Si l'on a, comme moi, laissé recouvrir pendant très longtemps le film par sa légende cinématographique (le scandale de la décadence bourgeoise d'une part, le glamour de la baignade, des lunettes noires et du titre lui-même d'autre part), on a oublié à quel point il est, au contraire, insaisissable. Pour la première fois à ce point chez Fellini, la narration ne tient qu'à la succession de blocs quasiment jamais fondus l'un dans l'autre, presque interchangeables, et dont le dernier pourrait très bien intervenir au bout d'une ou deux heures de plus. Certes, Mastroianni est déjà l'alter ego, en tout cas le témoin et le guide (il est même, souvent, celui qui aide les autres à entrer dans ces cercles fermés) et, la re-création à Cinecitta aidant, le film peut passer pour film-mental. Mais il y a une dimension supplémentaire, qui tient légèrement à distance : chaque séquence finit par dévoiler un dispositif de mise en scène, mise en abîme ou mise en spectacle, avec les paparazzi, les caméras de TV, les déclarations à Anita Ekberg qu'elle ne semble pas entendre, la bande enregistrée chez Steiner, le dialogue avec Anouk Aimée à travers le conduit, la scène de ménage sur la route déserte mais sous un immense projecteur, etc. Plutôt que le sommet fellinien, je le vois maintenant comme le premier essai, bien sûr impressionnant/monstrueux, de creusement d'un espace entre rêve et réalité qui mènera à des œuvres plus abouties encore.
60s
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La Dolce Vita (Federico Fellini, 1960)
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Le Bois des amants (Claude Autant-Lara, 1960)
°Positif, par fidélité, avait consacré 7 pages à ce film en 61, par Marcel Oms qui le présentait en chef-d’œuvre incompris. Quelques mois plus tôt, il s'était effectivement pris 5 points noirs sur 5 votes exprimés dans le Conseil des dix des Cahiers. Le début n'est pas mauvais : le vieux pétainiste content que les Allemands aient mis de l'ordre dans le pays, la jeune femme soldat qui débarque à la Kommandantur sous les regards en biais des officiers, l'inflexibilité flippante de Gert Froebe, les différentes langues glissant astucieusement vers le français, Terzieff qui cite les lieux de chez lui en les survolant trappe ouverte avant d'être parachuté. Ça se gâte terriblement ensuite. Autant-Lara ne sait absolument pas filmer l'action : la traque de Terzieff est aussi molle que le sera le corps à corps du dénouement. La série de coïncidences amenant à regrouper les personnages principaux dans la maison rend plus invraisemblable encore un récit déjà lourd de ses implications morales. Si la psychologie fait plutôt bien tenir quelques scènes entre les deux (presque) amants, les tergiversations finissent par accuser la théâtralité trop gravement (le manque de continuité entre les extérieurs et les intérieurs y contribue aussi). Autant-Lara a voulu réaliser un film libre d'esprit et pacifiste par la mise en valeur de l'amour (chaste, même si Terzieff manque de violer : heureusement, sa mère castratrice a débarqué dans la chambre in extremis). La puante évolution future du cinéaste biaise peut-être le regard mais on voit là surtout des Français ballottés, des Anglais moqués, des Allemands sévères dans leurs uniformes mais finalement tous très sensibles, tel ce Général inspirant d'abord la crainte puis évoquant la larme à l'œil la mort de son épouse dans un bombardement. Rayant tout le monde de la carte de la fiction, l'apocalypse finale est d'ailleurs due, elle aussi, aux bombes alliées. -
La Voie lactée (Luis Buñuel, 1969)
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La petite insatisfaction que génère "La Voie lactée" (aiguisée par sa position même, entre "Belle de jour" et "Tristana") ne vient pas du découpage du récit qui tendrait à la suite de sketches, comme je croyais me souvenir. Cette avancée, qui vient du roman picaresque, est au contraire l'un des plaisirs du film car l'extraordinaire variété des enchaînements le rend imprévisible. Cela peut-être, toujours différent, une rencontre, un rêve, un souvenir, un glissement historique, un fantasme, une apparition ou encore un simple récit oral (on pense forcément que l'histoire entamée par Julien Guiomar au coin du feu va être représentée mais pas du tout, d'où la force de la séquence). Non, la limite du film est son contenu exclusif, une succession de conversations, débats ou dilemmes théologiques fidèlement repris de textes anciens mais dont le déplacement à l'époque contemporaine (même parasitée par d'innombrables irruptions des temps passés) frappe d'ironie ou d'absurdité. Si le décalage induit fonctionne à plein dans le quotidien moderne (la discussion sur la nature du Christ entre le maître d'hôtel et ses employés), d'autres séquences, plus "historiques", s'étirent inutilement (les Noces de Cana ou le duel entre le janséniste et le jésuite). Par ailleurs, comme le pointait aussi Louis Seguin, déconcerté dans un Positif d'époque, les deux vagabonds (Frankeur et Terzieff) en fil conducteur se révèlent trop passifs pour que le spectateur s'accroche réellement à leurs basques.
