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80s - Page 6

  • Rusty James

    (Francis Ford Coppola / Etats-Unis / 1983)

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    rustyjames1.jpgPoint culminant de l'esthétique des années 80 (sortie française en février 1984), Rusty James (titre original : Rumble fish, littéralement "poisson combattant") est une oeuvre sur laquelle notre regard a changé, vingt-cinq ans après, alors qu'elle faisait justement de la réflexion sur le temps l'un de ses principaux thèmes. Le film s'inscrit volontairement dans un cadre intemporel, accumulant les signes décoratifs ou vestimentaires venant de différentes époques (jusqu'aux années 50) et limitant au strict minimum les touches de modernité (on note à peine qu'un échange a lieu dans une salle de jeux vidéos). En revanche, ces éléments sont réordonnés et sublimés par une forme neuve. Et vu d'ici et aujourd'hui, c'est ce formalisme exacerbé qui fixe Rusty James dans les 80's et pas ailleurs.

    Rusty James est un beau gosse enragé de Tulsa qui fantasme sur l'époque révolue des gangs et qui rêve de ressembler à son grand frère, surnommé The Motorcycle Boy, énigmatique et charismatique leader de bande revenu récemment d'un exil en Californie. Le scénario n'est que pur prétexte pour Coppola, bien décidé à démontrer la pertinence de son double projet Outsiders/Rumble fish, soit deux films consécutifs réalisés avec la même équipe et à partir de deux romans originels signés du même auteur (S.E. Hinton), l'un étant illustré de manière conventionnelle, l'autre totalement personnelle.

    Les stéréotypes abondent : le jeune chien fou, le pote étudiant à lunettes, la droguée mal-aimée, le père alcoolo, les bastons... L'intérêt est que ces clichés sont parfaitement assumés, il n'y a qu'à voir ce personnage de policier qui n'est qu'une image de policier, invariable, omnisciente, symbolique. Le moindre plan vise à la beauté picturale, le moindre photogramme pourrait se retrouver en couverture des magazines de mode les plus classieux.  Parfois, les visages se détachent ostensiblement de fonds unis ou nuageux qui ne servent qu'à découper une forme, une silhouette (le dernier plan du film avec l'océan au loin).

    The Motorcycle Boy surgit de nulle part et Mickey Rourke devient sur le champ une icône. Il prend la pose même en marchant, les bras toujours croisés. Le miracle est que, malgré cela (ou de surcroît), l'électricité passe dans le regard de l'acteur, fascinant. Son personnage comme absent, parlant à voix basse, s'oppose parfaitement a celui de Rusty James qui est constamment dans la gesticulation et les changements d'intonation, qui est plus marqué par son look et son langage (ses phrases ponctuées de "man" et autres "fuck"). Grande réussite que l'ensemble du casting, notamment pour ce trio familial qui paraît évident : Rourke/Dillon/Hopper (et tant qu'on y est, pas question d'oublier de mentionner l'incendiaire Diane Lane). De leurs échanges se dégagent une justesse certaine, par la mise en évidence de leurs points communs et de leurs divergences. Il est ainsi beaucoup question d'intelligence et les propos qui pourraient passer pour des sentences gratuites (l'une des plaies des films les plus superficiellement modernes de cette époque-là) n'y ressemblent jamais car ils ne sortent que de la bouche du Motorcycle Boy ou de son père, hommes plus "habités" que Rusty James.

    Dans la deuxième partie, les personnages ne cessent de réfléchir sur eux-mêmes comme Coppola semble réfléchir sur le cinéma. Le film abandonne peu à peu toute velléité trop dramatisante (ce n'est pas une série de règlements de comptes brutaux entre gangs) et se transforme en une errance nocturne (voir comment est filmée l'ivresse) au cours de laquelle Rusty James ne va cesser de suivre son frère, à deux mètres de lui, l'observer, tenter de le saisir et de faire sienne un peu de son aura.

    La distanciation formelle imposée par le cinéaste nous touche plus aujourd'hui en passant par les postures ou les dialogues que par les gimmicks visuels, un peu trop sollicités (pendules, fumées, nuages filmés en accéléré). Notons toutefois que l'on remarque surtout la dernière horloge apparaissant à l'écran qui annonce deux minutes avant minuit, avant le dénouement, ce qui nous fait dire que le procédé n'a pas été utilisé vainement. Le choix esthétique le plus marquant est bien évidemment celui fait par Coppola de tourner dans un somptueux noir et blanc, choix justifié en passant, au bout de quelques dizaines de minutes, sans insister et en laissant libre d'adhérer ou pas à l'interprétation : nous voyons le monde comme le voit le Motorcycle Boy (il faudrait donc lire les tags introductifs sur les murs de la ville, "The Motorcycle Boy reigns", dans ce sens-là et pas seulement comme la trace d'un passé légendaire). "C'est comme une télé en noir et blanc avec le son très bas", dit-il lui-même, qui n'a des couleurs que le souvenir de quelques touches. De fait, tout autant que le visuel, le son est travaillé de manière extraordinaire.

    La musique de Stewart Copeland, composante essentielle du projet, si bluffante en 84, m'a paru cependant avoir subi quelque peu les assauts du temps. Toujours stimulante, elle s'est toutefois chargée de certaines sonorités qui heurtent l'oreille et qui rameutent subrepticement le triste fantôme d'Eric Serra. Le nom est lâché, il faut aller jusqu'au bout et maintenant poser la question : pourquoi Rusty James, quintessence d'un certain cinéma, est-il un film infiniment supérieur à Birdy et autres Subway ? Sans reprendre les éléments de réponse apportés plus haut, mettons en avant une différence radicale. L'image de la fin du Motorcycle Boy nous est refusée, laissée hors-champ. En avoir la trace  sonore suffit, inutile de plomber le spectateur, de l'appâter. Coppola n'est pas dans la démagogie et le chantage à l'émotion. Il reste honnête et cohérent dans l'esthétique et la morale. Tout le contraire du cinéma de Parker ou de Besson, de leurs fins de film mensongères destinées à rassurer coûte que coûte le spectateur avant qu'il ne quitte la salle (de ce point de vue, la séquence de lévitation de Rusty James pourrait induire en erreur : le fait est qu'elle échappe au travers du détournement trop facile par l'interrogation qu'elle amène, encore une fois, sur les clichés que l'âme du héros survole, et accessoirement, par sa force plastique). Et puis, tout simplement, Coppola organise un univers (un monde refermé sur lui-même, comme un aquarium, certes, mais dont la vitre peut aussi nous renvoyer notre image).

