Cahiers du Cinéma, n°322, avril 1981
Jaune Rohmer
par Buster
Jean-Claude Brisseau raconte que lorsqu’il était adolescent, pour aller au lycée Chaptal, il passait tous les jours devant une librairie où étaient exposés en devanture les Cahiers du cinéma (et leur mythique couverture jaune) et qu’à force il avait fini par acheter un exemplaire, en l’occurrence le n°103. C’est ainsi qu’il a découvert les Cahiers. Eh bien moi, c’est pareil. Non pas que je sois allé à Chaptal mais, comme Brisseau au même âge, j’ai longtemps retardé ma première lecture des Cahiers… enfin je veux parler d’une vraie lecture, complète, du début à la fin, et non comme il m’arrivait jusque-là, et m’arrive encore souvent, d’un simple survol, ne m’arrêtant que sur quelques textes. Là, non, c’était le numéro 322, on était en avril 1981, le giscardisme vivait ses derniers jours, et moi, loin de tout ça, je découvrais émerveillé ce qui reste/restera le meilleur numéro des Cahiers, mieux, le numéro idéal pour toute revue de cinéma (même si, dans cette affirmation, entre une bonne part d’affectif), tant par la richesse de son contenu que par l’équilibre, parfait, qu’on y trouve, entre ce qui relève de la critique, de la réflexion, et du simple reportage. Autant dire que c’est aussi à partir de ce n°322 – soit dès le début de ma cinéphilie – que je suis devenu "cahiériste", pour le meilleur et pour le pire…
Mais qu’est-ce qui m’a d’abord attiré dans ce numéro? La couverture bien sûr. Du jaune et du Rohmer. Un jeu d’écho entre les Cahiers d’hier (la revue fêtait ses trente ans) et, à travers La Femme de l’aviateur, le film qui faisait la couverture mais surtout inaugurait chez Rohmer un nouveau cycle, celui des "Comédies et proverbes", une formidable projection dans l’avenir, les Cahiers de demain, des Cahiers que je comptais bien ne plus lâcher, ne sachant pas que Daney, lui, allait les quitter quelques mois plus tard.
Et puis il y avait la 4ème de couverture où s’affichait le sommaire, si abondant, débordant, qu’on ne savait par où commencer. Pensez : la critique du film de Rohmer par Bonitzer, un de ses meilleurs textes, expliquant en quoi le film est une "magistrale leçon de cinéma", ce qui n’est sans doute pas étranger à mon amour définitif de Rohmer ; une critique de Lili Marleen de Fassbinder par Skorecki ; un ensemble Lynch, le premier, où l’on trouve le fameux texte de Daney sur Elephant Man ("Le monstre a peur"), mais aussi un entretien avec le cinéaste et une analyse d’Eraserhead par Rosenbaum ; dans le "journal des Cahiers", un reportage de Daney sur les tournages simultanés au Portugal de Francisca d’Oliveira, Le Territoire de Ruiz et L’Etat des choses de Wenders, article dont voici les premières lignes (à méditer) : "Voilà longtemps que nous nous sommes habitués à parler du cinéma en termes de centres. Il y a encore de par le monde quelques empires d’images, inégalement sclérosés ou morts : Los Angeles, Paris, Moscou, Bombay, Hong Kong. Leur force est moins de produire que de se reproduire en phagocytant ce qui, dans les marges ou à la faveur des exils, se crée. C’est le destin de tout centre. Aussi nous sommes-nous habitués à rêver d’un cinéma qui oublierait jusqu’à l’idée de centre, d’un cinéaste qui, tel le campeur ou l’asocial, ne pèserait pas plus lourd que ses images. Cette utopie, celle d’un cinéma de terrain est très utile, non parce qu’elle est viable, mais parce qu’elle fait bouger. Ce qui est important dans le cinéma, ce n’est ni le vampirisme du Centre, ni la multiplication des centres, ce sont les lignes de fuite. Que serait Hollywood sans la somme de ceux qui y ont fui ? Sans la sourde dissidence de ceux qu’elle a brisés ? Partout où il va, un cinéaste est un continent d’images. C’est cela aussi la cinéphilie…".
Et puis encore, un entretien avec Virilio, sur la question de la vidéo et des nouvelles pratiques, liées à l’usage du magnétoscope ; des comptes-rendus stimulants sur les festivals de Berlin, Rotterdam et Budapest ; et la partie "Critiques" avec des textes de Skorecki (sur Des gens comme les autres de Redford et Loin de Manhattan de Biette), de Bergala (sur La Fille prodigue de Doillon), de Tesson (sur Scanners de Cronenberg)… Il n’est pas jusqu’aux dernières pages, consacrées aux autres films du mois, qui ne m’aient interpellé, ainsi cette ultime note de Sainderichain, mitigée mais pas négative, sur le Diva de Beineix, se concluant – c’était donc la dernière phrase du numéro – par un expectatif "On attend la suite". Un horizon s’ouvrait. Le mien.
(Publié le 31/07/2012)
Précédents numéros :
#1, LE MASQUE D'ARGILE DE TIM ROBBINS (Positif, n°377, juin 1992) par Edouard Sivière
#2, LE DOSSIER EASTWOOD (Cahiers du Cinéma, n°674, janvier 2012) par David Davidson
#3, SANDRINE BONNAIRE, UNE FLEUR ROSE DANS LES CHEVEUX (Cahiers du Cinéma, n°353, novembre 1983) par Jean-Luc Lacuve
#4, JAMES STEWART, L'HOMME DE MAINS EN COUVERTURE (Cahiers du Cinéma, n°356, février 1984 / Positif, n°509-510, juillet-août 2003) par Vincent - Inisfree
#5, EN AVANT, JEUNESSE (Cahiers du Cinéma, n°204, septembre 1968) par Griffe
#6, DE CASINO À SCREAM ET DE MARTIN SCORSESE À SKEET ULRICH (Cahiers du Cinéma, n°500, mars 1996 / Cahiers du Cinéma, n°515, juillet-août 1997) par Phil Siné
#7, UN PUBIS EN VITRINE (Positif, n°542, avril 2006) par Fabien Baumann
#8, LE VISAGE DE YUN JUNGHEE (Positif, n°595, septembre 2010) par Oriane Sidre