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documentaire - Page 4

  • À côté

    (Stéphane Mercurio / France / 2007)

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    acote10.jpgQuand il aborde, de biais ou de front, la question de l'emprisonnement, tout documentaire qui se respecte doit à un moment ou à un autre travailler la notion d'espace. À côté, le beau film de la réalisatrice Stéphane Mercurio s'efforce de faire parler les femmes, les enfants, les pères et les mères de détenus dans les locaux de la maison d'accueil jouxtant la prison pour hommes de Rennes. Cette structure est avant tout un lieu de rencontres et d'échanges, à l'abri des regards pesants de la société, un lieu où l'entraide et le réconfort sont possibles, un lieu où sont facilitées les démarches administratives comme la prise de rendez-vous pour le parloir. C'est aussi un espace de transition et les témoignages recueillis, tout comme les choix de mise en scène, nous font prendre conscience de l'importance de cet état d'entre-deux. La maison d'accueil est pour ces personnes en visite, très majoritairement des femmes, l'une des étapes du passage, toujours douloureux, d'un monde à l'autre, l'un des lieux, avec la voiture ou le train permettant le trajet, où s'effectue un changement psychologique destiné à absorber, plus ou moins efficacement, le choc du face à face dans le parloir.

    Un parloir, nous n'en verrons aucun durant tout le métrage. Stéphane Mercurio filme les pièces de vie et le petit jardin du centre d'accueil. Elle se fait observatrice et capte de simples conversations ou se fait parfois délicatement interventionniste, se mêlant aux échanges ou recueillant des témoignages, cela sans rien changer au cadre ni à la lumière afin de maintenir la flamme du réel. Ses parcimonieuses relances prennent la forme de questions courtes, simples et discrètes, sans sollicitation émotionnelle déplacée. Ainsi, s'il arrive en certaines occasions que l'on apprenne la raison de l'incarcération d'un mari ou d'un fils, cette information est toujours donnée volontairement par la famille puisque la cinéaste ne formule jamais la question que chacun, inconsciemment, se pose : "Qu'a-t-il fait ?". Les différentes situations et les enjeux qui en découlent pour chaque famille se font sentir tous seuls, sans que l'on ait à nous l'expliquer par un commentaire (la plus grande différence se faisant entre l'accompagnement d'une courte peine et celui qu'implique une détention plus longue).

    Une mosaïque prend forme grâce aux larges espaces de parole qui sont laissés à ces femmes, certaines revenant plusieurs fois devant la caméra, au fil des jours, d'autres ne faisant qu'un seul passage. Stéphane Mercurio n'entremêle pas les témoignages, fait confiance au hasard des rencontres et prend le temps qu'il faut, garde au montage trente secondes ou dix minutes. Hormis lorsqu'il s'agit d'attraper une conversation à la volée, les plans commencent un peu avant et se terminent un peu après le dialogue entre la cinéaste et ses interlocuteurs. Cette subtilité de mise en scène, alliée au tact dont la réalisatrice fait preuve dans les échanges, assure la remarquable gestion des temps forts, des larmes et des silences.

    Il arrive que la cinéaste suive certaines personnes jusque chez elles, mais dès qu'elle passe le pas de la porte de la maison d'accueil, la mise en scène change. Tout ce qui se passe au dehors n'est en effet vu qu'à travers des séries de photographies, alors que l'enregistrement sonore garde sa continuité. Non seulement ce parti-pris est d'une grande force esthétique mais il traduit encore une fois parfaitement la segmentation de ces vies de femmes de prisonniers et, de plus, il préserve leur part d'intimité y compris lorsqu'elles ouvrent les portes de leurs appartements.

    Au-delà des multiples informations pratiques sur le fonctionnement réel du système carcéral français, ce sont l'inquiétude des mères, les dents serrées des pères et l'attente des femmes qui saisissent. "Il a demandé à faire du sport, c'est complet. Il a demandé à étudier, c'est complet." Passé un certain seuil de peine, pour tous, le constat est le même : le travail de réinsertion est un leurre et l'endurcissement est la règle. Ainsi, la bataille se poursuit longtemps après le jour de la libération. Car si, bien évidemment, y sont évoquées toutes les aberrations aboutissant à la situation que l'on connaît, de la surpopulation à l'opacité totale du fonctionnement interne en passant par l'arbitraire de certaines décisions, le film de Stéphane Mercurio pointe surtout une évidence rarement dite : les conséquences d'un emprisonnement ne sont pas seulement supportées par l'auteur de l'acte répréhensible mais également par son entourage. Cet "élargissement" de la peine toutes les femmes en témoignent, qu'il se fasse sentir par l'explosion de la cellule familiale, par les difficultés financières ou par la rupture de certaines relations sociales. Dès que l'on réfléchit sérieusement, comme le fait ici Stéphane Mercurio, au problème de la prison, il apparaît vite qu'il faut repenser les choses bien au-delà du simple appareil carcéral. Ce qui nous renvoie fatalement aux propos que réitère souvent Robert Badinter : "J'ai compris qu'il existe une loi d'airain en matière carcérale : vous ne pouvez pas porter les conditions de vie des détenus au-dessus de celles des travailleurs les plus défavorisés."

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Les chats persans

    (Bahman Ghobadi / Iran / 2009)

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    leschatspersans.jpgTournage clandestin dans les rues et les caves de Téhéran, sujet inattendu (de la dfficulté et du danger de monter un groupe de rock en Iran), bel accueil cannois : une fois satisfaite la curiosité initiale provoquée par ces diverses informations, je dois dire que Les chats persans (Kasi az gorbehaye irani khabar nadareh), malgré son potentiel de chambardement, n'ont pas fait varier d'un pouce mon jugement sur Bahman Ghobadi. Je reste sur la même impression que lors de ma découverte d'Un temps pour l'ivresse des chevaux (2000) et des Chansons du pays de ma mère(2002), deux de ses quatre autres longs-métrages : s'il réalise des travaux très estimables, le cinéaste n'atteint jamais l'excellence de ses compatriotes Abbas Kiarostami, Jafar Panahi et Mohsen Makhmalbaf. La principale réserve est que chez Ghobadi la forme est souvent délaissée au profit du discours.

