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  • 2 ou 3 choses que je sais d'elle (Jean-Luc Godard, 1967)

    ***
    J'aime bien quand Godard joue cartes sur table. Ici il présente d'abord Marina Vlady puis, après seulement, Juliette, le personnage qu'elle va interpréter. De même, il pose tout de suite sa voix chuchotante sur ses images, pour parler de la politique d'urbanisme parisienne (le "elle" du titre, contrairement à ce que l'on croit, c'est la banlieue). Le film est donc en premier lieu un discours, ou une tentative de discours, une réflexion sur la politique, la société de consommation, la femme poussée à la prostitution et le langage, l'écart entre la pensée et le corps. Et à partir de ce discours, agrémenté de plans documentaires et de témoignages fragmentaires (de femmes essentiellement, souvent touchantes), il développe un fantôme de fiction, celle de Juliette, mère de famille et prostituée. On y croit peu et là n'est pas l'enjeu. La dimension pop art du cinéma de Godard, décelée par ses admirateurs très tôt, saute aux yeux évidemment dans cette période de films en couleurs. Comme La Chinoise après (et sans parler des autres grands titres d'avant), 2 ou 3 choses est très beau visuellement, cela malgré son caractère documentaire (multiples plans de chantiers). C'est aussi un virage pour Godard, dans sa façon de faire du cinéma. Étrangement, en cherchant plus encore la vérité des choses, il devient de moins en moins réaliste. 2 ou 3 choses, c'est enfin la magnifique présence de Marina Vlady, qui semble ralentie par le cinéaste mais en gardant son dynamisme de jeu, qui se sort admirablement du travail qu'il lui impose d'un double registre de parole (direct à destination d'un interlocuteur et pensée à destination du spectateur), en alternance rapide, sur le même ton et sans coupure. 

  • Une femme mariée (Jean-Luc Godard, 1964)

    **
    Sous-titré "Fragments d'un film tourné en 1964", Une femme mariée n'est pourtant pas plus deconstruit ni plus inachevé que d'autres Godard. Il est même plus linéaire et cohérent que certains. Le caractère fragmentaire concerne d'abord les plans dédiés à l'anatomie de Macha Méril puis ses paroles et ses pensées. La recherche plastique et sonore poussée fait que nous nous retrouvons dans le secteur poétique et grave du cinéma godardien. Ce qui n'empêche ni les détails prosaïques (puisque c'est une observation quotidienne qui est faite), ni les tentatives d'humour (en terrain glissant ici lorsqu'il a pour sujet l'holocauste, Godard ayant beau jeu de faire porter le chapeau à ses personnages quittant une séance de Nuit et Brouillard pour aller faire l'amour à l'hôtel), ni les clins d'œil (le film ne cesse notamment de dialoguer avec La Peau douce de Truffaut). La beauté des plans, la personnalité de l'actrice et la succession des blocs amant/mari rendent très intéressante l'étude du cas de cette femme mariée. Il est dommage que, sous les effets de la répétition et par le déplacement de la caméra et du micro vers d'autres personnages dans le dernier tiers (Macha Méril se met surtout à interroger et à écouter), cet intérêt s'émousse à force de volonté sociologique. 

  • Bande à part (Jean-Luc Godard, 1964)

    *
    Deux séquences célèbres, la danse dans le bistrot et la visite du Louvre en courant (on peut ajouter la mort irréaliste de Brasseur, reprise par Hal Hartley, dans Amateur cette fois), n'empêchent pas Bande à part de m'apparaître comme le plus faible des premiers Godard. La désinvolture se rapproche du j'menfoutisme dans cette fausse série noire filmée dans une grisaille hivernale. Les parisiens y trouvent peut-être de quoi s'émouvoir, Godard montrant la banlieue et les endroits les plus quotidiens et banals de la ville, en prises de vue documentaires. Devant ce fond réel, s'agitent en vain Karina, Brasseur et Frey. Trop de décalages sont introduits par Godard. La réalité de la ville, la jeunesse désœuvrée, le prétexte policier, la musique jazzy, la voix off poétisante du cinéaste... les différentes couches se superposent sans jamais se fondre, les unes semblant souvent ne pas "dire" la même chose que les autres. Un procédé de distanciation habituel chez Godard mais particulièrement infructueux ici, et qui m'a laissé perdu entre les strates. Par ailleurs, le "jeu", le côté "ludique" du film, m'a paru d'une grande tristesse et le personnage d'Anna Karina désagréablement rudoyé de bout en bout. Décevant. 

