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documentaire - Page 6

  • The war

    (Ken Burns et Lynn Novick / Etats-Unis / 2007)

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    207004940.jpgArte vient de terminer la diffusion de la série documentaire The war. Quatorze épisodes, soit près de quatorze heures au total, pour raconter la seconde guerre mondiale vue du côté américain. En se lançant dans cette saga, le documentariste Ken Burns (et son associée Lynn Novick) avait un double but : retracer l'historique des batailles menées sur les fronts de l'Afrique du Nord, de l'Europe de l'Ouest et du Pacifique, mais aussi et surtout donner à voir la guerre à hauteur d'homme en partant d'expériences personnelles.

    La mise en scène se construit donc d'une part sur les archives d'époque (reportages filmés ou photographiques, articles de presse, enregistrements radios, lettres...) et d'autre part sur les témoignages de vétérans interviewés à cette occasion. Il n'y a aucune reconstitution (plaie actuelle des documentaires historiques destinés à des diffusions télé) et les images d'archives sont respectées. Elles sont ré-assemblées par un montage vif et sonorisées. Mais ce sont les seules manipulations que s'autorisent les auteurs : il n'y a donc pas non plus de colorisation (les images en couleurs le sont réellement à l'origine, essentiellement tournées sur le front Pacifique). La masse de documents montrés est impressionnante, au point que chaque plan nous semble vu pour la première fois, y compris en ce qui concerne les événements les plus connus, comme le débarquement.

    Au fur et à mesure du voyage, remontent les souvenirs de cinéma de chacun et se pose la question du rapport entre la fiction et ces images brutes. La question est certes moins brûlante que lorsque l'on aborde la représentation de la Shoah (je renvoie à ma note récente sur Être sans destinet à l'échange qui a suivi dans les commentaires), mais elle taraude tout de même, tant l'effet d'une vue documentaire sur un blessé ou sur un corps qui s'affaisse diffère d'un plan similaire intégré à une fiction (oui, c'est vrai, au moins une chose ne peut être re-créée, le passage du film de Burns consacré à la libération des camps nous le rappelle : le regard insondable que lance un déporté à la caméra des libérateurs). Du point de vue de l'imaginaire cinéphile, un exemple parmi d'autres : Eastwood n'a en rien exagéré, avec ses effets numériques, l'enfer vécu par les combattants sur Iwo Jima, les images montées par Ken Burns sont exactement les mêmes.

    Tout au long de la série, avec cette durée inhabituelle, ce que l'on voit à l'écran semble de plus en plus violent, les corps de plus en plus sanglants ou mutilés (nous sommes loin des croisades modernes où la mort des soldats US reste invisible). Chaque bataille se termine avec le compte rendu chiffré des victimes de part et d'autre. L'un des intérêts du documentaire est déjà de remettre clairement en tête le déroulement des opérations, la lente évolution des différents fronts, notamment pour ceux qui comme moi connaissaient mal la chronologie des affrontements côté Pacifique. Le film rappelle une chose mieux connue ici mais que l'on oublie régulièrement : le débarquement de juin 44 ne coïncide pas avec la victoire. Les combats durent un an de plus et nombre de batailles provoque des pertes encore plus élevées que celles des plages de Normandie.

    Pour mieux faire le lien entre le particulier et le général, Burns s'est restreint à suivre les parcours singuliers de soldats originaires de quatre villes moyennes américaines. Cela lui permet entre autres de brosser un tableau très précis de l'arrière, habituellement occulté dans les documentaires sur la guerre, au travers des témoignages des femmes ou des ouvriers. On voit ainsi ces villes et leurs populations passer de l'insouciance à l'effort de guerre enthousiaste puis à la crainte et à la lassitude. Dans chaque épisode, nous faisons l'aller et retour entre les champs de batailles et l'Amérique, constatant l'écart parfois énorme existant entre la réalité du terrain et le ressenti des civils. Et comme il avait commencé en posant longuement la situation sociale, culturelle et économique de ces quatre villes avant Pearl Harbor et l'entrée en guerre, Burns s'attarde aussi en bout de course sur le retour des soldats et leur vie d'après. C'est sur ces témoignages poignants et précis d'hommes expliquant la cassure psychologique irréparable qu'a causé chez eux l'expérience de la guerre que Ken Burns termine son film.

    Il n'aura pas occulté non plus toutes les zones d'ombres liées au conflit : le thème de la ségrégation des Noirs qui parcourt toute la série, l'internement en camps des Américains d'origine asiatique vivant aux Etats-Unis, les multiples erreurs des généraux, les exactions commises envers les soldats ennemis, les terribles bombardements des villes allemandes et bien sûr, les deux bombes atomiques. L'ampleur de l'oeuvre tempère ainsi le patriotisme. Il faut rappeler surtout son utilité première, pour les Américains, ces amnésiques, dont une partie non négligeable de jeunes pensent aujourd'hui que leurs soldats se sont battus pendant la guerre aux côtés des Allemands, contre les Soviétiques. De notre côté, Ken Burns, en articulant parfaitement des archives étonnantes et des propos de vétérans à qui il laisse le temps de parler longuement, permet à chacun de s'interroger sur ses convictions et sur la notion de guerre juste.

