60s - Page 2
-
Silence et Cri (Miklos Jancso, 1968)
****Après la fin de la courte République des Conseils hongroise de 1919, divers partisans du régime de Horthy éliminent les révolutionnaires. Enfin ça, c'est Jancso qui le dit en entretien, car il n'en laisse à l'écran que des signes, indéchiffrables pour nous, en réalisant son film le plus radical à ce stade. Il y a un refus absolu de dramaturgie classique, d'approche émotionnelle ou psychologique des personnages, dont les liens réels (amicaux, familiaux, conflictuels ou érotiques) ne sont que suggérés. La représentation de l'oppression et de la résistance uniquement en termes dynamiques et plastiques est fascinante.Dans le vaste espace (quasiment pas d'intérieurs, sinon pour cadrer des ouvertures, portes, fenêtres), seuls les révolutionnaires courent. Les soldats, eux, qui balancent entre cruauté et indifférence, marchent tranquillement, ajustent lentement leur fusil et tirent. Ils savent que l'étendue du paysage ne sera d'aucun secours. D'ailleurs, le personnage de révolté le plus lucide n'arrête pas de faire demi tour, conscient de l'impossibilité de la fuite. Pas d'indécision, mais l'idée de plus en plus forte que la lutte doit se faire sur place. On a l'abstraction des lignes, l'arbitraire apparent des déplacements, et en contrepoint, les gestes doux, les marches calmes, les paroles rares. La lenteur et l'épure ne sont jamais un handicap car le mouvement est finalement constant, les glissements de la caméra, associés aux entrées et sorties de champ, en très longs plans séquences remplacent le montage. -
Rouges et Blancs (Miklos Jancso, 1967)
****Quelque part, des Russes blancs affrontent des rouges qui sont aidés de Hongrois réunis en brigades internationales.En pensant au film, on pense d'abord à l'auteur, qui obtint là sa consécration, et donc à son style. On oublie souvent qu'il s'agit aussi de l'un des plus grands films de guerre jamais réalisés. Pas le plus riche ni le plus spectaculaire, mais peut-être celui qui montre le mieux la guerre en mobilisant les notions d'espace et de mouvements. Et cela dès le premier plan séquence. Ordres reçus, fuites ou attaques provoquent les mouvements, mais souvent ceux-ci sont effectués dans plusieurs sens ou sont aussitôt annulés par un mouvement inverse (et dans le même plan). Ainsi sont représentés l'oppression et la résistance, l'arbitraire et l'absurdité, tout en laissant courageusement se glisser les ambiguïtés (les multiples déshabillages/rhabillages et l'économie narrative circulaire, ou "sans fin", peuvent sous-entendre, non pas qu'il faille renvoyer dos à dos mais que des renversements, des revirements, des reniements sont toujours possibles, surtout lorsque des armes sont en mains). Ce qui est admirable, c'est que ces longues séquences "disent tout" de la guerre sans jamais verser dans le symbolisme, ni dans la performance. C'est notamment dû au tournage en extérieur, en pleine lumière et en adaptation au terrain (utilisation extraordinaire de la rivière, des creux, des bosses, du bois de bouleaux), mais encore à la présence corporelle de chacun ou chacune, qui peut devenir personnage principal de longues minutes ou disparaître brutalement (il n'y a donc pas de "héros" dans le film, même si le beau blond Andras Kozak l'ouvre, le traverse et le ferme), toujours dans l'imprévu pour le spectateur. Immense film. -
Les Sans-Espoir (Miklos Jancso, 1966)
***66, début de la jancsomania avec cette histoire des sans-espoir, révoltés matés en 1869 par les serviteurs du régime austro-hongrois. Tout est en place. Manque juste peut-être, connaissant la suite, un peu de souplesse, à cause du cadre militaire et carcéral sans doute. Il n'empêche qu'on a rarement aussi bien montré la contrainte, à la fois physique et psychologique, tout en réduisant les dialogues au minimum : les lignes tracées par les murs du fort et par les rangées de soldats d'une part, l'organisation infernale d'une succession de dénonciations parmi les prisonniers d'autre part. -
Mon chemin (Miklos Jancso, 1965)
***Début de la conquête de l'espace Hongrois par Jancso, avec ces hommes qui courent dans la plaine (parfois après des femmes nues) et se heurtent à des groupes antagonistes, ici, en 45, les Russes prenant possession du territoire, les Hongrois soupçonnés de complaisance avec les Allemands, les Juifs rescapés des camps. Ce sont les va-et-vient qui font que la simplicité de la situation est dépassée, ainsi que le point de vue adopté, celui d'un jeune prisonnier hongrois, ballotté et se liant amicalement à celui supposé le surveiller (Jancso lui-même fut brièvement entre les mains des Russes). Prisonnier dans son pays, ne se posant pas vraiment la question de "l'évasion", plus ou moins tenu de rester dans cet endroit très ouvert, vaste mais borné sur certains côtés (champ de mines) et au-dessus (présence mystérieuse d'un avion). -
Cantate (Miklos Jancso, 1963)
***Un jeune chirurgien plonge dans une crise existentielle après avoir douté des capacités d'un médecin plus âgé. C'est le conflit entre anciens et nouveaux qui est interrogé, le chirurgien, d'origine paysanne, finissant par rendre visite à son père. Mais conflit non résolu, et sous-tendu par un autre, brièvement mais directement évoqué, sur l'engagement socialiste et ses possibles aveuglements. S'effectue surtout une dérive du personnage, appartenant aussi au milieu intellectuel de Budapest. Un film dans le film s'insère à la moitié et a pour effet de rendre le dernier mouvement, à la ferme familiale, insolite, comme une projection dans le passé. Sans doute y a-t-il une influence antonionienne autant qu'une impulsion partagée à l'Est à ce moment-là (un court métrage projeté en privé est jugé par un personnage de "style polonais"). Jancso étonne déjà, commence à étirer ses plans et à gérer les mouvements. La troisième partie, avec ses ouvertures soudaines de l'espace, annonce clairement la suite. -
Le Journal d'une femme de chambre (Luis Buñuel, 1964)
