. Le message écologique passe sans ostentation, par deux ou trois répliques non généralisantes. De même, la façon dont le cinéaste aborde le tsunami est éblouissante et particulièrement émouvante, nous renvoyant vers les forces de la nature et nous maintenant en équilibre sur une corde tendue entre l'angoisse et le jeu.

    Le dessin de Miyazaki mêle archaïsme et modernité, fonds crayonnés et aplats denses. Le merveilleux et le quotidien peuvent s'y cotoyer dans le plus grand naturel (formidables séquences de "traque" de Ponyo et Sosuke par Fujimoto). L'apparente acceptation de l'improbable par les adultes, leur refus de questionner plus avant les enfants aident également à entretenir ce climat. C'est que tout, dans Ponyo, tend à unifier idéalement deux mondes distincts. Dans les dernières scènes, nous ne savons plus si l'on se trouve dans l'eau ou à l'air pur, qui est humain et qui ne l'est pas. Et le plus beau dans tout cela est que rien n'est expliqué, laissant ainsi à chaque spectateur (avec son âge, sa sensibilité et sa culture propres) toute latitude dans l'interprétation. Libre à nous d'emprunter ou pas les pistes ouvertes sous des prétextes magiques. Parle-t-on de la vie et de la mort ? Aucun dialogue n'y renvoie explicitement mais des signes sont posés : l'engloutissement, le passage du tunnel, le "rajeunissement" des pensionnaires de la maison de retraite...

    Ponyo chante la réunion possible de l'homme et de la nature, des enfants et des parents, des poissons préhistoriques et des bateaux à moteur, des vieillards et des gamins. L'harmonie est le but ultime, atteint ici par le recours au merveilleux plutôt qu'à la sentence et au sentimentalisme.

  • Double suicide à Amijima

    (Masahiro Shinoda / Japon / 1969)

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    doublesuicide.jpgQuatrième et dernier film de cette série Shinoda, où l'on voit malheureusement qu'indépendance et radicalité ne sont pas forcément synonymes d'extase. A la fin des années 60, le cinéaste avait quitté la célèbre maison de production de la Shochiku. L'une de ses premières réalisations hors-système est ce Double suicide à Amijima (Shinju ten no Amijima), tiré d'une pièce du dramaturge Monzaemon Chikamatsu, grand écrivain de théâtre de marionnettes et de kabuki de la fin du XVIIe siècle. Lassé d'oeuvrer dans des genres bien définis comme le film noir ou le film de sabre, Shinoda décida de partir dans l'expérimentation en adaptant ce récit. Le générique s'égrène au fil des préparatifs pour un spectacle de marionnettes. Dans un style documentaire, on voit s'affairer les artistes dans les coulisses : préparation des costumes et des accessoires et habillage dans des tenues entièrement noires pour les manipulateurs qui auront à se fondre dans le décor de la scène. Parmi eux, Masahiro Shinoda lui-même, en conversation téléphonique avec sa scénariste, s'inquiète de l'avancement de l'histoire et évoque quelques choix de mise en scène (que l'on découvrira effectivement plus tard).

    Le récit à proprement parler peut ensuite démarrer. C'est celui du couple illégitime que forment Jihei, un riche marchand marié à sa cousine, et Koharu, une courtisane. Amoureux fous, ils se disent prêts à mourir ensemble. Le scandale grossit et la famille vient briser les derniers espoirs de rachat de Koharu par Jihei, malgré la compréhension de sa femme. Ne reste plus alors aux amants qu'à s'enfuir pour se suicider. Toute l'introduction dans la maison de geishas poursuit la mise à distance qu'imposait le générique. Les décors sont simplifiés jusqu'à l'abstraction; dessins et écritures emplissent murs et sols (on pense beaucoup, pour prendre une référence contemporaine au Dogvillede Lars Von Trier). Les personnages peuvent d'un coup se figer, comme manipulés par le metteur en scène et les hommes en noir du théâtre sont là. Ils observent, attendent silencieusement, puis changent le décor, tendent un accessoire aux protagonistes-marionnettes qui, bien sûr, ne les voient pas. Le décalage ainsi obtenu avec le jeu très théâtral des acteurs du drame, la stylisation extrême et quelques visions érotiques fulgurantes font de cette première partie un moment très intrigant.