  • Year of the Horse

    (Jim Jarmsuch / Etats-Unis / 1997)

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    1369832358.jpgYear of the Horse a (déjà) dix ans. Jarmusch y filme Neil Young (lequel venait de signer la bande originale de Dead man) en compagnie de son groupe Crazy Horse. Le cinéaste sortait donc de son fameux western avec Johnny Depp, qui le relança au moment où son cinéma commençait sérieusement à s'essouffler. On pouvait ainsi s'attendre à ce que le documentaire prenne lui aussi un chemin original. Il n'en est rien. Jarmusch utilise la formule classique alternant bribes d'entretiens et morceaux live. Il n'hésite même pas à intercaler par endroits des scènes de la vie des rockers en tournée et l'une des choses les plus barbantes et inutiles qui soit : des images de techniciens s'affairant à installer le matériel avant le concert.

    Des entretiens avec les membres du groupe ne ressort rien de bien fracassant. Poncho Sampedro, guitariste, en rigolant à moitié, raille régulièrement Jarmusch à coups de : "Tu crois qu'un petit cinéaste branché comme toi va arriver à percer le secret du Crazy Horse en posant deux ou trois questions ?". Et effectivement, entre une tentative infructueuse de définir leur son si particulier et l'évocation des disparus depuis le début de l'aventure, seuls quelques phrases se retiennent, telle celle de Neil Young confiant que David Briggs, défunt producteur, leur a apprit à être de plus en plus "purs" dans leur musique. C'est effectivement l'une des explications possibles de leur incroyable longévité artistique. En dehors des interviews, des séquences filmées lors de tournées en 76 et en 86 sont insérées. Elles ajoutent à l'hétérogénéité de l'ensemble, malgré leur intérêt "historique", la mise en évidence d'un changement de mode de vie, en particulier avec l'abandon des drogues, et la preuve par l'image du lien tissé entre chaque membre. Young, dans sa discographie pléthorique, multiplie les rencontres et les changements de style. Il revient pourtant toujours, entre deux projets solo ou parallèles, vers le Crazy Horse. Son refus de se considérer comme plus important que les trois autres peut passer pour un discours convenu, mais à chaque séquence live c'est bien cette fusion des quatre personnalités (toujours regroupés au centre de la scène, à se toucher presque, quelque soit sa taille) qui impressionne.

    Car heureusement, il y a la musique. Et Jarmusch opte pour le seul choix acceptable dans ce genre de film : laisser chaque morceau se dérouler dans son intégralité, ce qui ne va pas forcément de soi quand on sait l'habitude qu'a Neil Young de les étirer au-delà des dix minutes. La captation est sobre, en longs plans généraux ou plus rapprochés, malgré quelques brefs inserts de paysages ou de spectateurs complètement hors-contexte (la rigueur dans la construction n'a jamais été le point fort de Jarmusch). Year of the Horse n'a donc rien d'un pièce majeure dans la filmographie du cinéaste. Son intérêt tient quasi-exclusivement dans cette dizaine de séquences live noyées sous des flots de guitares bruitistes et magnifiques où l'on admire la fougue, l'intensité, la mise en danger perpétuelle d'un artiste incontournable, le seul de sa génération à ne pas se reposer sur son statut mythique, à ne pas livrer de shows nostalgico-mégalo-routiniers et à sortir annuellement des albums aussi beaux que ceux ayant fait sa gloire il y a maintenant près de 40 ans. Il faut absolument que je me procure Neil Young : Heart of gold, concert filmé par Jonathan Demme et sorti sur les écrans en 2006 (ne serait-ce que pour confirmer que Demme est le meilleur cinéaste dans le genre, lui qui travailla avec les Talking Heads pour l'admirable Stop making sense en 86).

  • En avant jeunesse & Dans la chambre de Vanda

    (Pedro Costa / Portugal / 2006 & 2000)

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    66348b0a3331fb3fc472f442370cfbf5.jpgDepuis mercredi, ils sont venus, ils sont tous là. Bien alignés pour saluer le Grand Moderne. Ils ont vu le futur du cinéma et le font savoir. Place nette est donc faîte grâce à En avant jeunesse, "film vertical dont l'ascension vous plaque au sol", "portrait palpitant de vie" et "troublante expérience pour ceux qui croient encore au cinéma" (merci pour les autres...) (Azoury et Séguret dans Libération). Pedro Costa y "sculpte le verbe documentaire de manière littéraire" (Isabelle Régnier dans Le Monde), lui, le "peintre politique" et "seul cinéaste renaissant ayant existé" (Jean-Baptiste Morain dans feu-Les Inrockuptibles).  Voici donc enfin "l'un de ces rares films qui donnent la mesure de ce que peut le cinéma" (Cyril Neyrat dans les Cahiers). Au sein de ce concert, on se dit que Télérama aurait pu en rajouter dans l'extase car le compte rendu de cette "expérience à part" évoquée par Cécile Mury paraît presque mesuré. Peut-être vous direz-vous que cela n'a rien à voir, mais cette belle génuflexion collective me fait songer à la croisade menée ces derniers temps par le réseau Utopia contre les salles municipales, auxquelles est reproché le mélange art et essai et cinéma grand public. Et se concrétise ainsi tranquillement ce rêve sarkozyste d'une société du chacun chez soi...