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Yûkoku - Rites d'amour et de mort (Yukio Mishima, 1966)
***Je découvre Mishima avec ce coffret livre-DVD autour de son unique film, adapté de sa propre nouvelle "Patriotisme". Celle-ci est stupéfiante, inscrivant dans le quotidien, entre objets et pensées, une histoire d'amour fou glissant de l'union sexuelle ardente à l'atroce seppuku. La progression est si fluide que l'on ne réalise pas bien que l'horreur est inévitable. Par sa description du double suicide, Mishima nous laisse suffocants, autant à cause de la violence que de la continuité narrative imposée magistralement.Aussi marquant, le film fonctionne très différemment. De la continuité, on passe aux ruptures.Non seulement Mishima déplace cette histoire dans un décor épuré de type théâtre Nô, réduisant le réalisme environnemental de la nouvelle à quelques signes à peine, mais il ne cesse de fragmenter. Sans dialogue, le film est entrecoupé de longs intertitres qui forment six parties. La scène d'amour limite les plans larges et la caméra s'attarde essentiellement sur des parties des deux corps. La musique ("Tristan et Isolde" de Wagner) contraste aussi. Cinéma moderne des années 60, pleinement.Je me disais que Mishima choisissait cette solution pour représenter l'amour parce qu'il butait inévitablement, comme tout le cinéma (on pourrait dire jusqu'à ce qu'Oshima tourne "L'Empire des sens"). Il y a cette impossibilité de l'image par rapport aux pages correspondantes.Puis vient le moment du seppuku. Et là, choc, Mishima montre tout. Avec cette nouvelle rupture, le film devient fou. A l'incroyable éventration de Shinji répond, en contrechamp, le non moins incroyable visage de Reiko en pleurs. Puis sa façon de se relever difficilement, son kimono souillé, ses pas dans la flaque noire, etc. Là, Mishima trouve vraiment l'équivalence.PS : Dans le livret d'accompagnement, l'auteur, Stéphane Giocanti, fait manifestement une erreur en passant vite sur la réception du film : "En France, bien que le public lui fît un accueil circonspect, Yûkoku fut primé au Festival de Tours". Il se trouve que dans le Positif de juin 66, Robert Benayoun, rendant compte du fameux festival de courts métrages, défendit passionnément ce film "le plus exceptionnel, le plus haï et le plus discuté de tous", en concluant "Rites d'amour et de mort, faut-il le dire, n'eut aucun prix. Peut-être est-ce dans l'ordre. Si l'amour, graine de subversion, ne choquait pas encore les esprits distingués, serait-il l'amour ?" -
Les Dégénérés (Gian Luigi Polidoro, 1969)
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Pour la sortie de son film, Fellini a décidé d'utiliser son propre nom pour compléter son titre après avoir été furieux d'apprendre qu'il ne pouvez pas utiliser le seul "Satyricon", en raison d'un projet d'adaptation lancé peu de temps avant le sien. Rebaptisé "Les Dégénérés" pour une très discrète sortie en France (en 72), cet autre "Satyricon", signé Gian Luigi Polidoro, n'a pas beaucoup d'intérêt. Seule la qualité très médiocre de la copie visible sur youtube empêche d'être trop catégoriquement négatif envers un film qui est en quelque sorte tout ce que le Fellini se refuse d'être. La recherche d'une continuité classique malgré un matériau parcellaire a poussé les auteurs à épouser le genre du récit picaresque, alors en vogue. Il s'agit donc d'une comédie (sauf les cinq dernières minutes, à la noirceur en porte-à-faux) où même l'érotisme se trouve invariablement rabaissé à la rigolade (là aussi, sous réserve que la copie vue ne soit pas trop tronquée, deux coupes un peu bizarres dans les deux moments les plus sexuels m'ont fait douter). Même s'il faut reconnaître que les déshabillages concernent, comme chez Fellini, les hommes autant que les femmes, l'homosexualité n'a rien de naturelle, plutôt sujette à plaisanteries et toujours liée au travestissement. Le film s'en tient clairement au regard commercial de son époque. Éventuelles petites curiosités : l'apparition de Tina Aumont, Franco Fabrizi en Ascylte et Ugo Tognazzi en Trimalcion (sa "participation exceptionnelle" faisant durer plus que de raison la séquence du banquet).
