(Texte publié dans Les Fiches du Cinéma le 14 juillet 2014)
Epstein : le nom claque comme la vague s’abattant contre le rocher. En 1928, il est synonyme de la meilleure avant-garde française, au même titre que celui de Gance. Notre homme Jean vient de réaliser La Glace à trois faces et La Chute de la Maison Usher. Il a à peine trente ans mais il est fourbu par six années intenses passées dans l’industrie cinématographique. C’est un séjour en Bretagne qui va le revigorer, lui faire tourner le dos aux studios, le regard dirigé vers la mer, les îles et leurs habitants. Et Epstein d’opérer l’un de ces spectaculaires virages artistiques que l’histoire du cinéma peut offrir de temps à autre…
Le premier coup de barre est donné avec Finis Terrae, une histoire de pêcheurs de goémon isolés sur une petite île. Le cinéaste expérimente à cette occasion une nouvelle façon de faire : tournage entièrement sur les lieux, appel aux locaux pour la logistique mais aussi pour l’interprétation, reposant exclusivement sur les épaules de non-professionnels. Son but est double : documenter sur une réalité mal connue et la mettre en récit cinématographique. Pour atteindre le premier, il compte sur la précision géographique de son film, sur quelques cartons explicatifs, sur l’enregistrement scrupuleux des gestes du travail. Et comme l’on observe une simple querelle de pêcheurs se terminer sur une blessure et provoquer finalement l’émoi et la mobilisation de la communauté d’Ouessant, on voit Epstein déployer du grand cinéma à partir du réel.
Pour donner à voir plus que ce dernier sans le trahir, il joue d’oppositions fortes, pose des enjeux simples pour structurer sa narration : un conflit banal entraîne un problème qui devient vital. Mais le dépassement se fait surtout par l’esthétique, là où le film tire sa plus grande force. Epstein se sert des leçons de sa “première vie” de cinéaste d’avant-garde pour donner au quotidien une apparence grandiose, plaçant par exemple des figures humaines bien droites devant un ciel prenant les trois quarts de l’espace dans le cadre ou collant aux plans de visages en attente sur le rivage ceux d’une mer particulièrement agitée (filmée plus d’une fois au ralenti). Les raccords qui en découlent sont parfois brutaux mais ils ajoutent finalement à l’impression de rudesse de l’ensemble, malgré la grande beauté des images (la lumière naturelle est rendue de manière extraordinaire). Mêler ainsi le document ethnographique et la fiction forte ne va pas sans poser quelques problèmes de rythme difficiles à résoudre mais Epstein, en allant au bout de cette expérience, à la fois technique, artistique et humaine, est parvenu à doter son œuvre d’un souffle rare.
Quelques mois après la sortie de Finis Terrae, Epstein poursuivait sur sa nouvelle voie avec Mor’Vran, démontrant qu’il se lançait bien dans un véritable “cycle maritime”. Ce court film de 1930 est d’abord un parcours allant d’une île bretonne à l’autre, à partir de celle d’Ouessant, et aboutissant à celle de Sein, la plus ingrate de toutes, pour que s’y développe une histoire. Certes le regard embrasse ici un espace plus vaste mais le récit est encore simplifié, le traitement plus concis, les plans plus courts, les silhouettes rarement caractérisées. Le travail de composition plastique est également moins évident. Si Finis Terrae proposait quantité d’images que l’on pourrait qualifier d’eisensteniennes, Mor’Vran, par sa simplicité apparente, se rapproche beaucoup plus du cinéma du contemporain Robert Flaherty et nous sommes bien, là aussi, aux sources du documentaire ethnographique. Si le film est moins émouvant que le précédent, qui se terminait sur des images d’hommes réunis dans l’épuisement, il montre que, toujours, la vie continue, malgré les épreuves et le combat perpétuel contre les éléments. Les plans de mer déchaînée et leurs contrechamps véhiculent l’ambivalence des sentiments du cinéaste face à elle, inquiétude et fascination mêlées.