    Avec ce nouveau film, le cinéaste s'efforce de propager une onde de choc, celle qui naît des instruments des jeunes iraniens et qui ne peut, en l'état actuel des choses, que se cogner aux murs calfeutrés des sous-sols. L'intérêt premier des Chats persans se situe là, dans la visibilité qu'il offre à une jeunesse maintenue sous la chape. Tout le monde a déjà rappelé l'étrange double sens dont se charge ici le terme de rock (ou de musique) underground : le qualificatif renvoie au style et désigne également une réalité topographique. Cette dernière est très bien rendue dans les premières minutes du film, lorsqu'il nous faut circuler dans les ruelles et les arrière-cours avant de descendre dans les caves. Nous le faisons en nous calant dans les pas d'un jeune couple de compositeurs à la recherche de musiciens tentés par l'aventure d'un concert à l'étranger. Un manager aussi passionné mais plus débrouillard qu'eux leur sert, comme à nous, de guide dans ce monde souterrain. Étrangement, l'intérêt topographique du film s'étiole progressivement, la mise en scène ne parvenant que rarement à le réhausser sur la durée. C'est que la répétition des situations (ligne narrative circulaire qui se retrouve souvent dans le cinéma d'auteur iranien et qui a pu donner lieu, chez les artistes pré-cités, à des expériences particulièrement fortes) ne provoque pas d'emballement autre que celui prévu par le scénario (le dénouement, très conventionnel par son habillage, convoquant une musique techno encore une fois synonyme de transe, de drogue et de perte des repères).

    Le récit prend la forme de l'enquête documentaire (sans fiction, le film n'aurait-il pas été plus fort ?) car il n'obéit qu'à la logique des déplacements du manager du groupe, présentant successivement aux deux candidats à l'émigration tous les types de musiciens possibles. En resulte une série de saynètes, inégales mais parfois assez savoureuses. Chacune donne lieu, la plupart du temps pour clore la séquence, à une mise en scène de la musique jouée par les gens rencontrés. Au lieu de se cantoner (comme semblent le souhaiter les deux protagonistes) à l'indie rock, Ghobadi dresse un panorama complet de la musique iranienne, ce qui nous fait entendre des airs traditionnels, de la world, du blues, de la soul, du metal, du rap, de la pop, du rock... Aucun n'est réellement désagréable mais l'ensemble fait pencher le film vers l'artifice du catalogue. Plus problématique encore, à mon sens, est l'illustration que propose le cinéaste de ces divers morceaux en les passant tous à la même moulinette. Non qu'il ait fallu renoncer à insérer ces clips dans la narration, mais une différence d'approche aurait pu intervenir entre chaque car tous ont droit au même traitement visuel, quelle que soit leur couleur musicale : un montage rapide, calé sur les beats, d'images documentaires de la société iranienne. A la monotonie et au caractère appuyé du message ainsi véhiculé s'ajoute de plus une atténuation parfois fâcheuse de la singularité des styles et de l'urgence du live.

    Mais voici une note bien sévère pour une œuvre très recommandable, chaleureuse et sombre...

  • La danse, le ballet de l'Opéra de Paris

    (Frederick Wiseman / France / 2009)

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    ladanse.jpgL'institution que Frederick Wiseman a décidé de radiographier cette fois-ci est l'Opéra de Paris. Il le fait en long, en large et en travers, filmant aussi bien le bureau de la directrice artistique que les ruches sur le toit du bâtiment ou le dédale des sous-sols. Toutefois, l'essentiel se passe bien sûr au cours des répétitions et des représentations.

    Wiseman reprend sa démarche habituelle : pas de voix-off, pas d'inscriptions sur l'écran, pas d'entretien, pas d'intervention. Il construit son documentaire en faisant se succéder de grands blocs de séquences se déployant en des espaces que l'on quitte toujours sur la pointe des pieds avant de se retrouver dans le suivant (le son d'ambiance diminue progressivement et la transition se fait à l'image par l'insertion de quelques plans de coupe fixes sur les lieux intermédiaires, portes, couloirs, escaliers).

    Une narration classique impose, dans ce genre de sujet, de décrire une évolution allant des répétitions à la représentation. La danse n'y obéit qu'en apparence, la trame se complexifiant sans cesse, le fil revenant sur lui-même. Cela est dû notamment au nombre important de ballets en préparation (nous en suivons une demie-douzaine) et au saupoudrage d'instantanés échappant à ce mouvement tendu vers un seul point puisqu'ils concernent des activités moins visibles bien qu'essentielles (services de confection, de nettoyage...).

    L'enregistrement des répétitions provoque tout de suite la fascination. Les instructions incessantes des maîtres de ballet et des chorégraphes aux danseurs nous aident à saisir les infimes mais ô combien importantes variations pouvant émaner d'un mouvement ou d'une pose. Tension, retenue, délié, harmonie... Il s'agit de mettre un mot sur chaque geste. Le mouvement est morcellé, chaque segment est scruté, suspendu, soupesé, repris, modulé de façon à obtenir en bout de course, une unification parfaite, une libération de flux ne rencontrant aucun obstacle. Le travail, au final, ne doit plus se faire sentir, le danseur accédant progressivement à un état second. L'effort s'efface et le mystère entoure la scène. Le cinéma, art du mouvement, ne peut que sortir grandi de cette magnifique auscultation.