    En avant jeunesse, comme les films précédents de Costa, nous donne à voir la vie misérable d'immigrés cap-verdiens installés à Lisbonne. Le cinéaste, par des plans séquences fixes et silencieux, filme le vide, dans l'attente de micro-événements, de récits personnels saillants ou d'un surgissement d'une vérité des corps. Mais rien n'arrive. Il ne reste que le dispositif et cette tentative de re-création du réel. Costa, avec ses acteurs non-professionnels, confronte fiction et documentaire pour n'aboutir qu'à du fabriqué dans un monde clos. On filme le banal et on attend... Pourquoi, dans une fiction, nous infliger ce néant ? Comment croire qu'il se suffit à lui-même et fait style ? Je regarde ces plans interminables en me disant : Je suis devant une oeuvre d'art,  Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'aaaarrrrrrhhhzzzzzzzzz... Bon, j'ai arrêté au bout d'1h15 (c'est à dire à la moitié du périple). Peut-être advient-il quelque chose ensuite, un gunfight ou une poursuite en 4x4, mais j'en doute. Radicalité, d'accord. Mais cette caractéristique seule n'a jamais suffit à faire un grand film. Si Kiarostami ne sors pas de la voiture de Ten, il fait voir la vie derrière les vitres et cisèle les conversations des passagers. Si Van Sant étire à l'infini les balades des ados d'Elephant, il s'arrange pour en tirer la plus grande musicalité possible. Si Jia Zangke s'enivre de plans-séquences pour décrire le quotidien dans Unknown pleasures, il place à chaque fois un geste ou une parole inattendus qui relance l'intérêt. Si Haneke plante sa caméra immobile dans la rue de Caché, c'est pour nous forcer à déchiffrer toute la surface de l'image. Si Hou Hsiao-hsien filme si longuement les Fleurs de Shanghai, c'est pour nous envelopper par ses mouvements délicats et sa lumière. Costa, lui, avec En avant jeunesse, fait un cinéma autiste. La seule bonne nouvelle de son film est que Vanda est toujours en vie, même si elle tousse toujours autant.

    Car on connaît cette femme, figure centrale du long-métrage que Costa tourna en 2000, Dans la chambre de Vanda, sur le Barrio de Fontainhas, quartier de Lisbonne. Un long-métrage documentaire. Et ça change tout. Si stylisé soit-il, le cadre capte ici bel et bien la vie. Le choc est réel car le dispositif rigoureux met en valeur ce qui existe au lieu de faire naître de rien on ne sait quelle grâce. Se penchant lui aussi sur la transformation d'un quartier populaire, le film se révèle un double en négatif du beau documentaire de José Luis Guerin, En construction, tourné lui à Barcelone. Car chez Costa, on ne voit que la destruction par les pelleteuses de maisons insalubres, dans un labyrinthe de ruelles. La dégradation des habitats va de pair avec celle des corps. S'attachant à Vanda, sa famille et quelques autres, le cinéaste montre frontalement la misère et la drogue, ne nous épargnant ni les injections, ni les vomis. Impossible cependant de parler de complaisance. Si l'esthétisme de l'image, le rapport du filmeur aux malades et aux drogués ou la légère dramatisation de quelques plans et dialogues, questionnent logiquement, l'adhésion au projet est nette, grâce à la distance réfléchie de la caméra et la répétition butée mais justifiée des scènes de défonce. La longueur (3 h) ne gêne pas, rendant compte de la spirale destructrice à l'oeuvre. Costa nous met le nez dans la misère la plus noire, la plus inimaginable, et oui, ici, fait un acte politique clair. A l'opposé du vide d'En avant jeunesse, il y a l'absurde affreux, les récits à écouter, les corps résistant au cadre fixe, la vie de Dans la chambre de Vanda.

  • Elle s'appelle Sabine

    (Sandrine Bonnaire / France / 2007)

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    9d8501118d95698c93492b4788a5f1c2.jpgL'une des soeurs cadettes de Sandrine Bonnaire est atteinte d'une forme d'autisme. Autonome jusqu'alors, son état s'est considérablement dégradé à la suite d'un long séjour de 5 ans en hôpital psychiatrique. Enfin accueillie plus tard dans une structure adaptée, c'est ici que l'actrice la filme, pendant plusieurs jours de l'année 2006. A travers le portrait de sa soeur, Sandrine Bonnaire veut pointer du doigt le manque de moyens alloués par les pouvoirs publics en termes de traitement du handicap et dénoncer les dérives de l'hospitalisation et de la médication à outrance. Avec un tel projet, elle aurait pu se contenter d'une mise en image explicative, sous forme de tract émotionnel ratissant le plus largement possible pour servir sa cause. Resterait alors à prendre acte, saluer l'engagement et passer à un autre film. Sauf que ce documentaire est bien plus que cela. Sans atténuer la clarté et la détermination de son engagement, Sandrine Bonnaire prend en compte les leçons de Depardon ou Philibert pour ne pas tomber dans le "reportage Envoyé spécial" (l'expression est d'elle-même). Point de confusion des genres donc : les rares entretiens sont filmés comme tels, avec un cadre fixe, et la vérité des instants captés sur le vif, même si ils peuvent être provoqués, s'oppose toujours à ces séquences des reportages télévisés sentant le "rejoué" à plein nez. Ne reculant pas devant ces moments où la réalité de l'autisme s'impose à nous dans toute sa violence incompréhensible (gestes dangereux, insultes...), le film sait aussi prendre son temps en accompagnant les journées d'un petit groupe de patients. Une construction remarquable et l'utilisation particulièrement forte d'images familiales achèvent de lever les derniers doutes sur un geste très réfléchi de cinéaste.

