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80s - Page 5

  • La nuit de San Lorenzo

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    Un jour de l'été 44, en Italie, les habitants de San Martino, sont sommés par les Allemands de se réunir le lendemain dans un lieu précis, l'église, pendant qu'ils feront sauter toutes les maisons alentour. Dans la nuit, le groupe de villageois se scinde en deux : une moitié décide d'obéir aux ordres, l'autre de fuir à travers la campagne à la rencontre des Américains libérateurs.

    La nuit de San Lorenzo est un film d'une telle richesse que l'on ne sait trop par où en commencer avec lui. L'une des premières choses frappantes est l'importance donnée aux lieux traversés. Celle-ci, bien que quantité d'images soient absolument magnifiques, n'est pas uniquement d'ordre plastique. Cave ou église, sous-bois ou champ, chambre d'enfant ou chemin de traverse, les multiples espaces dans lesquels prennent place les actions représentées, devant la caméra des Taviani, imposent l'évidence de leur topographie, accueillent à merveille ces bribes de récits et libèrent toutes sortes de significations. Pour ce faire, les cinéastes s'appuient sur leur matérialisme. Les décors proposent constamment des repères concrets, des objets ou des éléments naturels destinés à une utilisation précise. Ainsi, le large escalier de la cave impose une succession de montées et de descentes agitées et le champ de blé, avant d'être le lieu métaphorique d'un extraordinaire affrontement, est un endroit stratégique puisque fascistes et rebelles s'y disputent la récolte.

    Beaucoup parmi ces lieux, reliés par des chemins et des routes, sont des lieux de croisement. Ils nécessitent alors des choix. Pour cette raison, les groupes constitués ne cessent d'éclater, de perdre des membres et d'en gagner. De s'opposer aussi, très clairement : Allemands, fascistes, villageois, rebelles et, presque invisibles, Américains. L'une des beautés du film vient de ce que les mouvements produits sous les effets conjugués du paysage et de l'activité des groupes semblent entraîner eux-mêmes la mise en scène et lui offrir une incroyable liberté formelle et narrative. Alors qu'ils accompagnent l'errance de leurs personnages, les Taviani peuvent tout à coup choisir de suivre quelqu'un qui s'écarte du chemin ou lier sans prévenir tel gros plan à un flash-back, parmi tant d'autres possibles. Cette liberté est donc autant horizontale (l'espace) que verticale (le temps).

    L'argument de départ est celui d'une fuite et les paysages traversés sont nombreux. Mais, déjà, il faut noter que le trajet se fait bien sûr à pied et que l'avancée est indécise, l'endroit où se trouve l'armée américaine n'étant pas connu exactement. Les distances parcourues ne sont donc pas énormes et la route suivie n'est pas droite. Mieux encore : elle paraît quasiment, au final, tracer un cercle. Cette figure est d'ailleurs omniprésente à l'écran, des puits aux bassins, en passant par les cratères d'obus, les trous creusés, la cour de la ferme, la place du village. Partie d'ici, une poignée d'habitants y reviendra, nous dit-on avant la conclusion et, pendant le périple même, certains auront déjà effectué un aller-retour. Si cette impression de trajectoire en boucle, dont le point le plus éloigné du départ reste relativement proche, a un fondement réaliste (le rythme lent de la marche, la rencontre de gens qui se connaissent ou qui ont entendu parlé les uns des autres à l'intérieur de cette province), elle nait surtout de la volonté des Taviani de donner à leur récit les atours du conte.

    Il est d'ailleurs plus que temps de préciser (ou de rappeler) que ce récit est encadré par un prologue et un épilogue, dans lesquels une femme parle à son enfant prêt à s'endormir. L'histoire du film est la sienne. A peine âgée d'une dizaine d'année, elle prit part à cette aventure. A travers l'écran, nous adoptons donc le point de vue d'une enfant. Plus exactement, nous voyons les choses telles qu'elles ont été filtrées par son imagination (l'utilisation parcimonieuse de la voix off est hautement appréciable). Cette approche assure au film sa cohérence tout en permettant les fantaisies.

    La présentation de ce passé re-vécu et le passage par le prisme d'un regard d'enfant pouvaient laisser craindre une facture académique et, malgré le fond historique, doucement nostalgique. Les soubresauts de la mise en scène éloignent aisément ce spectre. A la distanciation et au merveilleux, les Taviani ajoutent des éclats de violence (mutilation, cris de rage, morts subites) et les frissons du désir (sensualité dans les gestes et les regards, formation de nouveaux couples, exhibitions, amitié virile trop attentionnée pour ne pas sous-entendre l'homosexualité). Tout est possible, ce qui renvoie à une dimension magique. La nuit de San Lorenzo est celle des étoiles filantes. Tout peut arriver à cette croisée des chemins, pour chaque protagoniste et pour l'Italie elle-même.

    Car la force du film est aussi là : dans la manière dont les Taviani, qui se sont fortement inspirés de leurs souvenirs personnels de l'époque de la guerre (ils étaient adolescents), parviennent à mêler la petite et la grande histoire. Comme les détails du quotidien, les références culturelles et historiques  abondent. L'histoire de l'Italie depuis l'antiquité traverse souterrainement le film et resurgit par endroits, très explicitement, notamment par le biais du regard de la petite fille qui permet de réunir parfois dans le même temps la réalité vécue et la légende. Soumis à de telles turbulences, le style des Taviani apparaît heurté, parfois excessif, parfois un peu faux, mais il libère une puissance d'expression remarquable. Il colle de plus parfaitement avec la période abordée, temps de chaos où rien n'est jamais sûr, où, comme le montre le stratagème inventé par un très jeune mussolinien pour piéger un rebelle et consistant à ôter sa chemise sombre, le blanc peut tourner au noir, et inversement.

    Pour terminer, je dois évoquer un rapprochement qui s'est effectué dans mon esprit lors la vision du film. Le traitement des groupes dans les plans longs et larges m'a rappelé, en plus dynamique, le cinéma d'Angelopoulos, par ces mouvements coordonnés ou, au contraire, opposés, impulsant le rythme des séquences (*). La vitalité atténue quelque peu, par rapport au travail de l'auteur du Voyage des comédiens, l'impression chorégraphique, mais les compositions sont similaires et souvent proches, dans les deux cas, du théâtre, provoquant ainsi une certaine distanciation. Toutefois, dans La nuit de San Lorenzo, à l'inverse de certains films d'Angelopoulos, le groupe est avant tout une somme d'individus. La caméra s'en approche régulièrement pour, éventuellement, les détacher. Dans ce projet si vaste et ambitieux, ils gardent alors toujours leur singularité.

     

    (*) : Deux détails consolident l'étrange lien tissé ici entre les Taviani et Angelopoulos : Omero Antonutti, acteur "principal" de La nuit de San Lorenzo tenait le rôle, deux ans plus tôt, d'Alexandre le Grand dans le film du même nom et Tonino Guerra, crédité pour son aide au scénario, entamera, peu de temps après, une longue collaboration avec le cinéaste grec.

     

    NuitdeSanLorenzo00.jpgLA NUIT DE SAN LORENZO (La notte di San Lorenzo)

    de Paolo et Vittorio Taviani

    (Italie / 105 mn / 1982)

  • Théo Angelopoulos (coffret dvd 7 films)

    La reconstitution (Anaparastasi) (Théo Angelopoulos / Grèce / 1970) ■■■□

    Jours de 36 (Meres tou '36) (Théo Angelopoulos / Grèce / 1972) ■■■□

    Le voyage des comédiens (O thiasos) (Théo Angelopoulos / Grèce / 1975) ■■■

    Les chasseurs (Oi Kynigoi) (Théo Angelopoulos / Grèce - France / 1977) ■■

    Alexandre le Grand (O Megalexandros) (Théo Angelopoulos / Grèce - Italie - Allemagne / 1980)