    Lors de la représentation, le costume recouvre de son voile opaque les petites imperfections et prolonge les mouvements au-delà du corps alors que la lumière découpe et précise encore les gestes. De même, la coupe sociologique qu'exerce Wiseman ne vise pas seulement à l'information, par le montage et la gestion du temps, elle tend aussi à donner au final une forme harmonieuse à tous ces segments.

    Une réunion est organisée afin d'informer les danseurs sur la réforme des régimes spéciaux de retraite, la directrice évoque au téléphone l'hommage rendu à Maurice Béjart après sa mort, des masques morbides trônent dans la réserve de l'accessoiriste, on s'interroge sur l'âge des danseurs, on monte Le songe de Médée (les cadrages, ailleurs larges, se resserrent, rendant l'intensité du ballet, ménageant la surprise des intrusions et de la violence), on descend vers les égouts, les plans extérieurs de nuit et d'aurore se succèdent... Ainsi, à mi-chemin, La danse prend une ampleur incroyable en rendant compte d'une lutte contre le temps et d'une cyclique renaissance (la jeune danseuse et ses progrès, l'éternel retour aux répétitions), et s'étire, sur un rythme étrange, comme si Wiseman ne voulait pas en finir.

  • Irène

    (Alain Cavalier / France / 2009)

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    irene.jpgA l'aide de sa petite caméra numérique, Alain Cavalier filme autour de lui tout ce qui peut évoquer Irène, sa compagne décédée il y a près de quarante de cela. Il cadre des objets, du mobilier, des pièces, des paysages susceptibles de se recharger de sa présence. Se situant à l'une des extrémités du spectre du cinéma, le film contient tout de même, en son centre, une sorte de morceau de bravoure (preuve qu'il y a bien, malgré les apparences, une dramaturgie) : le récit de ce terrible après-midi de janvier 1972, au cours duquel Alain Cavalier perdit sa femme. La séquence est bouleversante au point de nous faire dire qu'une telle chose, si proche de l'indicible, ne peut finalement être racontée et partagée que comme cela, en passant par une remémoration clinique des faits et des gestes dans les lieux inchangés du traumatisme. Cette déambulation dans un salon sous-éclairé et vide de toute présence humaine autre que celle du cinéaste derrière sa caméra dit tout de l'absence et traduit très précisément l'interrogation insoutenable et paralysante, la montée de l'angoisse et l'incompréhension.

    Irènedécrit tout d'abord les tentatives du cinéaste souhaitant réincarner la disparue. Il avance sur ce chemin progressivement : la forme prise par une couette de lit lui rappelle une posture de sa femme, puis il semble la retrouver dans une silhouette passant sur la plage ou sur des affiches publicitaires. Il est même tenté par une incarnation cinématographique, songeant contacter Sophie Marceau ou filmer une belle jeune femme rencontrée récemment. Cette dernière sera la seule personne, hormis Cavalier, réellement présente à l'écran, pendant un court instant, mais ce "coup de théâtre" marque en fait un point de non-retour. Le cinéaste renonce en effet brutalement et s'ensuit un brouillage du récit, une divagation aux effets amplifiés par une chute et des pépins physiques. Un regard peint par Manet paraît proposer une nouvelle réincarnation possible mais, ici, le tableau pré-existe à Irène. Il ne reste donc plus qu'à revenir à l'essentiel, aux écrits, aux photos (qui nous étaient jusque là refusées, établissant une sorte de suspense) et, puisque tout "refroidit" avec le temps, à se placer face à soi-même, passer de l'autre côté, dans un autre état peut-être, afin de mieux plonger à l'intérieur de soi et d'y extirper ce qui doit sortir.

    Alain Cavalier va assez loin dans l'aveu impudique, transgressant, en deux ou trois occasions les règles généralement posées par le contrat tacite entre spectateur et cinéaste. Pour autant, rien n'est gênant ni déplacé (entre autres grâce à l'humour qui perce ici ou là) et, au contraire, il devient impossible de ne pas se rapprocher, de ne pas se projeter vers cette histoire singulière puisque Cavalier, entre ses souvenirs émus et ses déclarations d'amour et d'admiration, ose dire tout haut ce qui peut à l'occasion traverser l'esprit de chacun : ces pensées terribles, inexprimables, qui peuvent venir à nous brièvement, quelle que soit l'estime ou l'amour que l'on porte à la personne en face de nous.

    Enfin, Irène est un film qui, à tout point de vue, apprend des choses, fonctionnant presque comme un outil d'éducation au cinéma. Au-delà des informations biographiques qu'il fournit, c'est bien sûr son côté "film en train de se faire" qui passionne : Cavalier construit son récit au fur et à mesure (les objets l'illustrent-ils ou en sont-ils à l'origine ?), il organise sous nos yeux sa mise en scène (voir la scène des boules-miroir et des cailloux sur le lit). Sans aucun filtre, les mots, les mouvements, les pensées du cinéaste viennent à nous.

     

    Preuve de la grandeur de ce petit film, ces approches toutes très différentes et menant pourtant à des conclusions comparables : Dr Orlof, Balloonatic, Goin' to the movies, Rob Gordon, La petite marchande de bombesUne fameuse gorgée de poison

  • Capitalism : a love story

    (Michael Moore / Etats-Unis / 2009)

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    capitalism.jpgCapitalism : a love story est bien sûr moins passionnant que les trois premiers documentaires de Michael Moore, il est même moins intéressant, du point de vue des tiraillements que provoquent les méthodes et les choix du cinéaste, que Sicko mais il se laisse voir plus sereinement que le trop vanté Fahrenheit 9/11.