  • ...Et mourir de plaisir (Roger Vadim, 1960)

    *
    Le film est loin de tenir les promesses de son titre, rencontre de la mort et de l'amour. Même si les séquences fantastiques et (légèrement) érotiques sont les plus réussies, celles où Vadim tente réellement d'inventer ou de réinventer (un bel usage de la caméra subjective pour signifier la présence du vampire et sur la fin, une bascule provisoire dans un onirisme, certes un peu daté, à la Cocteau), elles sont trop éparses pour nous accrocher à un récit languissant. La modernisation du Carmilla de Le Fanu, tiré vers l'Italie de 1960, ne porte pas ses fruits. La force invisible du passé sur ceux qui vivent le temps présent ne se fait jamais sentir et la tension entre deux époques n'existe pas, à l'inverse de chez Franju par exemple. Tout reste donc à l'état de décor, devant lequel les trois interprètes principaux, Mel Ferrer, Annette Vadim et Elsa Martinelli, peinent à incarner des personnages.

  • La Sonate à Kreutzer (Éric Rohmer, 1956) & Présentation ou Charlotte et son steak (Éric Rohmer, 1960)

    L'un des courts métrages fondateurs de la Nouvelle Vague et un étrange drame de la jalousie inédit en salles constituent un premier programme Rohmer. Ces curiosités éclairent l'œuvre future plutôt qu'elles ne s'affirment comme deux spectaculaires exhumations.

    Critique vite reconnu, Rohmer eut des débuts de cinéaste difficiles. Présentation ou Charlotte et son steak fut tourné en 1951 mais sonorisé seulement en 1960 et La Sonate à Kreutzer réalisé en 1956 mais mis sous clé par l'auteur lui-même après une unique projection. Ces deux essais parmi d'autres sont déjà précis socialement et géographiquement et offrent une alternance, plus tard typique de la Nouvelle Vague, de scènes de rues et d'appartements. Les constructions sont très rohmériennes dans le sens où situations et enjeux sont posés d'emblée, liés aux rapports entre un homme et une femme, avant que l'on observe l'évolution des stratagèmes et les caprices du hasard. Par sa plaisante ironie, sa brièveté, sa simplicité annonciatrice de la suite et l'interprétation d'un Jean-Luc Godard sans lunettes, Charlotte charme sans trop de peine. La Sonate, adaptée de Tolstoï, déstabilise plus, avec ses plans courts en 16 mm, documentaires ou expressionnistes. Rohmer fait l'acteur avec un sérieux qui s'oppose aux facéties de Jean-Claude Brialy, et sa voix-off, seul son présent avec la musique de Beethoven, déroule un texte-confidence assez monotone. Etrangement excessif, avec bagarre et meurtre, l'objet éclaire brutalement les deux faces de Rohmer, classique et moderne à la fois. Peut-être se retrouvait-il dans ce personnage déplacé, lui le leader d'un groupe de chiens fous de la critique ayant dix ans de moins et que l'on croise tous ici dans une précieuse scène tournée dans les bureaux des Cahiers du Cinéma. Il est en tout cas étonnant de voir quelqu'un qui brillera ensuite par sa discrétion se donner aussi entièrement à l'écran.

    Texte publié dans les Fiches du Cinéma (mai 2016)

  • Shohei Imamura (2/2)

    LA BELLE SANTÉ DE SHOHEI

    Un an après avoir distribué une première série de trois DVD (Cochons et cuirassés, La Femme insecte et Le Pornographe), Elephant Films récidive et poursuit son inestimable effort en l’honneur de Shohei Imamura en proposant quatre nouvelles galettes. S’intéressant toujours au dix premières années d’activité du cinéaste dans le domaine du long métrage de fiction, l’éditeur donne cette fois-ci l’occasion de redécouvrir l’un des classiques du maître japonais, Désir meurtrier, et surtout de connaître trois films plus rares, Désirs volés, sa première réalisation, Mon deuxième frère, quatrième « travail de jeunesse » pour la Nikkatsu, et Le Profond Désir des Dieux, œuvre majeure mais peu accessible jusque là.