    Athènes (Athina) (Théo Angelopoulos / Grèce - Italie / 1983) ■■■□

    Voyage à Cythère (Taxidi sta Kythira) (Théo Angelopoulos / Grèce - Italie - Grande-Bretagne - Allemagne / 1984) ■■■□

    angelopoulos00.jpgLa présente initiative de la maison Potemkine est à saluer comme il se doit. Elle procède à une nouvelle mise à jour de films devenus quasiment inaccessibles et permet de remettre en perspective une œuvre qui avait tendance à se figer, faute de renouvellement des regards portés sur elle. La découverte du Voyage des comédiens à Cannes en 1975 par la critique internationale fit soudainement de Théo Angelopoulos l'un des artisans majeurs de la modernité cinématographique. Aux jeunes cinéphiles français des années 2000, en revanche, il ne fut guère donnée l'occasion de suivre une quelconque "actualité Angelopoulos" : Eleni fut distribué négligemment en plein été 2004 et The dust of time, présenté au Festival de Berlin en 2009, est à ce jour encore relégué dans un tiroir. Entre les deux, une génération, la mienne, a pu suivre la carrière du cinéaste au moment où sa reconnaissance était à son sommet, durant les années 80/90. Si l'on partait alors du milieu de cette période, remonter en direction de la source, jusqu'à L'apiculteur (1986) ou Voyage à Cythère (1984), c'était plutôt voir confirmée la réputation du cinéaste, tandis que se laisser porter par le courant chronologique aboutissant provisoirement à L'éternité et un jour (1998), c'était certes apprécier son talent indéniable mais aussi assister à son couronnement en tant que poète officiel du cinéma européen - statut partagé par Wim Wenders et, un temps, par Krzysztof Kieslowski -, le voir traiter des maux d'un continent entier au risque d'endosser l'habit du sinistre professeur d'histoire contemporaine et, accessoirement, constater sa mauvaise humeur lorsqu'il n'obtenait pas une Palme d'or. Pour tous, ce coffret Potemkine, regroupant les sept premiers films, arrive donc à point nommé.

    reconstitution3.jpgL'œuvre entière étant reconnue au moins pour sa cohérence, nous ne sommes guère étonnés de trouver dès La reconstitution, plus qu'ébauchées, les principales marques du style Angelopoulos. Il s'inspire ici d'un fait divers s'étant déroulé dans un village montagnard : le meurtre d'un homme, de retour d'Allemagne, par sa femme et son amant. La tragédie classique sous-tend déjà le récit mais l'approche est réaliste, presque documentaire avec quelques notations sociologiques sur le dépérissement des petits villages de Grèce, l'émigration des travailleurs, la dureté des conditions de vie. Le caractère prosaïque des scènes, la grisaille qui les enserre, les allers-retours géographiques et le manque évident de moyens provoquent la répétition et une certaine restriction, mais un principe fort est énoncé : il faut travailler la notion d'espace et de là (faire) réfléchir sur le temps qui s'y inscrit. Ainsi, le décor, toujours naturel, prend toute son importance, remarquablement photographié en noir et blanc et parcouru par la caméra et les protagonistes. Ces déplacements donnent leur rythme aux séquences, le modifie parfois en cours de route, en fonction des croisements et des changements de sujet qui peuvent se réaliser dans le plan lui-même.

    Le fil narratif propose un va-et-vient entre plusieurs temps, plus exactement, entre plusieurs strates puisque nous sommes invités à suivre trois types de reconstitutions distincts mais que le cinéaste se plaît à entremêler : la reconstitution du crime par les enquêteurs, dans la maison et le jardin de la victime, celle qu'un groupe de journaliste effectue en interrogeant les villageois et enfin, celle que nous voyons sous forme de flash-backs retraçant le parcours des amants criminels une fois leur forfait commis. Déjà, Angelopoulos manie avec brio les niveaux de perception et de représentation. Et ce récit fait de couches successives nous place vite devant cette évidence : aucune reconstitution n'est à même de percer le secret des motifs. Le plan final l'assène avec force, ce morceau de bravoure reprenant l'action fondatrice du récit tout en la maintenant hors-champ. Une cour, des allées et venues et une porte qui reste fermée. La scène symbolise tout le film et son propos. Ce n'est pas la dernière fois qu'Angelopoulos usera du procédé...

    jours2.jpgQuittant les constructions de pierres humides et grisâtres de La reconstitution, le cinéaste réalise avec Jours de 36 un film en couleurs. Mieux, un film en pleine lumière (à l'exception d'une séquence primordiale, point de bascule du récit, visuellement superbe et inversant un fameux effet de Fritz Lang pour montrer un assassinat à l'aide d'un simple trou noir sur une surface blanche). Toutefois, si les décors sont illuminés par un soleil écrasant, le discours, lui, est opacifié, ou du moins, déplacé. En 1972, Théo Angelopoulos ne peut parler de la dictature que subit alors son pays. Il choisit donc d'exposer les prémisses de celle qui s'installa en 1936.

    Comme il le dit lui-même, la dictature est inscrite dans le travail formel du film. Dans Jours de 36 se trouvent les premiers panoramiques à 360° de l'œuvre d'Angelopoulos et cette figure de style renvoie bien sûr ici au monde carcéral, de même qu'elle sert à pointer du doigt une société figée rendant possible par son inertie la prise en main militaire. Désemparés devant le geste de révolte d'un prisonnier, le directeur du bagne, les magistrats et les politiques entament autour de la cellule un ballet absurde et ridicule puis finissent par laisser la place au tireur d'élite de l'armée. L'ironie du cinéaste vise avec précision la classe au pouvoir.

    La méthode utilisée pour le plan final de La reconstitution devient principe directeur. L'esthétique du plan long s'impose sans partage, tout en maintenant un refus, celui de donner une solution unique, celui de laisser penser qu'il n'existe qu'une vérité. Si son point de départ est une nouvelle fois de l'ordre du fait divers, Angelopoulos ne s'intéresse qu'à ses répercussions sur la société. Il refuse d’en élucider le mystère originel. Lorsque la porte sur laquelle notre regard aura longtemps buté s'ouvre enfin, seule la mort nous est donnée à voir, sans explication. De même que le gros plan n'existe pas, que les statuts et les rôles respectifs des protagonistes dans cette histoire ne sont éclairés que plusieurs secondes après leurs entrées en jeu, les dialogues importants sont escamotés par la mise à distance, le chuchotement ou l'ellipse pure et simple. Tout reste au stade de l'allusion, faisant de Jours de 36 le film du non-dit et du non-montré.

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    Lorsque Théo Angelopoulos commence le tournage du Voyage des comédiens, la dictature des colonels est encore en place, bien que finissante. L'aventure est donc chaotique. Le résultat d'autant plus impressionnant. Exigeant par sa longueur inusitée (près de 4 heures), ainsi que celle de ses plans qui, pour la plupart, se constituent en séquences entières, le film révèle une beauté empreinte de solennité. Nous est conté ici le destin des membres d'une troupe de comédiens itinérants au cours de la période 1939-1952, l'un des tours de force résidant dans le passage d'un temps de l'histoire à un autre, par delà les années, dans le même plan, sans aucune coupe. Passé et présent de la narration (1952, tel qu'il est posé par le début du film) sont donc liés jusqu'à opérer un paradoxal et admirable renversement final. Toutefois, une certaine linéarité est préservée, le récit progressant bien de l'avant à l'après-guerre, juste ponctué de quelques retours vers le futur. La passé est présent, travaillant souterrainement, surtout parce qu'on le raconte. La mémoire, individuelle et collective, est mise en scène.

    De façon inattendue, le film apparaît finalement moins complexe dans sa construction et sur le plan historique (les signes permettant de se situer dans cette histoire de la Grèce sont infimes mais suffisants : un vêtement, une couleur, un slogan, un discours...) que dans les rapports qu'il interroge entre culture populaire, culture classique, théâtre, cinéma... Ce qu'il montre tout d'abord, c'est le conflit opposant l'Art et l'Histoire. Le spectacle joué par les comédiens est une pièce du répertoire classique grecque. Or, toutes les représentations se voient perturbées, par un bombardement, une arrestation... Les artistes qui semblent s'écarter de l'Histoire (un des premiers plans du film les montre bifurquer d'une artère principale alors que s'avance vers eux un groupe de soldats, puis y revenir une fois celui-ci passé) ne peuvent donc que s'y engouffrer ou être happés par son souffle.

    Toutefois, du Voyage des comédiens, se retient surtout la série de distanciations que propose le cinéaste. Trois récits sont faits directement au spectateur, comme autant de témoignages, et certaines morts, certaines compositions plastiques, sont ouvertement théâtrales. Même lorsqu'elle ne prend pas comme sujet spécifique la représentation de la pièce jouée par les comédiens, la mise en scène d'Angelopoulos peut tirer le réel vers le théâtre. La composition qui soutient la séquence du peloton d'exécution ou le spectacle exigé sur la plage par les soldats anglais sont deux des multiples exemples de ce mouvement réflexif. Il n'est pas jusqu'au travelling circulaire qui ne tente de participer à cet effort, faisant entrer le monde dans un espace scénique. Tout s'organise pour faire sentir la frontière entre la scène et la salle, entre l'espace in et l'espace off. Le off, c'est nous, spectateurs. Notre place est désignée et Angelopoulos peut alors d'autant mieux nous titiller (les déshabillages), nous forcer (la scène de viol, difficilement soutenable puis magistralement "désamorcée") ou nous faire gamberger (l'arrestation hors-champ). Nous nous étonnons sans cesse de constater que ce cinéma-là produise un temps si résolument théâtral.