    Seulement, au fur et à mesure, les procédés distanciateurs s'effacent, ne laissant plus à l'écran qu'une captation de pièce somme toute assez classique. De longs plans séquences nous confinent dans deux ou trois lieux et n'offrent plus qu'un unique degré de lecture (hormis de trop brefs moments, tel ce saccage de la maison par Jihei qui devient changement de décor). Le récit se met à patiner et le spectacle des pleurs incessants, des déclarations implorantes et des atermoiements des personnages devient fatigant. La fuite du couple, si elle ne nous épargne pas non plus ces tergiversations larmoyantes, a le mérite d'élargir le cadre. Une étonnante dernière scène d'amour dans un cimetière se déroule sous les yeux d'un marionnettiste et son regard indéchiffrable dirigé vers ses créatures enlacées nous fait retrouver un instant la distanciation et le trouble de la première partie.

    Comme dans les trois autres films dont il a été question ces derniers jours, on sent derrière la caméra la présence d'un metteur en scène assez virtuose, passionné, extrêmement cultivé. Shinoda aime à gorger ses oeuvres de réflexions très poussées sur la société japonaise, l'histoire, la politique ou le théâtre. Vu d'ici et maintenant, leur complexité en est parfois rebutante. Il me semble que c'est lorsque le discours du cinéaste ne surplombe pas tout, mais qu'il se diffuse simplement au travers d'un scénario de genre, que la réussite est au bout du chemin (soit, indéniablement : Fleur pâle et La guerre des espions).

  • La guerre des espions

    (Masahiro Shinoda / Japon / 1965)

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    guerrespions.jpgTroisième temps de mon périple chez Masahiro Shinoda. Si Assassinat ployait quelque peu sous le poids de la politique, La guerre des espions (Ibun Sarutobi Sasuke) doit sa réussite au fait qu'il soit d'abord une enthousiasmante variation sur un genre avant de distiller ses réflexions.

    Nous voilà en 1614. deux grands seigneurs se disputent le pouvoir sur le Japon. La période n'est pas à la guerre mais la recherche d'informations et les complots sont continuellement orchestrés de chaque côté, par l'intermédiaire d'espions redoutables : les ninjas. Cette lutte nous est montrée du point de vue de Sarutobi Sasuke, ninja dont le seigneur, Sanada, n'a pas encore choisi son camp, préférant attendre en envoyant aux quatre coins du pays ses informateurs.

    La quantité de noms entendus et de nouveaux personnages arrivant au fil du récit demande encore une fois une attention très soutenue. Mais ici, même le héros semble par moments totalement dépassé. Il prend en fait part à la traque d'un homme, un nommé Noriji, espion que tous veulent retrouver et que l'on ne découvrira pas avant le dénouement. Peinture d'un monde tirant vers l'absurde à force de revirements et recherche d'un Saint Graal : les thèmes croisent ceux du roman noir américain. Dans un bonus du dvd, Shinoda évoque l'admiration que l'auteur du roman original portait à Hammett et Chandler. Sarutobi Sasuke, interprété par un Koji Takahashi au visage anguleux, est le personnage le plus attachant des trois oeuvres de Shinoda dont je vous ai entretenu jusqu'à présent. Certainement parce qu'on le voit évoluer tout au long du film, ballotté entre un désir de retrait inculqué par son maître, hostile à la guerre, et une volonté d'engagement dans une cause qu'il croit juste, pour finir par ne se laisser guider que par l'amour. En parallèle, sont dressés deux beaux portraits de femmes, qui, malgré leur condition, ne véhiculent pas de thématique sacrificielle et n'appellent à aucun apitoiement.