  • Les nuits de la pleine lune & Le rayon vert

    (Eric Rohmer / France / 1984 & 1986)

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    Lune 06.jpg"Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison". Voilà le sous-titre du quatième film de la série des Comédies et proverbes d'Eric Rohmer. Quatre chapitres égrennent autant de mois, de novembre à février, le premier posant on ne peut plus clairement la situation (qui, comme souvent dans la série, ne colle pas exactement terme pour terme au proverbe choisi). Deux longues conversations entre Louise et son copain Octave et entre Louise et son ami Rémi détaillent le point de départ du récit et semblent déjà en imaginer toutes les conséquences possibles. Le pour et le contre sont pesés, les risques identifiés. De l'instabilité de Louise naît l'intrigue et ce sont ses trajets incessants entre ses deux maisons qui vont rythmer le film. Le générique de début est porté par un panoramique allant de la rue à l'immeuble de banlieue de l'héroïne et logiquement, quand arrivera celui de la fin, la caméra bougera dans le sens inverse. Ces mouvements qui parsèment Les nuits de la pleine lune ne se limitent pas à accompagner les déplacements des personnages mais font entrer en jeu une problématique sociale en abordant la question des "nouvelles villes" naissant aux abords des grandes agglomérations et provoquant des mutations importantes dans les modes de vie (avec cette attention à l'environnement, nous avons là l'une des composantes du cinéma de Rohmer qui fait que celui-ci peut être qualifié à la fois d'intemporel et de précisemment daté).

    L'idée du trajet, au-delà de la mesure d'un territoire, est reprise pour aborder l'intime, Louise allant d'un partenaire à l'autre. Mais elle n'est pas la seule car ici chaque rencontre, quasiment chaque salutation, semble porter en germe une histoire possible. Donnant à sentir régulièrement une circulation des désirs, le film est sur ce point l'un des plus francs de son auteur.

    "Tu donnes l'image de quelqu'un de complètement éthéré alors que, en réalité, tu es tout à fait physique." La remarque que fait Octave à Louise pourrait après tout s'appliquer à Rohmer. Dans Les nuits de la pleine lune, la parole est primordiale, comme toujours, mais elle laisse aussi toute sa place à l'expression corporelle. Notons d'abord que les personnages conversent souvent en faisant autre chose en même temps (préparer un thé, s'habiller...), ce qui dynamise leurs bavardages. Ensuite, Rohmer les filme dans tous leurs états, y compris les moins grâcieux puisque nous les voyons, hommes ou femmes, dénudés, essuyant leur transpiration ou changeant de vêtements. Si le cliché veut que chez ce cinéaste, tous les acteurs jouent de la même façon et prennent la même diction, il faut ici nuancer les choses. La distribution apparaît en effet au départ, très hétérogène. Fabrice Lucchini s'installe dans son rôle d'écrivain mondain (terme que son personnage réfute assez brillamment). Pascale Ogier joue de son corps très mince, de ses intonations de jeune fille et nous touche particulièrement lorsqu'elle laisse éclater ces sortes de crises de nerfs calmes. Tchéky Karyo est le plus étonnant des trois car le plus "déplacé", Rohmer se servant magnifiquement de son allure lourde, de son regard toujours au bord de l'explosion et en même temps terriblement las. Ces différences de jeu, essentiellement dûes aux corps des comédiens (et auxquelles il faut ajouter l'apparition de Laszlo Szabo, apportant tout à coup un autre registre, une vision plus globalisante et moins terre à terre), le cinéaste en fait une force structurante de son récit. D'ailleurs, ce qui reste le mieux en tête après une première vision des Nuits de la pleine lune a peu à voir avec l'image traditionnelle véhiculée par le cinéma de Rohmer puisque reviennent en mémoire avant tout ces longues séquences de danse et ces scènes de ménage entre Louise et Rémi.

    D'autres éléments contredisent la thèse d'un cinéma bavard et ennuyeux. Entre en jeu un véritable plaisir du récit, à tel point qu'il ne faudrait peut-être pas grand chose pour que l'on bascule à certains moments dans un film de genre. On l'a dit, tous les possibles sont envisagés dès le départ, mais à cela s'ajoutent ensuite des fausses-pistes, des méprises et des revirements. Octave se voit traité de flic, un simple passage aux toilettes d'un bar provoque un moment de suspense et pendant quelques secondes l'escalier que gravit Louise et qui mène à la chambre de Rémi prend une allure hitchcockienne. On le voit donc, au-delà de sa rigueur, le cinéma de Rohmer ne manque pas de surprises.

     

    Rayon 08.jpgExpérience inédite pour Eric Rohmer que ce Rayon vert. Après avoir laissé Pascale Ogier décorer les appartements de son personnage des Nuits de la pleine lune, il laisse cette fois-ci Marie Rivière et les acteurs l'entourant collaborer au scénario et aux dialogues, sous forme d'improvisations développées à partir d'une certaine trame. A la mise en scène de suivre. Rohmer délaisse donc quelque peu sa position d'organisateur au regard acéré et sollicite moins son oeil de plasticien. Nous perdons alors en rigueur ce que nous gagnons en naturel et en liberté. Frappent ici la simplicité des gens filmés et de leurs propos, l'abondance des scènes de repas décontractés, un goût pour la déambulation purement documentaire et l'étirement de séquences a priori sans enjeu dramatique. Devant ce cinquième opus de la série Comédies et proverbes, on ne peut que se faire à nouveau la remarque : Eric Rohmer est sans doute, parmi les grands auteurs de la Nouvelle Vague, celui qui est resté le plus fidèle aux principes techniques, esthétiques et narratifs du mouvement.