    Ces remarques peuvent laisser croire à un film envahit par la théorie. Or, celui-ci ne se tient heureusement pas exclusivement à ce programme car, peu à peu, la caméra d'Angelopoulos se rapproche de ses sujets. Alors qu'il filmait essentiellement des groupes en marche, le cinéaste commence, à mi-chemin, à individualiser et ainsi à créer une émotion plus directe. Lorsque la troupe explose, ne restent que quelques personnages dont nous suivons de plus en plus intensément le parcours douloureux. S'explique alors la supériorité du Voyage des comédiens sur l'ensemble présenté ici : la distanciation voisine avec l'émotion.

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    chasseurs3.jpgLe succès obtenu a poussé le cinéaste à innover encore, à faire une nouvelle proposition forte, tout en poursuivant sur la piste ouverte par les deux premiers opus de sa "trilogie historique". Pour clore celle-ci et traiter des années 49 à 77, il choisit alors de radicaliser son usage du plan-séquence (une quarantaine de plans seulement, pour un film de 2h25), de traduire plus systématiquement la porosité entre les époques, et de tirer les comportements du nouveau groupe qu'il dépeint vers l'absurde et le grotesque. Avec Les chasseurs, il s'en prend à cette classe privilégiée toujours au pouvoir en 1977 malgré ses compromissions passées sous la dictature. Un panel représentatif est réuni dans un hôtel, à l'occasion du Nouvel An. C'est dans cet endroit que l'Histoire refait surface, sous la forme du cadavre inexplicablement "frais" d'un maquisard communiste. Les bourgeois, se sentant assaillis, se prêtent alors, chacun leur tour, sous le prétexte de dépositions pour la police locale, à une série d'aveux prenant valeur de justification des comportements de leur classe à plusieurs moments-clés de l'histoire grecque récente.

    Bien évidemment, ce sont ces témoignages qui provoquent les glissements temporels chers à Angelopoulos. On note cependant qu'ils sont moins amples, moins précis historiquement (pour le non-connaisseur), mais aussi plus fréquents et plus voyants que dans Le voyage des comédiens. La répétition du procédé freine quelque peu l'adhésion et atténue le plaisir du récit dans son ensemble.

    Chacune des dépositions des Chasseurs tourne au spectacle. L'ironie est reine, jusque dans l'utilisation des chants et des danses, moments primordiaux dans tous les films du cinéaste. La distanciation est donc, cette fois-ci, constante. Aucune scène n'y échappe dans ce petit théâtre de l'absurde qui fait naître une parenté, la tentation du fantastique et du surréalisme aidant, avec l'œuvre d'un Buñuel. A ceci près que les plans-séquences des Chasseurs accusent l'artifice théâtral alors que L'ange exterminateur et son découpage beaucoup plus serré accédait à une dimension toute autre, d'une certaine façon plus purement cinématographique.

    Ce quatrième opus est un film d'après la dictature, un film sur la claustration, celle du pouvoir maintenant (après celle des opposants de Jours de 36). La situation de l'hôtel le démontre, placé qu'il est au bord de l'eau, comme sur une île. Un film d'après la dictature mais un film foncièrement pessimiste. Si le maquisard est un fantôme qui effraie la droite au pouvoir, celle-ci reste sûre d'elle et joue littéralement à se faire peur. Le dernier plan du film reprend le premier et efface tout.

    Régulièrement déroutant, déceptif dans son déroulement mais parfois impressionnant à l'intérieur de ses différents segments (une partie de foot imaginaire, une danse royale se prolongeant en transe sexuelle...), le film n'est pas le plus attachant de son auteur mais, étant, selon ses propres dires, le plus étrange qu'il ait réalisé, il accompagne durablement le spectateur.

    alexandre2.jpgAlexandre le Grand, pourtant plastiquement très étudié, marque finalement moins l'esprit. Après sa trilogie sur l'histoire récente de son pays, Angelopoulos recule dans le temps, jusqu'en 1900, et évoque des événements moins situables et, en apparence, moins déterminants. Cette ambitieuse allégorie illustre la transformation d'un héros libérateur en tyran et se veut geste poétique.

    Pour la première fois, on touche sans doute la principale limite du cinéma d'Angelopoulos. L'esthétique reste basée sur le plan-séquence éloigné, la durée est encore inhabituelle et si le fil narratif est linéaire, il est soumis à une progression par larges blocs. La monotonie n'est pas évitée mais il y a surtout cette poésie imposante - dans le sens où elle nous est effectivement imposée. Les premières minutes sont fabuleuses, proposant un enchaînement de plans magiques qui culmine avec l'élection divine de ce nouvel Alexandre. Mais se cantonnant ensuite dans un village de montagne et ses alentours pour décrire l'effondrement d'une utopie, le film accumule les compositions majestueuses et symboliques manquant de mystère et de tension.

    La direction chorégraphique des masses encerclantes ou encerclées et la finalité des mouvements de caméra peuvent s'admirer mais deviennent prévisibles ou sur-signifiants. Les personnages, lestés du poids du mythe, manquent de nous émouvoir, bien qu'il n'y ait plus guère qu'un seul niveau de lecture, celui du poème politique. Si les répercussions existent, nous avons cette fois-ci tendance, sur la durée, à les négliger. Angelopoulos, militant de la liberté laissée au spectateur, se rend-il compte que, parfois, sa mise en scène peut contraindre ce dernier, tout au moins, l'intimider ?

    athenes1.jpgAu moment où le ciel commence à devenir trop lourd, une éclaircie change le cours des choses. Avec le documentaire Athènes surgissent les premières images du présent d'Angelopoulos (celles de La reconstitution se donnaient aussi comme contemporaines mais étaient filtrées par le noir et blanc, la rigueur de la mise en scène et la distance intellectuelle qu'imposait le parti pris de départ) et l'idée de la maîtrise absolue du plan est bousculée. Des travellings automobiles sur les allées ou les façades, des panoramiques sur les paysages ou les monuments, servent de support documentaire, d'illustration ou de contrepoint à ce qu'énonce la voix-off. Angelopoulos y évoque lui-même, sous forme poétique et éclatée, quelques souvenirs de son enfance athénienne, entrecoupés de poèmes de George Seferis. L'enjeu est ici de rechercher les traces du passé de la ville antique, de se remémorer les événements historiques trop vite oubliés, y compris les plus récents, de déceler ce qui fut recouvert par les couches successives du temps.

    "J'ai toujours eu l'impression d'habiter une ville factice, faite de décors en cartons." Angelopoulos réalise un film à la première personne, film qu'il montre en train de débuter et de se terminer, lui donnant la forme du journal intime. L'Histoire se trouve filtrée par une subjectivité affirmée, une mémoire personnelle. Angelopoulos prépare là, clairement, son film suivant. Court documentaire résultant d'une commande télévisuelle et occupant ainsi dans l'œuvre une place à part, ce bel essai est loin d'être négligeable. 

    cythere2.jpgDernier titre du coffret, Voyage à Cythère prolonge ce mouvement vers l'intime, donne le sentiment que le cinéaste entre vraiment dans le cercle, qu'il se recentre et qu'il se rapproche. Sa caméra se tient plus près des visages, comme elle ne l'a jamais été auparavant, rendant l'individualisation précise et l'identification possible. Plutôt que de travailler la matière historique à travers l'étude d'un nouveau groupe, Angelopoulos met en scène le retour d'un homme âgé qui fut traversé par l'Histoire, qui en fut le jouet et non l'acteur. Cet ancien maquisard, la nouvelle société grecque refuse de l'accueillir et va jusqu'à le repousser vers la mer, sur un radeau fort symbolique. L'image est très puissante. Apparaissant allégorique à l'excès, elle peut en fait être vue de bien des façons.