    Shohei Imamura signe donc son passage à la réalisation en 1958 avec Désirs volés, dans lequel il décrit dans un style réaliste en « Nikkatsu Scope » les aventures et mésaventures d’une troupe de théâtre vivotant entre villes et campagne. Si la forme manque encore de singularité, les préoccupations qui feront l’originalité de l’œuvre future sautent déjà aux yeux. En premier lieu, la crédibilité de ce qui est montré. Si tôt, en cette fin d’années cinquante, domine l’inscription des personnages dans des décors naturels et l’introduction elle-même prend carrément l’allure d’un documentaire sur la ville d’Osaka.

    Ensuite, le sujet central, très imamuresque, est le peuple. Notre homme Shohei s’intéresse tout de suite au Japon des classes les plus basses. Il suit ici des artistes qui se débattent avec leurs faibles moyens et qui reconnaissent eux-mêmes s’activer dans un « théâtre de mendiants ». C’est une vision sociale de la débrouille qui est offerte, une description de petits larcins et de moqueries envers les dominants. Le peuple est vu comme une entité, même si ses composants sont très caractérisés et très divers, ce qui est flagrant dans toutes ces scènes où il semble faire corps dans le cadre. Aimant filmer les attroupements de rue ou l’agitation du public au spectacle, Imamura réussit déjà parfaitement à transmettre la sensation du mouvement de la foule, de manière humoristique souvent, comme lorsqu’il montre ces rangées bien séparées d’hommes et de femmes manifestant bruyamment et en alternance leur plaisir à voir des danseuses dénudées pour les uns et un bel acteur pour les autres.

    Le monde du spectacle est idéal pour aborder avec vigueur ces thématiques. Par l’intermédiaire d’une mise en scène classiquement chorale, nous passons d’un serviteur de l’art populaire à un autre, au sein d’une troupe quittant Osaka pour s’installer dans un village où la confrontation entre comédiens et locaux, pour la plupart fortes têtes ou puceaux excités, fera des étincelles. Les saynètes pittoresques ne manquent pas, en effet, et d’autant moins que les artistes de kabuki ont, sous ce chapiteau, pris l’habitude de faire précéder leur spectacle par des séances de strip-teases féminins. D’emblée, la circulation du désir s’effectue donc en tous sens. L’ambiance est le plus souvent à la grivoiserie et les personnages ne reculent pas devant quelques vulgarités. Vitalité et désir sont bien les maîtres-mots.

    Ce mélange entre masses ouvrières ou paysannes et artisans de la culture populaire est parfois explosif mais reste coloré de douce utopie. Le regard est effectivement bienveillant tout du long et l’ensemble bon enfant, sans véritable drame. Il manque à cet agréable Désirs volés une certaine tension et une certaine folie, notamment dans la mise en scène, pourtant compétente dans la gestion des foules mais aussi dans le soulignement de telle posture ou geste insolite.

    Ce coup d’essai est cependant déjà frondeur, mal élevé, lorgnant souvent en-dessous de la ceinture. En cette année 1958, les patrons de la Nikkatsu demandèrent donc à son réalisateur de mettre la pédale douce pour la suite. Imamura obtempéra le temps de trois films, dont un est proposé ici : Mon deuxième frère. Le terreau social sur lequel se développe celui-ci est propice à tous les débordements attendus puisqu’il s’agit d’un village de mineurs en pleine crise économique et se vidant peu à peu de ses habitants. Mais les arêtes sont limées, ce qui fait dire qu’une découverte « à l’aveugle », sans connaissance de signature, ne ferait sans doute pas germer l’idée première d’une attribution à son auteur véritable.

    Tiré d’un livre japonais à succès, ce mélodrame social raconte la survie et l’éclatement subi par une famille rapidement réduite à deux frères et deux sœurs après la mort du père travaillant à la mine. Il s’inscrit dans un courant large et très caractéristique des années cinquante, celui du réalisme allant de Vittorio de Sica à Satyajit Ray en passant par le René Clément de Jeux interdits et de Gervaise. La mission d’information sur une situation désespérante est remplie : en s’attachant comme toujours à décrire le petit peuple, ses défauts et sa vitalité inépuisable, Imamura dresse son dur constat. Il le fait encore en montrant le collectif, de manière quelque peu éparpillée, et en se méfiant cette fois de la vulgarité trop étalée et de la trop grande saleté, en repoussant de surcroît la question du désir et du sexe, dans une approche plus consensuelle de la vie familiale.