    S'étalant sur une période de vacances estivales, le récit en épouse le rythme particulier, au gré de balades et de rencontres, sans réels soucis d'équilibre temporel (une longue semaine à Cherbourg puis un séjour expéditif de quelques heures à la montagne, des scènes très courtes ou des discussions attablés sans fin) ni d'homogénéité de registres (séquences de drague ludiques ou pathétiques, échanges profonds ou prosaïques, agitation des groupes ou plages solitaires). C'est aussi peu de dire que Rohmer s'attache à son héroïne, soumettant tout son film à ses hésitations et ses états d'âme. Ne se remettant pas d'une rupture sentimentale, lâchée par une amie au moment de partir avec elle en Grèce, ne sachant plus que faire, Delphine est mal dans sa peau. Les autres ne cessent de la pousser à "se bouger", à extérioriser et à donner d'elle ce qu'elle ne veut pas. Mais Delphine reste farouchement fidèle à sa vision romantique de l'existence, quitte à passer par de terribles moments de dépression.

    Si la jeune femme ne sait jamais vers où et vers qui aller, plutôt que d'instabilité, il faut parler d'un état vague. Nous sommes en effet souvent au bord de la mer mais, plus sérieusement, c'est de cette manière que Delphine définit elle-même son rapport au monde et aux autres à l'occasion de sa discussion à coeur ouvert avec la jeune suédoise. Et d'ailleurs, pourquoi tout devrait-il toujours être clair et transparent ? La sincérité et le bien-être doivent-ils nécessairement passer par l'extraversion ? Faisant sien ce rapport imprécis et fuyant de Delphine à ce qui l'entoure, le film avance ainsi comme à tâton mais laisse glisser par en-dessous le sentiment qu'il y a tout de même, au bout, un point précis à atteindre. Il ne peut advenir qu'un seul dénouement. Comme Delphine, nous croyons à cette rencontre possible. Des signes balisant sa route la conforte dans cette espérance (les apparitions de ces cartes à jouer, de ces affiches et de ces couleurs pourraient l'abuser mais elle reste lucide dans sa superstition, admettant que dans son état si réceptif, elle peut très bien sur-interpréter ces clins d'oeil du destin).

    Passés les instants de déceptions et les heures trop calmes, le grand moment de la rencontre rêvée arrive enfin, dans un hall de gare. Et ce chamboulement se voit immédiatement sur le visage de Dephine (Marie Rivière est éblouissante) et dans ces gestes. La boule qui lui pesait dans le ventre a disparu d'un coup et elle ne peut plus se contenir. Elle dit tout, tout de suite. Préparées par le faux-rythme de tout ce qui précédait, les dix dernières minutes du Rayon vert affirment magnifiquement une croyance dans le cinéma et dans son pouvoir d'émotion et d'émerveillement. Chaque élément a tendu vers cet instant où tout fait sens, où, selon l'adage, on voit en soi et en ses proches. Là, sur cette falaise, face au soleil couchant, un phénomène météorologique parfaitement connu est aussi un événement magique, Baudelaire ("Ah ! Que le temps vienne. Où les coeurs s'éprennent", sous-titre du film) et Jules Verne dialoguent, le cinéma devient à la fois peinture et musique, le début (d'un amour) et la fin (d'une journée, d'un récit) se rejoignent. Comme un faisceau lumineux, tout converge, et cela avec l'économie de moyens habituelle au cinéaste. Si Le rayon vert n'est pas la plus pure des oeuvres de Rohmer, c'est assurément l'une des plus émouvantes.

     

    (Chroniques dvd pour Kinok)

  • Requiem pour un massacre

    (Elem Klimov / URSS / 1985)

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    requiem.jpg1943. La Biélorussie est occupée par les nazis. Le jeune Floria trouve un fusil et s'engage auprès des partisans. Comme celui de la Glasha, la fille avec qui il partagera quelques brefs instants de liberté, son regard sera vite confronté à l'innommable.

    Le heurt

    Glasha à un visage étrange : rond et pâle, il est transpercé de deux yeux d’un bleu clair irréel. Belle et terrifiante à la fois, menaçant toujours de sombrer dans la folie, la jeune fille peut passer en quelques secondes des larmes au rire. A Glasha et à quelques autres, Elem Klimov consacre de nombreux gros plans, en conférant à ceux-ci un caractère surnaturel par la brutalité du montage. Tout le film est vu par les yeux du garçon Floria. On le sait, les enfants ont tous cette étonnante capacité à changer en un instant d’état émotionnel. En conséquence, le monde décrit dans Requiem pour un massacre (Idi i smorti) sera sans cesse soumis à des ruptures brutales.

    Dès le début, le montage heurté, la variété des échelles de plans dans une même séquence et la variation des niveaux sonores déroutent. La réalité de la guerre se faisant de plus en plus oppressante, la sensation ne fera que s’accentuer à coups de raccords brutaux. Explosions soudaines des obus trouant le paysage, sifflement des balles… Un homme est vivant. Dans le plan suivant, il est déchiqueté. La dislocation se rencontre aussi dans les dialogues. Le symbolisme les contamine et les rend parfois déplacés ou tout simplement incompréhensibles.

    Le viscéral

    Cette esthétique du choc prend aux tripes. Par l’utilisation de focales déformantes, les visages rouges de rage, baignés de larmes ou éclatant de rire tirent vers la grimace. Par le filmage en caméra portée, les courses nous font respirer difficilement. Un gamin fait le chien, un os dans la bouche, un autre se met la tête dans la boue, telle une autruche.

    Le son participe aussi de cette volonté de nous plonger dans le chaos. Suite au bombardement de la forêt, Floria perd de l’audition. La surdité passagère et les sifflements qui l’accompagne se répercutent alors sur la bande-son. L’effet est connu mais Klimov est sans doute l’un des premiers à en avoir ainsi tiré parti et il le prolonge de façon radicale pendant une bonne demie-heure, saturant l’ambiance sonore de musique bourdonnante, d’éclats ou de bruits étouffés.

    La partie centrale, la meilleure du film, transmet de manière inédite le sentiment de la peur. Courses affolées et pauses se succèdent. La forêt change d’aspect au gré des bombardements ou des averses, tantôt lumineuse, tantôt maléfique. L’ennemi est invisible. Après la survie dans le bois, le retour au village mort (extraordinaire séquence) nous dévoile la vérité d’un terrible hors-champ, vu du coin de l’œil.

