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Nightswimming - Page 32

  • Accident (Joseph Losey, 1967)

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    Le Losey/Pinter d'après The Servant et d'avant Le Messager est un régal d'écriture où tout semble à la fois millimétré et vibrant. Sans démonstration, en ne prenant appui que sur des situations et des dialogues a priori banals, le film ouvre sur des profondeurs étonnantes et distille un trouble stimulant. Constamment l'on sent que s'y joue beaucoup plus que ce qui est montré et dit, sur les rapports de domination, sur le sexe, sur les classes. Les niveaux semblent se multiplier calmement et avec maîtrise (le récit se suit tel quel aussi bien qu'il peut apparaître en train d'être "écrit" au fur et à mesure par les personnages). D'un bout à l'autre l'équilibre est tenu entre l'observation sociale et la dérive quasi-fantastique, la trivialité et l'élévation, le corps et l'esprit, la communauté et l'intime. Le style de Losey lui-même oscille, avec élégance, entre classicisme et modernité, bousculant à intervalles réguliers le bel ordonnancement anglais, avec une fluidité confondante qui permet même l'intégration risquée d'un intermède tout en décalages "à la Resnais" (la présence de Delphine Seyrig aidant). Ainsi s'accumulent des morceaux de bravoure qui n'en sont pas en apparence (garden party, soirée alcoolisée, matchs de cricket ou de "rugby en intérieur"). En professeurs oxfordiens, Dirk Bogarde excelle bien sûr mais Stanley Baker étonne grandement, contre-employé qu'il est. Accident est le meilleur Losey, avec The Servant et Monsieur Klein. 

  • Tourments (Mikio Naruse, 1964)

    Dans un petit magasin en difficulté éclot un amour impossible entre une veuve et son beau-frère. D'un problème social, Mikio Naruse fit en 1964 un beau mélodrame, illuminé par son actrice fétiche, où les pulsions de vie combattaient la grisaille environnante.

    Nous savons depuis 1984, année de sa tardive découverte en France, que Mikio Naruse était l'un des quatre grands du cinéma japonais classique, aux côtés d'Ozu, Mizoguchi et Kurosawa. L'éblouissement procuré par Le Grondement dans la montagne (1954) ou Nuages flottants (1955) provoquait alors une sous-estimation de la dernière partie de sa carrière. Or plusieurs diffusions récentes ont prouvé que celle-ci recelait encore quelques joyaux, dont cette Femme dans la tourmente de 1964. Par la caméra d'un artiste anxieux sous un calme apparent, une mise en scène musicale toute en modulations nous fait glisser de la chronique sociale posant le problème de la modernisation du pays aux dépens des petits commerçants vers une nouvelle approche du sentiment amoureux contraint dans son déploiement par les carcans moraux. Un art de la caractérisation en douceur, qui notamment ne fait apparaître la malveillance de la belle-famille de l'héroïne que progressivement, ordonne une alternance de séquences où avance l'intrigue et de longues plages peu bavardes pensées en harmonieux enchaînements. Dans un magasin ou un train, regards et positions disent alors tout d'un lien noué. En une montée dramatique régulière et sans coup de force, s'affirment des personnages droits, l'interrogation de la notion de sacrifice, l'importance de l'appétit retrouvé, de l'activité féconde, de l'évasion et de l'amour, tout cela malgré la tristesse enveloppant le monde. Des violons, d'abord en sourdine, vont finir par déborder aux derniers plans, comme les mèches mouillées par la bruine sur le visage magnifiquement vibrant d'Hideko Takamine.

    (Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2016)

  • Tristesse des anthropophages & La Femme Bourreau (Jean-Denis Bonan, 1966 & 1968)

    Un court métrage provocant bloqué par la censure et un film noir halluciné resté sans distributeur resurgissent des années 60. La rencontre retardée avec le cinéma de Jean-Denis Bonan, singulier et heurté, entre étirements coupables et fulgurances poétiques.

