Nightswimming - Page 36
-
Les Siffleurs (Corneliu Porumboiu, 2019)
***Comme ce nouveau Porumboiu est d'une apparence plus ambitieuse et plus riche que tous ses précédents, l'écart entre le point de départ et le résultat à la sortie de la projection est un peu diminué et l'impression habituelle que le cinéaste reussit des prodiges narratifs et esthétiques à partir de rien est atténuée. Si l'un des éléments scénaristiques assure une part d'originalité (le déplacement sur l'île de La Gomera et l'acquisition de la langue sifflée dans le cadre du banditisme), le film se cale clairement dans le registre du polar, branche post-moderne. L'élégance et l'aspect ludique du cinéma de Porumboiu permet de profiter de références évidentes sans que celles-ci écrasent ou alourdissent. Parfaitement intégrées, sans la ramener, elles peuvent même être difficilement qualifiées de "clin d'œil". Le montage (parfois brutal en fin de séquence), l'art de la surprise (les personnages qui prennent une importance insoupçonnée), la présence éternelle de Vlad Ivanov concourrent au plaisir pris devant un film qui, à nouveau, fonctionne en suivant deux lignes en même temps, celle du récit pur et celle de la réflexion sur la façon de raconter une ou des histoires. -
Six Femmes pour l'assassin (Mario Bava, 1964)
**Le film-matrice du giallo déroule son intrigue de manière finalement très classique, dans un monde bien défini (la haute couture, qui justifie le luxe des décors et la beauté des victimes) et au rythme d'une enquête policière. Même s'il est impossible de déterminer l'identité de l'assassin avant le dernier quart d'heure, tant Bava brouille (ou plutôt multiplie) les pistes, le mode narratif ne déstabilise pas. La stylisation par la disposition d'éléments de couleurs et par les jeux de lumière est plus à même de le faire. Encore que, aux moments des meurtres, elle continue d'accompagner, elle se poursuit sans excès, elle n'atteint pas un paroxysme (comme plus tard chez Argento). En effet (et je ne me le rappelais pas), c'est plutôt la brutalité, la sauvagerie, le "réalisme", la sécheresse (le meurtre dans la baignoire est montré en plein déroulement, sans aucune préparation) de ces violences qui se remarquent, en plus d'un certain érotisme jaillissant à la seconde de la mort ou juste après (typiquement : le déplacement du corps qui dénude partiellement). -
Hercule contre les vampires (Mario Bava, 1961)
*Dans le titre français de Ercole al centro della Terra, le mot "vampires" est trompeur, malgré un pré-générique semblant aller dans ce sens et la présence de Christopher Lee, et c'est plutôt le mot "contre" qui est important. Bava tente de mêler les aventures mythologiques et le fantastique, voire même l'horreur, qui lui sont chers. Sauf que la rencontre ne se fait pas vraiment. Hercule et ses compagnons (tous interprétés de manière fastidieuse) paraissent totalement déplacés dans les Enfers tels qu'ils sont dépeints par le cinéaste. Et tout se passe comme si, tel un vampire justement, Bava ne s'épanouissait qu'à l'abri de la lumière du soleil. Ses scènes de jour, en extérieurs, sont anodines et balourdes. Ses scènes de palais inquiétants, de souterrains enfumés et de grottes irréelles d'une grande beauté plastique, avec d'incroyables jeux de couleurs. Hercule les traverse (en jetant plusieurs rochers) comme s'il s'agissait de tableaux, et l'on pense alors aux diableries de Méliès. Comme souvent (toujours ?), la fantaisie antique n'échappe pas au ridicule, ce qui apparaît vraiment dommage lorsque l'on voit notamment la brève mais fascinante attaque d'Hercule par des morts terrifiants sortant de leurs tombeaux. -
It Must Be Heaven (Elia Suleiman, 2019)
*Très deçu par le seul Suleiman de la décennie. La série de tableaux burlesques ne parvient pas à se transformer en récit, balançant au fil d'un humour plutôt désuet et ne parvenant que très rarement à s'élever au-dessus du cliché parisien ou new-yorkais malgré la volonté d'apparaître décalé et poétique. Surtout, Suleiman fait obstacle par son omniprésence à l'écran. On voit en effet autant l'observateur que les lieux et les gens observés, en champs contre-champs systématiques et vite embarrassants (le montage ne parvient pas à écarter l'acteur-réalisateur du flux du film plus de 10 secondes). Ceux-ci produisent l'impression d'un faux retrait, d'un faux slow burn et d'une vraie facilité (même si elle repose sur une apparente absence de réaction) dans la recherche du comique (j'ajoute sur ce plan l'artifice toujours agaçant à mon avis du personnage restant muet d'un bout à l'autre, sans raison). Suleiman fait tous les efforts pour rester keatonement impassible mais en insistant autant pour nous montrer qu'il observe, il me semble finalement moins nous aider à mieux regarder le monde que nous imposer sa façon à lui de le voir. -
Big (Penny Marshall, 1988)