    Il y a cependant un risque : le viscéral peut limiter la réflexion.

    La représentation

    En épousant le regard de l’enfant, Klimov a d’abord privilégié le motif de la trace pour rendre compte de la violence : nuages de terre provoqués par les mines et les obus, chemins lumineux des balles dans la nuit et cadavres, lambeaux, plaies. L’hyper-réalisme se lestait de métaphores.

    Arrive le trou noir du film, le point vers lequel tout converge : l'anéantissement d'un village entier par un détachement SS. Le cinéaste passe alors à une description frontale d'un processus d'extermination. Rien de plus difficile. Pour représenter la barbarie, resserrer sur un seul personnage permet généralement de faire passer toute la souffrance imaginable, mais filmer des mouvements de foule, englober des centaines de victimes peut provoquer, par réflexe défensif sans doute, le retrait du spectateur, qui ne veut alors voir que des figurants en train de crier. J'ai suffisamment insisté ailleurs sur mon désaccord avec la position critique voulant poser un interdit absolu sur la question de la représentation des atrocités nazies pour m'étonner ici que personne ne trouve à redire sur ce long passage de Requiem pour un massacre. Je ne suis pas sûr que travailler la durée des séquences et la perception auditive suffise pour que l'on place Klimov au-dessus du débat, alors que l'on en finit plus de déblatérer sur tel travelling ou telle pomme de douche, reléguant des cinéastes, peut-être moins brillants mais pas moins honnêtes, au rang d'irresponsables. Non, Elem Klimov n'a pas réalisé l'impossible et son morceau de bravoure est moins fort que l'heure et demie qui le précède.

    Ce sentiment est conforté ensuite par une séquence tout aussi ambiguë dans sa manière : celle de la vengeance. Pour peindre l'horreur du massacre des villageois, Klimov a choisi de mettre l'accent sur la bouffonnerie bravache et révoltante des bourreaux, plutôt que de les montrer par exemple plein de froideur inexplicable. A peine quelques minutes plus tard, par une ellipse collant quasiment l'une à l'autre les deux séquences de façon assez gênante, il montre les dignes partisans face aux piteux pantins nazis faits prisonniers. Il s'autorise de plus, au cas où, un insert d'images d'archives des camps de la mort : la piqûre de rappel se fait coup de marteau sur le crâne. La fin de Requiem pour un massacre laisse un arrière goût de religiosité et de patriotisme et l'ombre de ce que l'on appelait alors le cinéma officiel plane.

    In extremis, le bruit et la fureur retrouvent un vecteur plus symbolique lorsque Floria tire sur le portrait d'Hitler, tentant littéralement de refaire l'histoire puisque défilent sous nos yeux, dans un grand fracas et à l'envers, des images d'archives de la guerre remontant à la source : le visage du petit enfant Adolf. C'est bien dans ce registre que Klimov est le plus convaincant.

    L'anti-Malick

    Après le bombardement, apparaît sous les yeux des deux jeunes gens un étrange oiseau, une sorte d'échassier gracieux se déplaçant avec précaution au milieu de la végétation calcinée. Chez Terrence Malick, la présence animale, au-delà de son étrangeté et de sa poésie, renvoie à l'immuabilité et à l'indifférence de la nature face à la folie humaine. Chez Klimov, l'animal est déplacé, détourné, dépossédé : la vache doit courir, le lémurien est réduit à un objet décoratif, sur l'épaule d'un officier allemand.

    Malick nous baigne de spiritualité mais questionne sans cesse l'idée de Création. On dirait, à première vue, que Klimov se préoccupe moins de la dimension spirituelle. Elle me semble pourtant souterraine et le sacré finit par recouvrir certaines images. Il est posé tel quel. Il n'y a pas, ici, d'interrogation.

    Quand Klimov recherche la sidération du spectateur par le heurt, Malick embrasse le monde harmonieusement et bâtit une oeuvre musicale. 

    Le cinéma de Malick est empreint de mélancolie mais nous tire vers la lumière. Klimov fait s'entrechoquer rires et larmes dans un voyage vers le néant, l'impensable.

    Requiem pour un massacre...

    ...est une oeuvre éprouvante, un choc plastique indéniable et une source de problèmes.

     

    A lire aussi sur Inisfree et sur A la poursuite du vent.

     

  • Les sièges de l'Alcazar

    (Luc Moullet / France / 1989)

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    siegesalcazar.jpgDans les années 50 à Paris, Guy, critique aux Cahiers du Cinéma, fréquente la salle de l'Alcazar pour y voir notamment les films de Vittorio Cottafavi, son cinéaste favori. Un soir, il y aperçoit Jeanne, qui écrit, elle, dans Positif. Au fil des séances, les deux vont jouer au chat et à la souris, leurs prises de becs cachant certainement une réelle complicité.

    Ce film de Luc Moullet titillait ma curiosité depuis longtemps par son sujet. L'histoire de la rivalité développée, quasiment dès leurs premières années, entre les deux grandes revues cinéphiles françaises m'a toujours beaucoup intéressé.

    Premier étrange sentiment : Les sièges de l'Alcazar a été tourné en 1989 et semble pourtant dater, sinon de 1955, l'époque décrite, du moins des années 60. Pensant au départ que le film était plus ancien, il me fallut attendre de reconnaître Sabine Haudepin dans un second rôle pour me persuader de sa date de production. Est-on là en face d'un extraordinaire travail de reconstitution ou est-ce plutôt l'effet secondaire de l'esthétique économe de Luc Moullet ? Défaut ou qualité ? Il faudrait sans doute, pour répondre à ces interrogations, connaître plus avant l'oeuvre du cinéaste (ou demander à des autorités plus compétentes).

    Drôle de personnage que ce Luc Moullet et drôle de film que celui-ci. Mais film drôle aussi. Les purs cinéphiles s'amuseront de certaines formules ("Antonioni est le Cottafavi du pauvre" etc...), mais plus que les dialogues, surtout axés sur les capacités de réparties de chaque personnage, ce sont les trouvailles de la scénographie qui charment. La caméra reste la plupart du temps dans le cinéma et les meilleurs moments mettent en scène le corps de Guy, les positions qu'il doit prendre pour tenir sur les petits sièges inconfortables. Plus que les private jokes, c'est le burlesque léger de Moullet qui séduit. Le film offre ainsi de très jolis plans de Guy, assis au milieu des gamins des deux premiers rangs.