    Je l'ai dit plus haut, La guerre des espions est un parfait film de genre, un film de ninjas (ne manquent même pas les fameuses étoiles aux effets dévastateurs). Les nombreux combats font preuve d'une grande inventivité. La séquence de l'évasion en particulier, qui est composée admirablement : l'affrontement de Sasuke avec les gardes est masqué d'abord par l'ombre de l'héroïne qui se redresse pour s'échapper, puis par une bougie et se poursuit, toujours en travaillant la profondeur de champ, par un travelling latéral le long d'une palissade aux parois tantôt détruites, tantôt intactes. Plus tard, un combat important démarre de façon réaliste pendant une fête populaire nocturne mais se poursuit dans l'abstraction totale d'un paysage désert et ensoleillé. Shinoda n'est ainsi pas avare en surprises. Les apparitions et disparitions de ses personnages sont saisissantes. Lors d'une sublime séquence de bain, trois comparses pittoresques dialoguent avec Sasuke, alors qu'au premier plan, arrive vers lui, dans l'eau fumante, très lentement, une femme inconnue, qui finit par lui susurrer qu'elle lui donnera plus tard un rendez-vous pour des informations. Dans l'autre sens, l'effet de surprise peut être le même. Sasuke affronte Sakon, ninja blanc virevoltant, venu le jauger dans sa chambre d'auberge. Ce dernier s'éclipse en lançant cette phrase : "Au fait, il y a une femme morte à côté". Et effectivement...

    Shinoda déplace ses ninjas, blancs ou noirs, en jouant magnifiquement des sources lumineuses. Dans les décors cloisonnés autant que dans les clairières ou les forêt, sa mise en scène ravit, qu'elle se concentre sur une balade amoureuse ou sur un combat. Beaucoup de plaisir, donc.

  • Assassinat

    (Masahiro Shinoda / Japon / 1964)

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    assassinat.jpgDeuxième étape de ma visite chez Masahiro Shinoda : Assassinat (Ansatsu).

    A la fin du XIXe siècle, dans la peur d'une invasion étrangère, le Japon connut une série de soubresauts menant le pays au bord de la guerre civile. Le pouvoir était partagé par deux représentants : d'un côté l'Empereur et sa cour à Kyoto, de l'autre, le Shogun (le "Général") soutenu par les militaires. Ce titre de Shogun avait fini par se transmettre de façon héréditaire et il ne disparut qu'avec la restauration Meiji en 1868 qui redonnait l'entier pouvoir à l'Empereur.

    Merci Wikipédia pour ces bases historiques. Et merci aussi la jaquette du dvd et les cartons introductifs. Car Assassinat, sous son habillage de film de sabre, est une oeuvre politique d'une grande complexité pour qui n'est pas familier avec l'histoire du Japon féodal. L'intrigue principale se situe en 1863. Le samouraï Hachiro Kiyokawa, nationaliste combattant le Shogun (accusé de faiblesse face à l'étranger), est arrêté et cependant gracié par ce dernier, qui lui propose de former une garde chargée de rétablir l'ordre dans la région. Kiyokawa accepte, allant jusqu'à éliminer d'anciens camarades révolutionnaires. Au bout d'une longue marche avec sa petite armée, il finit par dévoiler son double jeu, retournant, avec l'assentiment de l'Empereur, les hommes engagés à ses côtés par le Shogun. Tout cela pour conquérir lui aussi une parcelle de pouvoir.

    Les intrigues politiques sont aussi compliquées que le personnage de Kiyokawa est impénétrable. Shinoda livre ici une réflexion sur le pouvoir très pessimiste, proche du nihilisme. Dans la première moitié du film, tout en posant les enjeux politiques, le cinéaste lance une enquête sur la personnalité du samouraï. Par l'intermédiaire de l'un des hommes du Shogun, chargé de surveiller et d'éliminer, quand il le faudra, Kiyokawa, nous naviguons au gré des rencontres et des souvenirs de chacun, de flashbacks en flashbacks. Ses combats, ses amours : des bribes d'informations sont lâchées. Mais le puzzle reste incomplet, l'homme insaisissable.

    Le genre appelle le hiératisme, seulement, l'enquête provoque surtout des bavardages et une répétition lassante, chacun y allant de son anecdote. Toujours très soigné, le travail sur l'image se double de sauts temporels et de récits dans le récit qui, si ils forcent l'admiration, nous laissent souvent complètement perdus dans cette histoire. Cette construction à tiroirs s'arrête à mi-film. Le cours chronologique des choses reprend et notre intérêt avec. Shinoda orchestre quelques combats de sabre violents et réalistes, sans excès musical ou sonore et on suit jusqu'au bout la montée et la chute inévitable de son protagoniste, héros parfaitement impénétrable. En nous montrant le parcours de ce manipulateur extrémiste, l'auteur brosse le tableau noir d'une époque charnière tout en tendant un miroir à la société japonaise contemporaine. Mais pour ma part, il me manque bien trop de clefs pour pouvoir apprécier à sa juste valeur la perspicacité de ce regard.