    Le commentaire explique calmement la trajectoire de Sabine et les aberrations d'un système de santé en manque de moyens. La dénonciation passe par là, très simplement, mais aussi et surtout par la confrontation régulière de deux sources d'images : celles tournées dans le foyer charentais et celles d'avant l'internement, lorsque tout allait bien. Ces petits films familiaux où la jeune femme apparaît avec son dynamisme, ses cheveux longs et trente kilos de moins, le montage les insère très adroitement, créant d'entrée un choc puis développant un fort sentiment de nostalgie d'un bonheur perdu. Si Sabine est évidemment au centre du documentaire, le fait que ce soit Sandrine Bonnaire qui en soit l'auteur et qu'elle soit si fortement là, derrière sa petite caméra, donne encore au film une autre dimension. Les apostrophes incessantes et parfois fatigantes (ce sont toujours les mêmes questions) de Sabine envers sa soeur qui filme ont l'effet d'impliquer un peu plus, si il est possible, cette dernière. Sa position ne donne jamais l'impression de voir la star en voyage au pays du réel. Il est vrai que l'actrice a toujours été l'une des rares à refuser les compromis vers lesquels peut l'entraîner son statut et à laisser deviner que chez elle, bien que farouchement séparées, l'image publique ne contredisait pas l'image privée.

    Ceux qui souhaitent s'informer sur les dures réalités de la prise en charge des personnes handicapées peuvent aller voir ce film. Ceux qui craignent n'y trouver qu'un message humaniste délivré par une vedette peuvent y aller aussi; ils y découvriront une belle réflexion sur la manière de traiter de la façon la plus juste possible un sujet intime et à fort potentiel émotionnel.

  • Tom

    (Mike Hoolboom / Canada / 2002)

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    055fbabb141e7c8ea4c5e39e033233b5.jpgTom c'est Tom Chomont, photographe et cinéaste underground, new-yorkais, homosexuel, et très affaibli par la maladie quand le documentariste Mike Hoolbloom décide de mettre en images sa biographie sous forme d'essai poétique. Une longue et énigmatique introduction pose l'esthétique du film. Hoolboom colle, avec un sens du montage confondant, des bouts de documents amateurs, de classiques du cinéma, de prises de vues documentaires de New York de toutes les époques. Sur ces images d'origines très diverses, arrivent de temps à autre des confidences faites par Tom. Les sources iconographiques sont quelques fois reconnaissables (des plans de La terre tremble, Il était une fois en Amérique, Titanic...), mais généralement, leur entremêlement, leur brièveté et parfois leur altération par superpositions, changements de vitesse ou colorisation, empêchent de les situer clairement. Si ce re-travail d'images déjà tournées peut faire penser aux Histoires du cinéma de Godard, le procédé semble poussé ici encore plus loin dans la diversité et la vitesse.

    Dans ce flot s'intègrent bien sûr de nombreux plans de Tom, filmé dans son appartement ou dans la rue. Sa voix revient régulièrement, entre deux plages musicales, nous conter des bribes de son existence. Hoolboom a voulu illustrer ce parcours singulier par des images collectives. Souvent, cela donne de belles choses, tels ces plans de films catastrophes récurrents, venant en écho aux accidents domestiques ou aux bouleversements affectifs. A d'autres moments, le sens échappe complètement. Le ciné-poème n'évite pas les tunnels où se déclenchent les bâillements, malgré la beauté formelle. Les souvenirs égrenés par Tom bousculent : découverte de son homosexualité, inceste assumé, sado-masochisme, mort du père ou du frère. Hoolboom ne charge heureusement pas la barque déjà ainsi bien tanguante. Il choisit de ne pas filmer son sujet quand il raconte tout cela et d'illustrer les propos par un maelström visuel subtil. Des extraits de films expérimentaux tournés par Chomont depuis les années 60, de plus en plus hard, sont montrés pendant quelques minutes, condensés, remontés et coupés par Hoolboom, ce dont on n'est pas vraiment fâché à la vue des plans aperçus. Visuellement et psychologiquement, Tom n'est pas un documentaire de tout repos.

  • Profils paysans : le quotidien

    (Raymond Depardon / France / 2005)

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    3f923413e1ed81ede17c834d2b8fb6c9.jpgOn ne redira jamais assez l'importance de revenir de temps en temps vers les travaux des grands documentaristes, afin de laver nos yeux fatigués par les mensonges des reportages télévisés consacrés aux vrais gens. Tout à coup, nous redécouvrons les notions de distance, de montage, de hors-champ.