    Car si Angelopoulos se tourne ici plus volontiers vers l'intérieur, il ne se résigne pas pour autant à signer une œuvre unidimensionnelle. Les événements ne se laissent pas deviner et les rythmes de chacune des parties sont différents. Le film s'inscrit finalement dans un univers mental, non celui du vieux communiste, mais celui de son fils, cinéaste, qui l'accompagne partout au point de parfois raconter son histoire, de faire naître lui-même ces images de son père. La grande qualité du Voyage à Cythère est de laisser l'hypothèse de la mise en abyme, du film dans le film, en suspens. Elle ne fait qu'affleurer de temps à autre, à l'occasion d'une variation d'éclairage ou de l'utilisation d'un décor en apparence réaliste mais tendant à la pure représentation, tel ce bistrot portuaire, arpenté de long en large lors de la magnifique dernière partie. Ce resserrement autour de l’intime met à jour un état de crise au moins autant existentiel qu’historique et, par là, Angelopoulos se rapproche de l’un des ses modèles, Michelangelo Antonioni.

    Voyage à Cythère, au moins dans sa première partie, possède une dimension concrète que n’ont pas les précédents. La ville d’aujourd’hui (de 1984) en arrière-plan, par ses couleurs, son frémissement continu et ses bruits, lui donne un ancrage réaliste et actuel. Les figures qui s’y meuvent sont donc moins hiératiques, l’image est moins enjolivée par la patine du passé, le plan est plus vivant. Certes, la lenteur caractérise encore les divers déplacements, mais elle se justifie par le choix d’un personnage principal avançant avec difficultés vers la fin de son existence. Dans l’ensemble, le découpage se fait d’ailleurs plus vif, les plans moins longs et les dialogues plus abondants. Si les ellipses ne sont pas rares, les transitions d’une séquence à l’autre sont plus sensibles, atténuant l’impression de blocs successifs. Il faut voir là, sans doute, une influence déterminante, celle du scénariste Tonino Guerra, qui collabore alors pour la première fois avec Angelopoulos. Le virage amorcé est important : ce travail en commun se fera de la même manière sur la quasi-totalité des films suivants du cinéaste grec. Mais ceci est une autre histoire, avec ou sans "H" majuscule. 

     

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  • Fleur empoisonnée

    (Katsuhiro Fujii / Japon / 1980)

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    Fleur02.jpgDes innombrables "romans pornos" produits par la Nikkatsu entre 1971 et 1988, Fleur empoisonnée n'est sans doute pas le meilleur ni le plus représentatif mais il est empreint d'un charme paradoxal, tenant essentiellement au mélange d'ingrédients disparates qu'il réalise. Le prologue se teinte d'une couleur rétro plutôt vague avant que le récit ne soit clairement situé dans le temps, au tournant des années 40, l'ambiance est au mystère, proche du roman policier anglais, le décor est à l'européenne, l'intrigue se déroulant dans une vaste demeure aux allures de château, mais les références historiques et les rites sexuels sont clairement japonais.

    Le héros de Fleur empoisonnée, qui n'est pas vraiment le personnage le plus souvent présent à l'écran mais celui dont on épouse le mieux le point de vue, est un peintre. La première séquence dans laquelle il apparaît le montre en train de mettre la dernière touche au portrait de la femme qu'il aime. En s'invitant au manoir du mari de celle-ci, il pénètre en fait dans son propre tableau (il veut aussi, bien sûr, pénétrer son modèle). Mais ce passage lui fait perdre toute maîtrise des événements et lever le voile sur le secret qui s'y niche revient à se faire expulser du cadre.

    Le huis clos orchestré par Katsuhiko Fujii a tout du ballet mécanique. Les entrées s'y multiplient, de manière aléatoire, aux limites de l'absurde, au-delà du crédible (deux soldats arrivent et c'est toute l'armée que l'on annonce). Les scènes se font parfois surréalistes, presque buñueliennes, comme lorsque l'ensemble des invités-surprise finissent par s'assoupir dans le salon.

    Le constant va-et-vient à l'œuvre dans le film (nous ne parlons là, pour l'instant, que des déplacements des personnages dans le décor) et les pistes narratives qu'il entrouvre à chaque fois, font que la mise à jour du traumatisme de l'héroïne, classiquement explicité par des flash-backs de plus en plus précis, n'a pas vraiment la force qu'elle devrait avoir. Ainsi, le film donne l'impression d'effleurer plusieurs thèmes, d'illustrer plusieurs figures et combinaisons plutôt que de s'en tenir à une seule ligne. Cela explique sans doute que malgré son propos finalement assez noir (il est tout de même question de régression, d'abus, de domination et de mort), il se suive agréablement, presque confortablement.

    Les scènes sexuelles se succèdent en offrant quantité de variantes. Cadrages et postures, respectant les interdits, sont savamment calculés et accentuent l'étrangeté de certaines situations. Ici, ce n'est pas l'idée de la femme-objet qui émerge car tous le sont, de l'un ou de l'autre sexe. La plupart des personnages ne sont d'ailleurs définis que par leur fonction, leur costume : l'infirmière, le soldat, le majordome...

    Devant ce ballet, la question se pose : qui manipule qui ? Et surtout, qui est le voyeur ? Tout le monde l'est à un moment ou à un autre, jusqu'à l'être ensemble et au même moment, lorsqu'un interrogatoire se transforme en spectacle de bondage. Alors qu'il ne semble y avoir dans ce manoir que deux chambres, l'une principale, l'autre pour recevoir les amis, une ronde se met en marche autour du miroir sans tain qui les sépare. Il y a donc, souvent, exhibition. La plus étonnante est celle qu'effectue une fille de général portant l'uniforme allemand avec ses deux serviteurs, devant les invités à moitié endormis dans le salon. Elle se donne en spectacle sans retenue.

    Un impeccable retournement final (avant un épilogue qui s'étire quelque peu) achève de nous le confirmer : si les miroirs du manoir ne manquent pas de reflets, le film, lui, ne manque pas de réflexivité. 

     

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  • La route des Indes

    (David Lean / Grande-Bretagne - Etats-Unis / 1984)

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    laroutedesindes.jpgEn 84/85, La route des Indes (A passage to India) devait déjà apparaître comme un film déphasé, hors de son temps. David Lean sortait d'un silence de 14 ans (La fille de Ryan, 1970) sans se soucier le moins du monde des fluctuations de la mode au moment de livrer un ultime grand spectacle romanesque. La route des Indes, film classique, forcément. Film académique si vous y tenez. Mais si c'est cela l'académisme...

    Les connaisseurs disent fidèle et intelligente cette adaptation par Lean du livre de E.M. Foster. Même sans avoir lu celui-ci, on sent très bien tout le parti que le cinéaste a su en tirer pour peaufiner l'écriture des dialogues, la construction du récit et la présentation des personnages. Les caractères sont d'une richesse et d'une complexité rares, tous rendus de belle manière par leur interprète respectif : de Judy Davis, extraordinaire dans un rôle qui n'a rien de facile, celui de la tourmentée Adela, à Peggy Ashcroft en Mrs Moore, formidable vieille dame prête à flirter sans cesse avec les interdits posés par les gens de sa classe, en passant par Victor Banerjee, acteur vu chez Satyajit Ray, qui parvient à échapper d'un bout à l'autre au ridicule et à la convention dans lesquels pourrait tomber son sensible et exalté médecin indien Aziz, ou James Fox dans la peau de Fiedling, d'abord faussement nonchalant puis véritablement engagé. Cette consistance que Lean et ses collaborateurs réussissent à préserver sur près de trois heures fait pâlir à côté bien des adaptations en costumes d'une part et bien des scénarios faméliques d'autre part.

    La question coloniale est traitée avec une justesse exemplaire, sans avoir recours à des discours appuyés mais en organisant des séries d'oppositions par le montage et en parsemant les scènes de détails significatifs (l'avocat anglais qui, lors du procès, lève les yeux au ciel lorsque le public indien de la salle d'audience se fait trop bruyant). A aucun moment les scènes de foules, pourtant nombreuses et montrant parfois des fêtes locales, ne se réduisent à de l'imagerie exotique. Jamais, contrairement à la majorité des cinéastes s'étant essayés à ce genre de production, David Lean ne semble diriger des groupes de figurants. Sa maîtrise est ici impressionnante. Il ne s'agit pas d'en mettre plein la vue mais de donner du souffle, et cela est évident dès les premiers plans du film.