    Marchant avant tout à l'émotion, Moore, qui sait pourtant mener des enquêtes efficaces et donner de nombreuses informations, a tendance à laisser de côté tout ce qui pourrait attester de la rigueur de sa démarche. Sur le plan purement documentaire, la même gêne que celle qui nous tenaille devant certains reportages télévisés peut affleurer ici ou là, le cinéaste ne lésinant pas sur les petits arrangement avec la réalité, notamment celle de la temporalité, que permet le montage (par exemple, les images des salariés de l'usine que l'on voit dans la première partie ont manifestement été tournées au moment de la grève que l'on nous décrit à la fin, alors que cette captation nous est présentée comme un retour de l'équipe sur les lieux). Malgré un découpage très (trop) vif, le film se traîne quelque peu sur ses deux heures, semblant s'éloigner de temps à autre du sujet, essentiellement par maladresse (le passage sur les pilotes d'avion). Les témoignages appellent un peu trop les larmes, ce que contrebalance heureusement quelques analyses éclairantes de spécialistes.

    S'il manque de véritables moments de cinéma comme Moore a pu en proposer auparavant, il faut reconnaître que les séquences de détournements d'images sont irrésistibles : l'introduction comparant la chute de l'empire romain à la situation actuelle des Etats-Unis, le discours rassurant de George W. Bush avec son arrière-plan truqué signifiant l'écroulement de l'économie ou la vie de Jésus en inventeur du capitalisme. Cette dernière séquence s'insère dans une partie qui a été injustement décriée (c'est même l'une des plus intéressantes), celle où l'on interroge des hommes d'église sur leur vision du système économique dominant.

    Le mérite de Michael Moore est en tout cas de faire un cinéma d'intervention, un cinéma sur le présent (je suis curieux de voir s'il va faire quelque chose touchant de près ou de loin à la présidence d'Obama, dont ne sont bien sûr évoqués ici que les débuts). Cette position, le nez sur la vitre, n'est certes pas la meilleure lorsqu'il s'agit de se coltiner à de vastes problématiques mais la dénonciation des agissements ahurissants des grandes entreprises et de leurs dirigeants (clairement nommés), qui tiennent le pouvoir politique en laisse, reste des plus salutaires. Comme l'est, malgré ses évidentes limites, l'ensemble de cette charge faussement naïve, donnant à voir quelques alternatives revigorantes et se faisant parfois étonnemment vigoureuse dans ses tentations de révolte.

    Faut-il rappeler qu'en France le pamphlétaire à succès se nomme Yann Arthus-Bertrand ?

     

    A lire aussi : les avis du Dr Orlof et de Rob Gordon.

  • Etranges étrangers

    (Marcel Trillat et Frédéric Variot / France / 1970)

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    Etrangers 03.jpgÉtranges étrangers est au centre de la nouvelle livraison de la collection "Histoire d'un film, mémoire d'une lutte", dirigée par Tangui Perron pour Scope Editions et Périphérie, centre de création cinématographique. Après un premier livre-dvd qui s'appuyait sur le film de Jean-Pierre Thorn, Le dos au mur, ce deuxième numéro confirme que nous tenons là l'une des initiatives éditoriales les plus passionnantes de ces dernières années, redonnant vie à des oeuvres cinématographiques militantes rares et les accompagnant d'une documentation extrèmement riche et instructive.

    Le documentaire de Marcel Trillat et Frédéric Variot fut conçu pour le magazine filmé Certifié exact de la Scopcolor, une coopérative ouvrière de production émanant du CREPAC (Centre de recherche pour l'éducation permanente), association de syndicalistes et d'économistes soucieux de proposer une alternative à l'information gouvernementale relayée par une ORTF fermement reprise en main à la suite des évènements de Mai 68. La diffusion du magazine (une vingtaine de numéros, de 1969 jusqu'à la liquidation de la coopérative en 1980) était assurée, selon un système d'abonnement, par des MJC, des foyers, des comités d'entreprises, des syndicats...

    Étranges étrangers est tourné en janvier 1970, au moment où l'état français décide enfin de se pencher sur le problème des bidonvilles de la région parisienne et où naît, dans la presse et l'opinion publique, le premier véritable débat autour de l'immigration, tout cela à la suite de l'émotion que suscita un drame à Aubervilliers : la mort, le soir de la Saint-Sylvestre, de quatre travailleurs africains, asphyxiés dans leur taudis. Le film prend la forme d'une enquête sur les conditions de vie des immigrés, construite classiquement. La caméra nous plonge tout d'abord dans la nuit de la gare d'Austerlitz où arrivent des Portugais, accueillis par quelques compatriotes et surtout des policiers. Ensuite, nous serons menés de chantiers en foyers, de bidonvilles en taudis, pour finir aux côtés d'ouvriers maghrébins poussés à la grève.

    Sont donc mises en lumière (parfois au sens propre, lorsqu'il s'agit de descendre dans les caves), par les réalisateurs, les conditions de vie déplorables de ces travailleurs que l'on ne veut pas voir. Parallèlement, sont enregistrés les fantasmes xénophobes d'une partie de la population française (les violences racistes se multiplieront dans les années 70) et les tensions que provoquent l'omniprésence de la police et le cynisme des patrons.

    Le style du film est celui du cinéma direct. Les réalisateurs gardent au montage les présentations faites lorsqu'ils arrivent dans un foyer ou sur un chantier, ne gomment pas les difficultés d'approches de certains travailleurs, les refus et les échecs, passent outre les brèves défaillances sonores ou lumineuses (ce qui ne nous renvoie nullement vers l'amateurisme). Cette méthode de travail, le passage du temps aidant, nous vaut une belle piqûre de rappel, coincés que nous sommes dans notre époque moderne où la télévision (et parfois le cinéma) nous abreuve de reportages mensongers, faussement empathiques, mis en scène grossièrement sous le prétexte du "refus de l'ennui du documentaire". Notre télévision transpire la peur du réel.

