Des couvertures et trois couleurs : le bleu et le noir, avec un petit pan de jaune
par Pascal Manuel Heu
Une enquête encourageant l’ego-histoire, sur le mode "dis-moi quelle couverture t’a marqué, et je te dirai quel cinéphile tu es", je ne pouvais qu’être tenté d’y participer (merci Ed pour ton invitation !), d’autant, profitons-en, que je n’aurai à invoquer nulle circonstance atténuante pour le narcissisme dont témoigneront forcément les quelques notes qui vont suivre.
Allons-y d’emblée gaiement en me félicitant tout d’abord que cela me permette de contrebalancer les billets que j’ai commis pour moquer les couvertures, ahurissantes à mes yeux, de certains numéros de Positif (ici) et des Cahiers (ici et là). Au moins n’aurais-je pas l’impression de cultiver la négativité, en rendant hommage à ces revues, auxquelles je dois beaucoup, comme la majorité des cinéphiles, quoique j’ai, jusqu’à présent, surtout appliqué à leur égard l’adage "qui aime bien châtie bien" (exemple supplémentaire).
Comme notre hôte, j’ai, sinon découvert, du moins lu régulièrement Positif à partir du début des années 1990, les couvertures des numéros 377 (la serviette de bain et le téléphone de Tim Robbins dans The Player m’ayant encore plus frappé que son masque d’argile, bien que ce soit l’ensemble qui intrigue) et 379 (le choix du film d’un parfait inconnu m’avait paru très audacieux, puis justifié après avoir vu Reservoir Dogs) m’ayant également marqué. Pour ma part, le premier numéro que je me souviens avoir acquis est le 347, en janvier 1990. Une histoire de masque une fois de plus, tout aussi énigmatique, avec ce garçon (le petit frère de la Sweetie qui donnait son titre au film de Jane Campion ?) semblant nous examiner au travers de jumelles en papier. Sans doute ai-je été attiré par l’alliance particulièrement réussie des couleurs noir et bleu, moi qui aime porter un pull noir au dessus d’un jeans (le bleu et Campion se retrouvent sur une autre de mes couvertures préférées, celle du numéro 587, pour célébrer le sublime Bright Star) :
D’ailleurs, en constituant à rebours ma collection de Positif, j’avais apprécié ce même choix de couleurs en couverture du numéro 269-270, où Tony Curtis soutient une Marilyn en peignoir – et non pas torse nue, malheureusement, tel Robbins plus tard ! À ce propos, comme Fabien Baumann (numéro 542, Klimt), j’ai toujours apprécié que Positif ose la nudité en couverture, sans pour autant paraître racoler le lèche-vitrine. Remember notamment les couvertures des numéros 85 (Une affaire de cœur) et 577 (Delta), sans compter quelques couvertures un peu coquines (numéro 364, La Double vie de Véronique).
Cependant, ce dont je me souviens surtout dans ces années de découverte des deux principales revues françaises, qui se trouvent être les deux premières dont j’ai acquis des numéros au fur et à mesure qu’ils paraissaient, mais pas celles par lesquelles je me suis attaché aux revues de cinéma (sans doute avait-ce été en compulsant une collection d’Image et Son des années 1970, ainsi que des coupures de presse de Télérama et de la page de Bory dans Le Nouvel Observateur – j’ai gardé les secondes, dont l’intérêt est moindre depuis que j’ai acquis les recueils parus chez "10/18", mais hélas pas les premières – trouvées dans la cave de ma grand-mère et qui avaient été conservées par une tante à laquelle j’ai pour cette raison dédié mon "Temps" du cinéma), ce dont je me souviens surtout, donc (terrible comme ma propension à ne pouvoir m’empêcher de digresser est encore amplifiée par l’invocation de souvenirs), ce dont je me souviens dans ces années de découverte des deux principales revues françaises, c’est que j’avais l’impression qu’elle n’arrêtait pas de changer de formules alors que j’aurais souhaité que leur forme, ainsi que leur format, n’évolue jamais, comme si j’avais déjà dans l’idée de me constituer des collections complètes, qui rempliraient de manière uniforme des étagères spécialement bâties à cet effet et qui remplacent les penderies de mon appartement. C’est particulièrement vrai de Positif, qui semble s’être beaucoup cherchée durant cette période, les tournants que suivirent les deux revues coïncidant d’une certaine façon au tournant de ma propre cinéphilie. Heureusement, seuls quatre numéros (plus un hors série de janvier 1991 dont on comprendra aisément pourquoi je le porte tout particulièrement dans mon cœur) de la formule de Positif que j’ai le moins appréciée (malgré son élégance) ont paru, à partir du numéro 359, pourtant le troisième que j’ai acheté, après le 347 susmentionné et