    Le quotidien est la suite de L'approche, sorti en 2001. Raymond Depardon suit toujours une poignée de paysans de Lozère et de Haute-Loire, pour interroger l'état de la petite paysannerie traditionnelle française, laissée à l'abandon par les politiques nationales et européennes. Si dans le premier film, la caméra ne quittait que rarement la cuisine des fermes, lieu des premières prises de contact et de toutes les transactions, elle suit ici chacun dans les étables ou vers les pâturages. Depardon ne se contente pas de filmer des gestes de labeur. Il s'entretient avec les paysans et ses questions, simples et prosaïques ("Depuis combien de temps êtes-vous à la ferme ?", "Votre père est mort en quelle année ?"...), parfois bouleversantes de franchise ("Je vous trouve inquiet en ce moment, vous n'avez pas le moral ?"), provoquent un dévoilement des personnalités des plus attachants. L'art du portraitiste transpire de ces plans très composés. La caméra fixe ne rattrape un protagoniste que si nécessaire, comme dans la belle séquence finale dans la grange. De larges ellipses, pouvant recouvrir deux ou trois ans, nous mettent brutalement devant l'évidence du temps qui passe, le réalisateur annonçant en amorce de séquence que untel a pris sa retraite ou que l'autre est hospitalisée depuis des mois.

    Le moment le plus marquant du film se trouve certainement en son début. Depardon est avec le vieux Marcel Privat sortant ses chèvres. Il entame la conversation à propos de Louis Brès, paysan voisin que l'on a enterré quelques jours auparavant. Marcel refuse d'en parler, bougonne et s'éloigne sur le chemin. Sans aucun doute, les instants les plus forts dans les grands documentaires sont ceux où l'auteur se heurte à un refus de s'exprimer. En fonction de son caractère, chaque cinéaste réagit alors différemment. Claude Lanzmann pousse toujours plus loin les témoins de Shoah, jusqu'aux larmes. Depardon laisse ses interlocuteurs tranquilles, tout en continuant à filmer leur visage. Dans le magnifique Danse, Grozny, danse (2002), Jos de Putter interrogeait une jeune fille rescapée des violences de la guerre en Tchetchénie, lui demandait ce qu'elle avait vu. Sa réponse unique et définitive ("Je ne peux pas en parler") ouvrait des abîmes.

    La première scène du Quotidien est un enterrement. Les paysans à l'image ont pratiquement tous entre 50 et 90 ans. Les vieux restent seuls, sans rien transmettre. Unique exception au tableau, une jeune femme de 22 ans s'acharne à reprendre une affaire. Mais là non plus, le lien ne se fera pas. Elle se débrouillera donc toute seule. L'oeuvre de Depardon est un témoignage, qui peut de plus rappeler à certains spectateurs des gestes vus dans leur enfance. Son aspect muséal ne vient pas de son esthétique mais bien du sentiment de fin irrémédiable qu'il dégage. Le troisième et dernier chapitre de Profils paysans, intitulé La vie moderne, semble être pratiquement terminé.

  • Je t'aime moi non plus

    (Maria de Medeiros / France / 2007)

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    f8be9f2eb1e34d8d97c9f019e7001dea.jpgMaria de Medeiros a profité d'un récent festival de Cannes pour s'entretenir avec des cinéastes et des critiques et s'interroger sur les rapports entre les deux professions. Sans faire de recherche particulière pour l'image, si ce n'est au cours d'intermèdes captant l'ambiance et les coulisses du Festival (intermèdes pas inintéressants pour les personnes qui, comme moi, ne connaissent pas Cannes, mais pas très utiles au propos), Maria de Medeiros se borne à conduire ses interviews et, éventuellement, à varier les décors (Ciment dans une cabine de projection, Kaganski dans son lit à l'hôtel...). Le grand nombre d'intervenants a poussé la réalisatrice à monter son film à la manière de tant de documentaires de ce genre : d'où la frustration, voire l'énervement, devant ces allers-retours incessants de l'un à l'autre pour dire, au plus, une phrase ou deux. Comme à la télévision, il n'y a plus le temps d'élaborer une pensée, il faut tout de suite placer la phrase qui percute.

    Sur le fond du problème, pas de révélations. Il faut reconnaître toutefois que les différents aspects sont traités de façon exhaustive et que certains sont rendus de façon assez juste : les blessures de quelques cinéastes, la solitude du critique qui court de festival en festival, le fait que ce soient très majoritairement des hommes qui exercent cette activité. L'un des intérêts du documentaire est la présence de nombreux critiques internationaux, apportant un regard autre sur toutes les polémiques entre artistes et journalistes et enviant la France pour ses grandes batailles autour d'une simple oeuvre d'art. Au cours de ces entretiens multilingues, ce sont les critiques espagnols qui se distinguent le plus par leur humour.