Avec L’Or des mers, Epstein choisit cette fois la fable morale. Le film nous présente l’histoire d’un homme pauvre découvrant un jour une boîte rejetée par la mer et suscitant dès lors toutes les convoitises, de façon directe ou par l’intermédiaire de sa fille. C’est donc la cupidité qui est pointée, cupidité rendue possible par les conditions de vie difficiles et l’isolement. Paysage hivernal, murets de pierres, intérieurs sombres et caractères revêches font que l’œuvre apparaît peu amène. Pour ce troisième effort breton, le style a gagné en fluidité mais une certaine contrainte se fait sentir dans des plans assez longs et plutôt rigides. Mais c’est autre chose qui handicape le film. En ce début d’années trente, la révolution sonore suit son inexorable cours. Tourné sans son, L’Or des mers est soumis au procédé “Synchro-Ciné” offrant par post-synchronisation la possibilité d’un calage très relatif des mots sur les lèvres des acteurs (et plus d’une fois ici, les voix entendues ne semblent manifestement pas leur appartenir réellement). A cela s’ajoute une partition tonitruante imposée par la production, musique omniprésente et inadéquate allant parfois jusqu’à contredire totalement les images sur lesquelles elle est étalée. Il faut admettre cependant qu’une certaine étrangeté se dégage d’un tel traitement, d’autant plus qu’affleure régulièrement le merveilleux, au bord de cette mer libérant des coffres à trésor.
L’aspect social et le resserrement narratif sur une poignée de personnages se débattant à nouveau sur un fond tout à fait réaliste drainent leur lot de surprises et aident à maintenir l’intérêt. Cela jusqu’à faire prendre conscience que la lenteur de la plupart des plans était en fait inscrite dans le projet, de manière évidente dans un final tendant vers le tragique et dans lequel cette lenteur devient nécessaire aux corps luttant au milieu de sables mouvants. Les personnages doivent “se hâter lentement” et Epstein lui aussi possède toute la science de la conduite d’un récit. Il sait nous mener vers les sommets dramatiques sans oublier la réalité. Il sait user de plans de visages très rapprochés, proprement stupéfiants, sans effacer l’être ni le corps.
Au milieu des années trente, l’attachement de Jean Epstein à la Bretagne ne fait donc plus aucun doute et une commande touristique lui est adressée en toute logique. L’errance d’un jeune barde renvoyé du collège, repoussé par son père et finissant par croiser la route de sa bien aimée promise à un autre : la trame de Chanson d’Ar-Mor permet l’arpentage de la géographie régionale, la visite de ses lieux les plus caractéristiques, la participation à ses cérémonies et ses fêtes. Le poids du contrat à respecter, imposant ce genre de vues documentaires à l’intérieur d’une fiction se déroulant sous le soleil d’été, se fait forcément sentir mais Epstein s’acquitte de sa tâche avec soin. Sa prédilection pour les plans longs et son respect pour les gens et l’environnement font que le trajet proposé est mieux qu’une simple visite guidée. Quant à la part la plus fictionnelle, il la développe intelligemment et délicatement. Le film a une première particularité importante puisqu’il est intégralement parlé en breton. Il en a une seconde : c’est un film chanté. Sur une large partie de la bande son courent les chansons annoncée par le titre, la plupart intégrées au récit, chantées par le héros sans rupture de la continuité dramatique. Si l’on considère de surcroît la manière dont se clôt l’aventure, Epstein libérant alors une grande force mélodramatique au milieu des embruns, on conviendra aisément que cette Chanson d’Ar-Mor ne relève pas seulement de la curiosité.
Ce statut convient en revanche aux Feux de la mer, court métrage, œuvre ultime réalisée en 1948 et commande, elle aussi, passée cette fois-ci par un département de l’ONU. L’angle d’approche choisi vise plus clairement qu’ailleurs à informer, malgré le fait que le point de départ soit un ancien scénario du cinéaste. L’arrivée d’un jeune homme dans un phare d’Ouessant pour son premier poste est en effet prétexte à un assemblage de vues diverses sur le thème des veilleurs de la mer, à un exposé sur les bienfaits de l’entraide internationale, à un cours sur les progrès techniques, des lentilles au radar. Le didactisme ainsi appuyé fait régulièrement sourire et rend les séquences consacrées à la vie quotidienne dans le phare peu palpitantes.
Le caractère plutôt anecdotique de cet exercice au regard des autres ne doit cependant pas laisser penser qu’Epstein avait, à la sortie de la guerre, perdu tous ses moyens. En effet, Le Tempestaire, réalisé à peine un an plus tôt, s’avère être, malgré sa brièveté (22 minutes au compteur), l’un des films français les plus surprenants de l’époque et sans doute le point culminant de la recherche de son auteur d’une jonction entre réalisme et formalisme. L’histoire en est à peine une : la fiancée d’un marin parti au large par gros temps s’inquiète. Cet argument croise une croyance locale, celle concernant les “tempestaires”, petits vieux souvent reclus et réputés capables de calmer les vents rendant la mer trop dangereuse.