    Esthétiquement, La route des Indes est régulièrement superbe. Entre mille choses, les trains inspirent Lean, qui peut créer de fabuleuses images nocturnes et iréelles composées à partir d'une ligne d'horizon parcourue par les wagons ou qui peut faire passer dans des séquences plus dynamiques le frisson du vertige lors d'une montée vers la montagne. L'œil du cinéaste a toujours été reconnu. En revanche, son art du montage est beaucoup moins souvent évoqué. Il trouve certes son origine dans un travail classique sur les raccords, mais avec quelle efficacité, quelle fluidité et quel lyrisme ! La longue séquence du procès en est toute retournée, avec le montage parallèle de l'ultime voyage de Mrs Moore sur l'océan, puis l'insertion de flash-backs qui signent le retour des pulsions qui avaient été refoulées par Adela. Dans un autre but, Lean peut aussi coller deux images dont les sujets sont éloignés, donnant ainsi à la confrontation la valeur d'un champ-contrechamp. Un groupe de dames de la noblesse britannique et des femmes indiennes, une foule de manifestants et les Anglais réunis dans leur Club : c'est la coupe qui dit le colonialisme et il n'est nul besoin d'en rajouter. De la même manière, David Lean sait que la vision d'une avancée à dos d'éléphant dans un paysage aride et majestueux est suffisamment belle et forte pour se passer d'accompagnement musical (tout le film est étonamment et heureusement discret sur ce plan-là). Un dernier exemple pour finir : le rendez-vous donné à Aziz par Fiedling. Ce dernier est encore sous la douche lorsque le premier arrive et le dialogue s'instaure malgré la séparation de la baie vitrée opaque séparant la salle de bain du reste de la maison. Cette simple trouvaille dynamise la scène et la creuse : homosexualité latente, distance entre les races et pourtant, naissance à ce moment même d'une amitié...

    Oui, si c'est tout cela l'académisme, alors vive l'académisme !

    Un avis complémentaire à lire sur Goin' to the Movies.

     

    FIFIH2010.jpgFilm présenté au

  • Nanni Moretti (coffret dvd : les premiers films)

    Je suis un autarcique (Io sono un autarchico) (Nanni Moretti / Italie /1976) ■□□□

    Ecce Bombo (Nanni Moretti / Italie /1978) □□

    Sogni d'oro (Nanni Moretti / Italie /1981)

    La Cosa (Nanni Moretti / Italie /1990) □□

    Le jour de la première de Close-up (Il giorno della prima di Close up) (Nanni Moretti / Italie /1995) □□

    Le cri d'angoisse de l'oiseau prédateur (Il grido d'angoscia dell'uccello predatore (20 tagli d'Aprile)) (Nanni Moretti / Italie /2002) □□

    Le journal d'un spectateur (Diaro di uno spettatore) (Nanni Moretti / Italie /2007) □□

    moretti00.jpgConnaissez-vous Michele Apicella ? Vous devez au moins le revoir en jeune député adepte du water-polo (Palombella rossa, 1989)... Avec ce coffret, les Editions Montparnasse ont eu la bonne idée de nous permettre de remonter la piste jusqu'aux premières "vies" de notre homme, qui en connut beaucoup. On le découvre donc ici en comédien de théâtre d'avant-garde, en acteur de cinéma underground puis en cinéaste à la mode. Oui, celui-là même qui sera plus tard professeur de mathématiques (Bianca, 1984) et curé, sous le nom de Don Giulio (La messe est finie, 1985).

    Au cours d'une émission de télévision, qui constitue le morceau de bravoure de Sogni d'oro, Michele s'exclame "Je suis le cinéma, je suis le plus grand !". Ils furent nombreux, dès ses premiers essais et surtout dans les années 80 et 90, ceux qui prirent ces propos pour argent comptant, jusqu'à faire de son créateur-interprète-réalisateur, Nanni Moretti, le génial et unique représentant du cinéma italien. Il est vrai que les coups de pied donnés dans la fourmilière transalpine par le jeune cinéaste (23 ans à l'époque du premier long métrage) furent dès le départ très vigoureux et particulièrement surprenants.

    Ce qui frappe en effet, de Je suis un autarcique à Sogni d'oro, c'est d'une part la méchanceté dont peut faire preuve à l'occasion Michele-Nanni et d'autre part la nature de ses cibles, peu habituées à recevoir de telles critiques dans un cadre cinématographique. Le héros morettien, qui n'est "jamais doux", comme le lui fait remarquer sa femme, est un être souvent au bord de la dépression, cassant, donneur de leçons, tyrannique avec son entourage. La famille est en première ligne. D'un film à l'autre, on entend son envie d'étrangler son petit garçon, on le voit gifler son père ou violenter sa mère. Dans Sogni d'oro, sur son plateau de cinéma, il frappe continuellement son assistant. A cette violence détonante envers les proches s'ajoute des piques féroces, lancées au détour d'une conversation, à l'encontre d'icônes nationales (Nino Manfredi, Alberto Sordi) ou de collègues (Lina Wertmüller). Si le cinéma de Moretti a tant marqué les esprits en Italie, dès ses débuts, c'est en grande partie parce qu'il se permettait d'aller, sur bien des points, contre les convenances. En un sens, pour ce qui est du regard porté sur le monde culturel, Nanni Moretti a filmé ce qu'il aurait pu écrire ailleurs, déplaçant une démarche critique du papier à la pellicule.

    La faible distance qu'a gardé le cinéaste entre lui-même et son double de fiction explique également la répercussion qu'ont eu ses travaux. Sans réaliser encore, à cette époque, de véritable film "à la première personne", il adopte déjà le ton du journal intime ou du moins, fait ressentir fortement l'impression de vécu. En effet, Moretti ne parle que de ce qu'il connaît parfaitement et ses critiques sont formulées de l'intérieur : il est dans la petite bourgeoisie romaine, dans la gauche italienne, dans le monde du cinéma. Ce choix implique que l'auteur lui-même reçoive sa part de reproches et, effectivement, l'auto-ironie de Nanni Moretti est constante, repoussant ainsi le spectre du ressentiment fielleux.

    Aussi passionnante soit-elle, la découverte groupée de ses trois premiers films laisse tout de même penser que, vu séparément et de manière totalement détachée des autres, chaque titre ne doit pas avoir la même prestance. En tout cas, une progression qualitative se dessine de façon évidente et le résultat donne raison à Moretti qui aimait à dire, dans les années 80 : "J'espère faire toujours le même film, si possible toujours plus beau".

    autarcique5.jpgJe suis un autarcique laisse ainsi mitigé. Soumis aux contraintes du super-8 (brièveté des plans, fixité du cadre et absence de son direct), il prouve qu'avec peu, on peut arriver à faire sinon beaucoup, du moins quelque chose. Il est certain qu'entre deux blagues de potaches (très cultivés), Moretti parvient à capter un air du temps et, par moments, un mouvement réellement cinématographique mais son film est avant tout une succession de sketchs donnant une (fausse) impression d'improvisation entre amis. Peu séduisante esthétiquement, l'œuvre donne à voir plusieurs tentatives burlesques peu vigoureuses et mal assurées. Si l'on sourit assez souvent devant cette satire du théâtre d'avant-garde, on s'ennuie aussi parfois, comme lors d'un interminable stage en plein air. De plus, Je suis un autarcique est un film qui s'auto-analyse constamment, via l'aventure théâtrale qu'il raconte, qui s'auto-critique et qui finit par épuiser en quelque sorte la capacité personnelle du spectateur à juger par lui-même.

    ecce5.jpgEcce Bombo, qui pourrait être la suite du précédent, permet de retrouver les mêmes acteurs, regroupés ici en un club d'auto-conscience. L'observation d'un milieu est toujours la principale qualité du film mais la vision s'élargit, se faisant plus générationnelle, moins chargée de références et donc moins soumise à l'incompréhension due à l'éloignement dans le temps. La construction se fait à nouveau par saynètes mais celles-ci sont plus harmonieusement liées et plus fermement mises en scène. La distanciation de certaines est appréciable, Moretti entamant presque un dialogue direct avec le spectateur et utilisant la musique, la télévision et le cinéma comme autant d'éléments médiateurs de sa réflexion. Le désœuvrement et l'apathie de la jeunesse qu'il dépeint sont savoureusement moqués sans toutefois parvenir à éviter totalement un certain affaissement du récit. Le glissement vers la gravité qui s'opère alors donne au film de l'ampleur mais en diminue la vigueur. Le meilleur d'Ecce Bombo est à chercher en fait là où Nanni-Michele est le plus insupportable : en famille, entre les cris et les giffles.

    sogni5.jpgMoretti a réalisé avec beaucoup plus de moyens Sogni d'oro. A lui Cinecitta, la Dolly et les mouvements d'appareils complexes... Le ton et les thèmes restent pourtant globalement les mêmes : difficultés à communiquer avec les autres autrement que par la violence des mots et des gestes, douleur de filmer, douleur de vivre. Entre les rires diffuse une tristesse certaine qui, alliée à une critique dévastatrice de la télévision, libère un parfum fellinien, le cinéaste des Vitelloni et de Ginger et Fred étant d'ailleurs le seul grand nom cité, explicitement ou pas, dans ces trois films de Moretti, sans aucune méchanceté. Avantageusement, le jeu avec les codes du cinéma remplace souvent, dans Sogni d'oro, les allusions à telle ou telle personnalité culturelle de l'époque. Le propos s'approfondit et la narration se complexifie. Des chutes de tension persistent mais se font moins brutales que par le passé et, gagnant en fluidité, le récit se fait enfin totalement cinématographique. Il reste à Moretti encore un peu de chemin à faire, à éviter notamment que certains gags ne tombent à plat. Avec Sogni d'oro, son cinéma est tout de même, cette fois, bien en place.

