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borzage

  • Lazybones

    (Frank Borzage / Etats-Unis / 1925)

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    lazybones.jpgLazybones, "le paresseux", est un jeune homme vivant avec sa mère dans une petite bourgade des Etats-Unis. Il est surnommé ainsi notamment par les voisins plus aisés, qui ne voient en lui qu'un bon à rien. Suite à un concours de circonstances, notre homme vient à adopter un bébé, celui que lui a confié, déséspérée, Ruth, la sœur de sa propre petite amie, Agnes. Il élève donc Kit, cette petite fille, tout en gardant le secret de ses origines et acceptant par conséquent de voir Agnes s'éloigner de lui. Les années passent, jusqu'à ce qu'il parte à la guerre en 1917 et en revienne pour se retrouver face à Kit, devenue une belle jeune femme.

    L'introduction du récit et quelques gags récurrents entraînent vers la comédie, le scénario tient plutôt du mélodrame, la géographie et l'humeur sont celles de la chronique rurale, l'ensemble est une petite merveille d'équilibre, tantôt souriante, tantôt bouleversante.

    L'art de Borzage peut déjà s'apprécier à travers le traitement du personnage de Lazybones. Puisque tous, à l'exception de sa mère, le prennent pour un fainéant, nous nous attendons, selon la convention, à ce qu'un coup d'éclat démontre le contraire à l'ensemble de la population. Or, au lieu d'opérer un retournement mécanique du point de vue, Borzage reste dans la continuité, laissant Lazybones garder son attitude de retrait tout en faisant sentir que celle-ci n'a rien de contradictoire avec le maintien d'une droiture et d'une détermination morales. Ainsi, le sauvetage de Ruth emportée par les eaux se fait sans témoins et l'acte héroïque effectué sur le front résulte d'un petit accident. Si l'homme est jugé avec condescendance par ses concitoyens, le spectateur, lui, accepte entièrement sa manière d'être.

    Ce film solaire (seules la scène de guerre et celle du bal, lors de laquelle se brise le dernier espoir de Lazybones, se déroulent de nuit) est d'une simplicité d'exécution confondante. Le jeu des comédiens est d'une justesse constante (une habitude chez Borzage), prolongé qu'il est par de multiples détails. A son retour, non annoncé, du front, Lazybones prend tout son temps pour traverser son petit jardin et franchir le seuil de sa maison afin de retrouver sa mère et sa fille adoptive. Cette suspension permet de laisser passer une vibration, une émotion qui se mêle à un effet de vérité, et dans le même temps, elle consolide encore le récit en jouant sur la "lenteur" reprochée au héros et en apportant une nouvelle variation au gag du portail, ici enfin réparé.

    Il y a ainsi derrière l'apparente simplicité de la mise en scène de Borzage, tant de choses qui résonnent... On peut citer encore, à ce titre, la dernière séquence du film qui nous montre un Lazybones vieillissant s'adonner une nouvelle fois à son loisir préféré, la pêche. Un clin d'œil est adressé au spectateur puisque le héros finit par tomber comiquement à l'eau mais la scène provoque également une émotion délicate par le retour à l'exact endroit (cadré de manière identique) où l'événement déclencheur du drame s'était réalisé, des années plus tôt. Là où l'on pouvait s'attendre à un certain dénouement, les retrouvailles tardives de Lazybones et d'Agnes, cette fin reste ouverte.

    Entre-temps, se seront écoulés plus de vingt ans. Si les transitions entre les différentes phases du récit sont remarquables, le passage du temps sur les personnages ne se fait pas de façon totalement homogène, certains paraissant parfois trop vieux ou trop jeunes. Autre petite faiblesse, la dernière partie du film prend un étrange tour incestueux, avec des réactions plus prévisibles. Ces menues réserves sont cependant loin de porter ombrage au reste, à l'interprétation magnifique de Buck Jones ou de Zasu Pitts (quelle expressivité chez cette dernière !), au dosage parfait élaboré par le cinéaste entre l'humour et le sublime (de nombreuses séquences sont réellement déchirantes, sans jamais en rajouter dans le pathos et Lazybones, en consolant sa fille adoptive trouve les mots qui résument tout : "La mort, c'est simple... les gens sont fatigués... ils sont juste rappelés").