    Toutefois, sous une apparence plus conventionnelle, la mise en scène sait se faire expressive et dynamique (les éclats de colère et les bagarres, notamment, ont l’explosivité nécessaire, surprenante parfois). Perdant en insolite et en originalité, elle gagne en émotion. Derrière l’accompagnement musical là aussi conventionnel, et même si l’optimisme l’emporte malgré les embûches, une noirceur régulière perce au fil d’une seconde partie centrée sur deux des jeunes enfants. Leur parcours compliqué émeut parfois intensément, en particulier grâce au naturel et à l’excellence des deux petits interprètes. Il est dès lors difficile de résister aux sirènes du mélo.

    Mais la docilité ne dure qu’un temps et Imamura décide d’arrêter de se freiner dès son film suivant, Cochons et cuirassés, en 1961. Suit La Femme insecte puis Désir meurtrier, en 1964, qui tient la place centrale de ce qui ressemble à une stupéfiante trilogie si l’on ajoute Le Pornographe de 1966, une série qui transforme le réalisateur en grand « cinéaste-entomologiste ».

    Dans Désir meurtrier, il conserve son art de la mise en situation, démarrant son récit dans une gare, captant les conversations à distance, partant ensuite dans les rues, dans la ville, dans la banlieue. Mais la démarche est différente de celle qui guidait les premiers essais à la fin de la décennie précédente. La description sociale a changé d’échelle. Nous nous sommes rapprochés et nous pénétrons maintenant au plus profond.

    L’histoire est celle de Sadako, femme mariée et effacée, agressée sexuellement chez elle, un soir que son mari est absent. Humiliée, elle voit ses repères s’effondrer mais aussi un trouble immense l’envahir. Lorsque son violeur réapparaît, elle en fait son amant et bascule dans une liaison fiévreuse. Pour raconter ce singulier drame de la passion, le cinéaste n’abandonne pas ses préoccupations mais livre cette fois un véritable film mental, au sens où il nous fait entrer dans la tête de son héroïne. S’enclenche alors un mouvement centripète vertigineux, d’autant plus enivrant qu’il aborde sans précautions, mais pas sans expérimentations, les rivages du plaisir sexuel.

    Il nous faut quelques minutes pour le comprendre : quand passé et présent s’emmêlent, c’est que le récit obéit aux divagations de Sadako. Le découpage passe d’un temps à un autre sans prévenir et des arrêts sur image entravent la fluidité narrative. La voix off de la jeune femme prend le pouvoir et ne le lâche plus. Personnage initialement en retrait, Sadako décide d’obéir à ses pulsions, bien qu’elle soit la proie de grands tourments. L’agression dont elle est victime semble la terrasser, au point de lui faire dire plusieurs fois qu’elle veut mourir. Mais à chaque fois que la pensée l’effleure, quelque chose l’en détourne : l’amour d’un petit garçon et surtout la nourriture et la chair. Pleine d’appétit alors que tout, autour d’elle, semble là pour la restreindre, elle puise dans sa force vitale et finit par retourner à son avantage les conséquences de son viol.

    Imamura, qui semble montrer la destruction du foyer japonais traditionnel à la suite de l’intrusion violente du peuple souffrant et le retournement total des valeurs qui en découle, navigue là dans des zones grises. Sadako nous dit-elle la vérité, se souvient-elle vraiment ou est-elle en train de fantasmer ? Est-elle dégoutée ou excitée ? Et dans ces zones, une extraordinaire tension est créée puis libérée en de sidérantes séquences sexuelles fragmentant la vision des corps tordus et transpirants. Les coups font mal et laissent des marques mais les femmes et les hommes jouissent aussi vraiment. Le froid glacial fige les extérieurs mais dans les chambres, sous les couettes, est préservée une chaleur étourdissante. La mise en scène ne cherche pas à faire du beau mais la force des plans est décuplée. Désir meurtrier est avant tout un film de « moments », un film avançant à un rythme étrange et ponctué de trouvailles marquantes, comme ce plan-séquence central, devenu fameux, en aller-retour le long d’un train, signe d’un tournant dans le récit.