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Fellini-Satyricon (Federico Fellini, 1969)
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Sans doute le plus fou des Fellini (ce n'est pas peu dire), et pari réussi qui ouvre ses très libres années 70 plutôt qu'il récapitule les précédentes. Son adaptation de Pétrone pose la question de la représentation d'une Antiquité qui nous resterait inconnue : elle s'ouvre de manière théâtrale en monologue du héros, se clôt sur des fresques altérées par le temps, multiplie les lieux et les architectures où des spectacles, publics ou intimes, se déroulent, utilise un procédé mystérieux et déstabilisant de regards caméra fixes de la part de certains figurants sur les bords. Le monde dépeint est pré-chrétien et "innocemment" amoral, le désir (et la violence) y circulant entre tous les sexes, tous les âges, toutes les races, tous les statuts sociaux, sans distinction (une des belles conséquences est l'équilibre érotique hommes/femmes, jusque dans des dévoilements égalitaires). Comme il le fera dorénavant, Fellini recrée tout un univers, avec une inventivité sidérante, du détaillé au monumental, et cela à chaque instant (le moindre plan du film peut donner lieu à une magnifique capture), quitte à ce qu'une superbe composition n'apparaisse que deux secondes. La mosaïque (les langues utilisées sont innombrables et souvent inconnues) mêle constamment le beau et le laid, sans jugement : le visage le plus avenant peut être tout à coup rayé d'une grimace, ou décapité. Mais ce qui en fait l'un des grands films sur l'Antiquité, c'est l'audace de sa narration, succession de heurts, de trous, de détours, d'enchâssements, Fellini s'affranchissant de toutes les règles conventionnelles, inopérantes selon lui pour rendre compte de l'époque lointaine, et offrant, via son imaginaire, une représentation possible.