    La jaquette du présent coffret, qui annonce les "premiers films de Nanni Moretti", est pour un quart trompeuse. En effet, les courts métrages compilés ne sont pas, comme l'on pouvait s'y attendre, les premières tentatives du cinéaste (La sconfitta, 1973, Pâté de bourgeois, 1973, Comi parli frate ?, 1974) mais un groupe de films réalisés entre 1989 et 2007, soit bien après les "débuts". Si chacun présente un intérêt, cette rupture temporelle met à mal la cohérence éditoriale et il aurait été plus appréciable de disposer sur la quatrième galette de Bianca, dernier long métrage méconnu, avant la reconnaissance internationale apportée par La messe est finie (mais il est vrai que le film est édité par ailleurs).

    oiseau1.jpgLe jour de la première de Close-up est une amusante pastille (déjà présente dans l'édition dvd du film d'Abbas Kiarostami), une poignée de scènes comiques, basées sur le perfectionnisme de Nanni Moretti directeur de salle de cinéma. Ce court souffre tout de même quelque peu d'un tournage en vidéo plutôt "relâché". Les trois minutes du Journal d'un spectateur (l'un des segments du programme collectif Chacun son cinéma) sont plus rigoureuses. Assis au milieu de salles vides, Moretti se rappelle de quelques projections mémorables, de celle du Ciel peut attendre à celle de Rocky Balboa. S'affirment là son sens du cadrage et son don pour la chute. Le cri d'angoisse de l'oiseau prédateur est lui un montage de 25 minutes réalisé à partir de séquences non retenues pour Aprile (1998). Malgré la recherche d'une chronologie, ce bout à bout peine à se muer en récit véritable. Le long métrage était lui-même construit de manière assez libre et son appendice propose une série de scènes et d'allusions pas toujours faciles à saisir. Il faut donc y picorer, souvent avec bonheur, comme lorsque l'on retrouve cette image restée dans les mémoires de Moretti tenant son bébé endormi sur son épaule et qui discoure cette fois sur le nouveau gouvernement de centre-gauche fraîchement installé au pouvoir.

    cosa2.jpgDans le corpus mis en avant ici, La Cosa est un morceau de choix, par sa longueur et sa singularité. Il s'agit d'un "pur" documentaire, sans intervention du cinéaste à l'image ou sur la bande son, qui s'attache à enregistrer la parole des militants du Parti Communiste Italien pendant l'hiver 1989, au moment où ont lieu les secousses que l'on sait du côté de l'Europe de l'Est et où la question se pose d'un changement de nom et d'un glissement vers la sociale-démocratie. Le film, commençant de manière plutôt frustrante (les interventions sont coupées très courtes, au risque du catalogue), trouve peu à peu son rythme, s'appuyant sur les différences d'élocution, de parcours et de ressentis, éclairant le poids du passé et les craintes de l'avenir. Il faut accepter une certaine répétition et un dispositif rudimentaire et attendre les quelques secondes finales pour que Moretti laisse enfin sa patte sur le travail. Ce n'est pas grand chose : un brouhaha soudain après tant de discours posés, des bribes de conversation véhémentes, inaudibles. Cela suffit pour brouiller les pistes, pour glisser du scepticisme, pour garder cette position du poil à gratter de la gauche. Cela suffit aussi, dans notre optique, pour faire le lien avec les débuts du cinéaste, pour boucler la boucle de ce voyage chez Nanni Moretti.

     

    Chronique dvd pour  logokinok.jpg

  • Marquis

    (Henri Xhonneux / Belgique - France / 1989)

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    marquis.jpgMarquisfaisait partie de ces quelques titres intrigants notés dans un coin depuis longtemps, sans que je ressente pour autant le besoin de courir après à tout prix. Le projet de Roland Topor et Henri Xhonneux était osé. Le film est l'évocation d'un épisode de la vie de Sade, embastillé au moment de la Révolution. Surtout, il se démarque par une particularité : tous les comédiens ont sur les épaules d'énormes têtes d'animaux dont les mouvements sont assurés par une technique "d'animatronic". Ainsi, le personnage principal, Marquis, a une tête de chien. Son geôlier est un rat, Justine, une vache... Cela ne les empêche nullement de parler normalement.

    Une fois la curiosité satisfaite, il apparaît très rapidement que ce choix est non seulement une fausse bonne idée, mais encore qu'il provoque plusieurs catastrophes. C'est d'abord la mise en scène qui s'en ressent. Elle semble diparaître entièrement, se transformant en simple enregistrement de spectacle de marionnettes à taille humaine, passant, engoncée, d'un tableau à un autre sans aucun ryhtme. Aucune progression sensorielle n'est proposée alors que le scénario lui-même n'offre qu'une succession informe de vignettes carcérales, entrecoupées de quelques échapées vers la bonne société de 1789. Dans une grande confusion, divers auteurs sont cités, entre deux calembours littéraires d'une grande platitude. Autant dire que l'on se contrefiche de ce qui peut advenir.

    Il est de toute façon impossible de s'attacher à qui que ce soit sur l'écran. La distanciation qui nous est imposée sert certainement à illustrer plus facilement les actes scabreux. Seulement, il en découle une absence totale des corps, les parties intimes, fesses, seins, sexes, étant elles aussi figurées par des postiches. L'érotisme manque donc forcément à l'appel. Les passages les plus dérangeants se trouvent désamorcés et la violence n'est présente que dans de brefs récits ou rêves du Marquis, illustrés en animation de pâte à modeler, seuls instants un peu troublants. Si l'on ajoute que la direction d'acteurs ne passe que par le prisme du grotesque et de la pantomime, on comprendra que cet objet plutôt attirant sur le papier est en fait totalement négligeable et anodin.

  • My dinner with André

    (Louis Malle / Etats-Unis / 1981)

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    dinner2.jpgEn 1981, Louis Malle est en plein milieu de sa période américaine, celle qui débute après Lacombe Lucien (1974), qui se termine juste avant Au revoir les enfants (1987) et qui englobe huit long-métrages dont deux documentaires. Film très particulier au sein de ce corpus, My dinner with André se place en équilibre entre fiction et réalité. En équilibre mais pas en porte-à-faux, dans la mesure où la question du degré de réalité ne se pose finalement pas vraiment devant le récit qui nous est conté car le dispositif choisi par le cinéaste, malgré sa simplicité apparente et son minimalisme, n'est pas documentaire mais purement théâtral.

    Mais commençons par prévenir le futur spectateur : My dinner with André est un film de conversation. Plus précisément, c'est le film d'une unique conversation. Pendant près de deux heures, nous assistons à un dialogue, autour de l'une des tables d'un restaurant chic new-yorkais, entre Wally, un jeune dramaturge, et André, un metteur en scène de théâtre. Les deux acteurs sont Wallace Shawn et André Gregory. Ils sont à l'origine du scénario, qu'ils ont écrit à partir de l'enregistrement de nombreuses conversations personnelles, et jouent donc, devant la caméra de Louis Malle, leur propre rôle. Hormis un prologue et un court épilogue, dans lesquels la voix-off de Wallace Shawn se pose sur des images de sa déambulation dans New York pour nous éclairer sur les circonstances de cette rencontre et sur sa conclusion, nous ne quittons pas la table où se sont assis les deux protagonistes. A ces partis pris, Louis Malle ajoute celui d'une certaine transparence de mise en scène. Dirions-nous une discrétion, une invisibilité, une absence ? Toujours est-il que le spectateur doit se raccrocher à d'infimes variations et devient sensible au moindre changement d'axe ou d'échelle, relevant soudain l'importance d'un large miroir dédoublant parfois André (notamment lorsqu'il évoque une rencontre très étrange) ou celle d'un resserrement du cadre sur son visage (au moment où son récit se fait le plus intense et le plus douloureux).