    S'il ne s'était pas distingué dans d'autres sphères, notamment à la télévision, Jean-Denis Bonan passerait pour un cinéaste maudit à la carrière brisée par la censure et redécouvert trop tard. Tristesse des anthropophages, frappé d'interdiction en 1966, est un court métrage en forme de bras d'honneur rigolard. Cette farce surréaliste et scatologique se permet beaucoup d'écarts mais a l'inconvénient de venir trente ans après Buñuel. Crudité, attaques anti-bourgeoises, entraves à l'amour et renversements des symboles chrétiens : L'Âge d'or est le référent évident et encombrant de la pochade. Objet premier de cette résurrection, La Femme Bourreau, film abandonné en 1968 en prémontage, est d'une autre tenue. Revêtant les atours plus classiques d'une enquête policière, l'œuvre n'en demeure pas moins ouverte à toutes les influences et toutes les expérimentations. Alternant jazz bruitiste et ballades absurdes et macabres, la musique participe à la déstabilisation déjà provoquée par le choc d'images très diverses (la fiction se nourrit d'inserts documentaires) et l'application d'un froid commentaire sur le drame. Selon les scènes, le degré de distanciation varie, comme le jeu des acteurs paraît soit neutre, soit habité. La qualité de la photo, prolongeant une mise en scène expressionniste, traduit une vision originale des rues et des toits de Paris, par moments fascinante. De même, le corps des femmes, objet de tous les désirs, est magnifié. La volonté d'agitation politique et esthétique a cependant poussé Bonan à trop tirer à la ligne sur la fin, avec un décor et un message signifiants venus tout droit de M le Maudit.

    (Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2016)

  • Amour 65 (Bo Widerberg, 1965)

    L'échec sentimental et artistique d'un réalisateur raconté par bribes mais au plus près. Tiré du bouillonnement des nouveaux cinémas des années 60, un inédit de Bo Widerberg en forme de métafilm intimiste, intellectuel et sensuel, qui séduit par sa franchise.

    Avant de réaliser entre 1967 et 1971 sa trilogie romantique et sociale (Elvira Madigan, Adalen 31, Joe Hill), le Suédois (et anti-bergmanien notoire) Bo Widerberg se lançait dans son troisième film avec insolence et provocation. Amour 65 est un essai cinématographique aux allures assumées d'autoportrait, un métafilm ayant pour objet d'étude un réalisateur entamant un tournage qu'il devient incapable de terminer. Cet artiste, sujet à la passion amoureuse et désespéré à l'idée de ne pas pouvoir fixer sur pellicule la réalité telle qu'elle est, se trouve au centre d'un jeu de poupées gigognes servant à Widerberg à se placer de plain-pied dans la modernité, celle qui crie en ce temps-là la double impossibilité de raconter des histoires linéaires et d'englober le monde d'un seul regard. Pense-t-on à Antonioni et à Godard qu'ils sont aussitôt cités dans un dialogue. Fait-on le rapprochement avec Cassavetes que Ben Carruthers déboule dans son propre rôle et raconte l'expérience Shadows. Il y a de l'audace dans ce geste de Widerberg, qui ne craint pas d'être jugé comme son personnage juge son propre travail. Glissant dans la fiction du documentaire et de l'improvisation en une chronologie flottante, Amour 65 s'ouvre à tous les possibles, moraux, esthétiques et narratifs. L'exercice serait vain sans le balancement entre la simplicité des scènes intimistes et le lyrisme d'aérations bienvenues (la pratique du cerf-volant comme métaphore de la fragilité) et sans la sensualité d'étreintes très libres. Faite de ruptures, l'œuvre déstabilise forcément mais ramène vers un temps béni où le jeune cinéma faisait, partout, feu de tout bois.

    (Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2016)

  • Ikarie XB 1 (Jindrich Polak, 1963)

    Au XXIIème siècle, des voyageurs de l’espace recherchent des traces de vie loin de la Terre. De l’oubli remonte un film de genre tchécoslovaque et humaniste. Étrange, réflexif et inventif, il constituait bien une date dans l’évolution d’une SF devenant adulte.