  • Fleur pâle

    (Masahiro Shinoda / Japon / 1964)

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    fleurpale.jpgPlaisir de la découverte. Voici la première des quatre galettes d'un coffret dvd consacré au cinéaste japonais Masahiro Shinoda, qui m'était jusque là parfaitement inconnu. L'homme, né en 1931 et ayant signé en 2003 son trente-deuxième long-métrage, a débuté en 1960, soit au moment où le cinéma mondial commençait à bouger dans tous les sens. Shinoda appartient donc à la Nouvelle Vague japonaise et Fleur pâle (Kawaita hana) prend place dans ce mouvement grâce à, au moins, deux caractéristiques : un fort sentiment de vie rendu par le plaisir communicatif de filmer les rues et, conjointement, un désir d'expérimentation esthétique.

    Muraki retrouve Tokyo après avoir passé trois années en prison et reprend sa place au sein de son clan de yakuzas. Il trouve que rien n'a vraiment changé, quoi qu'en disent ses compagnons (qui eux voient bien que les luttes d'antan laissent petit à petit la place aux alliances à visées économiques). Passée une période de transition relativement calme, Muraki se porte volontaire pour remplir un nouveau contrat qui doit inévitablement le reconduire en prison. Mais comme son titre l'indique (d'autant plus qu'il s'inscrit à l'écran, au bout de plusieurs minutes, sous le visage indéchiffrable d'une belle jeune femme), Fleur pâlen'a pas grand chose à voir avec un film de yakuzas classique. En effet, dès qu'il remet les pieds dans son tripot favori, Muraki croise le regard de Saeko, flambeuse diaphane, fille riche, venue d'on ne sait où pour se mêler aux joueurs clandestins.

    Nous avons alors, en parallèle, la description des activités du clan et le développement de la relation entre Muraki et Saeda. Les deux lignes narratives ne convergent que pour se rejoindre à la toute fin, lorsque le héros proposera à son étrange amatrice de sensations fortes l'expérience ultime, plus grisante encore que le jeu ou la drogue : le spectacle d'un meurtre. Ce dénouement sera bien le seul moment de représentation de la violence engendrée par les yakuzas, et encore, la manière en est opératique et donc déréalisée. Comme Kitano plus tard, Shinoda aborde le genre par des chemins de traverse.

    Dans un noir et blanc contrasté, le style est vif et heurté, à l'image de l'époque. Très morcelées au début, les séquences peuvent très bien par la suite tenir en un seul plan. S'ajoutent à cela des ellipses intrigantes : le personnage du yakuza drogué, pièce essentielle de la dernière partie, restera constamment hors-champ ou à peine cadré à la volée, au fond d'une pièce ou à l'angle d'une rue mal éclairée. Les règles des jeux de cartes sont incompréhensibles, mais les nombreuses scènes s'y rapportant sont assez fascinantes par les regards qui se croisent et qui semblent tous converger vers la seule femme se joignant à ces assemblées de noctambules. L'architecture japonaise, avec ses panneaux coulissants, rend comme toujours un grand service à la mise en scène : surcadrages, obturations et découpages géométriques abondent.

    Depuis au moins Boulevard du crépuscule, nous avons souvent l'impression qu'un récit entamé par une voix-off l'est depuis l'au-delà. Les propos introductifs de Muraki ne font pas exception, avec leur pessimisme et leur ton morbide. Selon notre yakuza, l'homme est un animal qui s'agite en vain. Shinoda nous enjoint donc à observer l'espèce à distance. Prises sur le vif, les scènes de rue ou d'hippodrome isolent Muraki au téléobjectif. Il ne se fond pas dans la masse. Il est ici aussi seul que lorsqu'il arpente le soir venu les ruelles désertes le menant d'hôtels en tripots. Muraki n'est pas une marionnette : personne ne tire les fils (son boss, après l'acceptation du contrat, lui répète pendant plusieurs jours "Prends ton temps..."). Il est bien un insecte qui fait ce qu'il a toujours fait, à peine bousculé par une histoire qui pourrait ressembler à de l'amour, mais qui garde de toute manière, jusqu'au bout, son mystère entier.