    Dans le rôle principal, Olivier Maltinti est remarquable et ses duos avec Elizabeth Moreau (Jeanne) et surtout Micha Bayard (l'irascible ouvreuse) sont assez réjouissants. Le reste est plus inégal, Moullet étant l'un des rares cinéastes à ne pas couper les hésitations et les erreurs de dictions de ses comédiens. Autre bémol, le montage intègre de longs extraits de films de Cottafavi, pas forcément nécessaires.

    Sympathique et très plaisant, partant d'un sujet précis et n'en déviant jamais, restant confiné, Les sièges de l'Alcazar subit un peu le contrecoup de sa rigueur. Et se pose alors la question : peut-il résonner au-delà d'un petit cercle de passionnés ?

  • Le Malin & Au-dessous du volcan

    (John Huston / Etats-Unis / 1979 & 1984)

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    S'il y a un cinéaste qui a tenté de prouver pendant toute sa carrière que, malgré l'adage, un grand livre pouvait donner naissance à un grand film, c'est bien John Huston. Démarrant en 1941 avec un classique du film noir tiré de Dashiell Hammett (Le faucon maltais) et finissant quarante-six ans plus tard par un ultime chef d'oeuvre trouvant son origine dans une nouvelle de James Joyce (Gens de Dublin), sa filmographie n'a cessé de s'enrichir de travaux d'adaptations ambitieuses. Huston a mis ainsi en images les mots, entre autres, de Herman Melville (Moby Dick), Romain Gary (Les racines du ciel), Tennesse Williams (La nuit de l'iguane), Carson McCullers (Reflets dans un oeil d'or), Rudyard Kipling (L'homme qui voulut être roi). Les résultats à l'écran furent plus ou moins probants mais toujours, au minimum, intéressants. Le coffret de Carlotta offre deux autres exemples de cet exercice hustonien avec Le Malin et Au-dessous du volcan.

    Malin 01.jpgLe Malin (Wise blood), que John Huston réalise en 79, est une oeuvre très étonnante, virulente et inspirée. A cent lieues d'un ouvrage routinier signé par un vieux maître, ce film est en fait plus proche des chemins de traverses empruntés par Rafelson ou Altman à la même époque. Tourné de manière indépendante, loin de Hollywood, Le Malin dépeint une Amérique des campagnes et des petites villes grouillant de marginaux, asociaux et autres illuminés, et si le récit reste simple, il peut laisser en suspens certains éléments, abandonner certaines destinées, en allant à rebours de certaines habitudes narratives.

    Car tout tourne ici autour d'un seul homme : Hazel Motes, jeune homme étrange qui, de retour de la guerre, veut enfin faire "des choses qu'il n'a jamais fait avant". Avec l'énergie des grands obsessionnels, il tentera de prêcher et de fonder l'Eglise de la Vérité, une église du Christ sans le Christ. Mais Hazel ne semble attirer que des freaks aussi dérangés que lui. Pire : ces rencontres n'aboutissent à rien de bon. Les différents personnages du Malin semblent tous enfermés dans leur monde, donnant à voir une somme de solitudes et des cellules autarciques qui ne communiquent pas. Les divers partenariats possibles sont immédiatement voués à l'échec, à moins qu'ils ne reposent sur une filiation (et dans ce cas-là, l'aliénation est totale : le grand-père prédicateur de Hazel est responsable du traumatisme de son petit-fils et Sabbath semble s'enfoncer dans la même folie que son père, faux-prophète aveugle). Les couples ne se forment que pour un instant, le temps d'assouvir quelques pulsions naturelles. Ce décalage constant, Huston arrive à le faire sentir parfaitement dans les dialogues qui, le plus souvent, n'avancent pas par questions-réponses mais plutôt comme des monologues sourds, exactement parallèles.

    Ces gens-là sont tellement hors du commun, leurs actions et leurs propos nous mènent si près de l'absurde que le cinéaste n'a pas besoin d'en rajouter dans la bizarrerie par sa mise en scène. Le filmage est donc simple, très libre, à l'image de ces déambulations urbaines que la caméra capte en de longs plans-séquences.

    La charge contre les prédicateurs est féroce : menteurs, avides, racistes... Tous semblent au bord de la caricature. Pourtant, Huston parvient à donner à chacun une réelle épaisseur et à garder pour son guide dans ce monde-là, Hazel, une sympathie évidente. Brad Dourif est  ici prodigieux d'un bout à l'autre. Et parmi les excellents seconds rôles, on ne peut que s'enthousiasmer devant la performance de Harry Dean Stanton en aveugle douteux et celle d'un irrésistible Ned Beatty en prédicateur country et opportuniste.

    Tendresse pour les paumés qui n'exclue pas, bien au contraire, une progression vers la noirceur totale, humour décalé et provincial : Le Malin annonce par bien des points le cinéma des frères Coen.

    Volcan 06.jpgCinq ans plus tard, Huston s'attaque à nouveau à un gros morceau, en l'occurrence le roman de Malcolm Lowry, paru en 1947 et, comme tous les grands livres, réputé inadaptable. Le récit se concentre sur deux jours, les deux derniers de Geoffrey Firmin, consul britannique de la ville mexicaine de Cuernavaca. Le magnifique générique (une danse de mobiles et figurines squelettiques) et un effet visuel dès les premières minutes, reflétant des cranes dans les lunettes du protagoniste, nous préviennent en effet que le film sera bien la chronique d'une mort annoncée. Mort, remords et ivresse sont les grands thèmes d'Au-dessous du volcan (Under the volcano).