    Dans Étranges étrangers, le réel est bien là, dans toute sa brutalité et sa complexité. Il affleure essentiellement grâce au déploiement d'une parole, celle des immigrés, qui peut prendre possession du large espace qui lui est laissé. Cette parole, que l'on ne comprend pas toujours très bien, se présente dans toute sa singularité. Nous sommes devant l'évidence de l'altérité et au-delà du jugement puisque le regard n'est pas dirigé pour encadrer ou pour classifier, seulement pour rendre compte d'une certaine réalité.

    La forme de l'enquête éloigne des tentations du film-tract. Si la parole des immigrés est mise en avant, s'entendent également celle des syndicalistes accompagnant les luttes de ces travailleurs invisibles, celle des maires communistes de Seine-Saint-Denis confrontés à la concentration forcée, sur leurs communes, de cette population et celle des passants compatissants ou au contraire, dédaignant ces indigènes bien heureux de s'entasser dans des caves insalubres. La séquence la plus forte rendant le point de vue de "l'autre bord" est sans aucun doute l'enregistrement d'un entretien avec Francis Bouygues. Bousculé par les questions faussement ingénues de Marcel Trillat, celui qui dit vivre "au milieu des étrangers" et donc les connaître parfaitement (88% de ses ouvriers étant des immigrés), ne met pas longtemps à lâcher de longues jérémiades sur l'instabilité de cette main d'oeuvre qui cause bien des soucis à son groupe.

    Tout en affirmant sa démarche militante, il s'agit de débusquer plutôt qu'asséner et cette façon de procéder - faire tomber les masques des adversaires ou pousser les opprimés à témoigner - permet au film de préserver aujourd'hui encore toute sa force. L'implication des auteurs est évidente et leur volonté de montrer des immigrés en lutte arrache ces derniers à leur éternelle image de victime. Étranges étrangers est un film éloquent et clair. Les qualités d'interviewer de Marcel Trillat, qui sait, à la manière de Marcel Ophuls, provoquer des blancs très parlants dans le discours de Mr Bouygues, et qui enregistre, comme Raymond Depardon, aussi bien la parole que son refus, achèvent de convaincre de l'importance de cette oeuvre de témoignage.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Home

    (Yann Arthus-Bertrand / France / 2009)

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    2009_06270020.JPG
    La déforestation en Amazonie par Notre Grand Photographe

     

    Le Bienvenue chez les Ch'tis du documentaire n'est qu'une longue (*) conférence culpabilisante donnée par un sage toisant l'humanité du haut de son hélicoptère, dénonçant vaguement tout et donc rien, sans trop s'approcher du réel ni de la misère. Son message passe par l'accumulation de chiffres et la redondance d'un discours scientifico-mystique de niveau CE1, sans jamais se changer en récit cinématographique. La propagande de Michael Moore ou d'Hubert Sauper, leurs détracteurs eux-mêmes en conviennent, passe au moins par une dynamique et un travail sur la narration qui les imposent pleinement comme cinéastes. De cinéma, il n'y en a point dans cette magnifique soirée diapo qu'est Home. Des images se succèdent, gonflées à l'esbroufe, s'enivrant de leur gigantisme et si lisses qu'elles en deviennent aussi numériques qu'un plan quelconque du Seigneur des anneaux. L'illustration sonore valse entre world music sacrée et orchestration de blockbuster.

    De plus, je ne supporte pas qu'un commentaire me tutoie.

    Mais je m'attaque bassement à un chef-d'oeuvre : Home atteint, à ce jour, la note moyenne de 8,5 sur l'IMDb, soit autant que M le Maudit, Vertigo ou Shining (49,8% des votants validant un 10 sur 10).

     

    (*) : Pas fou, je me suis contenté de regarder la version courte de 95 minutes diffusée à la télévision (et enregistrée sous la pression familiale).

  • La guerre de sécession

    (Ken Burns / Etats-Unis / 1990)

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    civilwar.jpgLa guerre de sécession (The civil war) est le premier documentaire au long cours de Ken Burns (qui réalisera notamment par la suite : Baseball, Jazz, The war). En neuf épisodes et 680 minutes, il revient sur un événement fondamental de l'histoire des Etats-Unis, ce conflit courant de 1861 à 1865, qui n'a donc pas été filmé mais assez largement photographié (un million de clichés auraient été pris avant que le temps n'efface beaucoup de ces traces). Le pari de Ken Burns est relativement osé : intéresser le spectateur sur une très longue durée, sans disposer de sources cinématographiques et sans passer par la reconstitution (la seule concession, sur ce plan-là, étant l'illustration "sonore" des documents). Les images proviennent quasi-exclusivement de l'iconographie que produisit l'époque (photographies, tableaux et coupures de journaux), ne réservant qu'une toute petite place aux brèves interventions d'une poignée d'historiens et à quelques plans de nature. Le commentaire suit la chronologie des faits, de nombreux extraits de lettres, articles et discours s'intercalant dans la narration. Un récit polyphonique se met ainsi en place, croisant les regards des politiques, des généraux, des soldats et des civils (au risque parfois d'un certain éparpillement).

    L'extrême longueur permet de creuser le sujet, de lier le général au particulier, de tirer plusieurs fils thématiques, de partir de bien avant et de finir sur l'après (tout le dernier épisode est consacré aux conséquences de la guerre : de l'assassinat de Lincoln à la fragile liberté des Noirs).  L'utilisation des photographies se fait à bon escient, limitant les reprises et évitant globalement la lassitude stylistique. Parmi les quelques intervenants, plutôt qu'à d'autres historiens, la préférence est donnée à l'écrivain-spécialiste Shelby Foote, dont on peut trouver les propos trop tournés vers l'anecdote ou le bon mot historique. Voici d'ailleurs la seule faiblesse du commentaire de ce film : à vouloir faire "parler" tous les témoins et à rechercher les expressions les plus significatives, il arrive aux auteurs de placer quelques phrases aussi vagues qu'empesées, du type "Ils arrivaient sur nous comme des diables, se rappellera un soldat de l'Union".