  • Il était un père

    (Yasujiro Ozu / Japon / 1942)

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    257726947.jpgUn Ozu. Cela faisait un sacré bail. Et le temps passant, si je connais toute sa filmographie d'après-guerre, je serai bien en peine de mettre en avant clairement tel ou tel titre. Dans ces années-là, l'oeuvre d'Ozu est si compacte, cohérente, uniquement bâtie sur d'infimes variations autour de mêmes thèmes, que la mémoire finit par ne plus bien discerner les films les uns des autres. A moins de les voir plusieurs fois, il me semble que les préférences ne s'établissent pas sur grand chose, voire même, ne reposent finalement que sur l'étât d'esprit du moment.

    Il était un père (Chichi Ariki) est considéré non comme le premier grand film d'Ozu (il en a signé plusieurs dans les années 30) mais comme celui où son esthétique si particulière apparaît pour la première fois de façon aussi claire et continue. Voici donc une occasion de se frotter à nouveau à ce cinéma-là, l'un des plus mystérieux qui soient.

    La trame du film, bien qu'étalée sur une quinzaine d'années, est d'une grande simplicité. Monsieur l'instituteur Horikawa est un veuf qui élève seul son fils Ryohei. A la suite d'un accident ayant coûté la vie à un élève lors d'une sortie, il décide de démissionner, se sentant coupable d'un manque d'autorité et de protection et souhaitant se consacrer dorénavant exclusivement à son fils. Seulement, les petits emplois successifs de l'un et les études de l'autre ne cessent de les séparer, de plus en plus longuement. Ryohei finit par épouser lui aussi la cause enseignante. Après des années, le rapprochement tant attendu avec son père, qui continue inlassablement de prôner l'ardeur et l'exemplarité dans le travail et qui répond toujours qu'il va parfaitement bien, peut enfin se réaliser. Il ne durera qu'une semaine.

    Le film est tourné en pleine deuxième guerre mondiale. Pendant toute cette période, Ozu n'a jamais voulu faire d'ode au patriotisme japonais, réalisant seulement deux longs-métrages en retrait politiquement parlant. Si Il était un pèrerepose sur deux socles rassembleurs, la famille et le travail, il est miné par une tristesse infinie. Sous les sourires, la politesse et la retenue, de sérieux tourments agitent les personnages. Dans deux scènes d'anthologie, à quinze ans d'intervalle, on dit à Ryohei, bouleversé, de ne pas pleurer. Parce que c'est un garçon, qu'il faut paraître digne, ne penser qu'à bien faire. Enfant ou adulte, il n'arrive pourtant pas à retenir ses sanglots. La belle dernière scène du film nous le montre dans le train, en compagnie de sa femme. Après leur échange, il tourne son visage vers la fenêtre. On jurerait que les larmes ne sont à nouveau pas loin. Du début à la fin, Il était un père ne suit qu'une ligne : dire l'amour paternel et le besoin qui en découle d'être ensemble.

    Parmi les excellents comédiens, le génial Chishu Ryu dans le rôle du père touche au plus profond, tout en ayant l'air de ne rien faire sinon d'être là. Comme rarement, nous avons l'impression qu'il vieillit réellement sous nos yeux, alors qu'il n'use d'aucun artifice, sinon une barbe et une moustache.

    Il y a enfin cette mise en scène si étrange. Les brefs inserts de paysage ou de coin de rue déserts scandent le récit. Leur finalité est trouble : suspension du temps ou transition entre deux périodes, indifférence des éléments extérieurs ou élargissement du cadre pour atteindre à l'universel... De même, la fameuse place de la caméra pour filmer les conversations. Le cadrage ne se fait pas à hauteur des yeux des personnages assis mais un peu en dessous, au niveau des épaules dirait-on, d'où une légère contre-plongée. La frontalité des champs et contre-champs, variant du face à face au côte à côte, interpelle également toujours autant. Plus facile à saisir, la construction du récit offre une belle symétrie pour faire resentir l'inversion des parcours et des rapports de dépendance. A la moitié du film, une série de séquence organise le passage de témoin : à la pêche, au bain, à la préparation des valises, père et fils toujours côte à côte, se ressemblant.

  • Blood and bones

    (Yoichi Sai / Japon / 2004)

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    696297498.jpgThere will be blood and bones. Oui oui, je n'ai vu ces deux films l'un à la suite de l'autre que pour pouvoir écrire ce jeu de mot.