    Obliger le spectateur à côtoyer pendant deux heures un alcoolique est une sacrée gageure et nécessite d'être particulièrement sûr de sa direction d'acteur et de son choix de casting. Albert Finney s'en sort avec les honneurs, surtout lorsqu'il est en mouvement, adoptant une démarche exagérément raide et un port régulier de lunettes noires. De même, c'est lorsque Huston filme ses comédiens au milieu du peuple mexicain qu'il tient le mieux son pari, plutôt que dans le cadre de l'hacienda du consul. Là se joue une pièce de théâtre douloureuse à trois personnages. Jacqueline Bisset et Anthony Andrews peinent à s'imposer face à Finney : Yvonne, la femme aimante mais incertaine reste évanescente, et Hugh, le demi-frère, revendique un engagement journalistique qui cadre mal avec sa manière d'être.

    En ce mois de Novembre 1938, nombreux sont les signes d'une explosion imminente du monde. Hugh revient d'Espagne où les Républicains sont en train de perdre la guerre civile; les miliciens mexicains, financés par les nazis, imposent leur loi dans les campagnes; Munich vient d'être signé. Tout semble déjà trop tard. Trop tard pour la paix, pour le consul et pour son couple. Ne reste plus alors qu'à aller se perdre au Farolito, bar-bordel sordide.

    Nous nous sommes promenés en plein soleil, au milieu de festivités colorées. Toujours dans les pas du consul titubant, nous passons maintenant, aux dernières lueurs du jour (et par un pont suspendu), à un univers plus inquiétant. L'obscurité aidant, la cruauté et la violence pointent leur nez. Huston termine son film sur cette lente et inéluctable dérive, dans une remarquable progression dramatique. Vers la nuit, la pluie, la boue, le néant. Firmin avait prévenu : "L'enfer a ma préférence".

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Le Bon Roi Dagobert

    (Dino Risi / France - Italie / 1984)

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    dagobert.jpgDino Risi à la mise en scène, Gérard Brach et Age au scénario, Coluche, Serrault, Tognazzi et Carole Bouquet devant la caméra... Tout ce beau monde fut réuni en 1984 pour accoucher de cette catastrophe qu'est le Bon Roi Dagobert.

    Pendant quelques minutes, devant ce style visuel aussi rude que la campagne hivernale dans laquelle se déroule l'introduction, devant cette succession de dialogues grossiers, devant cet acharnement scatologique, on se dit, bienveillant et au fond désireux de nager à contre-courant de la mauvaise réputation du film, que l'irrespect peut être gage d'authenticité et de vigueur. Il faut malheureusement se rendre très vite à l'évidence. Risi a commis l'erreur de ne pas créer un véritable personnage mais de laisser Coluche faire ses sketchs habituels en habits médiévaux. Ses réflexions et ses onomatopées ponctuant chacune de ses interventions nourrissent un humour anachronique particulièrement pénible. Les deux hommes redresseront semble-t-il la barre, un an plus tard, avec un Fou de guerre apparemment bien plus profond (ce qui n'est pas difficile). Ici, le célèbre comique n'est certes pas le seul à jouer n'importe comment : les grimaces de Michel Serrault ne nous arrache qu'à grand peine quelques sourires et Ugo Tognazzi ne nous offre que le minimum syndical dans un double rôle.

    Arrivé au bout de ces 115 longues minutes d'un récit à l'intérêt très contestable, aboutissant à un paresseuse histoire de sosie du pape, je n'en retiens qu'une poignée de plans bien composés, un festival de poitrines généreusement offertes et deux plans de Carole Bouquet, l'un accompagnant sa sortie de bain (au lait) et l'autre, très bref, la montrant, épaule découverte et visage rayonnant, en train de jouer avec un serpent lors d'une orgie. C'est peu...

     

  • 1984

    (Michael Radford / Grande-Bretagne / 1984)

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    1984.jpgSi vous êtes un(e) visiteur(se) régulier(e) de ce blog, vous devez commencer à vous rendre compte de mon inculture littéraire. Je n'étonnerai donc personne en confessant ne connaître du mythique roman de George Orwell que quelques mots (Big Brother, guerre, totalitarisme, écrans...). Le film de Michael Radford ne sera donc pas jugé ici par rapport au livre (vos éventuels commentaires, positifs ou négatifs, sur l'adaptation elle-même sont bien sûr les bienvenus).

    Vu sans son référent, 1984se tient très bien tout seul et dégage une puissance et une cohérence peu commune. La première séquence est dédiée à l'un de ces meetings où des travailleurs sont abreuvés de discours belliqueux, par l'intermédiaire d'un écran géant. Tout en montrant, avec sa caméra balayant la foule, l'instrumentalisation des émotions, le lavage de cerveau et la véhémence de réactions dirigées, le cinéaste laisse deviner quelques espaces libres. Tous, dans la foule, ne font pas exactement les mêmes gestes et pas au même moment, certains regards fuient l'écran, une tête se retourne... Si le mécanisme abrutissant est bien à l'oeuvre, il reste (il restera toujours) du jeu dans la machine, il reste l'irréductible "esprit humain", comme le nommera plus tard Winston Smith.

    Celui-ci cultive en lui l'une des graines de résistance à un pouvoir autoritaire et tentaculaire qui, sous le prétexte de la guerre, maintient le peuple dans l'ignorance et la pauvreté, ré-écrit l'histoire et s'acharne à annhiler tout libre arbitre. Smith résiste tout d'abord en passant par l'écriture. Sur un cahier, à l'abri du regard de Big Brother, il ré-apprend à utiliser une langue que les dirigeants s'escriment à simplifier, à contrôler, à expurger, avec la même énergie qu'ils mettent à broyer les consciences individuelles. Il s'agit pour lui d'exercer par là une subjectivité qui lui est refusée (exercer car cela demande un réel effort).

    Parallèlement, Winston Smith s'engage sur une autre voie, tout aussi déviante au regard des autorités : celle de la passion amoureuse. Dans un monde où la voix du Maître se félicite de la chute du nombre de mariages, où l'on fait voeu de célibat et où l'on combat la recherche de l'orgasme, un nouveau couple se forme, décidé à assumer ses pulsions. "I want you" ne cessent de se dire Winston et Julia. L'appauvrissement imposé du langage redouble l'impact et la crudité de ces situations. La révélation soudaine des corps dans leur nudité crée le même choc. Ceux-ci se détachent des murs gris de la chambre et s'opposent aux uniformes qui sont partout. Rarement mise à nu d'une femme à l'écran (et d'un homme, mais, comme d'habitude, un peu moins) n'aura été autant justifiée scénaristiquement, esthétiquement et moralement.