    La mise en scène se met donc exclusivement au service des comédiens et de leur parole. Celle-ci porte donc tout l'intérêt du film. La prise de parole évolue et avec elle, le jugement que peut porter le spectateur sur celui qui l'effectue. Dans l'introduction, André est présenté en termes peu amènes par Wally et le premier monopolisera d'abord la parole, au détriment du second, qui se limite à relancer par de brèves interrogations l'histoire racontée. Le déséquilibre induit a tendance à nous conforter dans notre méfiance envers André mais très vite, celui-ci parvient à nous intéresser. Sur le papier la plus ingrate, puisqu'il s'agit de se mettre à la place de Wally et d'écouter tout simplement un long monologue, cette partie est en fait la plus stimulante. Les mots d'André réussissent à captiver, son témoignage fait voyager et surtout, crée de la fiction. Revenant sur des expériences personnelles mêlant théâtre, mysticisme et dépassement physique, vécues au cours d'un long voyage aux quatre coins du monde, André débute par une réflexion sur le jeu de l'acteur et débouche sur un récit terrifiant, véritable morceau de bravoure du film, au cours duquel, comme dans un emboîtement que visualiserait le zoom de la caméra, à la fois un traumatisme refait surface, son analyse est entamée et une puissante analogie est faite (avec la shoah).

    Wally doit alors réagir à ce flot et Louis Malle faire passer ses acteurs du monologue et de l'écoute passive au véritable dialogue. Suite à ce basculement, le film perd étrangement de sa force. Nous sommes pourtant toujours au coeur de la conversation, l'épousant totalement ou décrochant, parfois, tant elle est touffue. Elle ne manque ni d'humour (ces deux intellectuels juifs ne dépareraient pas chez Woody Allen) ni d'auto-analyses précises (celle que fait Wally de sa vie sans histoire, de son rapport complexe au monde et aux autres). Bien des propos pour le moins désenchantés, sur la "déréalisation" du monde en particulier, touchent encore juste aujourd'hui. Cependant, le flot tend à noyer le tout et le dialogue, même s'il ménage quelques points d'accord, met finalement en place deux programmes dirigistes, l'un mystique, l'autre sceptique.

    My dinner with André laisse donc le spectateur sur une étrange impression, celle d'avoir été plus nourri en écoutant quelqu'un qui monopolise la parole qu'en assistant à un dialogue précisant deux points de vue sur la vie. Et à voir la construction narrative, il n'est pas sûr que ce but ait été celui recherché par les auteurs. En revanche, celui de donner vie à un ouvrage singulier est bel et bien mené à terme.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?

    (Pedro Almodovar / Espagne / 1984)

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    questcequejaifait.jpgSeul long-métrage cinéma d'Almodovar qui manquait jusqu'à présent à mon tableau de chasse, Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? (Qué he hecho yo para merecer hesto !!) trouve parfaitement sa place en tant qu'oeuvre de transition entre la première période du cinéaste (ses trois premiers films "officiels", provocateurs, foutraques, débraillés et très underground) et la deuxième (celle qui le voit accéder au statut d'auteur européen d'envergure, à partir de la deuxième moitié de la décennie 80).

    Ici, l'histoire est celle d'une famille de la banlieue de Madrid : la mère tient la baraque grâce à ses ménages, s'aidant de calmants et autres colles, le mari fait le taxi et semble avoir le don d'imiter toute écriture (dont celle d'Hitler), la grand-mère collectionne les bouts de bois et apprivoise un beau lézard vert (qu'elle nomme "Dollar"), le fils aîné deale pour tout le quartier et le cadet, à peine entré dans l'adolescence, se fait régulièrement "adopter" et héberger par quelques notables pédophiles. Nous nous en tiendrons-là pour la description, mais il faut savoir que les figures secondaires gravitant autour de l'appartement familial sont toutes aussi gratinées. Les comportements sont donc ahurissants mais passent pour naturels aux yeux de chacun, source d'un comique qui atteint souvent sa cible. Almodovar enregistre cependant ces excès de manière relativement sobre et les situe dans un environnement désespérant, celui d'une zone délabrée de la ceinture madrilène.

    Entre la noirceur, le kitsch et la tendresse, l'esthétique peut rebuter légèrement, durant les premières minutes. Les cadrages sont souvent frontaux, donnant à voir de manière rigoureuse des décors intérieurs très chargés. Surtout, ils participent d'une réflexion sur la représentation, rendue évidente par la convocation de tous les arts : le fils et la grand-mère vont voir La fièvre dans le sangau cinéma, un écrivain évoque Truman Capote, le mari s'est entiché d'un air d'opéra allemand, l'adolescent veut suivre des cours de peinture... Les surcadrages théâtralisent les jeux érotiques de la voisine prostituée et certains plans ouvertement artificiels (pris de l'intérieur de la machine à laver ou de la penderie) échappent à la gratuité s'ils sont mis en rapport avec l'influence de la publicité télévisuelle.

    Les sous-intrigues et les croisements abondent, Almodovar étant, déjà à l'époque, plutôt à l'aise dans la construction narrative. Quelques épisodes sont certes un peu faibles (la mère de famille sévère et sa fille aux étranges pouvoirs, le couple d'écrivains alcooliques) mais certains détails accrochent plaisamment (la bourgeoise ne peut s'empêcher de faire les poches de tout le monde, y compris de la bonne) et l'ensemble est suffisamment bien structuré pour intéresser de plus en plus au fil du temps.

    Pour la première fois, Almodovar trouve son équilibre entre distanciation et incarnation, provocation et émotion. Les personnages (et les comédiens) masculins ne sont pas les plus remarquables. En revanche, les figures féminines de la grand-mère et de la prostituée, sont croquées avec une tendresse touchante, y compris lorsqu'elles agissent de façon irréflechie. Et il y a surtout une formidable Carmen Maura dans le rôle principal de la mère, à laquelle on s'attache dès qu'on la voit se défouler seule dans la salle des arts martiaux, en criant et en mimant les attaques, après un rapport sexuel écourté dans les douches avec l'un des sportifs. Jouant juste tout du long, elle se voit offrir par son metteur en scène un final magnifique dans lequel la caméra l'accompagne en long travelling arrière depuis l'arrêt de bus jusqu'à son immeuble, puis dans son appartement maintenant vidé de ses occupants. Son visage apparaît, dans cette soudaine proximité, à la fois triste et lumineux.

    Avec le recul du temps, je me suis plu à voir dans les dernières séquences de Qu'est-ce que j'ai fait...la trace concrète d'un changement de statut du cinéma d'Almodovar, sentant là qu'il était tout à coup près pour Matador et tout le reste...

  • Georgia

    (Arthur Penn / Etats-Unis / 1981)

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    georgia.jpgÉtrange film que ce Georgia (Four friends), agaçant, complexe et finalement assez émouvant. Un sobre prologue nous entraîne dans les pas du petit Danilo, débarquant dans les années 50 de sa Yougoslavie natale en Amérique, puis, après un bond d'une dizaine d'années, nous voici au coeur d'un groupe de trois jeunes hommes (dont Danilo) et d'une fille, Georgia, dont chacun est amoureux. Le récit enchaîne les scènes de jeunesse insouciante, distillant une poésie nostalgique un peu facile. Les interprètes sont plus âgés que leur rôle et forcent légèrement leur jeu. La route semble bien connue : celle du film de groupe jouant sur la corde sensible des destins croisés et parfois brisés.