    Remarquable également, l'honnêteté de la plupart des critiques par rapport à leur métier, leurs attaques, leurs erreurs. Du côté des cinéastes, les propos sont plus tranchés, quelques fois méprisants. Précisons : les cinéastes étrangers, puisque aucun français (à part Honoré, mais qui n'en était qu'à son premier film) n'a souhaité participer. Donc pas de Leconte, Miller, Tavernier ou autre. Tant pis pour le débat. Il y a heureusement la pertinence d'Almodovar ou d'Egoyan, le regard froid de Cronenberg (et on se dit que décidément, Wenders est bien fatigué). Les grands lecteurs de critiques se sentiront sûrement les seuls intéressés par cette petite ballade et pourront conforter leur jugement sur chacun. Pour ma part, disons que j'ai trouvé Kaganski sympa mais particulièrement vague, Frodon enfermé dans son système de pensée du cinéma, Ciment austère, précis et parfois au bord de l'auto-satisfaction, et Lefort, comme d'habitude loin de mes goûts, mais résolument tordant.

  • Miss Univers 1929

    (Peter Forgacs / Autriche - Pays Bas / 2006)

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    59df319e3210f9994f90e4e4f7d26517.jpgPeter Forgacs est un documentariste hongrois, dont le travail consiste à retracer des parcours historiques uniquement à partir de photos et films amateurs du siècle dernier. Dans Miss Univers 1929, il évoque la trajectoire de Lisl Goldarbeiter, première femme non américaine à avoir remporté ce concours de beauté. Forgacs s'appuie pour cela presque exclusivement sur le fond iconographique familial et sur les petits films tournés par le cousin Marci.

    Il ne faut pas s'attendre à un reportage, réalisé après coup, sur le sujet des Miss. Si les images des défilés de beautés en maillot n'ont guère changées en 80 ans, l'état d'esprit n'est plus du tout le même. Les lettres de Lisl, lues doucement en off, montrent bien l'inquiétude de quitter sa famille viennoise pour un long et pénible voyage en bateau jusqu'aux Etats-Unis, où a lieu le concours. Sa victoire, sa beauté et sa richesse soudaine lui valent une ronde de prétendants (et une proposition, repoussée, de King Vidor de la lancer à Hollywood). Le retour en Autriche est triomphal et Lisl se décide à épouser Fritz, le "roi de la cravate". Fritz dépense la fortune de sa femme au jeu et impose un ménage à trois avec Nelli, la meilleure amie de Lisl. Arrivent 1938 et l'annexion par Hitler, puis la guerre et les déportations juives (la moitié de la famille est exterminée). Fritz en fuite à l'étranger, Lisl se marie à Marci, son cousin, vit la révolution hongroise à Budapest et s'éteint en 1997.

    Le film, tout en gardant son materiau strictement documentaire, bascule ainsi dans une sorte de fiction, de mélo familial, par l'art du montage, par la façon dont Forgas triture ses images de base. Usant du ralenti et d'une musique remarquable, il n'a pas de mal à mettre en avant ces personnes à la fois si proches et si fantomatiques. De brefs plans de Marci et de Lisl octogénaires, insérés par ci-par là dans le récit chronologique renforcent cette impression. Les événements historiques sont traités de façon admirables : juste quelques plans (un char dans une rue de Budapest, ou un défilé de la Wehrmacht) et une incrustation au bas de l'écran qui situe. Ce n'est pas un cours d'histoire mais un récit privé qui laisse entrer les bouleversements sociaux et historiques, montrant comment ils peuvent influer le cours de la vie de chacun.

    Mais le plus beau du film n'est pas là. Je l'ai dit, la majorité des images ont été tournées par Marci. Celui-ci est amoureux, depuis l'enfance, de sa cousine. Alors, sous prétexte de filmer ses proches, de leur faire jouer des saynètes amusantes, il ne cesse d'enregistrer l'image de Lisl. Lisl sous toutes les coutures, en robes de couturier, en costume traditionnel, en maillot de bain (séquence d'une sensualité incroyable, redoublé par le travail de Forgacs). Marci ne semble voir qu'elle, le spectateur aussi. Le regard clair de Lisl attire le nôtre constamment. Celui de Forgacs aussi, qui utilise plusieurs fois un effet de mise en scène très beau : l'arrêt sur image montrant l'instant précis où le regard d'une personne fixe la caméra. En plus de retracer ainsi, en creux, l'histoire d'un pays, le cinéaste pose magnifiquement cette question : pourquoi filme-t-on (ou photographie-t-on) ses proches, et surtout, celle qu'on aime ? Et rarement nous était apparu la force que peut prendre tout à coup une simple image tirée d'un home movie familial.

  • Sicko

    (Michael Moore / Etats-Unis / 2007)