    Quatre ans plus tard, avec Le Profond Désir des Dieux, Shohei Imamura élève son point de vue, après cette suite de films recentrés et atteignant par paliers une intensité folle. Il passe à la couleur et élargit son champ d’observation à l’échelle d’une île entière, retrouvant à l’occasion une conduite chorale du récit. Dans le format très rectangulaire du Scope, il utilise toutefois une structure de cercles concentriques. L’île choisie est non seulement, par définition, entourée d’eau mais elle apparaît, vue du ciel, parfaitement ronde. Sur celle-ci, tout tourne autour d’un puits et d’une fosse creusée inlassablement par l’un des habitants. Des danseurs avinés tournoient, des plongées significatives se remarquent et surtout, circulent les désirs. Ici, manifestement, tout le monde peut coucher avec tout le monde, même à l’intérieur du groupe familial. L’une de ces familles, la plus vieille de l’île, fait d’ailleurs figure de deuxième cercle dans ce système, entité maudite suite aux agissements contre nature de ses membres.

    Un ingénieur fraîchement débarqué de la capitale sert de relais. Il est l’observateur des mœurs locales mais pas pour autant l’alter ego du cinéaste ni celui auquel le spectateur doit s’identifier. Il est un guide très imparfait, pas toujours au centre du récit, pas assez privilégié par la mise en scène, pas même spécialement attachant. Il aide bien, cependant, à pénétrer les différents cercles, manquant, au final, de s’installer pour de bon dans le dernier.

    Le Profond Désir des Dieux a pour sujet principal l’amour sans tabou ni frontière autre que géographique, même si l’inceste, quasiment une règle dans cette microsociété, voit ses effets choc atténués par la bouffonnerie de l’ensemble. Sujet principal mais non unique. Imamura nous parle de l’opposition entre Japon ancestral et Japon de la modernité (qui transforme les mythes fondateurs en attractions pour touristes), du combat entre rationalité et forces de l’esprit, ainsi que de la coexistence entres hommes et animaux, omniprésents et indifférents. Son film est ambitieux, touffu, troublant, tenu mais imprévisible tout le long de ses trois heures. Il foisonne et déborde de sa base réaliste pour déboucher sur l’irrationnel, l’artifice (par des jeux de lumière et de couleurs) et la distanciation (notamment par le son, la « séparation » parfois des dialogues et des images). Il est à la fois enquête et légende, travail de scientifique et œuvre de poète attiré par l’énergie féminine, la violence des pulsions et l’incandescence de l’amour. Quelle santé il avait ce Shohei !

    (Décembre 2016 - Chronique DVD pour les Fiches du Cinéma)

  • Shohei Imamura (1/2)

    LE JAPON SOUS LA LOUPE-CAMÉRA DE MAÎTRE IMAMURA

    Réalisés entre 1961 et 1966, les trois films de Shohei Imamura édités par Elephant Films viennent nous rappeler que le réalisateur de L'Anguille, resté si vigoureux artistiquement à la fin de sa carrière, était bien, dans ses jeunes années, l'un des enfants les plus terribles du cinéma japonais. C'était aussi l'un de ceux qui eurent le regard le plus perçant sur la société nippone de l'après-guerre.

    Cochons et cuirassés nous propulse dans la ville de Yokusuka, près de Tokyo, là où se trouve en ce début des années 1960 une base de l'armée américaine. Dans les rues du centre, la prostitution bat son plein, l'espoir pour les filles locales résidant dans le mariage avec un G.I. qui apporterait le confort financier manquant cruellement aux familles. Mais c'est finalement tout le petit peuple japonais qui vend ses services à l'occupant puisque la vie économique et, plus encore, la survie des habitants sont liées de près ou de loin à la présence des Américains. Imamura adresse un message clair : le Japon moderne s'est construit par la prostitution à l'Oncle Sam et par l'imitation des modes de vie, jusque dans les manières adoptées par les yakuzas.

    Les trafics en tous genres sont décrits à travers les activités de nombreux personnages. La trame en est parfois obscure mais l'essentiel est bien que soit donné à comprendre un système pyramidal mafieux avec, à son sommet, un chef lié aux autorités militaires américaines. S'il est parfois difficile de s'y retrouver totalement, c'est que la vie éclate partout. Imamura essaie dans chaque scène de sa chronique sombre et tonique, même la plus intimiste, d'organiser une perspective, de laisser une ouverture vers l'extérieur, de ne pas faire oublier la rue. Régulièrement, il y a donc à voir à l'arrière-plan.