***Excellente comédie américaine qui ne la ramène jamais, dans laquelle l'idée de départ, appartenant au fantastique, est développée de manière réaliste, sans artifice, sans explications inutiles, avec modestie. Marshall, à partir du travail de ses deux scénaristes (dont la sœur de Spielberg, Anne), tient son film d'un bout à l'autre sans dévier, sans abandonner le point de vue de l'enfance. Cela nous vaut des notations, des détails, très justes sur celle-ci. La mise en scène sait prendre le temps qu'il faut, soit pour bien montrer les rapports entre les personnages, soit pour inclure des images-respirations bienvenues (le beau plan du personnage tout juste grandi et revenant au matin, à velo, à l'endroit de la fête foraine maintenant deserté). Tom Hanks est formidable dans ce rôle pouvant donner lieu à toutes les pénibles caricatures. Par sa façon d'être, de bouger, il fait vraiment sentir la présence d'un esprit pré-ado dans ce corps d'adulte, sans verser dans le burlesque ou le parodique. Après Une équipe hors du commun, presqu'aussi réussi, cela me donne envie de découvrir le premier Penny Marshall, Jumpin' Jack Flash avec Whoopi Goldberg (malheureusement, les 4 ou 5 autres dans sa filmo semblent négligeables, y compris L'Éveil). -
Star Wars : L'ascension de Skywalker (J. J. Abrams, 2019)
°Abrams aura donc échoué à rendre la saga enfin intéressante après avoir pourtant créé quelques espoirs au moment du 7ème épisode. Il aura préféré la routine et la redite au fil des deux suivants, que l'on espère vraiment les derniers pour de bon (au moins que l'on ne nous parle plus de trilogie événementielle et que l'on laisse tout ça se diluer dans les produits dérivés). Car il y a là encore moins de qualités esthétiques (le combat en bord de mer déchaînée, et encore...), encore moins de risques scénaristiques (l'abus de fausses disparitions et de retournements de situations téléphonés affligent), encore moins d'émotion (suscitée à peu de frais, sinon numériques, par les retours des vieux et des morts). -
Frankenstein Junior (Mel Brooks, 1974)
***C'est déjà (sans doute) le Mel Brooks le plus agréable visuellement, faisant revivre scrupuleusement, sans dévier jusqu'à la fin, l'esthétique des classiques Universal et de l'expressionnisme allemand. Calquant sa trame sur les films de Whale et compagnie, Brooks évite l'éparpillement et les chutes de rythmes qui gâchent ses autres comédies, tout comme ses énormes anachronismes habituels. Et s'il garde ses gags graveleux, ici, ils ne jurent pas. Au-delà des grandes créations de Marty Feldman en Igor et de Kenneth Mars en Inspecteur Kemp (chez les femmes, ça assure aussi, Teri Garr en tête), je me demande en fait si la grande réussite ne tient pas tout simplement à l'omniprésence de Gene Wilder, qui co-signe le scénario. Son jeu tient là du génie comique et régale à chaque instant, de la diction aux postures, des regards à la gestuelle, de l'habit à la coiffure. Et tout se passe comme si Brooks avait exactement calqué le rythme de son film, qui me paraît différent des autres, sur l'énergie non-sensique de son interprète. -
L'Héritage des 500 000 (Toshiro Mifune, 1963)
Pour son seul film comme réalisateur, Toshiro Mifune proposait en 1963 une aventure aux Philippines restée inédite. Utile à la connaissance de la star, cette chasse au trésor hantée par la Guerre était une œuvre trop consciencieuse pour passer à la postérité.
En ouverture, deux minutes didactiques nous exposent le moteur scénaristique de l’aventure : un tas de pièces d’or enfoui pendant la seconde guerre mondiale par les Japonais au cœur des Philippines. Le film va décrire ensuite l’opération clandestine montée vingt ans plus tard pour récupérer ce magot et, à travers l’opposition de mercenaires cupides et d’un homme à la droiture remarquable, va développer un conflit plus moral que physique. Le choix est de s’enrichir ou d’en faire profiter aux familles des 500 000 Japonais morts au combat dans la région. Si le picaresque, provoqué par des personnages fortement caractérisés, pointe son nez de temps à autre dans ce cadre idéal, le sérieux de l’affaire ne se dément jamais, plombant souvent le récit et l’émotion authentique liée aux douloureux souvenirs guerriers. Mifune a cherché à effectuer son travail correctement, sans faiblir ni briller. Offrant toujours sa belle présence à l’écran, il en a oublié de se filmer réellement en action (alors que son corps en mouvement impressionnait tant chez Kurosawa), occupé à enregistrer, entre deux séquences un peu plus agitées, de longs dialogues-discours sur la nécessaire foi en l’humanité. Formulée maintes fois par son personnage, cette espérance se double d’un fort sentiment patriotique poussant au respect entre les générations du « nouveau Japon ». À la fin d’un film structuré en tours de force scénaristiques, Mifune nous laisse sur une note tragique et absurde trop peu convoquée jusque-là et dans le doute, peut-être alors partagé par lui-même, concernant la possibilité qu’il aurait eu de poursuivre plus avant dans la réalisation.
(Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2019)
-
Hard Eight (Paul Thomas Anderson, 1996)
Un homme sur le retour prend sous son aile un garçon un peu paumé. Avec cette histoire de joueurs, P.T. Anderson fait ses débuts, forcément prometteurs, et pose les bases thématiques (le maître et l’élève) et esthétiques (précision et musicalité) de son cinéma.
L’impressionnante carrière de P.T. Anderson n’a pas démarré avec Boogie Nights mais avec ce Hard Eight, film, tendant vers le noir, sur le milieu des amateurs de jeux d’argent et qui était étrangement resté inédit malgré une présentation cannoise à Un Certain Regard en 1996. Loin de la vision infernale donnée au même moment par Martin Scorsese dans Casino, le jeune cinéaste de 25 ans filme avec empathie ses personnages déambuler dans les salles de Reno. Prenant le temps d’avancer par longues séquences, faisant preuve d’une grande précision rythmique dans les plans et leur assemblage, peaufinant musicalement son univers, il développe une relation filiale par substitution qui est aussi un échange entre mentor et disciple, thème majeur de sa filmographie à venir. Au genre du néo-polar américain alors en vogue (Coen, Tarantino, Fincher…), il s’intègre surtout par son dernier tiers, qui laisse s’infiltrer la violence et qui rend les choses plus explicites et par là moins originales. Cinéaste aimant prolonger ses fils narratifs jusqu’au vertige ou à l’épuisement, Anderson est ici, malheureusement, poussé à fermement boucler son récit. Au Hard Eight (terme de joueur de dés) imposé par la production, il a toujours préféré son titre de départ, Sidney, prénom du personnage joué par Philip Baker Hall (dans son plus grand rôle). Cela indique assez sa volonté de déplacement du simple polar cool vers une plus ambitieuse peinture de caractères qui laisserait les thèmes émerger progressivement. Le résultat n’est pas tout à fait un coup d’essai - coup de maître, mais la belle entrée en jeu, souple et sinueuse, d’un futur top player.
(Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2019)
-
Taipei Story (Edward Yang, 1985)
Au milieu des années 80, le regretté Edward Yang lançait, avec Hou Hsiao-hsien, la nouvelle vague taïwanaise. Taipei Story en est une œuvre fondatrice, un portrait de couple précis et déchirant, qui se triple de ceux d’une ville et d’une génération inquiète.
Il peut être aussi émouvant que revigorant de remonter à la source d’un mouvement cinématographique. Jalon du nouveau cinéma taïwanais, Taipei Story resurgit plus de trente ans après sa réalisation par Edward Yang (A Brighter Summer Day, Yi Yi), assisté dans son écriture et sa production par son camarade Hou Hsiao-hsien qui interprète également le rôle masculin principal. L’énergie et la volonté sont aussitôt palpables et se sent l’envie de faire du cinéma, de capter la réalité et de raconter autrement. Taipei Story s’attache à un couple en crise mais élargit son champ par la relation des protagonistes aux autres et à leur environnement. La ville était le concept de départ et sa présence est rendue magistralement par une mise en scène kaléidoscopique. Le constat est sombre sur l’état du Taïwan d’alors, lancé sans frein vers la modernité, tendu vers le Japon et l’Amérique. Les architectes ne reconnaissent plus leurs immeubles, les anciens ne comprennent plus les jeunes, les trentenaires sont nostalgiques quand ils ne sacrifient pas leurs idéaux à la réussite économique. En alternant dialogues anodins et déclarations plus profondes, en assurant un montage elliptique et surprenant, en confrontant l’habitant et l’architecture, Edward Yang adapte le cinéma d’Antonioni et fait naître le sien. En cadres immobiles, rigoureux et palpitants, il montre surtout des personnages condamnés à l’instabilité, incapables de se fixer, ballottés entre deux appartements, deux amants, deux activités ou deux pays. Une dispute entraîne vers un dernier tiers d’une beauté poignante, dans laquelle deux êtres ne cessent de glisser et de se perdre.
(Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2018)