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    cb9f57e84bab31bd54546ff3c0ff4386.jpgIl devient difficile d'aller voir un film de Michael Moore sans a-priori. Entre le rejet total des uns pour cause de manipulation et l'idolâtrie des autres envers leur héros anti-Bush, nous sommes sommés de prendre parti. Sicko dénonce la faillite du système de santé américain. Moore débute par un catalogue de situations aussi absurdes que déplorables, touchant quelques uns de ses concitoyens victimes d'accidents ou de maladies. Édifiant, le discours est répétitif et la limite entre compassion et chantage émotionnel est indécise (cette limite était franchie régulièrement dans Fahrenheit 9/11). Le cinéaste s'attache à décrire les rouages d'un système inégalitaire entretenu par les gouvernements US successifs (attaque bien sentie envers Hillary Clinton, ça change de Bush(*)) et les compagnies d'assurance tirant tous les bénéfices et poussant leurs assurés vers la précarité. Le montage est toujours narquois, notamment par l'utilisation d'images de propagande communiste. Mais bien sûr, pour le sérieux et la force de l'enquête, Michael Moore n'est pas Fernando Solanas (dont l'impressionnant documentaire Mémoires d'un saccage, aussi engagé que lumineux permettait de saisir la complexité des déboires économiques de l'Argentine des années 90). Chiffres et images sorties d'on ne sait où, jamais datées : la méthode est connue depuis longtemps, ses limites aussi. On peut (on doit) le dire. Mais balancer Sicko d'une pichenette quand on a applaudi à la Palme d'or pour Fahrenheit 9/11, comme le font une grande partie des critiques actuellement, ressemble furieusement à un retour de bâton qui défoule (dernier exemple en date : Le masque et la plume de ce dimanche, avec de beaux arguments comme "cinéaste plein aux as", "film bête", "séquence qui dé-crédibilise l'ensemble").

    Depuis Roger et moi, le réalisateur n'a cessé d'élargir son champ d'action. En passant de sa ville de Flint à l'Irak, Moore a perdu en humour et en invention. Pamphlet chronologique sans grandes surprises, Fahrenheit 9/11 m'avait déçu. Mais Michael Moore a toujours des idées, qui se transforment parfois en véritables trouvailles de mise en scène, notamment sur les moments les plus difficiles à montrer (la tuerie de Columbine vue longuement et froidement à travers les caméras de surveillance parmi beaucoup d'autres moments de Bowling for Columbine, ou l'évocation par un écran noir des attentats du 11 septembre, parmi ceux de Fahrenheit, plus rares).

    La dénonciation passe mieux au travers de Michael Moore "acteur" que de Michael Moore énonciateur. Il revient à l'écran dans la deuxième partie de Sicko, quand il décide d'aller voir comment marchent les systèmes de santé canadiens, britanniques et français. Cet épisode dans notre pays hérisse les poils de beaucoup. Approximations et exagérations abondent en effet dans ces propos enamourés sur le système français (mais ils sont tenus par des américains fraîchement installés en France, donc, pourquoi ne seraient-ils pas sincères ?). Mais tout à coup, comme cela nous concerne, Moore n'aurait plus le droit de simplifier le réel. C'est oublier un peu vite le plaisir évident que prend le cinéaste à jouer sur les clichés et les images d'Epinal. C'est surtout oublier de voir à qui, de toute évidence, s'adresse ce film : le public américain (Moore appuie pourtant suffisamment la-dessus dans son commentaire).

    Revigoré par ses escapades, Michael Moore peut revenir aux Etats-Unis, sans revenir aux témoignages, mais pour filmer le réel (car ça aussi, il sait le faire) avec la séquence du foyer et pour préparer un dernier coup d'éclat. Le périple vers Guantanamo, certes mal articulé dans le commentaire mais astucieux, ne peut que tourner court. Il a le mérite de mener à Cuba, pour un dénouement qui finit par emporter le morceau. Le léger flottement dans les intentions (le doute, "joué" peut-être, mais pas si rare que l'on ne le dit dans son oeuvre), la situation exceptionnelle qui confronte ces malades américains aux "ennemis cubains" (situation incongrue qui "autenthifie", même si le mot paraît choquant, l'émotion de ces malades), tout ceci permet de trouver un équilibre enfin tenu entre les deux registres chers au cinéaste : le compassionnel et la provocation. Et Moore peut alors mettre en scène l'une de ces petites victoires que son combat, aux méthodes si controversées, permettait avant ce Fahrenheit 9/11, aujourd'hui si encombrant pour aborder sereinement ses films.

     

    (*) : Déclaration de Moore dans Télérama : "Sarkozy est certainement plus à gauche que Hillary Clinton". Cela ne console pas, mais fait réfléchir.

  • Mondovino & Chats perchés

    (Jonathan Nossiter / France - Etats-Unis / 2004 & Chris Marker / France / 2004)

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    968e9be2b21a3e59328a77a7721601ed.jpgArte vient de diffuser tout l'été Mondovino sous la forme d'une série de 10 épisodes de 50 minutes. Je n'avais pas vu la version de 2h30 présentée avec succès à Cannes puis dans les salles en 2004. Nossiter filme ses rencontres avec des professionnels du vin, de l'Europe aux deux Amériques. L'inquiétude face à l'uniformisation des productions, conséquence de la mondialisation, est énoncée par plusieurs protagonistes et, en creux, par le réalisateur lui-même. Malgré le fait que Nossiter s'en défende et qu'il use de la même courtoisie avec chacun de ses interlocuteurs, un clivage s'impose au spectateur, le montage passant avec ironie d'un pôle à l'autre : du petit producteur respectueux de son terroir aux grands pontes soucieux de vendre le même produit à tout le monde. On voit donc bien où vont les sympathies de Nossiter (ses savoureuses allusions aux préparatifs du Forum social à Florence qui concernent si peu les grands bourgeois qui reçoivent le réalisateur).