    La vie se manifeste aussi par le mélange de tons. Cochons et cuirassés passe du film noir au documentaire, de la farce au néoréalisme, des gesticulations à l'arrêt, des grimaces à l'impassibilité, des rires aux larmes. Mais, aussi bordélique et vivant soit-il, le tableau est souvent d'une noirceur absolue. Rapidement distribué chez nous à l'époque sous le titre Filles et gangsters, le film n'a pas grand chose en commun avec la gentillesse des séries B françaises d'alors (ni même avec notre Nouvelle Vague). Les comportements ont beaux être comiques, ils révèlent toujours une part triste, voire terrifiante. Les morts sont récalcitrants comme dans un vieux burlesque mais ils puent, le cochon que l'on mange avait auparavant bouffé la tête du gêneur et les hordes de porcs déferlent de manière aussi absurde que mortelle. Il semblerait bien que pour ces gens, il faille rire pour ne pas pleurer, car le choix n'existe qu'entre l'illégalité et le travail à l'usine mal rémunéré. Apprécier ce spectacle nécessite d'être sensible au mélange des genres jusqu'au grotesque. Néanmoins, l'agitation reste très encadrée par la mise en scène. Imamura n'a pas été l'assistant d'Ozu pour rien, même si les styles sont très peu comparables.

    Dès ce cinquième film, trois ans seulement après ses débuts dans le long métrage, il pousse loin le bouchon : dans ce monde où la violence jaillit sans gants, ses concitoyens sont finalement vus comme des porcs et le héros finit la tête dans les chiottes. Il faut remarquer cependant que cette noirceur d'ensemble fait que les personnages n'apparaissent pas seulement comme des espèces de clowns, notamment la jeune femme à qui s'attache le plus souvent le récit, qui s'extraie du marasme. Elle peut agir parfois comme une idiote, mais est beaucoup plus sensée que son compagnon, plus lucide et plus droite. Ce personnage féminin qui se détache d'un groupe large est fort et dans l'œuvre d'Imamura, ce ne sera pas le dernier.

    Le film qui suit immédiatement Cochons et cuirassés est La Femme insecte, alors sous-titré Chroniques entomologiques du Japon. On voit effectivement dans les premières images un insecte se mouvoir sur un tas de terre filmé en coupe. C'est entendu : Imamura enfile un habit de scientifique. Il place ici sous sa loupe-caméra une femme qu'il va suivre de sa naissance en 1918 à l'époque contemporaine. En s'attachant à ce personnage particulier, il jette la lumière sur sa famille, ses ascendants et descendants, et sur plusieurs temps nationaux puisque chaque étape est datée, située dans l'histoire du japon.

    Le style est moins accidenté que dans Cochons et cuirassés, les émotions moins soumises aux montagnes russes et le cinéma d'Imamura monte d'un cran. S'il y a observation scrupuleuse, le regard n'en est pas neutre pour autant. Le scientifique n'est pas détaché de son objet. Imamura montre la réalité sans fard, il la dévoile, en extirpe ce qui est habituellement caché bien que naturel (le sexe) et très partagé (le désir), avec une part non négligeable sans doute de provocation mais aussi d'honnêteté pour ainsi dire politique.

    L'histoire contée est celle de Tome, qui a grandi à la campagne dans un climat d'inceste sans tabou et qui arrive à la ville pour entrer en religion dans une secte en même temps qu'au bordel. Sa progression sociale la transformera en mère maquerelle jouant de ses relations et trahissant pour ses propres intérêts. Fille bâtarde, elle verra sa gamine reproduire les mêmes schémas jusqu'au partage d'un amant commun. L'histoire se répète. Les pulsions et les désirs entraînent vers les mêmes sommets et les mêmes précipices, de génération en génération, bien qu'il se fasse jour, peut-être avec le temps, une petite latitude supplémentaire, un espoir plus sérieux.

    Les personnages de La Femme insecte n'ont guère de morale, ou alors celle-ci est fort singulière. Pour autant, prisonniers de leurs pulsions et traversés par l'instinct de survie dans un monde ne tournant que par le sexe et l'argent, ils ne sont pas à condamner. Car en tout bon scientifique, Imamura connaît l'importance de l'environnement. Ses œuvres sont précieuses par la façon dont elles montrent le fonctionnement d'une société et leur force vient bien sûr du fait qu'elles sont au service des oubliés, des misérables et des exclus de la grande marche de l'histoire, ceux qui préfèrent baiser pendant que les autres écoutent le discours de l'Empereur.

