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Un jour de l'été 44, en Italie, les habitants de San Martino, sont sommés par les Allemands de se réunir le lendemain dans un lieu précis, l'église, pendant qu'ils feront sauter toutes les maisons alentour. Dans la nuit, le groupe de villageois se scinde en deux : une moitié décide d'obéir aux ordres, l'autre de fuir à travers la campagne à la rencontre des Américains libérateurs.
La nuit de San Lorenzo est un film d'une telle richesse que l'on ne sait trop par où en commencer avec lui. L'une des premières choses frappantes est l'importance donnée aux lieux traversés. Celle-ci, bien que quantité d'images soient absolument magnifiques, n'est pas uniquement d'ordre plastique. Cave ou église, sous-bois ou champ, chambre d'enfant ou chemin de traverse, les multiples espaces dans lesquels prennent place les actions représentées, devant la caméra des Taviani, imposent l'évidence de leur topographie, accueillent à merveille ces bribes de récits et libèrent toutes sortes de significations. Pour ce faire, les cinéastes s'appuient sur leur matérialisme. Les décors proposent constamment des repères concrets, des objets ou des éléments naturels destinés à une utilisation précise. Ainsi, le large escalier de la cave impose une succession de montées et de descentes agitées et le champ de blé, avant d'être le lieu métaphorique d'un extraordinaire affrontement, est un endroit stratégique puisque fascistes et rebelles s'y disputent la récolte.
Beaucoup parmi ces lieux, reliés par des chemins et des routes, sont des lieux de croisement. Ils nécessitent alors des choix. Pour cette raison, les groupes constitués ne cessent d'éclater, de perdre des membres et d'en gagner. De s'opposer aussi, très clairement : Allemands, fascistes, villageois, rebelles et, presque invisibles, Américains. L'une des beautés du film vient de ce que les mouvements produits sous les effets conjugués du paysage et de l'activité des groupes semblent entraîner eux-mêmes la mise en scène et lui offrir une incroyable liberté formelle et narrative. Alors qu'ils accompagnent l'errance de leurs personnages, les Taviani peuvent tout à coup choisir de suivre quelqu'un qui s'écarte du chemin ou lier sans prévenir tel gros plan à un flash-back, parmi tant d'autres possibles. Cette liberté est donc autant horizontale (l'espace) que verticale (le temps).
L'argument de départ est celui d'une fuite et les paysages traversés sont nombreux. Mais, déjà, il faut noter que le trajet se fait bien sûr à pied et que l'avancée est indécise, l'endroit où se trouve l'armée américaine n'étant pas connu exactement. Les distances parcourues ne sont donc pas énormes et la route suivie n'est pas droite. Mieux encore : elle paraît quasiment, au final, tracer un cercle. Cette figure est d'ailleurs omniprésente à l'écran, des puits aux bassins, en passant par les cratères d'obus, les trous creusés, la cour de la ferme, la place du village. Partie d'ici, une poignée d'habitants y reviendra, nous dit-on avant la conclusion et, pendant le périple même, certains auront déjà effectué un aller-retour. Si cette impression de trajectoire en boucle, dont le point le plus éloigné du départ reste relativement proche, a un fondement réaliste (le rythme lent de la marche, la rencontre de gens qui se connaissent ou qui ont entendu parlé les uns des autres à l'intérieur de cette province), elle nait surtout de la volonté des Taviani de donner à leur récit les atours du conte.
Il est d'ailleurs plus que temps de préciser (ou de rappeler) que ce récit est encadré par un prologue et un épilogue, dans lesquels une femme parle à son enfant prêt à s'endormir. L'histoire du film est la sienne. A peine âgée d'une dizaine d'année, elle prit part à cette aventure. A travers l'écran, nous adoptons donc le point de vue d'une enfant. Plus exactement, nous voyons les choses telles qu'elles ont été filtrées par son imagination (l'utilisation parcimonieuse de la voix off est hautement appréciable). Cette approche assure au film sa cohérence tout en permettant les fantaisies.