    Dans le rôle de Julia, Suzanna Hamilton est une découverte, et pas seulement plastique, tant elle fait preuve de sensibilité. L'actrice n'est pas la seule à être digne de louanges. John Hurt traverse le film avec son corps souffrant et sa force intérieure. Devant lui se dresse un prodigieux et massif Richard Burton (dans son dernier rôle), qui incarne la toute puissance dictatoriale avec le minimum d'effets. Leur face à face final est d'anthologie.

    Michael Radford a su créer l'atmosphère pesante adéquate avec sobriété, lestant tous les décors d'une réelle présence. Il obtient un équilibre parfait entre flash-backs, divagations et réalité jusqu'à égarer doucement son spectateur. Dans la chambre, de très simples mouvements d'appareil partent de l'écran mural pour cadrer dans un recoin Winston Smith écrivant sur son journal. De beaux fondus enchaînés parsèment l'oeuvre, le plus marquant et le plus étrange nous amène vers un plan où Richard Burton tient dans ses bras John Hurt, qu'il vient de torturer. Le retour d'images identiques n'ennuie pas, la répétition étant l'un des fondements de la société décrite. L'utilisation de la musique participe pleinement à l'ambiance. Elle est signée par Dominic Muldowney et le fameux groupe électro-pop Eurythmics (sur la bande-son, pas de tube comme Sex crime, la voix d'Annie Lennox ne s'entendant que sur le générique de fin, mais des boucles synthétiques tout à fait pertinentes).

  • Crimes et délits

    (Woody Allen / Etats-Unis / 1989)

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    b3612605106e5fabdf89b630af427fb4.jpgPetit évènement personnel : je connais enfin tous les longs-métrages de Woody Allen. Car mis à part Scoop, dont j'ai sous le coude un enregistrement et le tout récent Rêve de Cassandre, que je m'empresserai d'aller voir ces jours-ci, il ne me restait plus qu'à découvrir ce Crimes et délits (Crimes and misdemeanors), cru 89 de son auteur et l'un des plus vantés de la période. Si ce n'est finalement pas, pour moi, l'un des sommets de l'oeuvre allenienne, cet opus se révèle tout à fait passionnant et figure bien parmi ses belles réussites (réussites qui, depuis Annie Hall en 77 sont majoritaires dans cette filmographie imposante, aux côtés de travaux mineurs mais toujours agréables, et selon moi, d'un seul ratage, pourtant alléchant sur le papier, le Hollywood ending de 2002).

    Crimes et délits déroule parallèlement deux histoires : celle d'un riche ophtalmologue, Judah Rosenthal (Martin Landau), encombré d'une maîtresse de plus en plus vindicative et se laissant entraîner vers le pire pour régler ce problème et celle de Clifford Stern (Woody Allen), documentariste underground, obligé de réaliser un portrait filmé très conventionnel de son beau-frère, cinéaste star. Depuis toujours, Allen est un adepte du coq à l'âne. Rarement pourtant, jusqu'à ce film, aura-t-il laissé vagabonder sa narration, multipliant les personnages et les micro-intrigues au hasard des rencontres des principaux protagonistes (voir par exemple, le récit, illustré à l'image, dans lequel se lance tout à coup la soeur de Clifford). Plus tard, cette déconstruction ré-apparaîtra, encore plus maîtrisée sans doute (Harry dans tous ses états, Melinda et Melinda). Ici, elle donne une impression de trame un peu foutraque, mais très séduisante dans ses à-coups mêmes. Allen ne se contente d'ailleurs pas d'excroissances scénaristiques. Il place des extraits de vieux films qui sont vus au cinéma par Clifford et qui en même temps commentent savoureusement les événements dramatiques du récit. Il insert des plans remémorés ou fantasmés par Judah, en rapport à sa liaison extraconjugale. Il fait converser celui-ci avec sa famille, revenue de l'au-delà, au cours d'une séquence extraordinaire, qui débute dans l'émotion de la visite de sa maison d'enfance et qui se termine en débat familial irrésistible autour de l'identité et des croyances juives.

    Parallèles, les deux histoires principales donnent lieu à peu de croisements, sinon un mariage final où se rencontrent pour la première fois Judah et Clifford. Toute la partie consacrée à l'ophtalmologue, élevée au rang de tragédie, frappe par sa noirceur, que rien ne vient atténuer, et qui annonce, la sauvagerie du crime en moins, Match point. Celle qui se concentre sur Clifford est plus dans la lignée des (auto-)portraits habituels de Woody Allen. Elle parvient toutefois à surprendre régulièrement, tant dans le registre comique (les affrontements impayables entre Clifford et son beau-frère insupportable de suffisance, personnage interprété brillamment par Alan Alda et "sauvé" finalement en quelques phrases par sa nouvelle femme Halley, chipée à Clifford) que dans l'émotion (les jolies hésitations amoureuses entre Woody Allen et Mia Farrow).

    De ce film aux tons multiples, et parmi les nombreuses pistes ouvertes, insistons enfin sur ce mystérieux personnage de rabbin qui devient aveugle au fur et à mesure. Ben (Sam Waterston), autre beau-frère de Clifford, visite régulièrement Judah pour ses ennuis de santé visuelle, lui explique sa façon de voir les choses, ne se plaint jamais de ce médecin qui est manifestement incapable de le soigner, tellement il s'intéresse peu aux autres, et se voit offrir le dernier plan du film, quelques pas de danse aveugles, traces d'une de ces autres tragédies qui auront parcouru souterrainement l'oeuvre, masquées par le cauchemar de film noir qu'a vécu l'égoïste Judah.