    Avançant par blocs cernés par des ellipses (le plus souvent remarquablement effacées plus loin par une image ou un dialogue), présenté de manière à faire sentir dans le cadre l'enfermement, le récit laisse se glisser quelques images documentaires destinées à se situer dans le temps. Celles-ci concernent en général des drames et des contestations populaires. Elles nous sont parfois inconnues mais ne semblent jamais anodines. L'entomologiste n'amène pas que sa loupe. D'une part, il s'engage politiquement. D'autre part, il capte les débordements du désir et donne à voir de fulgurantes images érotiques. Son regard n'est ni neutre ni froid.

    Quatre ans plus tard, Imamura se lance dans une nouvelle étude de cas en choisissant cette fois un sujet masculin, tout en se libérant un peu plus de la Nikkatsu, compagnie devenant seulement coproductrice de ce projet monté en indépendant. Le film en question, Le Pornographe, a encore une fois un sous-titre : Introduction à l'anthropologie. Monsieur Ogata, personnage principal, est donc présenté dans son activité professionnelle et dans sa situation familiale, avec moult précisions sur son arbre généalogique, ses relations de travail, sa position financière... Bref, il est replacé dans la société. A nouveau, l'allusion à l'anthropologie pourrait faire redouter une œuvre cinématographique froide, un récit déroulé à distance devant une caméra imperturbable, mais elle tient aussi du clin d'œil et nous sommes bien au-delà.

    Monsieur Ogata est un pornographe, un réalisateur de films clandestins, un trafiquant d'images interdites, un pourvoyeur de jeunes femmes pour clients fortunés. C'est un homme déjà un peu âgé qui se débat avec ses désirs pour sa femme et sa belle-fille et qui s'est fixé un but dans la vie : aider les hommes à accéder facilement aux leurs. Les images du Pornographe ont d'abord la saveur du documentaire, captant avec sérénité la vie grouillante en décors réels. Toutefois, nous sentons rapidement que cette observation va pousser Imamura à aller très loin. Certes, il ne verse à aucun moment dans la pornographie, laissant celle-ci dans le hors-champ et ne montrant aucun corps véritablement nu, mais il ne manque pas de nous bousculer ! L'étude se soumet à une subversion morale, les situations dérangeantes se multipliant par la libération des désirs humains. Cadrant la majorité des plans derrière des espaces vitrés, utilisant les fenêtres et les portes entrebâillées, Imamura déploie une mise en scène de voyeur, époustouflante par sa capacité à maintenir l'élan vital dans le dispositif. Le tour de force ne contraint pas mais participe à l'état troublant, en adéquation parfaite avec le sujet.

    Éclairs fantastiques et gestes incestueux, jeux pervers et calculs glaçants deviennent vertigineux. Sans abandon de rigueur formelle malgré l'insertion de flashbacks et de fantasmes, le film se resserre et devient de plus en plus fou. Les amarres de la raison sont larguées peu à peu, comme se défait progressivement le nœud retenant la barque. Dans toute la dernière partie du Pornographe, chaque scène semble échapper à l'entendement moral, même si elle ne désigne a priori aucun événement terrible, même si elle n'est pas soutenue par un effet surréaliste. Il s'opère juste un glissement par une indécision de nature (fantasme ou réalité ?) et par une dérive de l'esprit du personnage principal, bien accompagnée par un mouvement plus général vers une sorte de folie collective. La société est vue en coupe et à partir de là, Imamura plonge au plus profond de la nature humaine, vers les pulsions et les désirs inavouables. Cette part cachée est éclairée avec les outils de l'anthropologue et c'est très impressionnant.

    Ces trois films, édités ici en très belles copies, posent les remarquables fondations de l'œuvre de Shohei Imamura (avec Désir meurtrier, de 1964, tout aussi recommandable). Au détriment de titres plus connus comme Pluie noire ou La Ballade de Narayama, ils sont d'ailleurs largement commentés dans le documentaire de Paulo Rocha présent en bonus de ces Blu-rays, Shohei Imamura, le libre penseur, tiré de l'inestimable collection "Cinéma de notre temps". Leur découverte, ou leur redécouverte, permet de replacer le cinéaste au cœur de la "nouvelle vague" japonaise des années 1960. Ce cinéaste qui regardait cette société et ces individus pour en faire des films avec son cerveau, ses tripes et son sexe.