    Nous découvrons ici toute l'importance du conflit dans le ciment de la nation américaine et les nombreux aspects qui peuvent pousser à le définir comme étant la première guerre moderne : industrie du pays mise entièrement au service de l'armée, guerre d'usure et de tranchées, camps de prisonniers se transformant en camps de la mort, succession d'une "vingtaine de Waterloo" aboutissant au bilan le plus élevé de l'histoire des Etats-Unis en termes de pertes humaines (620 000 morts). En 1862, après la bataille d'Antietam (où périrent plus de soldats que lors du débarquement de 1944), a lieu la première exposition de photographies de la guerre. A voir quelques uns des ces clichés de cadavres et de mutilés, il n'est guère étonnant que les télespectateurs américains aient été aussi bousculés en 1990 que leurs ancêtres les découvrant à l'époque. Ils contrastent sérieusement avec l'image lointaine d'une guerre réduite, le temps passant, à un bel idéal.

    Cet idéal, la liberté des esclaves, s'avère en fait avoir été une sorte de patate chaude. L'abolition est l'une des causes de l'éclatement du conflit mais Lincoln, très travaillé par la question, mit du temps à trancher en faveur de l'émancipation. Il ne la proclama, sous la pression continue de quelques partisans (minoritaires dans la population), qu'à l'automne 1862, désireux avant tout d'ennoblir la cause du Nord et de s'assurer la non-intervention des puissances européennes. Malgré ses réticences, son mérite fut toutefois de tenir sa parole jusqu'au bout, y compris lorsque les Démocrates le sommaient de mettre fin à la guerre qui s'enlisait et lui reprochaient d'abâtardir la nation. A l'image de celui de Lincoln, Ken Burns trace des portraits nuancés et éclairants des personnalités engagées dans le conflit. Une étonnante galerie de généraux défile (Nathan Bedford Forrest et sa cavalerie insaisissable, Joseph Johnson le fou de Dieu, George McClellan le timoré, William Sherman l'indépendant bravache...), qui nous fait sortir du simple parallèle entre les deux grandes figures parfaitement contradictoires et passionnantes par cette opposition même que sont Grant et Lee.

    Dans La guerre de sécession, par-delà quelques flottements, le style et l'éthique de Ken Burns, grand documentariste, sont déjà bien en place.

  • Joris Ivens (coffret dvd 2 : 1946-1988)

    L'Indonésie appelle (Indonesia calling) (Joris Ivens / Australie / 1946) □□

    La Seine a rencontré Paris (Joris Ivens / France / 1957) ■■

    ... A Valparaiso (Joris Ivens / Chili - France / 1963) ■■

    Rotterdam - Europort (Rotterdam - Europoort) (Joris Ivens / Pays-Bas - France / 1966) ■■□□

    Pour le mistral (Joris Ivens / France / 1966) □□

    Le 17ème parallèle (Joris Ivens / France / 1968) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : Une histoire de ballon (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : La pharmacie n°3 (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Une histoire de vent (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1988) ■■

    Le deuxième volume du coffret Joris Ivens couvre 40 ans de travail au service du documentaire et nous fait voyager aux quatre coins du monde, jamais en touriste mais toujours en témoin (pour le 1er coffret, voir ici).

    Du tract au poème

    Ivens2 02.jpgNous retrouvons Ivens à la sortie de la guerre aux Antipodes. L'Indonésie appelle est un court film-tract relatant la lutte des dockers indonésiens travaillant dans les ports australiens et organisant le blocage des navires hollandais. L'Indonésie avait profité de la fin du conflit mondial pour proclamer son indépendance. Pour les natifs de l'archipel, il était donc primordial de contrer toute tentative de reprise en main militaire pas les anciens colonisateurs. Ivens nous montre le rassemblement des forces ouvrières, l'organisation du blocus et l'aide internationale apportée par les syndicats. Les informations sont classiquement amenées par un commentaire, qui laisse cependant la place à des discours enregistrés sur place ou à la post-synchronisation pour certaines séquences. Ce nouvel usage de la parole apporte un surcroît de réalisme, bien que celui-ci soit d'un autre côté entamé par d'évidentes reconstitutions. L'efficacité du film est quelque peu lénifiante et son esthétique ne l'élève guère au-dessus du simple reportage.

    Avec La Seine a rencontré Paris, le militantisme est mis en veilleuse pour se tourner vers la pure poésie du réel. Cette ode fluviale est un régal pour les yeux puisque bénéficiant d'une magnifique photographie et d'un sens très sûr du cadrage, jusque dans les captations à l'improviste de ces trains et autres voitures croisant sur les ponts la ligne tracée par le bâteau-caméra. Quoi de plus fluide qu'un travelling glissant sur l'eau, qu'il soit avant ou latéral, captant la vie des berges ? Exerçant son oeil de peintre et d'architecte, Ivens double le plaisir de la composition plastique par celui du mouvement. Mouvements d'appareils et mouvements des corps. Car tout autant que le fleuve, c'est l'activité humaine qui se développe autour qui intéresse le documentariste. Les instants volés aux passants ou aux travailleurs peuvent passer parfois pour du pittoresque, mais il faut voir comment la vie s'y glisse, grâce à ces brefs regards-caméra, ces discussions que l'on devine animées, ce labeur lesté tant de noblesse que de pénibilité. La narration se cale sur une journée, d'une aube à l'autre, comme le poème de Prévert, lu par Serge Reggiani, englobe toute une vie. Ivens s'accorde avec le poète pour célébrer les enfants, les travailleurs, les vieillards, les pêcheurs, les clochards et surtout les amoureux. Charmant, drôle et inventif, La Seine a rencontré Paris a reçu le Grand Prix du court-métrage à Cannes en 1958.