le magnifique 353-354, qui allie splendeur de l’illustration et richesse du contenu, notamment le dossier Ford qui fait l’objet d’une couverture somptueuse. D’ailleurs, ce sont les numéros doubles d’été qui m’ont longtemps le plus passionné, principalement pour leurs dossiers, presque aussi copieux qu’un ouvrage collectif (ce n’est bizarrement plus le cas depuis quelques années – je dois à peine avoir parcouru le dernier), par exemple les 365-366 (Fritz Lang) et 378 (simple mais comportant un très roboratif dossier Orson Welles). J’ai une prédilection pour les 50-51-52 de mars 1963 (le premier numéro "historique" que je me suis procuré, un triple où il y avait du grain à moudre pour un moment, un volumineux index laissant deviner quels trésors il y aurait encore à explorer !) et 375-376 de mai 1992, dont le dossier commémoratif ("Les 40 ans d’une revue : souvenirs, bilans et perspectives") facilita ma familiarisation avec l’équipe et l’équipée de Positif, deux autres dossiers ayant fait mes délices, l’un sur la couleur (bien que la couverture afférente soit tirée d’un film, The Party, dont j’avouerais qu’il ne m’a aucunement déridé) et l’autre sur le stupéfiant A Brighter Summer Day (les Cahiers, qui lui consacrèrent aussi un dossier, ratèrent le coche en ne le mettant pas non plus en couverture).
Il me semble en revanche que, dans ces années 1990 qui furent celles où j’ai lu avec le plus d’assiduité ces deux revues, ce sont les Cahiers qui distinguèrent le plus souvent les films qui m’éblouirent le plus : Edward Scissorhand, en couverture du numéro 442 (que, contrairement à ce que j’aurais pu croire, Ed n’a pas choisie, et alors que Positif, pour son numéro 362, préférait une fois de plus favoriser Jane Campion, à l’occasion de la sortie d’Un ange à ma table, à mauvais escient à mon goût, In the Cut étant la fois de trop), Dead Man pour le numéro 498 de janvier 1996, et Van Gogh (numéro 449 de novembre 1991), qui fit également la couverture de Positif (numéro 369 ; j’imagine qu’Ed a dû s’amuser à relever quels films furent mis à l’honneur simultanément par les deux revues, ce qui ne doit pas être très fréquent). A contrario, c’est Positif qui sut reconnaître en Arizona Dream l’un des sommets de l’époque (numéro 383, janvier 1993).
Peu après, Positif changeait de nouveau de formule et réinstaurait les photos de couverture pleine page, ce que l’on retrouve presque aujourd’hui (de même pour les Cahiers), mise en page que je préfère de loin à celles où les éléments d’information (titre de la revue, numéro et date, sommaires) bouffent une grande partie de la place et réduisent l’illustration à la portion congrue. La couverture du numéro 167 serait-elle aussi mémorable s’il avait fallait réduire la taille de cette photo de tournage où Huston enlace Welles, tous deux regardant dans la même direction et pointant du doigt le hors champ ? Néanmoins, j’en reviens au choix des couleurs accompagnant l’illustration, s’il est judicieux, une photo de plateau ou un photogramme, forcément dans la largeur de la couverture et donc ne l’occupant pas en entier, fait parfaitement l’affaire, comme pour le premier numéro des Cahiers qu’il me semble avoir acheté, un peu plus tôt que celui de Positif, pile poil au moment d’un changement de formule si mes souvenirs sont bons : le numéro 425 de novembre 1989. Outre que l’on y retrouve le bleu et le noir, agrémentés d’une touche de jaune, je me souviens que m’avait frappé le contraste entre la frivolité de l’activité mise en valeur (un sport, le water polo) et la réputation de sérieux de la revue, redoublée par l’air grave et pénétré de Michele / Nanni dans une scène de son film Palombella Rossa.
Preuve que la cinéphilie, même si l’on n’en guérit jamais tout à fait, est tout de même un phénomène de jeunesse, les couvertures récentes des deux revues, dont je n’attends certes plus guère avec impatience les nouveaux numéros, m’ont laissé beaucoup moins de souvenirs. Pourtant, si j’ai pu paraître dénigrer les choix de Positif en recensant ses couvertures à mes yeux bizarroïdes, je constate en regardant les couvertures de ces deux dernières années que Positif a célébré la plupart des films qui m’ont paru les plus importants (Another Year, Detective Dee, Midnight in Paris, Une Séparation, Melancholia, L’Exercice de l’État, Take Shelter, The Descendants), ce qui rend plus étrange encore leur proximité avec les médiocres, voire exécrables Au-delà, Poetry, Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu, We Need to Talk about Kevin, Les Adieux à la reine, Two Days in New York.