Aux intérieurs sombres et dépouillés, aux gestes et aux paroles calmes dites d’une voix blanche qui ne constitue pas le seul lien de parenté avec le cinéma de Robert Bresson, Epstein oppose ces plans de rivages sur lesquels les vagues viennent se briser avec une intensité grandissante. Par la grâce d’un montage parfaitement pensé, se déploie un poème visuel autant que sonore. Le défilement des images subit plusieurs variations, se trouvant ralenti voire inversé, tandis que le son est travaillé de manière étonnante. Ainsi, en une poignée de plans maritimes fixes, prend forme l’une des plus saisissantes tempêtes cinématographiques. Trois sources sonores sont à ce moment mobilisées : le bruit naturel de la mer, un chant de grand mère et un son indéfinissable, tenant presque de la sirène industrielle. Epstein parvient même, par un simple jeu de répétitions étouffées de phrases prononcées par les protagonistes, sur des images de paysage de bord de mer, à donner d’une façon inattendue la sensation du vent, du mouvement des choses et des pensées portées plus loin.
L’œuvre d’Epstein, le vent l’a portée jusqu’à aujourd’hui, mais avec beaucoup d’intermittences. Elle a inspiré en 2011 à James June Schneider un essai documentaire titré Jean Epstein, Young Oceans of Cinema. Intégrant des bribes d’entretiens avec Marie Epstein ou Jean Rouch, des extraits de films et d’écrits de Jean Epstein, Schneider évoque la carrière du cinéaste et privilégie le cycle breton. Il réalise à partir de celui-ci une expérience en revisitant les lieux, en recueillant les témoignages et en superposant les images d’hier et celles d’aujourd’hui. Il effectue un relevé de traces et tente de retrouver par instants dans ses propres plans la puissance qui parcourait ceux de son modèle. Le pari n’était pas évident et le film passe par plusieurs moments de flottement, ne s’appuyant, au contraire d’Epstein, que sur le pur document, mais il est digne d’intérêt et sa présence dans ce coffret parfaitement justifiée.
Parmi les suppléments proposés par Potemkine, utiles présentations et entretiens, la rencontre avec Bruno Dumont fait figure de morceau de choix. L’auteur de La Vie de Jésus explique le choc reçu à la découverte de ce cinéma-là, véritable révélation à lui-même et à son propre travail, éclaire les dimensions métaphysiques et mystiques de l’œuvre d’Epstein, son caractère surnaturel au sens d’un “au-delà de la nature” (filmer un paysage pour capter autre chose derrière). Il remet par ce biais le nom d’Epstein à sa véritable place dans l’histoire du cinéma français, l’une des plus importantes, aux côtés notamment de Bresson. Cette place est retrouvée de fait grâce à la belle actualité éditoriale du moment, après des années de méconnaissance voire d’oubli. Jusqu’à sa mort en avril 1953, les années d’après-guerre furent difficiles pour Jean Epstein, le public ayant eu du mal à le suivre entre ses expériences bretonnes et les travaux alimentaires qu’il devait continuer à réaliser en parallèle. Dans son fameux texte paru dans les Cahiers du Cinéma deux mois après la disparition du cinéaste, Henri Langlois reprochait vertement à la critique et aux producteurs de ne pas avoir suffisamment soutenu celui-ci lors de ses vingt dernières années d’activité. Quelques semaines auparavant, Positif publiait un hommage rédigé par Charles Ford et usant du même ton désabusé. En découvrant aujourd’hui les films bretons de Jean Epstein, dont même les plus inégaux sont traversés par endroits de réelles beautés, on ne peut effectivement qu’être frappé par leur singularité et, souvent, leur modernité, et s’étonner de la relative indifférence qu’ils provoquaient jusque là, à quelques exceptions près.
Coffret DVD Jean Epstein, poèmes bretons
7 films :
Finis Terrae, 1928, 82 min
Chanson d’Ar-Mor, 1935, 43 min
Les Berceaux, 1931, 6 min
L’Or des mers, 1933, 69 min
Mor’Vran, 1930, 25 min
Le Tempestaire, 1947, 22 min
Les Feux de la mer, 1948, 21 min