    Blood and bones (Chi to hone) est une fresque qui, en 2h20, retrace 60 ans de la vie d'une famille coréenne émigrée au Japon. Le père en est la figure centrale. C'est un homme violent, obsédé par l'argent, qui tyrannise autant les membres de sa famille que ses maîtresses, ses employés et ses créanciers. Le personnage est interprété par Takeshi Kitano.

    La voix-off est là pour nous le rappeler, le portrait de cette brute est peint avec les yeux de l'un de ses fils. Premier problème : jamais la mise en scène n'épousera clairement ce point de vue, usant d'une narration classiquement objective et montrant à l'écran des événements auxquels n'a pas pu assister l'enfant. Du début à la fin, le caractère du paternel ne changera pas. La répétition de la violence libérée régulièrement par cet homme lasse vite. Un mot de trop, une raclée. Un geste déplacé, une humiliation sexuelle. Il n'y a cependant rien de bien dérangeant dans tout cela. Les choses sont claires : nous détestons ce salaud, nous nous apitoyons sur le sort de ses victimes. La violence de chaque débordement est de toute façon à chaque fois adoucie, soit par l'emploi du thème musical du film (une partition "pleine d'émotion contenue" parfaitement insupportable), soit par le filmage des bagarres en plans larges, soit par le montage qui escamote tout sentiment naissant de malaise. La mise en scène fige d'ailleurs tout le film dans un académisme bon teint. La reconstitution historique est des plus scolaires (apparition d'une télé dans la pièce : tiens, on doit être passé dans les années cinquante...). L'intérêt historico-politique de la toile de fond s'évapore très vite à cause des brèves scènes très démonstratives qui éclairent sur le contexte de chaque période.

    Blood and bones, vendu comme un film choc, s'avère parfaitement confortable et totalement ennuyeux, et n'est même pas sauvé par la présence d'un acteur-réalisateur ailleurs génial.

  • Contes des chrysanthèmes tardifs

    (Kenji Mizoguchi / Japon / 1939)

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    L'ami Neil a écrit la semaine dernière une belle note sur Les soeurs de Gion. J'en profite pour apporter ma pierre à l'édifice, grâce à ma découverte relativement récente des Contes des chrysanthèmes tardifs (Zangiku monogatari), nouvelle preuve que la grandeur du cinéma de Mizoguchi n'est pas à chercher uniquement dans les oeuvres des années 50.

    A Tokyo, à la fin du XIXe siècle, Kikunosuke doit se préparer à succéder à son père, grand acteur de kabuki. Chacun sait qu'il n'est pas assez bon mais tout le monde le flatte hypocritement. Seule Otoku, servante de la famille, ose lui dire la vérité. Une histoire d'amour naît entre les deux, ce qui provoque le renvoi de la jeune femme. Kikunosuke préfère quitter sa famille, vivre avec Otoku et travailler son art, quitte à intégrer des troupes de seconde zone et traverser des périodes difficiles. Un concours de circonstances lui offre la possibilité de faire ses preuves sur une grande scène et d'être accepter à nouveau par sa famille. Mais Otoku reste indésirable. Kikunosuke ne la reverra que trop tard.

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    Contes des chrysanthèmes tardifsest bien l'égal des grands films ultimes de Mizoguchi. Sa technique à base de plans-séquences est ici tout aussi envoûtante. L'effet est spectaculaire quand l'action se situe dans les loges du théâtre où tous s'affairent et se croisent. Il est aussi intime et magique quand il accompagne la promenade nocturne des deux futurs amants, le travelling modulant sa vitesse au rythme de leur pas de deux. Ailleurs, des recadrages dévoilant tout à coup un interlocuteur insoupçonné ajoute de la surprise à la fluidité. Devant cet art de la mise en scène, comment pourrait-on s'ennuyer une seule seconde au cours de ces 2h30 ?

    L'histoire d'amour entre Otoku et Kikunosuke est parmi les plus émouvantes qu'ait offert Mizoguchi. Le fameux thème du sacrifice de la femme est une fois de plus mis en avant, mais ce renoncement ici se comprend, et doublement : du point de vue de l'énorme différence de classe, qui sera cruellement réaffirmée jusqu'à la fin et du point de vue du métier de Kikunosuke et de la volonté commune aux deux amants de tout faire pour lui permettre d'atteindre son but, celui de devenir un grand artiste de scène.