    La surprise est de taille : resté inédit dans nos salles depuis les années 60 malgré un beau succès international, un film de science-fiction tchécoslovaque réalisé par un metteur en scène oublié sort d’un trou noir pour se révéler à la hauteur de sa réputation, celle d’une œuvre ambitieuse et inspirée, ouvrant la voie à quantité de classiques postérieurs du genre. Accompagné de collaborateurs artistiques capables de rendre crédible la représentation d’un vaisseau du XXIIème siècle (décors, costumes, sons, techniques), Jindrich Polak a su déployer une mise en scène ample et fluide pour offrir un film choral où se croisent personnages et émotions multiples. Dans cette production de prestige issue du bloc de l’Est, l’idéologie se fait discrète et le message de paix est délivré sans lourdeur. Loin de la Terre, une société se soude, rejoue en miroir les passions humaines et prolonge les réflexions. Le mélange de sérieux, d’humour et d’anodin, les échanges parfois mondains et les décalages temporels à l’œuvre accentuent l’étrangeté de ce huis-clos mouvant jusqu’à évoquer d’abord la situation des bourgeois de L’Ange exterminateur, film contemporain de Luis Buñuel. La deuxième moitié cède mieux aux péripéties attendues de l’aventure spatiale, sans perdre en intérêt scénaristique ni en inventivité plastique, sans sortir non plus du cadre inédit de la SF philosophique. Ikarie XB 1 nous plonge aujourd’hui dans un autre paradoxe temporel : cette adaptation audacieuse de Stanislas Lem n’a que peu à voir avec les tentatives l’ayant précédée mais beaucoup plus avec les expériences suivantes menées par Kubrick, Tarkovski et consorts.

    (Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2017)

  • Green Green Grass of Home (Hou Hsiao-hsien, 1982)

    La vie quotidienne dans un village taïwanais accueillant un nouvel instituteur. Réalisé en 1982, ce film de jeunesse de Hou Hsiao-hisen est une chronique de campagne en mode mineur, excessivement optimiste mais affichant un naturel régulièrement désarmant.

    Green green grass of home marque un premier virage dans l’œuvre de Hou Hsiao-hisen, qui en était là, en 1982, à son troisième long métrage. Il clôt un cycle, constitué de comédies populaires sans prétention, tout en permettant l’éclosion, encore discrète mais sensible, d’un style. Chronique de la jeunesse en milieu rural, le film aligne les petits moments, cocasses ou attendrissants, sous forme de saynètes sans grandes conséquences, cherchant juste à donner, le plus souvent dans la bonne humeur, l’impression de l’écoulement naturel de la vie. L’aspect répétitif ou fragmenté que peut revêtir ce choix est atténué par une narration commençant à faire preuve d’une belle fluidité et par une réalisation caractérisée par son calme et l’attention portée aux paysages (qui aide à bien saisir la topographie du lieu) ainsi qu’aux personnages. Axé sur un groupe d’écoliers et un couple d’amoureux, le récit arrive à surprendre assez régulièrement et crée des effets d’échos et de rimes entre la vie des enfants du village et celle de leurs parents, le lien communautaire se faisant sentir également grâce à une mise en scène qui réunit délicatement dans le cadre les différentes générations. Cette histoire d’instituteur parvenant à trouver sa place loin du brouhaha de la ville se suit donc sans déplaisir, malgré quelques facilités humoristiques (non, à l’époque, Hou Hsiao-hsien ne recule pas devant une chute burlesque ni un gag scatologique) et la formulation d’un message positif et souriant à l’excès, balayant toutes les ombres dramatiques dans l’élan d’un plaidoyer pour la bienveillance, l’éducation et l’écologie.

    (Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2017)

  • Cute Girl (Hou Hsiao-hsien, 1980)

    Les débuts du grand cinéaste taïwanais Hou Hsiao-hsien ont de quoi surprendre. Datant de 1980, Cute Girl est une comédie romantique, facile et musicale, ne dégageant qu’un charme intermittent et ne donnant à voir une fameuse esthétique qu’à l’état embryonnaire.