    Ivens2 09.jpgPlus admirable encore, ...A Valparaiso est la pépite de ce deuxième coffret. Valparaiso, ville du Chili, coincée entre la mer et les collines : Ivens a une nouvelle fois le génie du lieu et tire toutes les possibilités de cette cité verticale où tout s'organise en va-et-vient entre haut et bas, via les multiples escaliers et ascenseurs téléphériques. Ce portrait d'une ville et de ses habitants, il le trace au rythme d'un montage d'une grande modernité (jouant du coq à l'âne, libérant quelques notations humoristiques...) et l'encadre comme à son habitude par un commentaire. Mais le ton a évolué. Nous sommes en 1963 et les cinémas de Resnais et de Marker sont bien passés par là, se dit-on, jusqu'à ce que le générique de fin nous confirme la participation de ce dernier. Le texte est en effet signé par l'auteur de La jetée, qui apporte son regard en apparence plus détaché mais pas moins intense ni pertinent et qui permet à Ivens de mêler idéalement au sein d'une même oeuvre la démarche militante et l'ambition poétique. Le discours se fait ainsi moins directif et, sans perdre ses qualités d'organisation, la mise en scène est elle aussi plus libre, le tout rendant possible le maintien d'une force de conviction sans les oeillères de la propagande. Ce très grand documentaire se charge de plus, dans sa dernière partie, d'une certaine émotion lorsque l'on voit le cinéaste passer sous nos yeux, pour la première fois et à l'intérieur même de son film, à la couleur, au moment d'aborder l'histoire de ce peuple chilien, par le biais de l'art.

    La collaboration avec Chris Marker s'est poursuie avec Rotterdam-Europort, essai-filmé sur la grande cité industrielle hollandaise. Le rythme du documentaire se calque sur celui de la ville : constamment en mouvement, bruyante, envahie par les fumées des cheminées d'usine. Les changements de plans sont brusques et rapides, le texte (dit par Yves Montand) relativement obscur. L'aspect décousu est également accentué par l'intrusion de la fiction (l'apparition du Hollandais volant, personnage mythique), contaminant le regard porté sur la réalité et complexifiant encore une oeuvre assez ardue.

    Avec Pour le mistral, Ivens continue dans cette voie de l'essai. Survolant la Provence, il tente de filmer le vent, sa trace et ses effets. Le commentaire, poétique, climatique et géographique est l'un des moins heureux de l'oeuvre d'Ivens, par sa tendance à alourdir les images. Les paysages défilent et l'ennui pointe son nez. C'est la présence humaine qui réhausse l'intérêt : quelques paysans au travail et des passants luttant chacun à leur manière contre les bourrasques balayant les rues lors d'une délicieuse séquence. Au deux tiers de ces trente minutes un peu longues, le cinéaste nous refait le passage à la couleur. Dans ...A Valparaiso, le basculement esthétique était lié à l'arrivée du thème du sang alors qu'il manque ici une justification.

    Du témoignage au testament

    Ivens2 17.jpgCes diverses expériences cinématographiques n'empèchent pas Joris Ivens de continuer à combattre par caméra interposée. Réalisé en 1968, Le 17ème parallèle est un document essentiel sur la guerre du Vietnam par l'immersion à laquelle s'est adonné le cinéaste, pendant deux mois, au sein de la population de Vinh Linh, petite ville du Nord située tout près de la ligne de démarcation et donc des bases américaines. Les bombardements incessants détruisent les habitations, les rizières et les routes, qui sont aussitôt remises en état. Un impressionnant réseau souterrain est construit, le plus souvent par les femmes. Minh, la responsable locale de la sécurité est d'ailleurs la figure principale du film. Ivens décrit patiemment tous les faits et gestes de cette population de paysans et de défenseurs (râteau à la main et fusil en bandoulière), des plus anodins aux plus engagés. De la durée et de la répétition naît la vision précise d'un peuple en résistance : Le 17ème parallèle montre ainsi parfaitement ce sur quoi la puissance américaine se casse les dents. Sans musique, la bande-son est saturée du bruit des avions yankees, le danger venant du ciel. On trouve dans le film peu d'images spectaculaires, noyées qu'elles sont dans celles consacrées à l'attente ou au travail quotidien d'une vie en temps de guerre et le commentaire est parcimonieux, s'équilibrant avec le son enregistré sur place. Ivens tient l'émotion à distance avant un finale (capture d'un soldat US, mots d'enfants) relayant la promesse calme mais ferme qui émane d'un peuple debout.

    Après plusieurs documentaires vietnamiens, Joris Ivens et sa compagne Marceline Loridan se lancent au début des années 70 dans un projet ambitieux, celui de Comment Yukong déplaça les montagnes, soit 12 films de durées variables (de 15 minutes à 2 heures) consacrés à la société chinoise contemporaine. Deux épisodes sont proposés dans ce coffret. Sur un plan technique, on note tout d'abord la révolution qu'apporte l'usage du son direct. Bien sûr, cadrage et montage résultent toujours d'un choix mais la synchronisation de l'image et du son sur toute la durée semble permettre d'atteindre un niveau supérieur du réel. Suivant l'évolution logique, le commentaire n'est plus surplombant mais se fait personnel (employant le "nous" du couple de réalisateurs) et accompagne le spectateur plus qu'il ne le guide. Ce dernier se sent donc plus libre, impression redoublée par le calme du montage et cela malgré le cadre idéologique. Car l'idéologie est ici comme mise à nu. Devant ce peuple chinois sortant de la Révolution Culturelle, plus que la reprise régulière et naturelle de slogans politiques, le plus surprenant pour nous est cette tendance irrépressible à l'auto-critique en public. Que la caméra soit braquée sur une salle de classe, une pharmacie ou vers la rue, il y a dans Yukong une dimension d'exemplarité qui se développe sous le regard bienveillant d'Ivens et Loridan. Les contradictions ne sont pas extirpées par les auteurs, elles sortent d'elles-mêmes de la bouche des hommes et femmes cotoyés. Le nez sur le quotidien, il n'y a certes pas de "recul" politique ici. Mais cette écoute attentive permet de saisir sur la durée l'âme d'un peuple et de comprendre bien des rouages d'une société mal connue.

