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Faire de la crise d'inspiration d'un cinéaste une œuvre foisonnante, décrire une stagnation le long d'un récit mouvant, concentrer dans un cerveau une foule de personnages (c'est étrange la caméra subjective : cela nous place "dans" un personnage et en même temps, cela nous mène de la façon la plus directe à la rencontre des autres), transformer l'arrêt dépressif en acte de création, faire naître l'imaginaire du blanc éclatant plutôt que de la pénombre, rendre attachant un homme passif (Guido, vu ainsi de l'intérieur, est bien plus émouvant que le Marcello de La Dolce Vita)... Si ces paris sont "fous", le film ne l'est pas (comme peuvent l'être plusieurs autres Fellini). Laissant régner le désordre en apparence seulement, il est tout à fait cohérent (ne serait-ce que par ses échos, ses renvois et sa boucle finale), lucide (il s'auto-analyse sans cesse, jusqu'à fournir lui-même les armes à ses détracteurs, souvent à travers les discours du scénariste), fluide (les rêves et la réalité sont identifiés mais ils ont la même épaisseur).
Fellini brille dans l'instant comme dans le temps long, dans le détail comme dans le grand ensemble :
- Au milieu du grand escalier canalisant la foule des curistes vers les bains, un vieil homme remonte à contre-courant et lance un "Bonjour Commandeur !". La caméra panote vers le haut et cadre quelqu'un à l'arrêt au premier plan. A peine le temps de se demander qui est ce type que le Commandeur apparaît derrière lui, descendant les marches et disant à Guido, à côté de lui : "J'ai compris ce que tu veux raconter : la confusion qui règne dans la tête d'un homme. Mais sois plus clair, plus explicite. Sinon, à quoi ça sert ?" Guido ne l'écoute pas, ne répond rien, ralentit et regarde à sa gauche une mystérieuse femme avançant en parallèle. Tout est condensé en 3 plans et moins de 20 secondes.
- La meilleure séquence de harem de l'histoire du cinéma est peut-être bien celle de 8 1/2. Le fait qu'elle relève du fantasme lui apporte à la fois sa logique imparable, sa justification narrative et sa résistance à toute condamnation morale. Elle reprend un lieu et des sensations d'enfance que la mémoire de Guido a déjà fait remonter à l'écran précédemment, entremêlement propre à nos rêves. Là, toutes les femmes que Guido a connues et/ou désirées se retrouvent, mais venant donc de temps différents (dans sa belle critique pour les Cahiers, Pierre Kast rappelait fort justement que peu de gens, homme ou femme, étaient réellement, le long de leur vie, monogames). Le regard ô combien masculin est à son comble mais l'ironie aussi, via la complaisance appuyée de ces femmes, avant même leur révolte. L'approche protège les personnages féminins tout comme elle rend parfaitement la nature instable du rêve, que l'on subit ou que l'on oriente.
J'ai alors douze ans, je commence à aller assez régulièrement au cinéma de Nontron, situé à une quinzaine de kilomètres du domicile familial périgourdin, j'aime beaucoup Terence Hill et Bud Spencer. Je connais les films de Michel Blanc mais pas ceux de Jerry Lewis. Les deux sont bizarrement réunis à l'affiche de Retenez-moi ou je fais un malheur, de Michel Gérard. Pourtant bon public en ce temps-là, je ne trouve pas ça terrible, déjà. Aujourd'hui, tout le monde semble s'accorder sur le fait que c'est une daube sans nom.
Mes connaissances se limitent à ces trois titres (sans compter celui que j'évoquerai plus bas). Pour le reste, on remarquera que l'époque était aux récits bien musclés : Jean-Claude Missiaen proposait avec Ronde de nuit un polar à la Française relativement bien accueilli par la presse (avec Gérard Lanvin et Eddy Mitchell) et Yves Boisset s'offrait Lee Marvin pour Canicule, une oeuvre qui, depuis la cour du collège, sentait autant la poudre que le souffre (comme toutes celles où l'on trouvait Miou-Miou d'ailleurs). Je ne sais toujours pas, à ce jour, ce qu'il en est réellement. Sûrement dans le même registre, nous trouvons une Cité du crime italienne (par un certain Stelvio Massi). Et les femmes s'y mettent aussi : Les anges du mal, de Paul Nicholas, se déroule dans une prison qui leur est réservée.
Il manque à l'appel deux noms et non des moindres, deux super-auteurs affolant la critique et les cinéphiles, tant sur l'écran que derrière un micro : Godard et Fellini. Le premier faisait mine de suivre la mode de l'époque, offrant à la renversante Maruschka Detmers son Prénom Carmen (au moins trois autres adaptations de Carmen furent proposées, en l'espace de quelques mois, au public : celle de Carlos Saura, celle de Peter Brook et celle de Francesco Rosi; quelqu'un se rappelle-t-il, d'ailleurs, la raison de cet engouement soudain ?). Le second prenait la mer. Et vogue le navire : celui-là, je le connais et c'est peu de dire qu'il m'a marqué. Découvert bien après sa sortie, il reste pour moi le dernier grand Fellini, avant trois ultimes films mi-figue mi-raisin. Comme souvent chez l'Italien, ce sont des images de rêves qui restent en tête longtemps après : un rhinocéros sur un bateau, une salle des machines infernale, des intermèdes musicaux aussi improbables que magiques.