    Premier film de Hou Hsiao-hsien, qui en a également rédigé le scénario, Cute Girl (autrement dit « fille charmante ») s’inscrit dans le cadre bien délimité de la comédie romantique. Dépeignant un milieu taïwanais aisé, il ne bouleverse nullement les codes commerciaux pour conter l’histoire de la jeune femme promise à un inconnu par sa riche famille mais tombant amoureuse d’un autre, en apparence plus simple et plus aimable. Coup de foudre, malentendu, réconciliation… Le jeu du chat et de la souris consentante se déroule en chemin tout tracé, parsemé de gags plus ou moins subtils et de chansons pop sucrées si envahissantes qu’elles tirent parfois l’ensemble vers la comédie musicale. Appliqué à suivre la convention, le scénario n’est pas des plus resserrés (problématique sociale esquissée dans l’épisode paysan mais aussitôt évacuée, informations importantes longtemps cachées pour permettre les rebondissements...). La mise en scène est heureusement plus soignée. C’est à ce niveau seulement que l’on entraperçoit le talent naissant du futur Maître Hou, dans les compositions larges qui laissent palpiter la vie sur les bords et qui captent avec justesse l’arrière-plan citadin ou campagnard, ainsi que dans les traits humoristiques reposant sur la gestion de l’espace. Cependant, nous sommes encore loin des petites merveilles que seront Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985) ou Poussières dans le vent (1987), pour ne rien dire des chefs-d’œuvre suivants, et ces traces restent infimes au sein d’une comédie-bulle de savon qui vient, du fond des années quatre-vingt, nous rappeler que les grands aussi ont commencé petits.

    (Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2017)

  • Sobriété musicale

    Soderbergh,Etats-Unis,2010s

    Une scène de Ma vie avec Liberace repose sur la conversation que le personnage de Matt Damon mène avec la mère de l'excentrique pianiste dont il partage alors l'intimité. Le vieille dame livre une confidence : elle aurait dû donner vie à des jumeaux mais l'un étant un gros bébé de près de six kilos, l'autre ne survécut pas. Au moment où les mots s'échappent, nous nous sentons glisser sur le chemin balisé de la caractérisation psychologisante à base de vampirisme d'un personnage hors norme attirant vers lui les jeunes gens ambitieux. Or, on s'aperçoit vite que Soderbergh fait parler son actrice comme si l'information n'avait pas d'importance particulière. Elle la donne d'ailleurs sans cesser un instant de jouer à la machine à sous installée dans le salon. Mieux encore, le cinéaste termine la séquence sur un gag nous relançant vers un tout autre sujet. L'allusion en reste une, nul besoin d'insister.

    En refusant d'ajouter l'excès de l'esthétique et de la narration à celui du sujet, Steven Soderbergh a pris une sage décision (imaginez l'horreur que tout cela aurait donné entre les mains d'un Paolo Sorrentino). L'apparence toute classique de la mise en scène sert parfaitement le film en permettant notamment de ne pas perdre de vue la trace de l'humanité sous le clinquant, le vernis, le bariolé de la surface. Le récit se suit sans détour et sans sauts arrières, ce qui évite de subir un alourdissement psychologique. Par ailleurs, de ces hommes-monstres, Soderbergh se garde de brosser des portraits à charge, atteignant ainsi, de manière inattendue, une émotion réelle. Ce résultat gratifiant est aussi obtenu parce qu'il ne fait jamais clairement la part entre manipulation par le "maître" et attachement véritable, utilisation cynique et amour sincère. Tout coexiste toujours.

    Autre qualité nécessaire pour mener à bien ce type d'entreprise, spectacle sur le spectacle : la fluidité. D'emblée, le rythme est trouvé, relances et pauses, inserts saisissants et longs plans d'échanges dialogués étant organisés avec tact. Quand la baisse de tension menace, Soderbergh accélère légèrement, en faisant par exemple démarrer la bande son avant l'image, des fins de plans s'offrant alors à nos yeux avec une ambiance sonore qui ne leur appartient pas mais qui anticipe sur la coupe. Sur le plan de la pulsation interne, le premier concert, occasion de la première rencontre du jeune Scott Thorson avec le phénomène Liberace, est un modèle du genre. La jubilation du personnage est celle du spectateur, les rythmes s'accordent grâce aux mouvements de la caméra dans la salle et sur la scène, à l'alternance très efficace des échelles de plans, à la façon de poser en une poignée de minutes figures et thèmes (le public essentiellement féminin, le refoulement de l'homosexualité). La musicalité dont fait preuve le performer se confond avec celle du cinéaste qui nous fait, en retour, apprécier la première, une fois encore contre toute attente.

    Difficile de suivre ceux qui se plaignent d'une pauvreté de style chez Soderbergh (et qui, souvent, ne supportent pas non plus quand les signatures d'auteurs apparaissent trop dans leurs films). Nous étions prévenu dès le début (dès la succession Sexe, mensonges et vidéo, Kafka, King of the hill...) : avec lui il faut (il fallait ?) juste avancer film par film.