    L'extrême longueur du documentaire provoque quelques redites et qui n'est pas passionné par le monde du vin peut lâcher prise par moments. L'un des intérêts principaux du film est son aspect globe trotter qui permet de confronter les cultures (avec des résultats étonnants en Italie lors des rencontres avec deux grandes familles de nobles, l'une évoquant de façon quasi nostalgique le fascisme mussolinien, l'autre représentée par les deux jeunes frères, beaux gosses parfaits, sapés en Armani). On s'aperçoit ainsi que le trait le mieux partagé par les riches exploitants de tous les pays traversés est le mépris envers les travailleurs locaux.

    La caméra est très agitée, prenant sur le vif, jusqu'aux mouvements incontrôlés et inesthétiques. Nossiter choisit aussi de décadrer régulièrement l'interviewé, pour saisir dans le cours de la discussion un élément ou une personne à l'arrière-plan. Le procédé est surtout utilisé face aux "gros poissons" et c'est une manière de commenter indirectement l'inanité des propos tenus (ou de débusquer une attachée de presse inquiète de la tournure de l'entretien derrière une plante verte). Plus amusant : le leitmotiv des grilles infranchissables des grands domaines, celui des chiens et une bande son agréable (Ian Dury, Dominique A...). La vitalité, la passion et la simplicité de certains (petits producteurs, vendeurs) donnent l'image d'une résistance encore active face au rouleau compresseur économique. Mais comme dans le cinéma (le parallèle est de Nossiter lui-même dans son documentaire), le combat est rude.

    ac91c89476792fa7b26ca9ceb606d89b.jpgPassé lui aussi en son temps sur Arte (mais non diffusé en salles à ma connaissance), Chats perchés de Chris Marker a en commun, outre l'époque de la réalisation, l'usage de la caméra numérique, l'évocation de cet "autre monde possible" et plus accessoirement, un leitmotiv animal. Si Jonathan Nossiter semble rencontrer au cours de son périple autant de chiens que de viticulteurs, Marker, cela on le sait, adore depuis toujours filmer les chats. Personnalité secrète, Chris Marker semble avoir eu, depuis les années 50 et ses travaux avec Resnais notamment, plusieurs vies (et plusieurs noms, plusieurs métiers). Entre fictions et documentaires, cinéma et vidéo, télévision et cd-roms, l'oeuvre est difficile à suivre (et à voir, malgré quelques éditions DVD). En mémoire, quelques flashs : les luttes sociales du Fond de l'air est rouge (1977), son film le plus connu, le portrait d'Alexandre Medvekine, cinéaste russe des années 30, rendu si proche (Le tombeau d'Alexandre, 1993), un étrange jeu vidéo à la base d'une fiction de cinéma (Level 5, 1997) et surtout La jetée, réalisé en 62, qui a servi de point de départ au scénario de L'armée des douze singes de Terry Gilliam et qui est simplement le plus beau court métrage du monde.

    Ici, Chris Marker se lance à la recherche des auteurs de graffitis ayant fleuri sur les murs de Paris à partir de 2001, graffitis représentant un chat au large sourire. Le cinéaste étant un adepte des digressions et du coq à l'âne, l'enquête suit de multiples chemins. La vie dans la ville, l'art, la politique se mêlent. Militant infatigable, Chris Marker filme des manifestations anti-Le Pen ou anti-Bush, des marches pour les retraites, pour le Tibet (qui, contrairement à la démonstration des musulmanes réclamant le droit au voile, n'intéresse personne, remarque-t-il sobrement) etc... Ce bouillonnement lui rappelle les luttes de la gauche des années 60 et 70, mais, toujours avec humour, Marker pointe aussi les excès de certains slogans (Saddam Hussein n'a-t-il pas tout de même exterminé des Kurdes ?) et se fait carrément narquois par rapport aux manifestants pour l'école libre. Il croise parfois dans ces manifs des pancartes étranges où reapparaît le chat. L'enquête continue.

    Très travaillé, son documentaire donne l'impression rare de voir vraiment les gens vivre dans les rues parisiennes ou le métro, en captant des bribes d'existence, des visages (de jeunes femmes surtout), sans commentaire. La narration n'est soutenue que par des cartons qui relancent ou contredisent. Ces petites phrases incisives se font dévastatrices quand elles arrivent en contrepoint d'extraits de discours tenus par quelques politiques (de Chirac à Jospin, en passant par Raffarin et Mamère). Cette irrévérence salutaire peut aussi se faire ludique, comme dans la séquence où Marker intègre le fameux chat dessiné à des tableaux célèbres, démontrant que ce dernier est un personnage récurrent depuis au moins la préhistoire : belle manière d'élever la pratique du tag au rang d'art à part entière.

    Mais que peut l'art face à la guerre, face à la misère sociale ? Le désespoir pointe petit à petit. Le chat souriant ne pointe plus son museau dans les rues. L'art ne protège même pas l'artiste du pire. La preuve quand Marker évoque, pour finir, Bertrand Cantat, ce "jeune chanteur que le hasard l'avait fait filmer en 99 lors d'un concert de soutien aux sans-papiers". "Pas étonnant que les chats nous abandonnent".

    Chris Marker a 86 ans cette année : citoyen et poète, grand cinéaste.