    Mais très tôt, les chemins se séparent, d'autres personnages entrent en jeu et éclipsent les premiers (les deux autres membres du trio de garçons de départ, qui sont très inégalement traités), d'autres voix-off que celle de Danilo semblent vouloir prendre en charge le récit mais s'éteignent aussitôt pour ne jamais revenir. Ainsi, le film n'est jamais vraiment choral : il n'y a qu'un seul personnage principal. Ce Danilo, cet émigrant européen pour qui l'Amérique n'est pas seulement un pays mais une grande idée, si sympathique qu'il soit, n'a finalement pas grand chose pour lui. Régulièrement décontenancé, laissant passer sa chance, souvent en retard dans ses réactions, indécis, il n'agit en accord avec ses pensées généreuses que lorsqu'il se sent placé sous un autre regard (souvent celui de Georgia). Il faut donc du temps pour l'accepter, lui et son interprète Craig Wasson, et réaliser qu'il est notre substitut, que tout le film passe par lui pour aller vers nous. Danilo encaisse, absorbe, observe son entourage et le monde tourbillonnant des années 60.

    Les personnages, dans leur adolescence, se laissaient aller à des caprices, s'accrochaient à des chimères mais en vieillissant, ils restent aussi insaisissables et baignent dans une folie ambiante impressionnante. Pour brosser le tableau de ces années-là, Arthur Penn se contente judicieusement de lâcher quelques balises (un mot sur Kennedy, un militaire qui part au front et revient avec une femme vietnamienne, le premier pas sur la lune...), s'en servant uniquement de toile de fond pour développer ses caractères et balayer l'époque d'un regard libre et désabusé. Si Georgia vire plus ou moins hippie, ce n'est pas pour faire couleur locale mais bien parce que l'évolution du personnage est logique. Danilo, lui, se sentira toujours déchiré : vivre son rêve d'Amérique aveuglément ou ouvrir les yeux sur les contradictions de ce pays, vivre avec ou sans Georgia. Deux belles séquences traduisent cette instabilité : celle où il voit passer devant son pare-brise un drapeau américain en flammes (suite à une manifestation anti-guerre du Vietnam) et celle où il hésite, à son volant, entre suivre son ami noir en route pour une manifestation dans le Sud et continuer son voyage vers New York, vers sa riche fiancée.

    Cette dernière scène se termine par un brusque coup de volant à l'approche d'un échangeur d'autoroute. Déroutant : voilà le mot qui vient constamment à l'esprit face au travail d'Arthur Penn pour Georgia. Les ellipses sont immenses, provoquant par exemple l'une des plus belles doubles-gaffes de l'histoire du cinéma (aux noces de Georgia, le marié n'est pas l'homme que l'on félicite et celui qui a réellement la bague au doigt n'est pas non plus le père de l'enfant porté). D'une séquence à l'autre et souvent même à l'intérieur de chacune, le ton ne cesse de changer. Comme une magnifique fête de mariage peut finir dans le sang, tout peut arriver, le registre étant résolument picaresque. Cette couleur-là va bien avec le style de Penn, inégal par nature car préférant à une progression narrative classique une série d'éclats que rien ne semble jamais annoncer. Il est cependant nécessaire, pour mener à bien ce type d'entreprise, de disposer d'un scénario sans faille. Celui de Steve Tesich est formidable, dosant différemment chaque événement et chaque personnage sans qu'un déséquilibre ne se fasse sentir, sans qu'un manque ne soit évident.

    Il faut du temps pour saisir ce qu'est Georgia : c'est un conte philosophique sur une génération ayant traversée les années 60 comme une fusée, un film vivant.

  • Allemagne mère blafarde

    (Helma Sanders-Brahms / Allemagne / 1980)

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    mereblafarde.jpgPlacée sous les auspices de Berthold Brecht, avec ce poème du dramaturge placé en ouverture, Allemagne mère blafarde (Deutschland bleiche mutter) est une oeuvre ample et distanciée. Helma Sanders-Brahms y articule la grande histoire et sa biographie, plus exactement, celle de sa mère, nous faisant passer constamment, dans un étrange va-et-vient, du quotidien au symbolique. A la fin des années 30, Lene rencontre son futur mari, Hans. Celui-ci n'est pas adhérent au parti nazi. Il est donc envoyé parmi les premiers combattants en Pologne. Il traversera ainsi la guerre, passant d'un front à l'autre et ne profitant que de quelques jours de permission de temps à autre. Au cours de l'une d'elle, Anna est conçue. Livrée à elle-même, Lene doit survivre avec sa fille en ville sous les bombardements ou dans les campagnes gelées. La fin de la guerre permet le retour de Hans au foyer mais aussi le début d'un nouvel enfer, conjugal celui-là.

    Trois larges mouvements structurent le film en épousant le regard d'Anna (relai à l'écran d'Helma Sanders-Brahms qui pose ici et là sa voix off). La première partie nous montre, dans une ambiance relativement douce malgré la montée du péril, les premiers moments de bonheur. Ce récit d'avant la naissance fantasme la rencontre amoureuse des parents, tente (en vain) d'imaginer les tendres étreintes. Puis arrive la guerre et ses syncopes, prenant la forme des souvenirs heurtés et partiels de la petite enfance. Enfin, vient la fin des hostilités et le retour d'un père si étranger. Le regard de la petite fille devient plus lucide face au glissement vers une "guerre intérieure" suicidaire. Les niveaux de lecture se multiplient tout le long du film : auto-biographiques, psychanalytiques (les rapports intenses liant une petite fille à sa mère, toutes deux plongées dans la guerre et la déchirure que peut provoquer dans un couple l'arrivée d'une troisième entité), historiques, allégoriques (la Mère, c'est l'Allemagne, la patrie qui a laissé ses fils s'abîmer dans l'impensable) et mythologiques (la poésie, le conte). Devant une telle richesse thématique, il arrive que l'on se sente parfois dépassé, redoutant qu'une signification nous échappe.

    La réflexion passe par la distanciation. Certaines séquences ont un aspect théâtral parfaitement assumé, de par leur ton et le placement des corps dans le cadre. Parfois, l'effet est transcendé en privilégiant les décors naturels mais en les dépeuplant par la même occasion (peu d'acteurs sont finalement à l'écran dans cette fresque et certains jouent même plusieurs rôles). Ce choix d'un léger recul par rapport au réel permet aussi d'accepter les quelques reconstitutions hardiment accolées à de nombreux plans d'archives de villes allemandes dévastées. Ces images aériennes de cités fantômes sont toujours aussi stupéfiantes, plans interminables soutenus par la magnifique partition pour piano de Jurgen Knieper. La bande son est l'un des éléments les plus étonnants du film. Sanders-Brahms orchestre une série de fondus-enchaînés sonores édifiants (les rires de soldats se transforment en discours radiophonique assourdissant), épure (une danse de bal sans musique audible) ou surcharge (le refuge dans une cave lors d'une alerte impressionne par le chevauchement des pistes sonores : explosions, musique, cris). Elle aime déstabiliser. Une séquence s'ouvre au son des bombardements sur le visage de Lene alitée. Est-elle affolée par le danger ? Non, elle est en train d'accoucher. Souvent la vérité du moment ne nous est pas révélée tout de suite.

    La progression narrative se fait par larges segments, prenant parfois l'allure de véritables morceaux de bravoure. Les scènes intimes décrivant les brefs séjours du père retrouvant sa petite famille à l'arrière sont filmées de manière assez minimalistes, provoquant quelques retombées de l'intérêt. En revanche, un très long passage au centre du film voit la mère et sa fille sillonner la campagne (l'oeuvre embrasse d'une certaine façon tout le territoire allemand), faire une halte dans une usine désafectée et finir en ville, le tout sans que la première ne cesse un seul instant son récit d'un terrible conte de Grimm à l'attention de la deuxième (une suspension ne se fait que le temps... d'un viol par deux soldats américains). Le tableau brossé de l'Allemagne de l'après-guerre est glaçant : les nazis se replacent dans l'administration Adenauer, les hommes s'en sont sortis plus ou moins et s'oublient dans l'alcool, les femmes portent les stigmates physiques, vivantes malgré tout, mais muettes dorénavant. Anna sera donc, comme la plupart de ceux de sa génération, mise dans une situation intenable, tenaillée par l'amour pour sa mère et l'envie de demander des comptes à celle qui n'a rien voulu voir d'autre que le rideau baissé de la mercerie tenue par un juif, celle qui ne veut plus rien dire, celle qui tente de repousser des choses qui, de toute manière (un éprouvant arrachage de dents, un refuge aux allures de four crématoire) subsistent à l'état de traces.

    Inégal, très complexe, toujours passionnant, irradié par le visage d'Eva Mattes (Lene) : tel est le film le plus réputé d'Helma Sanders-Brahms, réalisatrice aguerrie du cinéma allemand qui verra sa dernière oeuvre, Clara, distribuée en France au mois d'avril prochain et sur laquelle nous écrirons bientôt.