    (Décembre 2015 - Chronique DVD pour les Fiches du Cinéma)

  • Six Femmes pour l'assassin (Mario Bava, 1964)

    **
    Le film-matrice du giallo déroule son intrigue de manière finalement très classique, dans un monde bien défini (la haute couture, qui justifie le luxe des décors et la beauté des victimes) et au rythme d'une enquête policière. Même s'il est impossible de déterminer l'identité de l'assassin avant le dernier quart d'heure, tant Bava brouille (ou plutôt multiplie) les pistes, le mode narratif ne déstabilise pas. La stylisation par la disposition d'éléments de couleurs et par les jeux de lumière est plus à même de le faire. Encore que, aux moments des meurtres, elle continue d'accompagner, elle se poursuit sans excès, elle n'atteint pas un paroxysme (comme plus tard chez Argento). En effet (et je ne me le rappelais pas), c'est plutôt la brutalité, la sauvagerie, le "réalisme", la sécheresse (le meurtre dans la baignoire est montré en plein déroulement, sans aucune préparation) de ces violences qui se remarquent, en plus d'un certain érotisme jaillissant à la seconde de la mort ou juste après (typiquement : le déplacement du corps qui dénude partiellement). 

  • Hercule contre les vampires (Mario Bava, 1961)

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    Dans le titre français de Ercole al centro della Terra, le mot "vampires" est trompeur, malgré un pré-générique semblant aller dans ce sens et la présence de Christopher Lee, et c'est plutôt le mot "contre" qui est important. Bava tente de mêler les aventures mythologiques et le fantastique, voire même l'horreur, qui lui sont chers. Sauf que la rencontre ne se fait pas vraiment. Hercule et ses compagnons (tous interprétés de manière fastidieuse) paraissent totalement déplacés dans les Enfers tels qu'ils sont dépeints par le cinéaste. Et tout se passe comme si, tel un vampire justement, Bava ne s'épanouissait qu'à l'abri de la lumière du soleil. Ses scènes de jour, en extérieurs, sont anodines et balourdes. Ses scènes de palais inquiétants, de souterrains enfumés et de grottes irréelles d'une grande beauté plastique, avec d'incroyables jeux de couleurs. Hercule les traverse (en jetant plusieurs rochers) comme s'il s'agissait de tableaux, et l'on pense alors aux diableries de Méliès. Comme souvent (toujours ?), la fantaisie antique n'échappe pas au ridicule, ce qui apparaît vraiment dommage lorsque l'on voit notamment la brève mais fascinante attaque d'Hercule par des morts terrifiants sortant de leurs tombeaux.

  • L'Héritage des 500 000 (Toshiro Mifune, 1963)

    Pour son seul film comme réalisateur, Toshiro Mifune proposait en 1963 une aventure aux Philippines restée inédite. Utile à la connaissance de la star, cette chasse au trésor hantée par la Guerre était une œuvre trop consciencieuse pour passer à la postérité.

    En ouverture, deux minutes didactiques nous exposent le moteur scénaristique de l’aventure : un tas de pièces d’or enfoui pendant la seconde guerre mondiale par les Japonais au cœur des Philippines. Le film va décrire ensuite l’opération clandestine montée vingt ans plus tard pour récupérer ce magot et, à travers l’opposition de mercenaires cupides et d’un homme à la droiture remarquable, va développer un conflit plus moral que physique. Le choix est de s’enrichir ou d’en faire profiter aux familles des 500 000 Japonais morts au combat dans la région. Si le picaresque, provoqué par des personnages fortement caractérisés, pointe son nez de temps à autre dans ce cadre idéal, le sérieux de l’affaire ne se dément jamais, plombant souvent le récit et l’émotion authentique liée aux douloureux souvenirs guerriers. Mifune a cherché à effectuer son travail correctement, sans faiblir ni briller. Offrant toujours sa belle présence à l’écran, il en a oublié de se filmer réellement en action (alors que son corps en mouvement impressionnait tant chez Kurosawa), occupé à enregistrer, entre deux séquences un peu plus agitées, de longs dialogues-discours sur la nécessaire foi en l’humanité. Formulée maintes fois par son personnage, cette espérance se double d’un fort sentiment patriotique poussant au respect entre les générations du « nouveau Japon ». À la fin d’un film structuré en tours de force scénaristiques, Mifune nous laisse sur une note tragique et absurde trop peu convoquée jusque-là et dans le doute, peut-être alors partagé par lui-même, concernant la possibilité qu’il aurait eu de poursuivre plus avant dans la réalisation.

    (Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2019)