    Lazybones est un très beau Borzage (ce qui a tout l'air d'être un pléonasme, que l'on se place n'importe où dans la période 1925-1940 du cinéaste).

  • Trois camarades

    (Frank Borzage / Etats-Unis / 1938)

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    troiscamarades.jpgTrois camarades (Three comrades) s'ouvre sur le soulagement d'une poignée de soldats allemands célébrant dans leur cantine la fin de la guerre (celle de 14-18). Parmi eux, Erich, Otto et Gottfried portent un toast qui n'a pas grand chose d'enjoué. En démarrant au soir de l'arrêt des hostilités, le récit se déploie à partir d'une blessure dont la cicatrisation se révèlera impossible et se leste d'un sentiment de tristesse insondable.

    Le thème de la camaraderie, entraînant souvent humour et légéreté, aurait pu atténuer ce sentiment-là mais Borzage le traite de manière radicale, extrèmement pure. L'histoire des liens qui unissent les trois protagonistes principaux ne nous est pas contée, l'expérience commune de la guerre constituant un fondement suffisant pour la crédibilité de cette amitié inaltérable. De plus, ces trois ont "la même allure", comme le remarque Pat lorsqu'elle les rencontre et qu'elle tombe amoureuse d'Erich (et effectivement, au-delà de la caractérisation spécifique de leurs personnages respectifs, Robert Taylor, Franchot Tone et Robert Young laisse entrevoir le même feu intérieur et unificateur). Rarement la force d'un lien de cette nature aura été ressentie au cinéma aussi simplement et aussi directement.

    L'entrée en jeu de la jeune femme, Pat, devrait chambouler l'équilibre parfait du trio. Or, ce quatrième élément va consolider plus encore l'édifice (bâti en quelque sorte contre tous les autres). Otto et Gottfried, sans jamais s'interposer, sans jamais créer la moindre ambiguïté, vont se charger de protéger le couple formé par Erich et Pat car ils représentent les piliers les plus solides de cette construction, par leur pragmatisme et leur lucidité. Surtout, ils sont, selon leurs propres dires, des morts-vivants, contrairement à Erich, qui a vécu moins durement la guerre (il n'est resté au front qu'une année) et qui reste du côté de la vie.

    Être mort ou vivant, ou... ni l'un ni l'autre. Les conversations et les allusions en ce sens abondent comme s'accumulent les nuages menaçants dans le ciel et les émeutes dans la rue. Ces funestes et répétitifs présages laissent peu d'échappatoires possibles à l'heure du dénouement mais la grande originalité de celui-ci est d'enrichir le drame d'une série de transferts d'énergie. Ceux qui meurent aident les autres à vivre (et les accompagnent toujours après). Toutefois, malgré le spiritualisme qui enrobe l'oeuvre, et à notre grand étonnement, Borzage évite la lourdeur du thème sacrificiel. Tout d'abord, les décès prennent la couleur sombre de l'inéluctable mais n'ont rien de suicidaire. Surtout, dès le début, l'inter-dépendance des personnages dans ce petit cercle a été démontrée, notamment dans la séquence du taxi saccagé : Gottfried, sachant que ses activités politiques mettent en péril la sécurité de ses deux amis, renonce dorénavant à s'impliquer. Le lien est si fort que le moindre événement vécu par l'un affecte tous les autres.

    Dans une société allemande du début des années 20 totalement déboussolée, les quatre se construisent une bulle (le tournage en studio et l'usage criant des transparences et des décors simplifiés accentuent encore cette sensation). Ils se constituent en noyau insécable. Le mariage de Pat et Erich est célébré dans le bar en la seule présence de Gottfried, d'Otto, du maire, du tenancier et de son employé, les habitués trouvant porte close. Aucune crise interne ne vient perturber le groupe, toutes éclatent uniquement à l'extérieur : dans la rue, dans la société. Des trois amis, Gottfried semble être le seul à tenter un moment autre chose vers l'extérieur, en côtoyant un camarade se lançant dans la rue dans des discours politiques. Le regard que porte Borzage sur les différents groupuscules s'affrontant au dehors reste évasif : un mouvement vaguement pacifiste d'un côté et une organisation martiale et violente de l'autre. Gottfried assurera avoir finalement choisi l'action politique mais son aveu vient si près de la fin qu'il ne semble engager que lui. Il n'entraîne pas le film avec lui. Et en effet, dans l'ultime scène, pendant que la ville gronde au loin, on parle de partir pour l'Amérique du Sud.