***Adaptation très politique (revancharde, disaient les critiques de l'époque), dans laquelle Buñuel semble d'abord protéger sa Célestine des aberrations droitardes mais pour lui faire assumer finalement son pur arrivisme. C'est donc l'un de ses films les plus noirs et les plus pessimistes. C'est aussi, des trois adaptations vues, celle où le couple Célestine-Joseph me semble produire le plus d'étincelles, coupante Jeanne Moreau et torve Georges Géret. Cela dit, même la deuxième fois comme ici, l'entrée dans un Buñuel est rarement facile, séquences d'apparence banale, mise en scène sobre, petites manies, décors jouant sur "l'impression" plutôt que le sens direct... Mais au final tout a déraillé et, tout comme dans Belle de jour les bascules oniriques deviennent de moins en moins décelables, on est incapable de pointer le moment où le vertige a commencé à nous prendre. -
Maléfices (Henri Decoin, 1962)
**Intéressante adaptation du roman de Boileau et Narcejac, qui ne se plante vraiment que sur une scène didactique de projection d'un documentaire sur l'Afrique noire et sur les cinq dernières minutes qui tentent maladroitement de contourner la difficulté du brusque changement de point de vue en quelques pages de la toute fin du livre. Les tête-à-tête manquent un peu de nerf et de mystère malgré la musique bizarre de Pierre Henry. Mais il y a au moins trois atouts. Deux idées fortes du roman sont filmées "en vrai", assurant un étrange réalisme : le passage du Gois à Noirmoutier et le guépard, que les acteurs approchent et caressent sans astuce de montage. Le troisième atout, c'est Juliette Gréco, parfaite dans le rôle de l'ensorcelante Myriam, se superposant exactement à l'image que l'on se fait du personnage à la lecture. -
Le Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967)
****Revu à la télé hier soir, je me rappelais parfaitement toutes les scènes principales, leur tempo, dialogues et gestes, mais pas vraiment que c'était aussi, à ce point, un film de déplacements (et pour cette raison, il doit toucher à chaque fois les parisiens). -
Le Masque du démon (Mario Bava, 1960)
***
Sans doute est-elle présente dans de nombreux films du genre tournés en noir et blanc mais la lutte entre les ténèbres et la lumière est vraiment rendue dans "Le Masque du démon" avec une rare intensité. A l'exception d'une petite poignée de plans de jour extérieurs, tout semble mangé ici par l'obscurité, le noir encerclant le blanc (voutes, fenêtres, cheminées, feuillages) ou créant des trous pour aspirer (tombes, passages secrets, couloirs, trappes). Même le corps-à-corps déterminant entre Gorobec et Iavoutitch est filmé à distance dans la pénombre. Dans tous les cas, noir ou blanc au centre, l’œil est attiré, comme la caméra gracieusement mobile de Bava. Et la recherche plastique culmine avec les plans consacrés à Barbara Steele, chemise blanche sous robe noire, peau blanche peinte entourée de noir, visage blanc troué par le masque, rehaussé par les cils et sourcils, délimité par la chevelure, tout noir.
-
On achève bien les chevaux (Sydney Pollack, 1969)
*
Je crois que jusqu'au bout je resterai peu touché par le cinéma de Sydney Pollack. Nouvelle tentative (la septième pour tout vous dire) avec "On achève bien les chevaux" que je n'aurais peut-être pas dû enchaîner aussitôt avec la découverte du livre de McCoy tant la noirceur et la sècheresse de ce dernier m'y semble beaucoup trop atténuées et les modifications apportées par les adaptateurs discutables (par exemple, à l'absolu dégoût de la vie proféré par Gloria est substitué une sorte de dépit amoureux : c'est l'un des éléments rendant le dénouement tragique beaucoup moins "compréhensible" par rapport au roman, implacable et dans lequel, il est vrai, cette fin est annoncée d'entrée - Pollack ne le fait pas et se trouve obligé de filmer des flash-forwards parcellaires et peu convaincants sur son héros en train d'être jugé). Il y a toujours un moment chez Pollack où mon intérêt faiblit, où il me semble que ça patine. Trop sentimental peut-être, et trop d'effets de mise en scène pour souligner les moments forts, comme ici les gros plans grimaçants, le montage excité et le ralenti lors de la scène de la course. Le film manque à mon sens de tension interne et de naturel, et les rapports entre le fond (la foule) et le premier-plan (les personnages principaux) restent conventionnels. On pense beaucoup à Altman, qui aurait fait éclater tout ça, sans doute inspiré par la terrible ironie et la notion de fabrique du spectacle. Il était d'ailleurs, cette année-là, en train de trouver son style sur le plateau de "M*A*S*H". Et il avait tourné en 1961 un épisode du show TV "Roaring 20's" titré "Dance Marathon" où une intrigue policière se déroule dans ce même contexte et où l'on retrouve quantité de notations communes au livre et au film de Pollack (le décor, les règles, les pauses, les sous-intrigues, la dégradation physique...). Ce dernier, malgré des moyens incomparables, une plus grande liberté et huit ans de recul, n'apporte finalement par grand chose de plus.