La présentation de ce passé re-vécu et le passage par le prisme d'un regard d'enfant pouvaient laisser craindre une facture académique et, malgré le fond historique, doucement nostalgique. Les soubresauts de la mise en scène éloignent aisément ce spectre. A la distanciation et au merveilleux, les Taviani ajoutent des éclats de violence (mutilation, cris de rage, morts subites) et les frissons du désir (sensualité dans les gestes et les regards, formation de nouveaux couples, exhibitions, amitié virile trop attentionnée pour ne pas sous-entendre l'homosexualité). Tout est possible, ce qui renvoie à une dimension magique. La nuit de San Lorenzo est celle des étoiles filantes. Tout peut arriver à cette croisée des chemins, pour chaque protagoniste et pour l'Italie elle-même.
Car la force du film est aussi là : dans la manière dont les Taviani, qui se sont fortement inspirés de leurs souvenirs personnels de l'époque de la guerre (ils étaient adolescents), parviennent à mêler la petite et la grande histoire. Comme les détails du quotidien, les références culturelles et historiques abondent. L'histoire de l'Italie depuis l'antiquité traverse souterrainement le film et resurgit par endroits, très explicitement, notamment par le biais du regard de la petite fille qui permet de réunir parfois dans le même temps la réalité vécue et la légende. Soumis à de telles turbulences, le style des Taviani apparaît heurté, parfois excessif, parfois un peu faux, mais il libère une puissance d'expression remarquable. Il colle de plus parfaitement avec la période abordée, temps de chaos où rien n'est jamais sûr, où, comme le montre le stratagème inventé par un très jeune mussolinien pour piéger un rebelle et consistant à ôter sa chemise sombre, le blanc peut tourner au noir, et inversement.
Pour terminer, je dois évoquer un rapprochement qui s'est effectué dans mon esprit lors la vision du film. Le traitement des groupes dans les plans longs et larges m'a rappelé, en plus dynamique, le cinéma d'Angelopoulos, par ces mouvements coordonnés ou, au contraire, opposés, impulsant le rythme des séquences (*). La vitalité atténue quelque peu, par rapport au travail de l'auteur du Voyage des comédiens, l'impression chorégraphique, mais les compositions sont similaires et souvent proches, dans les deux cas, du théâtre, provoquant ainsi une certaine distanciation. Toutefois, dans La nuit de San Lorenzo, à l'inverse de certains films d'Angelopoulos, le groupe est avant tout une somme d'individus. La caméra s'en approche régulièrement pour, éventuellement, les détacher. Dans ce projet si vaste et ambitieux, ils gardent alors toujours leur singularité.
(*) : Deux détails consolident l'étrange lien tissé ici entre les Taviani et Angelopoulos : Omero Antonutti, acteur "principal" de La nuit de San Lorenzo tenait le rôle, deux ans plus tôt, d'Alexandre le Grand dans le film du même nom et Tonino Guerra, crédité pour son aide au scénario, entamera, peu de temps après, une longue collaboration avec le cinéaste grec.
LA NUIT DE SAN LORENZO (La notte di San Lorenzo)
de Paolo et Vittorio Taviani
(Italie / 105 mn / 1982)
Commentaires
Je ne l'ai pas vu depuis longtemps mais quel beau cinéma que celui des Taviani bien que certains soient à mon avis un peu ratés,comme Les affinités électives ou Kaos 2.
Vu il y a quelques jours. C'est un grand Taviani, pas de doute. Il me semble, de mémoire, que l'acteur principal est le même que celui de leur plus grand chef-d'œuvre : Padre, Padrone...
Omero Antonutti est effectivement l'acteur fétiche des Taviani.Un eprésence peu exploitée par d'autres à ma connaissance:La nuit...,Padre...,Good morning...,Kaos où il joue l'auteur Pirandello.
Padre, Padrone, leur chef d'œuvre, oui peut-être. Mais je ne l'ai vu qu'une fois il y a bien longtemps... Kaos, Le soleil même la nuit ou Fiorile sont, dans mon souvenir d'assez jolis films, un peu en retrait tout de même. En revanche, j'ai un faible pour Good morning Babilonia...
Moi si je ne retenais qu'une scène ce qui serait une hérésie tant ce cinéma est riche et m'a souvent comblé,ce seriat la marche-danse finale des révolutionnaires de Allonsanfan.
Oui, c'est une belle scène, dans un film qui en contient plusieurs mais qui m'était apparu un peu inégal (mais nous en avions déjà parlé...).