    Ce lieu est largement fantasmé. Il n'est convoqué que par les faux souvenirs qu'Erich aimait égréner devant Pat. Il symbolise donc un ailleurs, voire une autre dimension, plutôt qu'un lieu précis. Ce dénouement sonne comme un désengagement mais la blessure de la guerre semble avoir rendu impossible tout sursaut de ce point de vue. La guerre n'a pas servi de leçon, il ne sert à rien de crier "plus jamais ça". Il ne reste donc qu'à se plonger (ou s'élever) dans l'amour absolu (ou dans l'amitié absolue puisqu'ici, l'un n'exclue pas l'autre au point que l'un ressemble exactement à l'autre), cet amour né d'une déchirure et qui devient nécessité (Erich existe à peine avant sa rencontre avec Pat ; c'est d'ailleurs, dans les premières minutes, le moins "caractérisé" des trois).

    Dans son style discret et sensible, Borzage recouvre son histoire triste d'un manteau neigeux. S'il s'autorise, à l'occasion, des effets visibles de mise en scène (toujours à bon escient : la vengeance d'Otto, l'ultime redressement de Pat), ce sont des images simples qui frappent et qui déchirent : le cadavre de Gottfried serré contre Erich à l'arrière de la voiture conduite par Otto, à la recherche du meurtrier, ou la séparation sur le quai de la gare où Pat demande aux deux hommes de se retourner pour qu'elle puisse trouver la force de partir. Ce sont aussi ces gros plans sur le visage souffrant mais lumineux de la merveilleuse Margaret Sullavan.

  • Et demain ?

    (Frank Borzage / Etats-Unis / 1934)

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    etdemain.jpgLe parcours du jeune couple Hans-Lammchen dans l'Allemagne en crise du début des années 30, leurs difficultés financières, leurs rencontres, le frottement de leur idéalisme au contact d'une société en quête de repères, la fortification de leur amour et le maintien de leur volonté combative...

    Comme l'a établi la majorité des études sur le cinéaste et comme me le laissaient penser quelques souvenirs lointains (liés aux admirables Lucky star, Liliom ou L'adieu aux armes), Et demain ? (Little man, what now ?) confirme que Frank Borzage est essentiellement un grand artiste des années 20 et 30. Nous sommes en effet ici loin du factice I've always loved you. L'histoire est racontée simplement et les effets s'y trouvent ménagés et d'autant plus émouvants. Le tournoiement du manège sur lequel s'est réfugié Lammchen, pleine de remords, ou l'accession à une mansarde sous les étoiles renvoient aux meilleurs moments de l'oeuvre muette. Borzage offre à ses deux amoureux une évolution ascendante, les poussant du rez-de-chaussée d'une officine au dernier étage d'un immeuble bourgeois et jusqu'à un grenier aménagé "près du ciel". Notons bien que cette élévation ne traduit pas une réussite sociale mais plutôt un délestage, une prise de conscience libératrice et, pour le spectateur, une montée émotionnelle.

    Ce beau scénario, qui tire vers la chronique sensible plutôt que le mélodrame larmoyant, séduit par sa capacité à enchaîner les épisodes révélateurs de l'évolution des rapports à l'intérieur du couple. La pesanteur du contexte se fait sentir par des allusions du dialogue (très bien écrit) et par l'apparition de silhouettes secondaires (petits chefs de magasins, chômeurs errants), mais aussi et surtout par une suite de confrontations entre le couple et des figures supérieures sur le plan social, abusant le plus souvent de leur position. Ce sont les réactions de Hans et de Lammchen qui éclairent sur la position morale de Borzage (qui met moins en garde contre le péril nazi, jamais nommé, qu'il ne professe une même méfiance envers toutes les idéologies). Les caractères sont révélés par les différentes situations et anecdotes, ils ne sont pas pré-programmés. L'épisode du début du film, celui de l'employeur désireux de marier sa fille à Hans (qui cache l'existence de son épouse pour conserver sa place), est à ce titre exemplaire. Il ne semble d'abord tenir que sur le jeu théâtral et quasiment vaudevillesque de la dissimulation des intentions avant de dévoiler sa profonde nécessité dans l'affirmation de la sincérité et de l'inaltérabilité de l'amour partagé par Hans et Lammchen.