    Ivens2 28.jpgA la fin des années 80, très diminué, Joris Ivens arrive au bout du voyage. Marceline Loridan le fait passer de l'autre côté de la caméra : un vieil homme de 90 ans repart en Chine afin de filmer (à nouveau) le vent. Entre imagerie de contes et extraits d'anciens films, entre captations documentaires et petites fictions, entre symphonie de paysages et décors de carton-pâte, Une histoire de vent est un patchwork avançant par associations d'idées. Si le fil conducteur est bien celui du vent (donnant d'ailleurs prétexte à de superbes vues, magnifiées par la belle musique de Michel Portal), le périple est autant géographique qu'autobiographique et offre à Ivens l'occasion de réfléchir sur son propre cinéma. A cet égard, la plus belle scène du film nous le montre, tenant une perche et un micro, en train d'enregistrer le vent et de capter, en même temps, des bribes de conversations dans toutes les langues possibles, métaphore parfaite de son travail et du but qu'il a poursuivi pendant cinquante ans. Plus étonnant encore, cet essai kaléidoscopique, inégal mais émouvant, est réalisé avec humour, en particulier lorsqu'il s'agit de revenir sur la méthode Ivens et ses petits arrangements possibles avec la réalité. Il faut certes connaître suffisamment son oeuvre pour goûter pleinement la saveur de ce dernier fruit, faute de quoi quelques séquences paraîtront particulièrement incongrues (telle cette reconstitution kitch et théatrâle des grandes heures de la Révolution Culturelle). Toutefois, lorsque l'on a suivi le parcours de l'homme, on ne peut que se réjouir de cette malice de vieux sage qui, sans renier ses engagements passés, montrant avec humour l'envers des choses, semble nous dire que la transparence n'est jamais totale mais aussi que sous la propagande peut cheminer la vérité.

    Une histoire de vent est donc une oeuvre singulière et un testament idéal car tendu vers la vie. Ses facettes en sont multiples, à l'image de l'oeuvre entière de Joris Ivens, trop souvent réduite au reportage. Une carrière exemplaire, voilà ce qui se dégage du panorama. Non dans le sens d'une qualité supérieure de chaque opus, mais bien dans celui de l'accompagnement de l'histoire du documentaire sur plus d'un demi-siècle, épousant son évolution formelle, la devançant parfois.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • 24 City

    (Jia Zhangke / Chine / 2008)

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    24city.jpgMoi qui, il y a peu, trouvais que l'année cinéma 2009 démarrait bien et promettait une belle moisson dès le printemps, je commence à déchanter sérieusement. Je prie pour que le prochain Barnum cannois change la donne, sans quoi je vais finir par limiter mon activité de cinéphile au cercle domestique et à la chronique de dvd (sur lesquelles j'ai d'ailleurs du retard). La déconvenue du jour vient de Jia Zhangke, duquel j'attendais pourtant beaucoup. Mais après avoir trouvé ses trois premiers longs-métrages admirables (Xiao Wu pickpocket, Platform, Unknown pleasures) puis émis quelques réserves sur les deux suivants (The World, Still life), il était sans doute fatal que le sixième m'ennuie pour de bon.

    24 City (Er shi si cheng ji) est un documentaire-joué ayant pour cadre la ville de Chengdu et plus précisemment son usine d'armement nationale, démantelée pièce par pièce pour laisser sortir de terre un gigantesque projet immobilier privé ultra-moderne (portant le nom donnant son titre au film). Il est entendu que le cinéaste continue là sa formidable entreprise d'enregistrement des soubresauts de la société chinoise contemporaine. Ce qui me gêne cependant de plus en plus dans son travail, c'est l'emprise du concept. Entre de magnifiques mais brèves prises de vues documentaires de l'usine agonisante, Jia Zhangke filme, dans d'interminables plans-séquences, les monologues récités par d'anciens ouvriers (ou des comédiens jouant les ouvriers) et abordant leur expérience professionnelle dans les ateliers et surtout des souvenirs personnels douloureux. Dès le premier vrai-faux entretien, j'avoue m'être peu intéressé à ces histoires et le mélange entre documentaire et fiction ne m'a pas paru concluant.

    Le projet, lié à la mémoire collective et individuelle, la fabrication et les intentions sont plus stimulants que le film lui-même, ce qui est relativement embêtant. Cela me ramène à cette idée de concept étouffant. Pour ses trois dernières réalisations en date (hors court-métrages), le cinéaste investit un lieu fort, singulier et propice au développement d'une métaphore politique et sociale (parc d'attractions dans The World, ville engloutie dans Still life, usine désafectée ici) et il y déroule des récits minimalistes, tout en espérant en dégager de profondes réflexions. A cette démarche de grand témoin-auteur de son temps, je préférais définitivement la tension parcourant Xiao Wu, le ballottement historique et le tissage scénaristique de Platform, le travail sur la durée et les surprises du quotidien d'Unknown pleasures.