Pour finir ces quelques aperçus décousus, je ne puis résister à la tentation de faire un sort à la couverture du numéro 591 de Positif (mai 2010) :
Pas tant au visage de Marina (encore un choix de nudité, pudique puisqu’il s’arrête en bas des épaules – pas comme dans le film !), vu que je préfère Ludmilla, mais à une accroche en bas de la une : "Rebatet dans la Pléiade ?". Elle renvoie à un article de trois pages dans la section réservée aux réflexions au long court ("Chantier de réflexion"), où il m’a été réservé l’honneur d’être pris à parti comme un dangereux fourrier de la réhabilitation rampante du fascisme, en tant que postfacier de Quatre ans de cinéma (1940-1944). On espère toujours ne pas travailler dans le vide et rien n’est aussi triste qu’un ouvrage qui passerait complètement inaperçu et ne susciterait aucun compte rendu. Mais j’avouerais que je n’aurais osé espérer qu’un simple recueil de textes, en l’occurrence une sélection de ceux que Lucien Rebatet publia sous l’Occupation, à la valeur documentaire indéniable vu qu’il fut le principal critique de cinéma de l’époque (quoique l’on pense de leur qualité, moins de bien en ce qui me concerne que le préfacier, Philippe d’Hugues, soit dit en passant), publiée chez un obscur éditeur de province (pourquoi évoquer la collection de "La Pléiade", alors que Gallimard ne réédite qu’en catimini le prodigieux roman du même auteur Les Deux étendards, qu’il a à son catalogue depuis les années 1950 ?), suscite tant de réactions, surtout venant de plumes prestigieuses (Pierre Assouline, pour Le Monde, François Albera, pour 1895, la revue de l’Association française de recherche en histoire du cinéma, et, pour Positif, Jean-Loup Bourget, qui enseigne à Normale Sup, mazette !). Qu’elles soient courroucées ne m’empêche pas de penser que ce petit travail ne méritait pas tant de considération (si tous les recueils de textes sur le cinéma faisaient l’objet de tant d’attention, quel bonheur ce serait…) ; au contraire, même, j’aimerais que mon forfait, en participant à cet ouvrage, soit digne d’avoir suscité tant de réprobation, afin de bénéficier du surcroît d’aura que procure la subversion. J’ai peur qu’il n’en soit rien. Aussi publierai-je un jour une réponse aux détracteurs de ce travail d’édition, imparfait assurément, mais ne justifiant pas l’opprobre sous lequel il fut tenté de l’ensevelir. Je ne l’ai pas fait tout de suite et ai laissé trainer les choses, ne voulant pas exiger un droit de réponse qui aurait pu faire accroire que je contestais le droit de critique (ce que le directeur de Positif n’aurait pas manqué de prétendre, lui qui ne manque pas de célébrer ce droit, pour autant qu’il ne s’exerce pas à son encontre). Souhaitant le faire avec plus de rigueur et de précision que n’en ont fait preuve les susnommés, cela me demandera du temps, cela prendra de la place, et ce sera donc pour une autre fois, en quelque autre lieu – certainement pas en couverture de Positif !
(Publié le 11/08/2012)
Précédents numéros :
#1, LE MASQUE D'ARGILE DE TIM ROBBINS (Positif, n°377, juin 1992) par Edouard Sivière
#2, LE DOSSIER EASTWOOD (Cahiers du Cinéma, n°674, janvier 2012) par David Davidson
#3, SANDRINE BONNAIRE, UNE FLEUR ROSE DANS LES CHEVEUX (Cahiers du Cinéma, n°353, novembre 1983) par Jean-Luc Lacuve
#4, JAMES STEWART, L'HOMME DE MAINS EN COUVERTURE (Cahiers du Cinéma, n°356, février 1984 / Positif, n°509-510, juillet-août 2003) par Vincent - Inisfree
#5, EN AVANT, JEUNESSE (Cahiers du Cinéma, n°204, septembre 1968) par Griffe
#6, DE CASINO À SCREAM ET DE MARTIN SCORSESE À SKEET ULRICH (Cahiers du Cinéma, n°500, mars 1996 / Cahiers du Cinéma, n°515, juillet-août 1997) par Phil Siné
#7, UN PUBIS EN VITRINE (Positif, n°542, avril 2006) par Fabien Baumann
#8, LE VISAGE DE YUN JUNGHEE (Positif, n°595, septembre 2010) par Oriane Sidre
#9, JAUNE ROHMER (Cahiers du Cinéma, n°322, avril 1981) par Buster