    De la chronique sociale, le récit adopte le rythme en ruptures de tons, s'appuyant sur l'évantail des registres apportés par les différents protagonistes, sur lesquels notre regard peut évoluer au cours de l'histoire : le vieil escroc libidineux devient, sans changer ses habitudes, un attachant protecteur ; Hans, écorché vif, pétri de certitudes difficiles à mettre en pratique, finit par être très attachant par son volontarisme (c'est sur son visage et non sur celui de sa femme que coulent le plus souvent les larmes) ; Lammchen, enceinte, à la maison, s'efface parfois pour mieux affirmer au final sa présence indispensable.

    Borzage nous touche avec ce portrait d'un couple lié par un amour fou d'autant plus fort qu'il n'est pas donné comme tel mais construit sur la durée. Le jeu de Douglass Montgomery est singulier, à la fois affecté et vif. Margaret Sullavan quant à elle, tournait là son deuxième film, à 25 ans. Elle dégage un charme extraordinaire. L'érotisme discret qui affleure lors de son escapade champêtre avec Hans, la simplicité de sa présence et l'émotion vibrante qui en émane sont à l'image du film.

  • I've always loved you

    (Frank Borzage / Etats-Unis / 1946)

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    ivealwayslovedyou.jpgUn mélodrame de Borzage assez mauvais, qui fait illusion pendant une quarantaine de minutes avant de sombrer vers les limites du supportable. Bien sûr, nous ne croyons pas une seule seconde à cette histoire, celle de Myra, jeune femme élevée à la campagne par son père, autrefois pianiste célèbre en Europe, et qui devient la protégée du Maestro Goronof avant de lui faire de l'ombre sur la prestigieuse scène du Carnegie Hall. Toutefois, les péripéties du début s'enchaînent avec suffisamment d'assurance et la caractérisation des personnages oscille assez plaisamment entre stéréotypes et touches plus originales. Surtout, Borzage laisse toute sa place à la musique : le chemin balisé qui nous mène de l'audition au premier concert, en passant par les nombreuses répétitions, grâce sans doute à la sensibilité du cinéaste, évite les raccourcis et les escamotages habituels.

    Puis arrive le grand soir : Goronof dirige son élève sur scène pour la première fois et devant le tout New York. La séquence marque le point de bascule du récit et, malheureusement, celui du film qui, à partir de là se désagrège totalement. La bienveillance que l'on pouvait avoir pendant la première partie est mise à trop rude épreuve. La longueur de cette séquence au Carnegie Hall commence par nous intriguer mais nous nous rendons vite compte que le changement de statut des personnages qu'elle est chargée d'illustrer passe sans originalité aucune par la lourde mise en scène d'un combat, au cours duquel s'oppose de façon bien improbable la pianiste virtuose et son maître à l'oeil tout à coup noir.

    Ici, comme en bien d'autres occasions, Borzage surligne par les dialogues l'importance du moment, qui ne devrait être exprimée que par l'image. Par exemple, la communication extra-sensorielle qui s'établit entre Goronof et Myra, au piano tous les deux, à une centaine de kilomètres l'un de l'autre, est explicitée par la mère du premier, dont l'irruption ne semble justifiée que par cette fonction didactique : "Écoutez, elle lui parle... il lui répond...". Dans les deux séquences de concert, le public se charge de nous dire ce que l'on doit ressentir. Les personnages, de leur côté, ne parviennent plus à nous intéresser. L'inconséquence parfois vacharde du fils et de la mère Goronof se transforme en prise de conscience douloureuse pour l'un et en clairvoyance pleine de sagesse pour l'autre. Du point de vue de la construction dramatique, les ellipses couvrant plusieurs années sont sans effet, ne relevant que de la plus plate facilité : pendant six ans, Myra n'a pas touché à son piano de salon et c'est une simple demande de sa petite fille qui la pousse à rejouer ; après un saut de vingt ans, les enjeux et les caractères ne varient pas d'un pouce, les conversations semblent immédiatement reprendre le même cours.

    Au final, I've always loved you s'abîme dans les pires conventions du mélodrame et fait sienne la moins aimable des idéologies du genre, celle qui rend possible le triomphe des personnages les plus forts par le renoncement et l'effacement des plus faibles. Du désastre de cette dernière heure, sauvons éventuellement l'interprète de Myra, Catherine McLeod.