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The Intruder (Roger Corman, 1962)
**Malgré la facilité de Corman à s'exprimer par l'image, la force du message a tendance à rigidifier un peu le film. Il est en tout cas délivré de façon très directe, sans détour, mais pas sans intelligence. Tout d'abord parce que le point de vue dominant est, audacieusement, celui du (des) salaud(s), ensuite parce que ce qui peut apparaître légèrement forcé dans le scénario (la coucherie avec la voisine par exemple) sert plus tard à enrichir la trame et les personnages, enfin parce que s'opèrent d'étonnants retournements (le premier citoyen à s'opposer est assez vite stoppé, la relève, décisive au final, est assurée par quelqu'un qu'on n'attend pas). La longue séquence du discours de William Shatner face à la foule (prôner la "vérité" contre les "mensonges" pour attiser la haine) fait, par-delà les décennies, toujours froid dans le dos. -
Sirocco d'hiver (Miklos Jancso, 1969)
***1934, des Oustachis, nationalistes croates accueillis, surveillés et instrumentalisés sur le sol hongrois, préparent un attentat contre Alexandre II de Serbie. Jancso commençait à lasser certains, allant toujours plus loin, même dans ce cadre de coproduction franco-hongroise. Passé un temps d'adaptation à l'utilisation du français, la greffe prend, Jacques Charrier et Marina Vlady (et beaucoup plus brièvement Laszlo Szabo et Michel Delahaye) trouvant rapidement leurs marques et ne déparant pas au milieu des habitués hongrois. Plus aucun plan court ici mais le tour de force de treize plans séquences, intérieurs et/ou extérieurs, menés avec virtuosité. Leur longueur, le nombre élevé de protagonistes et la volonté constante de parler politique font qu'ils peuvent glisser de l'observation comportementale à l'allégorie plus distanciée, mais l'intérêt est maintenu dans la représentation des forces en présence et des revirements (symbolisés par d'innombrables passages de main en main de revolvers et de fusils de toutes sortes). Dans un décor quasi-unique, les mouvements de caméras incessants et calculés sont justifiés par la situation du personnage principal, placé dans un endroit qu'il ne connaît pas, entouré d'hommes et de femmes dont il doit douter à chaque fois des intentions. Politiquement, c'est une alerte sur les organisations structurées pyramidalement qui entravent toute liberté personnelle et qui préfèrent créer des martyrs plutôt que s'appuyer trop longtemps sur de fortes individualités. -
Ah, ça ira ! (Miklos Jancso, 1968)
**1947, des étudiants des Collèges populaires investissent un établissement catholique pour débattre et rallier les élèves à la cause socialiste, sous le regard de militaires. Face aux refus, ils finissent par user de l'intimidation et de la force, avant d'être recadrés par des membres du parti qui poussent les plus radicaux à quitter l'organisation. Le film est en couleur et musical, chants très nombreux et danses, qui deviennent de plus en plus contraignantes, rondes servant finalement à encercler les opposants. Jancso filme des groupes bien définis, même s'ils peuvent se scinder. Et toujours par la seule mise en scène des mouvements (ici, donc, ceux du ballet), il montre le possible basculement dictatorial et bureaucratique des révolutions, dans un récit bouclé sur lui-même. Il avance loin dans l'allégorie, par conséquent, on cherche absolument le sens, ce à quoi renvoie ce face à face, ce chant, ce discours, ce leader, ce procès, cette exclusion... D'autant plus que les habits et certains slogans ou certaines pratiques appartiennent aux contemporaines années 60 plutôt qu'à l'immédiate après-guerre. Au-delà du tour de force, contrairement aux précédents, les idées me semblent ici trop masquer les personnages, trop les essentialiser. -
Silence et Cri (Miklos Jancso, 1968)
****Après la fin de la courte République des Conseils hongroise de 1919, divers partisans du régime de Horthy éliminent les révolutionnaires. Enfin ça, c'est Jancso qui le dit en entretien, car il n'en laisse à l'écran que des signes, indéchiffrables pour nous, en réalisant son film le plus radical à ce stade. Il y a un refus absolu de dramaturgie classique, d'approche émotionnelle ou psychologique des personnages, dont les liens réels (amicaux, familiaux, conflictuels ou érotiques) ne sont que suggérés. La représentation de l'oppression et de la résistance uniquement en termes dynamiques et plastiques est fascinante.Dans le vaste espace (quasiment pas d'intérieurs, sinon pour cadrer des ouvertures, portes, fenêtres), seuls les révolutionnaires courent. Les soldats, eux, qui balancent entre cruauté et indifférence, marchent tranquillement, ajustent lentement leur fusil et tirent. Ils savent que l'étendue du paysage ne sera d'aucun secours. D'ailleurs, le personnage de révolté le plus lucide n'arrête pas de faire demi tour, conscient de l'impossibilité de la fuite. Pas d'indécision, mais l'idée de plus en plus forte que la lutte doit se faire sur place. On a l'abstraction des lignes, l'arbitraire apparent des déplacements, et en contrepoint, les gestes doux, les marches calmes, les paroles rares. La lenteur et l'épure ne sont jamais un handicap car le mouvement est finalement constant, les glissements de la caméra, associés aux entrées et sorties de champ, en très longs plans séquences remplacent le montage.