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    L'intrigue du film, mélodramatique, est limpide et sans grand coup de théâtre sinon celui qui remet le héros sur une grande scène (victoire atténuée par la perte momentanée mais douloureuse d'Otoku). Toutes les séquences de kabuki sont admirables, filmées sur la longueur et rendant compte du spectacle comme rarement. La représentation qui doit décider de l'avenir de l'acteur est la seule qui intègre de courts plans de coupes sur les protagonistes spectateurs, suspendus au jeu de Kikunosuke. Ce procédé, passage obligé qui donne souvent des scènes ratées (l'éclosion trop soudaine d'un grand talent), passe merveilleusement ici car nous avons bien vu le héros bourlinguer pendant des années et il est logique qu'il puisse se révéler enfin à son public à ce moment précis.

    Comme celles de la plupart des grands mélos, la fin des Contes des chrysanthèmes tardifs mêle le grandiose et le déchirement. Kikunosuke est fêté par une population en liesse mais le prix à payer pour cet aboutissement est bien trop élevé.

  • Gozu

    (Takashi Miike / Japon / 2003)

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    9bcfc66601a84940a85e4cfba8e94615.jpgDeuxième rencontre en quelques mois avec Takashi Miike, japonais hyper-prolifique, s'étant taillé en 10 ans une solide réputation là-bas et ici de cinéaste culte (donc : méfiance). La vision de Audition (1999) m'avait été assez pénible. Commençant de façon très calme pour se terminer dans le gore, le film s'ingéniait à tromper le spectateur. Les premiers signes de basculement dans la folie de l'héroïne étaient assez flippants (j'ai encore en mémoire cet appartement et ce gros sac au contenu remuant et indéterminé) et débouchaient sur une interminable séquence de mutilation qui personnellement me fit dire : "Ils commencent à me fatiguer ces japonais qui se complaisent à filmer un pied tranché au fil à couper le beurre mais qui ne peuvent pas montrer le moindre poil pubien". Une fin à tiroir, réalité / rêve / puis non finalement réalité, finissait de réduire à presque rien mes bonnes dispositions de départ.

    Refroidi mais pas découragé, j'ai tenté une seconde expérience avec Gozu, film assez réputé et très différent du précédent (Miike changeant régulièrement de registre pour chacun de ses 4 ou 5 longs-métrages tournés chaque année). Disons-le de suite, je ne suis plus refroidi, je suis glacé. Gozu est un film-rêve dans lequel un yakuza chargé d'éliminer son boss voit le cadavre de celui-ci disparaître sans explication pour se rematérialiser ensuite à travers le corps d'une belle femme. Au gré de séquences incongrues, si l'on peut certes penser à Lynch, à Cronenberg et pourquoi pas à Bunuel, c'est bien pour se lamenter devant la langueur du rythme, la laideur d'une photographie baignée de teintes orangées, l'impossibilité d'élever le mauvais goût vers la subversion, la mise en scène à la va-vite se contentant de quelques plans aux procédés très voyants (discussion filmées de très loin, derrière une vitre ou d'un plafond etc...), et l'emploi du grotesque virant régulièrement au ridicule. Moins sombre que Audition, Gozu n'inquiète jamais vraiment, gardant quelques traces de comique (supposé) jusque dans ses moments les plus trash, tel cet affrontement entre le héros et le chef de clan se terminant par la mort de ce dernier, celui-ci ayant bêtement oublié qu'il avait un ustensile de cuisine enfoncé dans l'anus (c'est le seul moyen qu'il a d'avoir une érection pour honorer ses partenaires féminines) et qu'il pouvait tomber en arrière dans la lutte. Voilà, voilà... que dire ? Une séquence assez intéressante, lors de la première nuit passée avec la femme Aniki, doit beaucoup à Cronenberg et le dénouement, interminable lui aussi, doit beaucoup à Lars von Trier (la femme qui accouche d'une homme dans The Kingdom). Bon, je crois que je n'aime pas tellement le cinéma de Monsieur Miike. Un petit tour rapide ce matin dans les archives de gens de bonne compagnie m'a laissé entrevoir des avis nettement plus bienveillants (Neil sur Gozu, Orlof sur Visitor Q). Je ne classerai donc pas encore le dossier sans suite.