  • Le jour des morts-vivants

    (George A. Romero / Etats-Unis / 1985)

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    618511f28a9cd2537906111d4f07bf48.jpgConçu comme le troisième volet d'une trilogie entamée en 1968 avec La nuit des morts-vivants (Night of the living dead) et poursuivie en 1978 avec Zombie, le crépuscule des morts-vivants (Dawn of the dead), avant que Romero ne propose tardivement un quatrième opus (Land of the dead, 2005), Le jour des morts-vivants (Day of the dead) reprend la simplicité du principe narratif établi dès le premier film : un groupe hétéroclite d'une dizaine de personnes se réfugie dans un lieu clos, assiégé par une horde de monstres affamés de chair fraîche. C'est donc en creusant toujours ce même sillon que Romero construit son oeuvre, apportant cependant plusieurs variations. Le nombre de zombies augmente irrémédiablement à chaque fois, tandis que leur apparence et leur différences sont de plus en plus travaillées (parfois avec humour quand on peut distinguer parmi eux une mariée ou une danseuse en tutu). De même, l'aspect visuel des trois premiers épisodes passe d'un noir et blanc oppressant et fauché (Night...), aux lumières vives éclairant un centre commercial (Dawn...), puis aux couleurs froides d'une base militaire souterraine (Day...). Le titre de ce dernier est trompeur puisque, à part une introduction saisissante en plein jour et l'épilogue, nous ne sortirons pas de ce refuge sous terre, vite transformé en piège.

    Dans toute la série, il est aisé de saisir le sous-texte politique à travers le choix des personnages les plus lucides (des Noirs, des femmes), le retournement des valeurs de la société américaine (le consumérisme, le patriotisme) et la critique frontale des institutions (politiques et surtout militaires). Dans Day..., selon le schéma habituel, la menace vient autant de l'extérieur que de l'intérieur (par la contamination, puis la transformation en mort-vivant). Ici, des militaires côtoient dans le souterrain des civils, scientifiques ou responsables techniques, et, par leurs actes, redoublent bientôt les risques encourus par chacun. La charge de Romero est sans nuances, pratiquement tous les personnages sont caricaturaux (et on qualifiera pudiquement l'interprétation "d'inégale"). Retardant les scènes d'action proprement dites, le cinéaste laisse s'écouler quelques séquences bavardes et attendues pour faire sentir la montée des tensions dans le groupe. La "sélection" des survivants et des sacrifiés se fait sans surprise.

    Si cette prévisibilité, qui s'étant à toute la progression narrative peut gêner, il faut reconnaître qu'elle est au coeur même du projet. Le style de Romero ne se base pas sur l'effet de surprise, ni au général (le déroulement se fait en partant d'une introduction calme pour mener crescendo vers une violence finale paroxystique, signe du pessimisme de l'auteur qui rend toujours inéluctable la fin prochaine de notre civilisation), ni au particulier (les attaques ne font pas sursauter puisque les zombies sont relativement lents). Le cinéaste se veut aussi direct dans ses messages que réaliste dans sa mise en scène. Contrairement à la plupart des films de ce genre, chaque enchaînement est le résultat de réactions réfléchies (bien ou mal), en tout cas parfaitement crédibles par rapport à la menace qui les déclenche.

    Ce qui fait la force de Day of the dead (et des deux précédents, par ailleurs plus réussis) est cette façon de filmer l'horreur en face, sans faux-fuyants, dans un style simple, documentaire, scientifique (du côté du médecin légiste disons). Rarement a-t-on vu un tel étalage de tripes, autant d'éviscérassions (les maquillages et les effets spéciaux sont impressionnants). Le spectacle devrait choquer, révulser les spectateurs qui comme moi ne passaient pas leurs soirées adolescentes devant des films d'horreur, mais le sentiment est bien plus complexe. Ces scènes extrêmement gores sont finalement moins dérangeantes que ce bref plan de Night of the living dead où l'on voyait la petite fille commencer à dévorer ses parents dans la cave. Car aussi saignantes que soient ces images, elle sont soutenues par une nécessité absolue en termes de scénario (les morts doivent manger les vivants ou un membre doit être immédiatement amputé après une morsure). L'horreur froide de Romero, aussi poussée soit-elle, est donc moralement légitime : pas de serial killer, pas de torture, pas de jeu malsain avec le spectateur, juste la réalité d'une boucherie animale provoquée par la folie de quelques autorités irresponsables.

    PS : Pour l'anecdote, j'ai découvert que c'est un passage du début de ce film, l'appel au mégaphone, sur fond de musique synthétique, pour rechercher d'éventuels survivants dans la ville morte ("Hello, is anybody there ?... Hello... is anybody there ?..."), qui a été retravaillé par Gorillaz pour M1A1, l'un des meilleurs titres de leur premier album, éponyme, paru en 2001.

  • Cutter's way

    (Ivan Passer / Etats-Unis / 1981)

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    dc52759b6730b78296e186a06f3deb3f.jpgCutter's way (titre original, plus utilisé que La blessure) est un étrange film noir, signé par un cinéaste d'origine tchèque, ayant suivi une trajectoire parallèle à celle de Milos Forman, le succès public en moins (des débuts remarqués dans son pays à une série d'oeuvres en exil aux Etats-Unis). Les premières scènes rendent hommage au genre avec la découverte par Bone (Jeff Bridges) d'un cadavre dans une ruelle battue par la pluie, mais par la suite, Passer ne cessera de s'écarter des codes établis. Difficile de parler de véritable enquête tant les digressions abondent, tant la véracité des faits est peu démontrée. C'est Cutter, ami de Bone et ancien du Vietnam, qui se charge de faire avancer l'intrigue. Il y a bien des événements scénaristiques mais l'ambiance est plutôt celle d'une chronique, d'une ballade avec ses ruptures de tons, dans la veine des Huston et Altman des années 70. Le monde décrit est étrange, entre loose et opulence, sous le climat de Miami. Les rapports entre les personnages sont d'une honnêteté rare. Jamais leur passé respectif n'est explicité. Un ménage à trois (Bone, Cutter et sa femme) semble en place depuis longtemps, plus ou moins accepté par chacun. Une impression de flottement se dégage; toute l'affaire ne pourrait finalement être que délire d'imagination de la part de Cutter. Jusqu'à la fin, nous ne savons pas à quoi nous en tenir. Cela se termine sur un coup de feu coupé par le noir tombant tout à coup sur l'écran, laissant le spectateur dans l'expectative, comme le feront plus tard Tarantino ou Kassovitz. Autre attrait de ce faux polar très attachant : Jeff Bridges, cool, poussé sans cesse à l'action par son acolyte et y allant à contre-coeur.